San Theodor


Chapitre 15 (suite)

Le Montana

- Quelle idée il a eu d’aller s’isoler au Montana ? Personne n’arrive à vivre là-bas ! L’hiver dure au moins neuf mois ! s’écria Richie, chevauchant aux côtés de sa femme et de ses amis. Il se désolait à l’idée du chemin qu’il leur restait à parcourir. Il s’en désolait car il s’inquiétait pour Elsa. Comment pourrait-il la protéger si elle se jetait à corps perdu devant les dangers, comme elle le faisait en les suivant. Lui, savait les risques qu’ils encouraient ; les mauvaises rencontres, un accident… Il avait couru les chemins si longtemps avec Dan, qu’il savait que ce n’était pas la place d’une femme… de sa femme… Sa place était près des enfants. Mais elle ne lui avait pas laissé le choix. Elle les suivrait, qu’il le veuille ou non. Et Dan et Anthony n’avaient pas été d’une quelconque aide. Au contraire, ils semblaient ravis d’être tous réunis pour aller rejoindre Brad. Et Richie, tout aussi impatient de revoir leur ami, lui en voulait, à cet instant, de vivre si loin.
- Il vient du Montana ! C’est pour ça qu’il a dû vouloir retourner y vivre ! expliqua Dan.
Tous le regardèrent, surpris. Personne ne savait d’où venait Bradley Thomas, et voilà que Dan disait cela comme une évidence.
- Comment tu sais ça ? demanda Anthony.
- C’est lui qui me l’a dit, tiens ! Tu crois que je l’ai inventé ?
- Mais il t’a dit ça quand ? demanda Elsa.
- A San Theodor. Il y a longtemps ! Ce devait être lors de notre première permanence à l’office de Ted ! Pourquoi ? Ca vous étonne qu’il m’en ait parlé ?
- Oui, confirma Elsa, un peu déçue que Brad se soit confié à Dan et non à elle. A moi, il ne m’a jamais rien dit sur son passé !
Dan haussa les épaules ;
- Parfois, il ne faut pas attendre que les gens se confient. Moi, je lui avais tout simplement demandé d’où il venait… Il m’a répondu…
- Alors, d’où il vient ? demanda Anthony, soudain curieux de briser enfin le mystère de la vie de Brad. Dan répondit, d’un ton las ;
- Du Montana, je viens de vous le dire ! Sinon, il a grandi dans des fermes un peu partout dans le pays, au Kansas, au Missouri… Enfin, je ne me souviens plus trop… C’est vieux…
- C’est marrant qu’il t’ait dit tout ça ! déclara Anthony.
- Moi, ça ne m’étonne pas ! lança Richie, moqueur. Il a dû répondre à ses questions pour le faire taire !
Dan avait brusquement arrêté sa monture ;
- C’est moi qui vais te faire taire, oui !
Elsa jugea qu’il était de son rôle de calmer les ardeurs des deux hommes. Cela n’avait-il pas été le rôle qu’elle avait joué à San Theodor ?
- Allons, allons, on se calme ! La route est encore longue !
Dan talonna son cheval, et avança pour rejoindre les autres cavaliers ;
- Je plaisantais Elsa. Jamais je ne ferai de mal à Richie. C’est mon ami !
- Et c’est mon mari ! C’est normal que je le défende !
- Et voilà qu’elle me défend, maintenant ! cria Richie, en levant les bras au ciel.
Anthony rit ;
- Ce sont de vieux réflexes ! Tu l’as toujours dit ! Avec Elsa, tu as trouvé à qui parler !
- Tiens ! C’est la dernière chose que m’a dit Ted…
Ils se turent tous… se rendant compte que Ted était celui qui les rassemblaient aujourd’hui, sur ce chemin qui menait vers le Nord… vers le Montana.

