San Theodor


Chapitre 15

Le livre d’Anthony Hodson

Californie, dix ans plus tard.

Anthony accrocha son chapeau à la patère du bureau des concessions, retira son manteau et alla s’installer dans le fauteuil qu’occupait il y avait encore peu Ted Hodson. Il soupira. Il n’avait jamais aimé les enterrements. Il ne supportait pas les mines affligées des gens qui assuraient comprendre la douleur que provoquait une disparition. Mais personne ne pouvait comprendre ce que signifiait pour lui la mort de Ted. C’est vrai qu’il était vieux, un peu malade, il toussait beaucoup, conséquences d’incalculables années à fumer la pipe ; c’est vrai que parfois, il avait des trous de mémoire, des rhumatismes et des difficultés à se déplacer. C’était vrai. Certains disaient que c’était mieux pour lui, mais Anthony avait vu qu’il avait gardé toute sa malice et sa volonté. Ted s’était pourtant éteint dans son sommeil. Une belle mort, avait-on dit, mais pour le garçon, aucune mort n’était belle. Et lui, il gardait en mémoire, ce shérif qui, un jour, au beau milieu de l’Arizona, lui avait donné la chance de sa vie.
Non, il n’aimait pas les enterrements. Il y avait eu beaucoup de monde. Au bout de dix années, les gens s’étaient liés d’amitié avec le vieil homme et le jeune garçon. Il était si jeune lorsqu’il était arrivé en Californie. Ensemble, ils avaient acheté une petite concession, avaient prospecté, s’était enrichi, et Ted, l’esprit clairvoyant avait décidé d’acheter plusieurs concessions, qu’ils revendaient ou louaient aux orpailleurs. Et leur affaire prospérait, comme en témoignaient le costume et le chapeau qu’avait revêtus Anthony. Le garçon avait d’ailleurs dépensé sans compter pour le cercueil du vieil homme. C’était le moins qu’il puisse faire, bien qu’il sache que Ted se souciait peu de la qualité du bois dans laquelle il reposait aujourd’hui.
Anthony se sentirait bien seul, désormais. Plus qu’un shérif, plus qu’un compagnon de route, plus qu’un associé, Ted avait été un père pour lui. Et il n’avait pas hésité une seule seconde à donner son nom au jeune garçon. Désormais, il s’appelait Anthony Hodson, et en était très fier. Ce n’était pas un nom qu’il s’était fabriqué parce qu’il sonnait bien, mais un nom qui avait un sens profond pour les deux hommes. Ils s’étaient choisis.
Il feuilleta d’une main distraite le livre de comptes que tenait son père, et il en tomba une enveloppe. Anthony la prit, la tourna entre ses doigts et sourit en reconnaissant le cachet de la Nouvelle-Orléans. Une des rares lettres qu’ils avaient reçus de Dan. C’était une lettre rapide dans laquelle le jeune homme expliquait ses affaires florissantes. Il avait monté une maison de jeux. C’était un hasard s’ils avaient eu de ses nouvelles, et le hasard s’appelait Richie. Installés en Arkansas dans la famille d’Elsa, Ted leur avait écrit un mot afin de rester en contact. Elsa avait répondu, et leur avait donné des nouvelles de Dan qui correspondait régulièrement avec eux. Ainsi, ils avaient eu l’adresse. Mais de Brad, rien. Ils avaient appris de Wilson que Samantha Ridell avait disparu de chez elle en laissant un griffonnage ; elle partait avec Brad. Mais où ? Anthony se doutait que l’esprit de son père avait souvent été préoccupé par le devenir du jeune homme. Brad, lui, ne saurait peut-être jamais que Ted était mort !
Il prit une feuille de papier, trempa une plume dans l’encre, puis se ravisa. Il n’écrirait pas. Il irait lui-même. Il irait retrouver Dan, Elsa, Richie et partirait à la recherche de Brad. Tous devaient savoir la fin de leur mentor. Et lui, avait un grand besoin de retrouver ceux qui l’avaient si bien connu. "En route pour la Nouvelle-Orléans !" se dit-il, satisfait des retrouvailles qui s’annonçaient.