La nuit était tombée. Ils avaient décidé de s’arrêter en aval d’une colline, et avaient allumé un feu sur lequel Elsa s’affairait afin de préparer un repas à ses hommes. Richie s’était occupé des chevaux et il venait de s’installer confortablement près du foyer où avaient déjà pris place Dan et Anthony. Ce dernier avait les yeux rivés sur les flammes et semblait perdu dans ses pensées. Richie le ramena sur Terre, en lui donnant un coup de pied de sa botte ;
- Eh ! Anthony ! A quoi tu penses ?
Il leva la tête vivement et répondit dans un léger sourire ;
- A Ted. Il y a des moments, j’ai l’impression qu’il va surgir derrière moi et me dire : "Alors, fiston, comment était la journée ?". Et je me dis que plus personne ne me demandera comment était ma journée.
- Comment était ta journée ? demanda Elsa avec douceur, comme pour le contredire. Il lui sourit ;
- Fatigante.
Dan demanda alors ;
- Et savez-vous ce que Ted dirait si vraiment il était parmi nous ce soir ?
- Que ça fait mal aux fesses de chevaucher comme nous l’avons fait aujourd’hui ! tenta Richie.
- Non, répondit Dan en riant.
- Il dirait que Richie s’est ramolli avec l’âge ! proposa Anthony.
Dan répondit par la négative, alors que Richie jetait un regard noir vers son jeune ami. Elsa tenta sa chance, en servant le dîner ;
- Je suis sûre qu’il dirait: "Elsa, c’est un des meilleurs repas que tu nous aies préparé !"
- Bien que cela soit sûrement vrai, il ne dirait pas ça ! Alors, d’autres propositions ? demanda Dan, joueur, alors qu’il avalait goulûment une bouchée du ragoût. Les suggestions plurent :
- Il fait pas chaud ce soir !
- Pourquoi diable Brad est-il allé vivre si loin ?
- Quand est-ce que tu te maries, Anthony ?
- Rangez-moi ce campement !
Dan secouait la tête, et dit enfin ;
- Non. Enfin, peut-être qu’il dirait tout cela en effet, mais moi, je peux vous garantir que s’il arrivait à cet instant, il dirait: "Dan, range-moi ce jeu. Je parie qu’il est truqué !"
Le jeune homme venait de sortir de sa poche un jeu de cartes qu’il brandissait devant ses amis ;
- Qui fait une partie ?
Anthony se mit à rire ;
- Tu n’as vraiment pas changé !

- Bienvenue au Missouri ! cria Richie, qui était en tête.
- La route est encore longue jusqu’au Montana ? demanda Elsa.
Cela faisait deux jours qu’ils étaient partis, et la jeune femme commençait à se dire que Richie avait eu raison de tenter de la dissuader de tenter cette aventure. Même si rien n’aurait pu l’empêcher de faire le chemin pour retrouver Brad, elle reconnaissait que ce n’était pas une partie de plaisir.
- Encore plus longue que tu ne le crois ! On a pas encore traversé les montagnes !
Elsa stoppa sa monture subitement, et regarda son mari ;
- Ne prends pas ce ton avec moi.
- Quel ton ? demanda-t-il sans comprendre.
- Ce ton "je te l’avais bien dit !". Figure-toi que ce n’est pas en me parlant ainsi que tu réussiras à me décourager. Je posais juste une question !
Richie soupira et revint sur ses pas sous les regards effarés de Dan et Anthony. Richie s’arrêta devant sa femme ;
- Elsa, je t’aime plus que tout, mais il y a des moments où tu me rends fou ! C’est sûr je préférerais te savoir à la maison, mais d’un autre côté, si tu n’étais pas là, tu me manquerais trop ! Ne dis plus que je veux te décourager, car maintenant que nous avons commencé ce voyage, je ne te laisserai pas faire demi-tour seule. Dan et Anthony m’en voudraient trop !
- Et Brad, je vous dis pas ! lança Dan.
Richie donna un baiser rapide à sa femme, et Dan cria en prenant la tête.
- En avant les amoureux !