La Nouvelle-Orléans

Anthony regarda avec surprise autour de lui. Il ne pensait pas qu’autant de monde puisse se concentrer en une seule ville, construite sur des marécages qui plus est ! Ce n’était pas étonnant que Dan ait choisi cet endroit ! Il aimait l’originalité ! On avait indiqué au jeune garçon la direction du "Blue Bell", et il se retrouvait sur les berges du Mississippi, ce fleuve qui était assimilé à un océan. Anthony, qui considérait la taille phénoménale de l’étendue d’eau, rit intérieurement. Il avait vu l’océan, lui. C’était même une des premières choses que Ted l’avait emmené voir en Californie, et cela n’avait rien à voir avec les flots boueux du Mississippi. Autour de lui, il n’y avait que des bateaux, et il commença à douter d’être au bon endroit. Il allait à nouveau demander son chemin à un passant quand son regard croisa la coque d’un gigantesque bateau à aube où était inscrit en lettres de feu "Blue Bell". Ainsi, c’était un bateau ! Dan aimait vraiment l’originalité. De plus, ce n’était pas le plus petit ! Anthony prit la passerelle, et entra dans le domaine qu’avait créé Dan. Il en eut le souffle coupé ; une immense salle s’offrait à lui, garnie de tables de jeux. Il y avait des tentures de velours pourpres sur les murs, et de magnifiques lustres de cristal éclairaient la pièce. Dan n’avait pas fait dans la modestie !! Occupé à regarder autour de lui, il ne remarqua pas qu’une jeune femme s’était approchée de lui ;
- Bonjour, Monsieur. Désirez-vous que je vous donne une table ?
Anthony tourna les yeux vers elle, et lui sourit, soudain intimidé par l’endroit ;
- Euh… Bonjour Madame… En fait… J’aurais voulu voir Daniel Miller.
- Si c’est pour une contestation, concernant une partie, il faut aller voir notre service comptable…
- Votre service comptable ? répéta le jeune homme, étonné que Dan, ait un service comptable.
Non, c’est Daniel Miller lui-même que je veux voir. C’est personnel.
La jeune femme fronça les sourcils ;
- Je crains que Monsieur le Directeur ne soit très occupé et ne puisse vous recevoir !
- Monsieur Le Directeur ! répéta à nouveau Anthony, tombant des nues. Se pouvait-il que Dan, qui nettoyait des écuries et jouait de l’harmonica, soit ce "Monsieur Le Directeur" ? Anthony insista cependant ;
- Excusez-moi d’insister autant, mais ne pourriez-vous pas aller le déranger quelques instants pour lui dire que je suis là !
La jeune femme le regarda des pieds à la tête. Ce jeune homme avait l’air bien sous tout rapport.
- Qui dois-je lui annoncer ?
- Anthony.
- C’est tout ?
Il sourit ;
- Oui. Juste Anthony. Il devrait comprendre…
- Un instant !
Et la jeune femme s’éclipsa dans l’escalier qui montait à l’étage supérieur.
- Enfin, j’espère… se dit Anthony en lui-même, doutant qu’un homme qui connaissait une telle réussite puisse encore se souvenir de l’époque où il était adjoint du shérif de San Theodor. Mais il n’eut pas le temps de s’interroger qu’un remue-ménage vint de l’étage où la jeune femme avait disparu. Une chaise qui tombe, une porte qui claque, et une voix qui éclate ;
- Anthony !
Dan, revêtu d’un élégant complet de soie, les cheveux gominés, un cigare entre l’index et l’annulaire se penchait au-dessus de la rampe ;
- Anthony, nom de Dieu, c’est toi !
- Bonjour Monsieur le Directeur ! répondit-il, en le saluant d’un mouvement de chapeau ironique.
Dan dévala les escaliers quatre à quatre sous le regard surpris de la jeune femme, et se souciant peu des réactions choquées de ses clients par tant d’exubérance, il serra son visiteur dans ses bras !
- Anthony, si je m’attendais ! Mais regarde-toi ! Tu es un homme, maintenant ! Et puis, ce chapeau, ce costume, dis-moi, les choses vont plutôt bien pour toi !
- Tu peux parler ! répliqua-t-il en désignant le bateau.
- J’ai pas à me plaindre ! dit-il modestement. Allez, viens, on va boire un verre ! On va fêter ta venue dignement !
Il l’entraînait vers un autre coin du bateau quand la jeune femme le retint ;
- Monsieur Le Directeur, n’oubliez pas que vous avez des impératifs !
- Mon seul impératif est d’aller boire un verre avec mon ami, et le vôtre sera de lui réserver notre meilleure suite pour cette nuit ! Et décommandez tous mes rendez-vous !
- Bien, Monsieur le Directeur !
- Dan, tu as des obligations, je ne voudrais pas…
- Toujours aussi timide, toi ! Viens !
Il l’emmena dans une grande salle de restaurant, le fit s’attabler devant des nappes de dentèle, et commanda du champagne !
- Champagne de France ! lui précisa-t-il. Alors, raconte ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Je suis venu vous voir, Monsieur le Directeur ! répondit Anthony légèrement moqueur.
- Arrête de m’appeler comme ça ! Je suis Dan ! Je suis le même, à la différence que je n’emprunte plus l’argent de mes amis, et que je préfère le Champagne au tord-boyau des saloons !
Anthony, qui venait de tremper pour la première fois ses lèvres dans du champagne, confirma ;
- En effet, tu as de biens meilleurs goûts en boisson, maintenant que tu es riche !
- Et toi ? Tu as réussi, on dirait ! Tu as trouvé de l’or ? Ne me dis pas que tu as volé ces beaux vêtements sur un passant, je ne te croirais pas !
- On en a trouvé, avoua Anthony sans pourtant s’étendre sur le sujet.
- Et Ted ? Pourquoi il n’est pas avec toi ?
Le regard d’Anthony s’assombrit. Dan comprit tout de suite. Si Anthony avait fait tout ce chemin pour venir le voir, ce n’était pas par simple courtoisie. Il venait lui annoncer la mort de Ted. Cela lui serra le cœur. Il secoua la tête ;
- Dire que je m’imaginais que ce vieux bougon était invincible !
- Je le croyais aussi.
Dan prit une longue lampée de champagne ;
- Tu as prévenu les autres ?
- Pas encore. Tu étais le premier sur ma route. Je vais aller trouver Richie et Elsa, mais j’ignore comment m’y prendre pour retrouver la trace de Brad. Tu ne sais pas où il se trouve, toi ?
Dan, encore sous le choc de la nouvelle, eut un sourire amer ;
- Brad ? Non. Déjà qu’il n’était pas bavard, alors écrire, c’est trop lui demander, je pense ! Bon sang, ça me fait un choc ! Je sais que ça fait dix ans qu’on ne s’est pas vus, mais… J’ai du mal à le croire ! Ted ! Cet ours grognon qui criait tout le temps !
- Il avait des raisons, non ?
Dan fit une légère moue ;
- Oh ! Avoue qu’il s’emballait pour pas grand’chose !
Dan s’éclaircit la voix, et imita le shérif défunt ;
- "Je ne veux plus de bagarre, ni d’alcool, encore moins de jeux d’argent, et Dan, donne-moi ton jeu truqué !"
Anthony eut un sourire, tant l’imitation était caricaturée. Dan prit une gorgée ;
- Il nous a rendu fous, mais je l’aimais bien ! A la santé de Ted !
- A la santé de Ted ! Tu sais, il te verrait aujourd’hui, il en ferait une syncope, et dirait que tu ne changeras jamais !