Ils traversèrent le Missouri sans encombre, puis le Kansas et une partie du Nebraska. Dan se disait que c’était le chemin inverse que Brad avait parcouru avant d’arriver dans l’Arizona. Ils avaient gravi les Big Horns Mountains avant de chevaucher à brides abattues à travers les grandes étendues du Wyoming.
- Qu’est-ce que c’est beau ! s’était extasiée Elsa, en contemplant les immensités dominées par les cols enneigés qui s’offraient à elle. C’était sauvage, et elle ne s’étonnait pas que Brad ait choisi de vivre là. Le paysage lui ressemblait. Beau, mystérieux et à l’abri de l’humanité. Bientôt, ils le retrouveraient, et ils seraient réunis… Elsa eut une pensée pour les absents ; Ted qui avait tant donné de sa personne. L’adieu de la Vieille Grange avait été un véritable adieu. Il ferait toujours partie de cette étrange aventure qu’ils avaient vécue à San Theodor, Cris, dont personne ne saurait ce qu’il serait devenu s’il avait survécu. Il serait sûrement heureux avec Amalia. Et Johnnie…
Ils seraient tous réunis, et les absents habiteraient leurs pensées.

Enfin, ils arrivèrent au sommet d’un vallon, et de l’autre côté, au milieu d’une prairie verte, traversée par une rivière aux flots houleux, surgissait une petite maison de bois.
- C’est là ? demanda Anthony.
- Il n’y a pas d’autres maisons dans le coin, lui fit remarquer Dan.
Ils avaient traversé le Montana, et avait demandé autour d’eux, où se trouvait Bradley Thomas. Si beaucoup des chasseurs de fourrures qui peuplaient les rares villes n’étaient pas bavards, ils avaient réussi à se faire indiquer la direction d’une maison où vivaient des sauvages ! Un homme qui vivait là avec sa femme et son fils, et qui ne quittait sa vallée que pour venir vendre ses peaux. Il ne parlait pas et ne s’attardait jamais… Ce devait être Brad, il n’ y avait pas trop de doutes à avoir !
- On y va ? demanda Richie.
- On n'a pas fait tout ce chemin pour reculer maintenant ! dit Elsa.
Et elle fut la première à lancer sa monture dans la pente escarpée. Les autres suivirent. Lorsqu’ils arrivèrent à quelques pas de la maison, ils virent la porte s’ouvrir sur une jeune femme. Elle fronça les sourcils en voyant arriver les cavaliers, puis poussa un cri et courut vers eux ;
- Elsa ! Dan ! Oh ! Anthony ! Richie! Qu’est-ce que je suis heureuse de vous voir !
Elle jeta presque à terre Dan, pour le serrer dans ses bras. Il riait. Lui aussi, était heureux de revoir Samantha Ridell. Il la trouvait toujours aussi jolie. Le temps semblait avoir glissé sur elle sans avoir d’emprise. Elle avait toujours sa longue chevelure brune qu’elle portait détachée, des yeux magnifiques, et une force peu commune pour une femme. Même après dix années, Dan était toujours sensible au charme de Samantha. Elle avait déjà sauté au cou d’Elsa, qui avait mis pied à terre ;
- Elsa, ce que je suis contente ! On ne reçoit pas souvent de visite, mais je crois qu’il n'y en a aucune autre qui puisse me faire plus plaisir ! Et Anthony ! Anthony, tu es devenu plutôt beau garçon ! Et Ted ? Où est-il ?
L’air gêné que prirent ses visiteurs, fit comprendre à Samantha que désormais, elle ne verrait plus Ted Hodson. Sa joie retomba quelques instants.
- Il était vieux ! dit Anthony, comme s’il voulait trouver une excuse à la mort de son père d’adoption.
Samantha eut un léger sourire ;
- Oui, mais je pensais qu’il nous survivrait tous !
- On a tous pense ça ! dit Dan, en la prenant par les épaules. Samantha reprit alors son sourire ;
- Je pense que vous êtes venus jusqu’ici pour voir Brad ! Il est près de la rivière. Allez-y, je m’occupe des chevaux.
Et la petite troupe fourbue par son long voyage se dirigea vers la rivière. Dan était curieux de revoir cet étrange ami. Si dans son passé, on lui avait dit qu’il traverserait le pays pour voir Bradley Thomas, il ne l’aurait jamais cru ! Bradley Thomas, le Tueur, était un ami. Elsa, appréhendant ces retrouvailles, avait glissé sa main dans celle de Richie. Ils s’étaient quittés à un moment où la vie du jeune homme basculait à nouveau, un moment terrible pour eux tous, et Elsa se demandait si se présenter devant lui était une bonne idée. Cela pouvait réveiller la culpabilité qui s’était peut-être endormie en lui ! Mais en aucun cas, Elsa ne voulait reculer. Brad avait été son garçon le plus terrible, et sûrement le plus malheureux, et elle voulait s’assurer que ses démons intérieurs l’avaient quitté. Richie serra la main de sa femme. Il savait les doutes qui l’assaillaient. Elle les avait tous tant aimés à San Theodor, et Brad semblait avoir été le seul à refuser cette affection. Pour Richie, Brad resterait ce garçon un peu étrange, tourmenté et déchiré, mais la présence de Samantha et le sourire sur ses lèvres, lui faisait croire que Brad avait su dominer ses instincts destructeurs. Anthony suivait à quelques pas derrière. A cet instant, il était replongé dix années en arrière, quand rien que le nom de Bradley Thomas l’impressionnait. La dernière fois qu’ils avaient parlé, c’était avant le drame ! Et Anthony se souvenait des paroles dures qu’il lui avait envoyées ! Pourtant Anthony aimait beaucoup Brad, mais il avait peur… Ted avait énormément d’affection pour le jeune homme aussi ; alors en sa mémoire, il se devait d’affronter Bradley Thomas.