- Je m’en doute ! Mais moi, je suis fier de ce que j’ai réussi ! Voudrais-tu visiter mon empire ? - Volontiers, Monsieur Le Directeur !
- Alors finis ta coupe !

Dan guida son ami à travers le navire qui ne quittait jamais son amarrage. Au départ, il avait souhaité remonter le fleuve, mais il s’était rendu compte que la fortune était à la Nouvelle-Orléans. Les grands propriétaires terriens n’hésitaient pas à venir y dépenser leur argent, et les enjeux dépassaient l’imaginable ; alors qu’en remontant vers le nord, les quelques grandes villes que le Mississippi traversait ne compensaient pas les villages de fermiers endettés jusqu’au cou. Anthony était ébahi par le luxe du bateau, sa majestuosité et surtout par ce qu’était devenu son ami qui avait toujours les poches percées quelques années auparavant. Il était devenu responsable, plus réfléchi mais toujours aussi ambitieux. Il envisageait déjà d’acheter de vieilles épaves, de les retaper et ainsi de créer sa propre compagnie d’ "établissements de détente", comme il les appelait. Dan était déjà l’employeur d’une cinquantaine de personnes, qui l’appelaient "Monsieur Le Directeur".
Anthony fut encore plus surpris, au moment de se coucher, lorsqu’il découvrit la chambre où il allait dormir ; ce n’était que soieries, tableaux de maîtres, cristal et marbre. Il entendait à peine le clapotis de l’eau contre la coque. Il passerait une bonne nuit, il en était sûr, et il en avait bien besoin, car le lendemain, il continuerait sa route vers l’Arkansas. Il se glissa entre les draps avec délice, et sombra presqu’immédiatement dans un sommeil réparateur. Quelques heures trop courtes plus tard, on vint frapper à sa porte ;
- Anthony ! Anthony ! Tu dors ?
Anthony remua, ouvrit les yeux et soupira. Il jeta un coup d’œil à sa montre, et soupira à nouveau, et alla ouvrir la porte de sa cabine ;
- C’est depuis que tu es Monsieur Le Directeur que tu ne dors plus ?
Dan força le passage, et vint s’asseoir sur le lit de son ami ;
- Excuse-moi, mais il fallait vraiment que je te parle ! Tu pars demain, hein ?
Anthony hocha la tête ;
- Oui. Si j’arrive à garder les yeux ouverts !
Dan prit un air très sérieux ;
- Tu serais d’accord pour que je vienne avec toi ?
Anthony ouvrit de grands yeux ;
- Venir avec moi ? Mais tu ne peux pas partir ! Tes affaires…
- Bah… Ils sauront se débrouiller sans moi quelques jours ! Ce n’est pas pour rien que j’ai des employés, non ! Et puis, je n’ai jamais pris de vacances, encore ! Et puis… J’aimerais revoir Richie… Tu serais d’accord ?
Anthony eut un grand sourire ;
- Tu n’as même pas à me demander ! Je n’ai rien contre un peu de compagnie ! Mais la route sera longue ! Le train ne va pas jusque là-bas. Il y aura au moins deux jours de cheval !
- Et alors, tu me prends pour qui ? Tu crois que je ne sais plus monter ? Ca me rappellera de bons souvenirs ! Alors, on part demain ?
- Oui. Si j’arrive à dormir un peu !
- J’ai compris, je te laisse. Et demain, à nous l’aventure !
Et il laissa Anthony se recoucher. Le jeune garçon était heureux. Dan l’accompagnait, et ils allaient retrouver Richie, Elsa et peut-être Brad. San Theodor allait revivre dans leurs esprits. Il ferma les yeux.

L’Arkansas

Ils avaient pris le train jusqu’à Greenville, et durant la longue traversée d’états désertiques et marécageux; ils avaient parlé. Ils s’étaient rappelés des souvenirs, avaient ri, et s’étaient attristés à la pensée des disparus. Anthony se rendit compte que Dan regrettait cette période de sa vie, pourtant difficile et dangereuse. Dan y avait trouvé de l’intérêt. Et sur son bateau, il ne régnait pas la même ambiance qu’à la Vieille Grange. C’est vrai que c’était bien, songeait Anthony. Les soirées auprès du feu dans la maison d’Elsa à écouter l’harmonica, les parties de cartes, les chevauchées, leur solidarité…C’était la bonne époque !
Puis, ils avaient pris des chevaux et s’étaient lancés à travers les grandes prairies du Sud. Si Anthony chevauchait encore régulièrement en Californie, Dan redécouvrait ce plaisir, et s’était lancé dans un galop enivrant. Mais au fur et à mesure, qu’ils approchaient de leur but, tous deux devenaient de plus en plus nerveux ! Dan allait revoir Richie, et il se demandait comment il allait être reçu. Ils s’étaient promis de se revoir, de rester en contact, mais Dan n’avait pas trop tenu sa part du marché. Son ami lui en voudrait sûrement. Et Anthony appréhendait de retrouver Elsa, cette femme qui était comme une déesse pour lui, et à qui il devrait annoncer la mort de Ted. Anthony avait appris qu’ils avaient eu des enfants ; des jumeaux, un garçon et une fille. Dan ne les avait jamais vus.
- Les affaires !! s’était-il trouvé comme excuse.
C’était pour cela aussi qu’il avait insisté pour venir. Il était grand temps qu’il laisse son ambition de côté et qu’il retrouve la simplicité de son ancienne vie. Il avait été absent si longtemps, qu’il ne se serait pas pardonné de rater ces retrouvailles avec ses amis.
Il avait arrêté sa monture en amont d’une colline. Anthony stoppa la sienne à ses côtés. Dan indiqua du doigt le creux de la vallée ;
- C’est là !
Anthony vit, au loin, une maison de bois au milieu d’une grande prairie à l’herbe ondulant au gré du vent. A côté, une grange et une écurie, et un peu plus loin de grands enclos où paissaient des moutons, et quelques vaches.
- Alors, c’est là !
Dan lui jeta un clin d’œil malicieux ;
- On y va ?
- On est venu là pour ça, non ?
Dan talonna alors son cheval avec force, et dévala la colline à toute allure ; Anthony le suivit. Ils parcoururent le reste de la distance qui les séparait de la maison au grand galop, et en poussant des hurlements de joie. Leur arrivée fracassante ne manqua pas de faire sortir de la grange, Richie, et de la maison une jeune femme blonde ! Elsa ! Richie ne réfléchit que très peu et sauta sur Dan qu’il força à mettre pied à terre ;
- Bon sang ! Ce n’est qu’aujourd’hui que tu viens ! Tu n’aurais pas pu venir avant ?
Dan , comprenant la colère de son ami, s’efforça de lui sourire ;
- Moi aussi, je suis content de te voir, Rich !
Ils se regardèrent. Richie n’avait pas beaucoup changé. Seuls quelques cheveux blancs montraient que le temps avait passé et que les épreuves ne l’avaient pas épargné, et lui, observait Dan, qui semblait si distingué. La vie lui avait réussi. Il sourit. Dan serait toujours Dan.
- Moi aussi, je suis content de te voir !
Et ils se donnèrent une brève accolade virile. Pendant ce temps, Elsa avait dévisagé le jeune homme qui était en compagnie de Dan. Il semblait honnête, avait un bon regard et un visage d’ange. Elle demanda avec une légère hésitation ;
- Anthony ?
Il eut un léger hochement de tête, et Elsa vint le serrer dans ses bras. Anthony tenait dans ses bras la jeune femme qui avait été son point de repère, son attache, et dont la vie l’avait séparé. C’était toujours la même. Elle avait toujours sa voix douce et son accent chantant qui le ravissait ; quelques rides plissaient cependant le coin de ses yeux ; elle en blâmait le soleil, mais Anthony préférait penser que c’était parce que ses yeux souriaient trop ! C’est la voix de Richie qui les détacha l’un de l’autre ;
- Anthony, mais tu es devenu un homme !