Au bord de la rivière, ils virent la silhouette d’un homme penchée sur l’eau. A ses côtés, un enfant. Elsa sourit à ce spectacle. Brad et son fils. Dan se racla la gorge pour signaler leur présence. Brad se retourna immédiatement, et se leva. Il prit son fils par la main et approcha avec lenteur. Ils eurent tout le temps de le détailler du regard. Il avait repoussé son chapeau dans son dos, et avançait lentement, le visage fermé et sans expression, comme dans ces moments où personne ne savait ce qu’il allait faire. Il avait le teint hâlé à cause de ces journées passées dehors ou sur la rivière, son regard était toujours sombre, ses cheveux dorés par le soleil agressif. Quelques rides étaient nées au coin de ses yeux, et rendaient son visage plus mûr. Il n’avait pas encore trente ans, mais son allure laissait croire qu’il avait vécu intensément. L’enfant à ses côtés lui ressemblait. Elsa vit dans le regard du petit garçon la même détermination, la même fierté que dans celui de son père. Brad s’était arrêté à quelques pas d’eux. Il se pencha vers son fils, et lui ordonna ;
- John, va rejoindre ta mère !
L’enfant fila, se demandant qui étaient ces personnes, qui avaient réussi à détourner son père de ses occupations. Brad les regarda en silence, puis il se tourna vers Richie ;
- Richie, je sais que c’est un peu tard, mais est-ce que tu me laisserais embrasser la mariée ?
Le visage de Richie se fendit en un large sourire, alors que la main d’Elsa se détachait de la sienne. Elle se jeta dans les bras de Brad, qui la serra contre lui ; puis il eut une solide poignée de main avec Richie, et Dan, avant de regarder Anthony ;
- Je te l’avais dit que tu deviendrais quelqu’un !
Anthony sourit, voulut serrer la main de son ami, mais celui-ci l’attira à lui, et lui donna une brève accolade. Il commença ;
- Je suis venu pour….
- Ted est mort, c’est ça ? termina Brad pour lui. Anthony hocha la tête. Brad fit silence quelques secondes avant de dire ;
- La vie est étrange. Je pensais vraiment partir avant lui !
Puis, il se mit à sourire à ses amis ;
- Puisque vous êtes là, entrez chez nous ! Vous devez être fatigués !
- Je tombe de fatigue ! confirma Dan.