- Et encore ! Tu ne l’as pas vu débarquer à la Nouvelle-Orléans, vêtu comme un prince, avec costume et chapeau ! Il était méconnaissable ! Rien à voir, avec l’Anthony aux chaussures trouées qu’on a laissé !
- Moi, je l’aurai reconnu ! dit avec douceur Elsa, avant de se retourner vers Dan, les mains sur les hanches ;
- Alors, on ne dit plus bonjour, Daniel !
- Plutôt deux fois qu’une !
Il la souleva dans ses bras, la fit tournoyer avant de lui poser deux baisers sonores sur les joues, pendant que Richie donnait une solide poignée de main silencieuse à Anthony ; silencieuse, mais qui exprimait son plaisir de le revoir. Elsa prit alors les choses en main ;
- Mais on ne va pas rester ici, toute la journée. Entrez donc !
Ils pénétrèrent dans la petite maison de bois, et là, Richie appela ses enfants qui se cachaient derrière un mur ;
- Les enfants ! Venez par ici !
Dan et Anthony virent surgir deux gamins de sept, huit ans, aussi blonds l’un que l’autre. Ils avaient hérité des origines suédoises de leur mère. Elsa fit les présentations ;
- Dan, Anthony, voici Christopher et Emma !
Le regard intelligent, le garçon s’approcha de Dan ;
- C’est vous, Dan, le meilleur ami de Papa ?
- C’est moi !
- C’est vrai que vous jouez au poker ? Vous m’apprendrez ?
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Dan, mais Richie le coupa ;
- Au lieu de poser des questions stupides, va t’occuper des chevaux, Chris !
- Oui, Papa.
Et alors, que l’enfant était déjà sur le pas de la porte, il se retourna souriant vers Dan ;
- Mais vous m’apprendrez, hein ?
- File ! lui ordonna sa mère, alors qu’Emma déposait devant Anthony et Dan, deux tasses de café.
- Vous avez de beaux enfants ! fit remarquer Anthony.
- C’est sûr ! Ils ont toute la beauté de leur mère !! ironisa Dan. Heureusement pour eux !
- Et Chris a hérité de l’impossible caractère de son parrain ! répondit Richie.
Elsa coupa l’ironie grandissante de son mari en demandant ;
- Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
Anthony prit un air gêné ;
- Ben… Je sais que j’aurai dû venir vous soir plus tôt, mais… En fait, je suis venu pour vous annoncer que Ted était mort. Je voulais vous le dire moi-même.
Cela avait jeté un froid. La petite Emma s’était brusquement immobilisée, se rendant compte du malaise qui avait saisi ses parents. Richie l’envoya aider son frère à l’écurie. Il attendit qu’elle ait refermé la porte, avant de laisser libre cours à ses pensées ;
- Si je m’attendais ! Je le croyais immortel ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Rien, répondit Anthony. Il était vieux…
Elsa avait baissé la tête. Dan s’inquiéta immédiatement ;
- Elsa, ça va ?
Elle releva les yeux et sourit ;
- Oui. Seulement… J’aimais beaucoup Ted, et…
- Je l’aimais beaucoup aussi, ajouta Anthony. Il a été un père pour moi. C’est pour ça que je me suis senti le devoir de venir moi-même annoncer sa disparition à ceux qu’il aimait comme sa famille.
- Il se souvenait de nous ? demanda Richie, sceptique qu’après dix ans qu'il fasse partie des souvenirs de l’ancien shérif de San Theodor.
Anthony sourit ;
- Bien sûr ! Il n’y avait pas une semaine où il ne me parlait de l’un de vous. Il se souvenait parfaitement des frasques de Dan, du franc-parler d’Elsa, du caractère terrible de Brad… de tes ivresses !
Richie eut un léger sourire.
- Vous l’avez dit à Brad ? demanda Elsa.
- Non. J’ignore où il se trouve.
- Il est dans le Montana ! l’informa Richie.
- Il vous a donné de ses nouvelles ? s’étonna Anthony. Richie rit, et Elsa expliqua ;
- Brad, non ? Mais Samantha écrit de temps en temps. Ils se sont mariés, et ont un fils !
- En voilà une bonne nouvelle ! s’écria Anthony. Dan ne put s’empêcher de faire part de sa surprise ;
- Marié ? Brad ? Avec Samantha ? Je serais curieux de voir ça ! Moi, je l’aurais plutôt imaginé courir les chemins, une poignée de chasseurs de primes à ses trousses !
- Dan ! reprocha Elsa, comme elle le faisait quelques années auparavant. Il se justifia ;
- Quoi ? Vous allez pas me dire qu’il a jamais rien fait pour s’attirer des ennuis ! C’est pour ça que le savoir marié et père de famille, cela a de quoi surprendre, non ? Et puis, avec Samantha ! La façon dont il la traitait !
Richie se mit à rire ;
- Toi, t’es jaloux de savoir que finalement, c’est Brad qui a réussit à séduire Samantha Ridell !
Dan haussa les épaules ;
- Non ! Bien sûr que non ! je suis au-dessus de ça !
Elsa eut un sourire malicieux ;
- D’ailleurs, tu ne nous as pas encore dit s’il y avait une femme dans ta vie !
Dan commença à s’énerver ;
- Une ? Il y en a eu des tonnes ! Et puis en quoi ma vie privée vous intéresse ? Vous avez pas demandé à Anthony s’il avait une femme, lui ?
Les visages curieux d’Elsa, Richie et Dan se tournèrent vers le jeune homme. Anthony se sentit cerné. C’était étrange comment sa vie sentimentale pouvait ainsi intéresser les autres. Ted s’en était passionné ; il l’avait poussé dans les bras de plusieurs jeunes filles, le harcelait pour qu’il fréquente une jeune femme, se marie, construise une famille… Mais pour Anthony, ce n’était pas la priorité de sa vie. S’il n’était pas insensible aux charmes féminins, il attendait d’avoir la révélation, de rencontrer l’être qui habiterait son esprit nuit et jour. Il voulait tout simplement connaître la sensation de tomber amoureux. Mais il ne pouvait dévoiler ce secret à Ted, ni même à Dan ou Richie qui lui auraient ri au nez. Il se renfrogna ;
- De quoi je me mêle ? Je ne suis pas venu ici pour entendre parler de ma vie mais pour la mémoire de Ted !
Elsa lui posa une main sur le bras ;
- Ne te fâche pas ! Tu sais sûrement mieux que personne que nous aimions beaucoup Ted, et qu’il restera dans notre mémoire ! Il a fait partie de ma vie, et jamais je ne pourrai oublier ces moments passés avec lui !
- Moi non plus ! confirma Dan, avec une légère grimace. Je n’avais jamais vu quelqu’un pousser de telles colères !
- Il faut dire qu’on n’a pas toujours été des anges ! expliqua Richie.
- Ca c’est sûr ! confirma Elsa. Je me souviendrai toute ma vie du jour où je vous ai vus arriver à la Vieille Grange, ensanglantés ! Ted a eu beaucoup de patience avec vous !
Richie ouvrit de grands yeux et dit à sa femme ;
- Et avec toi aussi ! Parce que dans le genre contredire tout ce qu’il disait, tu étais très forte !
Elsa sourit aux souvenirs de ses affrontements avec le shérif ;
- Oui. Mais c’était pour vous !