Après quelques heures de repos, ils se retrouvèrent tous dans la petite maison de bois. L’heure du dîner approchait et Dan réclama ;
- Je rêve depuis des années de ces fameuses tartes que tu faisais Elsa !
La jeune femme sourit, mais ne fit rien. Elle n’était pas chez elle, et n’aurait sûrement pas investi la cuisine de son hôtesse, ainsi. Mais Anthony insista ;
- Oh ! Oui ! Elsa ! Une tarte ! Avec Ted, je n’ai jamais eu l’occasion d’en manger !
Brad prit alors la parole ;
- Je crois qu’il va falloir nous faire une tarte !
Et il prit avec amour la main de Samantha dans la sienne et y déposa un baiser ;
- J’ai une femme exceptionnelle, mais très mauvaise cuisinière !
- Ca c’est vrai ! confirma le petit John.
Samantha retira sa main de celle de Brad , et tourna la tête faussement vexée ;
- Si tout le monde se met contre moi…
Puis elle sourit à Elsa ;
- Mais je meurs d’envie de manger une de tes tartes !
Elsa se leva alors avec joie.
- Ce sera comme avant ! s’écria Anthony.
Dan se tourna vers lui ;
- Dis-moi Anthony, beau garçon comme tu es devenu, tu dois avoir une bonne amie !
Anthony s’énerva ;
- C’est pas vrai, ça ! Il n’y a que ça qui vous intéresse ! Pourquoi tu ne demandes pas à Dan ?
- Parce que tout le monde sait que Dan est marié avec ses cartes ! répondit Richie à sa place.
Dan, confortablement installé près du feu, jeta un bref regard à Richie et lança ;
- Hé ! Anthony, ça ne sert à rien de détourner l’attention sur moi ! Réponds-nous !
- C’est vrai que tu es devenu très beau garçon ! confirma Samantha.
- Allez Anthony, dis-nous ! insista Dan. Brad dit alors ;
- C’est bon, Dan, laisse-le tranquille !
- Brad, tu n’as pas d’ordre à me donner !
Brad se redressa sur sa chaise ;
- Ce n’est pas un ordre. Je te demande juste de le laisser tranquille !
Dan se leva, et s’approcha de lui. Tous retinrent leur respiration. Qu’est-ce qui se passait ?
- Je n’aime pas la façon dont tu me parles ! Je dis ce que je veux à Anthony !
Brad se leva à son tour, et fit face à son ami ;
- Et moi, je te dis que tu vas le laisser tranquille…
- Sinon ?
- Sinon…
- Arrêtez ! cria Anthony. Vous n’allez pas vous battre, quand même ?
Brad et Dan se regardèrent avant d’éclater de rire ;
- On vous a eu, hein ? lança Dan, fier d’avoir jouer un tour à ses amis.
- Vous êtes pitoyables ! dit Elsa, en retournant vers le fourneau.
- Parfaitement pitoyables ! renchérit Samantha en prenant son fils sur ses genoux.
- Et on était pas pitoyable quand avec Brad, on a fait évader ton père Anthony ! s’écria Dan. Anthony corrigea immédiatement ;
- Tu n’as pas fait grand chose ! C’est surtout, Brad !
- Tu as fait évader quelqu’un de prison, Papa ? demanda John, curieux.
Brad fit un large geste de la main ;
- N’écoute pas ! Ce n’est rien.
- Rien ! Merci ! Je te signale que j’ai encore la trace du coup que tu m’as porté ce soir-là !
- Papa, raconte ! insista John. Mais Brad ne comptait pas raconter cette histoire à son fils, Dan le fit à sa place. Elsa se rendit compte de la réticence de Brad. Il ne voulait pas être replongé dans ses souvenirs. Une phrase de John jeta un froid dans la maison ;
- C’était qui Johnnie ?
Brad se leva brusquement ;
- Bon, ça suffit, John ! Tu vas aller te coucher. Tu dis bonsoir, et tu montes !
L’enfant, jugeant bon de ne pas discuter avec son père, obéit et quitta la pièce. Dan s’excusa ;
- Pardonne-moi, Brad. Je ne voulais pas…
- C’est bon ! C’est juste que j’ai laissé derrière moi cette période de ma vie ! J’ai déposé les armes, et maintenant, je chasse et je vends des fourrures, ma priorité est de faire vivre ma famille !
Samantha n’avait rien dit. Cela lui pesait que Brad renie cet homme qu’il avait été à San Theodor, car c’était de cet homme dont elle était tombée amoureuse. C’était sûr, elle aimait ce Brad qui lui avait donné un fils, qui l’entourait d’amour, mais elle savait qu’il souffrait d’avoir éteint ses souvenirs. Elsa s’approcha de lui, et avec sa douceur habituelle, lui dit ;
- Pourquoi laisser tout ça derrière toi ?
- Je ne veux pas que mon fils sache que son père est un tueur ! dit-il grave.
- Oui, mais son père est aussi un homme courageux, honnête et fidèle. Un homme qui a su s’attirer l’affection de beaucoup de personnes, un homme qui aime sa mère…
- Un homme dont les amis n’ont pas hésité à traverser le pays pour le retrouver ! complèta Anthony. Brad lui sourit. Anthony lui avait reproché il y a quelques années de n’avoir même pas traversé la rue pour sauver Johnnie, et voilà que, eux, ses amis traversaient vraiment le pays ! Il voulait mette un terme à cela. Il n’avait jamais aimé attirer l’attention. Il souriait ;
- Vous n’aviez vraiment rien de mieux à faire !
- Non, lui avoua Richie, semblant chercher ce qu’ils auraient pu faire d’autre.
Elsa déposa la tarte sur la table. Elle embaumait les souvenirs. Dan sortit son harmonica, et se mit à jouer. Elsa regarda ses hommes autour de la table. Cette maison perdue dans le Montana aurait pu être la Vieille Grange, et le temps aurait pu s’être arrêté. Richie lui avançait une chaise, Dan jouait regardant de coin de l’œil Brad et Samantha dont les doigts s’entrecroisaient. Elsa n’aurait jamais cru pouvoir déceler tant d’amour chez le jeune homme, et pourtant c’était flagrant. Il avait abandonné son cœur à Samantha Ridell. Anthony fermait les yeux. Et dans son rêve, le jeune homme pouvait sentir l’odeur de la pipe se mêler à celle de la tarte. Ted aurait été heureux de vivre cet instant.

Ce ne fut que le lendemain que John, s’assurant que son père ne le surveillait pas, rejoignit Anthony sur le seuil de la maison. Le jeune homme regardait Dan, Brad et Richie s’affronter dans un concours de tir à l’arc. C’était l’arme dont Brad se servait désormais. Bien sûr, la carabine lui était d’une grande utilité dans cette contrée sauvage, mais Brad déclarait s’en servir le moins possible. Elsa et Samantha arbitraient, et elles déclaraient Brad vainqueur à chaque fois. A croire que comme au revolver, il était le meilleur !
- Raconte-moi ? demanda le petit John.
- Raconter quoi ?
- Mon père. Comment tu l’as connu ? Dis-moi comment il était avant ? Et ma mère ?
Anthony regarda le petit bonhomme qui s’était assis près de lui. Il avait à peine huit ans, mais dans son regard, il pouvait lire tant de maturité. C’était sûrement dû au fait de vivre ainsi éloigné, ou peut-être était-ce tout simplement parce qu’il était le fils de Bradley Thomas ! L’enfant attendait une réponse. Il voulait savoir… Anthony ne se sentit pas le cœur de ne pas répondre à ses attentes ;
- J’ai connu ton père à San Theodor dans l’Arizona…
- C’est de là que vient Maman ?
- Oui. Moi, j’étais à San Theodor pour répondre à une annonce du shérif qui voulait des adjoints. Dan, Richie et ton père se présentaient aussi.
- Papa ? Adjoint d’un shérif ?
Anthony considéra l’enfant. Il était surpris de voir qu’il ignorait vraiment tout concernant son père ;
- Oui. Et c’était un sacré bon adjoint, crois-moi ! Pas très obéissant, mais le shérif l’aimait beaucoup.
- Papa, il désobéissait ? Oh ! raconte !
Et Anthony lui raconta comment Brad s’était présenté avant d’être engagé, comment il avait mis fin à leur bagarre dans le saloon, comment il avait retrouvé du bétail volé et l’avait ramené à son propriétaire, comment il affrontait Ted Hodson lorsque quelque chose ne lui plaisait pas… Et l’enfant l’écoutait bouche bée…
- Et ma mère ?
Anthony sourit au souvenir de l’arrivée de Samantha à la Vieille Grange ;
- Ta mère… Elle a été la première à s’opposer à lui ! Et elle ne lui a pas laissé de répit ! Je peux te dire qu’ils se détestaient tous les deux ! Tu sais ce que ton père a fait la première fois qu’il la vue ; il lui a jeté du fumier à la figure !
John se mit à rire ;
- C’est pas vrai !
- Juré craché ! Et Anthony joignit le geste à la parole.
Ils virent alors les joueurs et leurs arbitres venir vers eux ;
- Qu’est-ce que c’est que ces messes basses ? demanda Samantha, en glissant affectueusement sa main dans les cheveux de son fils. John s’adressa immédiatement à son père ;
- Papa, c’est vrai que tu as jeté du fumier au visage de Maman ?
Tous s’arrêtèrent à ces mots. Dan et Richie ne purent s’empêcher de sourire à ce souvenir, Elsa guettait la réaction de Brad et Samantha, alors qu’Anthony baissait les yeux prêt à essuyer les foudres de Bradley Thomas qui ne serait sûrement pas heureux qu’il ait ainsi dévoilé son passé à son enfant. Brad hésita un instant, regarda Samantha avant de l’attirer à lui, et répondit comme une confession ;
- C’est vrai. Mais elle m’a fait pire !
Anthony soupira de soulagement. Samantha donna une tape amicale au jeune homme ;
- Tu n’as rien d’autre à faire que de m’humilier devant mon fils ?
- Tu ne vas pas recommencer, Sam. Ce n’était qu’un peu de fumier ! Ce n’est pas déshonorant ! se justifia Brad.
- Tais-toi, Brad, et rentre ! Va te rafraîchir les idées !
- Oui, Madame ! s’exécuta Brad.
Alors que tous les suivaient, John s’arrêta quelques instants et retint Anthony ;
- Et c’était qui Johnnie ?
Anthony marqua un temps d’arrêt avant de répondre ;
- Je suis désolé, ce n’est pas à moi de te répondre. Le jour où ton père sera prêt, il t’en parlera !
- C’est à cause de lui que je m’appelle John ?
Anthony jaugea le regard curieux de l’enfant ;
- Sans aucun doute.