Ils restèrent quelques instants silencieux, chacun plongé dans les souvenirs qui les liaient encore à Ted. Dan songeait à cette partie de poker dans laquelle il avait entraîné Ted, un jour de pluie. Ted les avait bluffés, et aurait pu les ruiner si de l’argent avait été en jeu ; Richie revoyait ses colères et ses règlements qu’il essayait d’instituer sans grand succès ; les adjoints n’étaient pas des enfants de chœur ! Pour Anthony, le meilleur souvenir correspondait au plus beau jour de sa vie ; celui où Ted, le vieil homme solitaire, lui avait demandé de le suivre en Californie. Peu après, il lui avait donné son nom. Elsa se remémorait ce premier jour où elle avait contesté l’autorité du shérif pour sauver Brad… Elle dit alors ;
- Si vous partez au Montana pour avertir Brad, j’aimerais venir !
Les trois visages des hommes se tournèrent vers elle, surpris.
- Tu n’y penses pas ! lança Richie. La route est longue pour Le Montana !
- Je te rappelle que j’ai fait le chemin depuis la Suède pour venir ici. Si quelqu’un ici, a fait un voyage plus long, qu’il le dise tout de suite !
- Elsa, tu m’étonneras toujours ! s’écria Dan, mais Richie prit le dessus.
- Et les enfants ?
- Je les laisse à ma famille !
- Ce serait merveilleux si on se retrouvait tous ! s’écria Anthony.
- Alors, c’est décidé, on part tous pour le Montana ! hurla Dan, mais Richie l’arrêta ;
- Pas tous ! Elsa, je ne veux pas que tu fasses tout ce chemin, c’est de la folie !
- Et moi, je veux revoir Brad. Alors, je pars quoique tu en dises !
- Elsa, le chemin est long, fatigant…
- Je ne connais rien de plus dur que de mettre au monde des jumeaux !
Dan conseilla à son ami ;
- A mon avis, tu ferais mieux de laisser tomber ! Dans mon souvenir, Elsa a toujours eu le dernier mot !
- Richie, ce serait bien qu’on soit tous réunis ! Sans Elsa, ce ne serait pas pareil ! dit Anthony.
- Vous vous êtes tous ligués contre moi !
Elsa enlaça son mari ;
- Allons, avec trois hommes comme escorte, je ne risque rien !
Dan sourit, et dit à son ami ;
- Toi, Rich, tu risques beaucoup, car si Brad apprend que tu as empêché Elsa de venir, il te tuera !
Richie leva les yeux au ciel et capitula ;
- Alors, en route pour le Montana !

Après le repas, Dan et Richie se mirent à l’écart, et partirent en reconnaissance sur le domaine. Elsa s’était assise dans un fauteuil sur le pas de la porte, Anthony à ses pieds. Elle regardait distraitement Dan et son mari en grande discussion devant l’enclos des moutons. Ils devaient en avoir des choses à se dire ! C’était un peu comme avant, lorsque les deux amis passaient leurs soirées ensemble à parler, rêver et refaire le monde.
- Ca fait plaisir de les revoir ensemble ! dit-elle.
Anthony, sans le regarder, répondit ;
- Moi, ça me fait plaisir de te revoir !
Elsa se mit à chantonner.

Le soir même, dans la grange où Anthony et Dan allaient passer la nuit, les deux hommes s’installaient dans la paille. Anthony ne put s’empêcher de laisser éclater sa joie ;
- Je suis vraiment heureux qu’on parte ensemble ! Je pensais faire cette route tout seul, et voilà qu’on se retrouve comme au bon vieux temps…
- Tu sais très bien qu’on ne te laisserait pas seul ! Pour nous, tu restes le petit Anthony trop timide !
- J’ai changé, tu sais !
- Ah ! Oui ! Tu as de beaux costumes maintenant ! Et du poil au menton ! Mais tu es toujours le même ! Et ce n’est pas un reproche, au contraire !
- Finalement, toi non plus tu n’as pas changé ! On a beau t’appeler Monsieur Le directeur, tu es toujours le même vieux Dan !
Dan sourit ;
- Et c’est un reproche ?
Anthony eut une légère moue ;
- Ben…
Dan prit une grosse poignée de paille, et l’envoya sur son compagnon ;
- Allez, dors ! On a une longue route demain !
- Bien, Monsieur Le Directeur !

Suite

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