Avant leur départ, Brad et Anthony se promenaient le long de la rivière.
- Pardonne-moi d’avoir parlé à John. Mais il voulait savoir qui tu étais…
Brad fit un large geste de la main ;
- Je te pardonne. Mais tu sais ce qu’il m’a dit hier soir avant de se coucher ?
Anthony attendait la réponse. Brad prit une grande inspiration ;
- Il m’a dit "Papa, je ne savais pas que tu avais été un héros !"
Anthony baissa les yeux. Johnnie avait considéré toute sa vie Bradley Thomas comme un héros, lui-même avait mis beaucoup de temps avant de se rendre compte que Brad était un homme comme les autres. Brad continua ;
- Je vais tenter de ne pas commettre les mêmes erreurs, cette fois !
Anthony se dit qu’il fallait qu’il rassure son ami ;
- Brad, tu es un merveilleux père. Ce que tu étais avant, ce que tu as fait avant, ne changera jamais ça ! Dis-toi que ton fils ne t’aime pas seulement parce que tu es un héros. Il t’aimait bien avant de le savoir ! Ne cherche pas à changer ce que tu étais , ne cherche pas à devenir quelqu’un d’autre, car tu es toi ! Et crois-moi, tu es quelqu’un de bien !
Brad sourit ;
- C’est toi qui me fait des sermons, maintenant ! Je savais que tu étais quelqu’un ! Ted a fait du bon travail avec toi ! Il a bien fait de t’emmener avec lui !
- Tu sais, Ted m’a dit un jour, qu’il aurait bien aimé que tu viennes avec lui aussi!
- Mais c’est à toi qu’il a proposé ! Et il a bien fait. De toutes façons, Ted devait savoir que je refuserais !
- Il le savait; confirma Anthony.
- Ca me fait mal de l’avouer, mais Ted a eu très souvent raison !
- Hé, les hommes ! On vous attend ! cria de loin Elsa.
Brad et Anthony se regardèrent en souriant ;
- Je crois que la meilleure idée qu’il ait eue était d’embaucher Elsa !
Ils se précipitèrent vers la Suèdoise, surprise de tant d’empressement et l’embrassèrent tous deux avec effusion.

L’heure des adieux fut sereine. On se promit de s’écrire, mais chacun savait que l’absence de lettre ne voudrait pas dire que l’on ne pensait plus à eux. Elsa quitta ravie Brad et Samantha. A voir les regards qu’ils s’échangeaient, les mains qui se cherchaient, elle sut qu’ils étaient heureux. Brad le mal-aimé avait trouvé sa raison de vivre. Richie serra avec force la main de son ami. Pas besoin de mots pour lui dire qu’il était heureux de l’avoir vu. Dan riait alors qu’il disait au revoir à Brad, et s’attarda peut-être un peu trop à serrer dans ses bras Samantha. Richie savait que son ami avait encore le cœur un peu serré que Samantha ait choisi Brad, mais il savait aussi que Dan trouverait un jour celle qui remplacerait son jeu de cartes.
Anthony monta sur son cheval avec un sourire aux lèvres. John demanda alors ;
- Tu me raconteras tout, un jour ?
- C’est promis !
Et les cavaliers s’éloignèrent comme ils étaient venus, laissant cette partie du Montana, au calme retrouvé. Anthony, dans sa tête, remerciait Ted de lui avoir permis de faire ces retrouvailles !

Californie

Anthony venait de rentrer. Il retrouva ce qu’il avait laissé à la même place ; le vieux chapeau de Ted accroché à la patère, le livre de comptes ouvert sur le bureau… tout ça comme si son voyage n’avait pas eu lieu. Il s’assit au bureau, et ferma les yeux. Il repensa à ces miles qu’il avait parcourus, à Elsa, à Dan qui avait dû retrouver son bateau et ses cartes, à Richie qui devait être heureux d’être de retour et de savoir sa femme en sécurité, à Brad et Samantha, perdus mais heureux dans leur maison des montagnes, et l’image de John s’imposa à lui ;
- Tu me raconteras tout, un jour ?
Anthony rouvrit les yeux, prit du papier, et une plume. Il savait ce qu’il devait faire. Un instant, il se concentra, et comme un rêve qui passait devant ses yeux, il se revit dix années auparavant, alors qu’il avait débarqué à San Theodor avec ses chaussures trouées ; il revit Brad et son arrivée fracassante ; et les frères Irlandais ! Ted lui avait avoué bien des années plus tard le secret de leur disparition. Dire que Brad avait été au courant tout ce temps ! Et Elsa ! Ce premier jour à San Theodor, où elle était apparue sur le pas de la porte, il avait cru voir une déesse ! Il se souvint du retour de son père ; de l’arrivée dans leurs vies de Samantha Ridell et de son incroyable histoire avec Brad ! Le son de l’harmonica de Dan lui revenait en mémoire, ainsi que ses farces et ses bagarres mémorables. Richie, qui ne tenait pas l’alcool, mais qui avait réussi à voler le cœur d’Elsa. Richie, qui avait survécu à Cris, l’ami fidèle, l’adjoint idéal. Devant ses yeux surgit le grand cèdre où Cris se réfugiait, et Johnnie… cet enfant téméraire qui s’enthousiasmait d’un rien… Aussitôt, résonna la voix de Brad qui contestait les ordres de Ted, celles de Dan et Richie qui discutaient en amis de longues dates, et riaient, et lui… Lui qui serrait dans ses bras un vieux chérif déchu pour le remercier de l’emmener avec lui, de lui donner un vrai nom, enfin… Anthony Hodson…
Il trempa sa plume dans l’encre, se pencha sur sa feuille et commença à écrire, pour Ted, pour John et pour lui-même, l’histoire de San Theodor.

Bien des années plus tard, dans les décombres d’une cabane de Califormie, on découvrit, abîmé par le temps le manuscrit d’Anthony Hodson. Ainsi, put survivre l’histoire de la Vieille Grange et de ses habitants, et être transmise à leurs descendants.

FIN

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