San Theodor


Chapitre 14

L’adieu

Tous étaient là pour un dernier hommage à Johnnie. Ils l’avaient enterré près du vieux cèdre. L’enfant était tellement fier de vivre à la Vieille Grange qu’il n’était pas question qu’il repose ailleurs. Le cèdre l’abriterait de ses branches, et l’esprit de Cris veillerait sur lui. Têtes baissées, ils regardaient le petit amas de terre fraîche sous lequel reposait désormais Johnnie Parkinson.

Anthony essuya une larme. Ce n’était qu’un enfant qui cherchait à grandir, qui voulait une famille, et qui, par-dessus tout, cherchait à ressembler à Bradley Thomas, son héros. Il avait fallu que la balle rencontre son innocence. Il regretterait la jeunesse insouciante et téméraire d’un enfant qui lui avait fait comprendre l’importance d’avoir des attaches. A force d’insister, Johnnie avait réussi à intégrer l’équipe et s’était construit une famille. Tous le considéraient comme un petit frère. Anthony essuya une autre larme, et fit quelques pas en arrière. Dan l’imita. La mort subite de l’enfant l’avait touché. Il ne pensait pas que cela pouvait arriver, il ne pensait pas que tout se terminerait ainsi, dans le sang… Il aurait dû partir plus tôt, avant d’assister à cette tragédie, et avant d’être renvoyé… Car c’était sûr, après cet épisode sanglant, le maire demanderait leur départ. Et il reprendrait sa route. Avec tant de doutes et de regrets. Le regret d’abandonner ses amis, et les doutes ; Brad, qu’allait-il devenir ? Anthony, si jeune encore, et Ted ? Que ferait-il si son étoile lui était retirée ? Et Richie ? Non, il n’avait pas prévu que les choses se déroulent ainsi, et que tout s’écroule autour de lui. Il posa une main sur l’épaule de Richie et ensemble, ils rejoignirent la Vieille Grange. Elsa, les larmes aux yeux, les regarda s’éloigner à pas lents, avant de fermer les yeux. Elle ne voulait plus voir de visages tristes, ni même le soleil d’Arizona, ni la tombe fleurie de Johnnie et l’ombre de Brad. Elle avait pourtant été si heureuse lorsque Ted l’avait embauchée. Elle s’était attachée à "ses" garçons, s’était battue pour eux, avait pleuré, les avait aimés, et voilà qu’aujourd’hui, elle se retrouvait à pleurer le plus jeune d’entre eux. Johnnie, que Brad avait tué. Elle aurait dû lui en vouloir, mais elle ne le pouvait pas. Il souffrait tellement. Elsa avait été si heureuse, et aujourd’hui, elle se demandait de quoi serait fait demain.

Ted se tenait tout près de Brad. Il s’était volontairement rapproché de lui, par soutien, pour montrer au jeune homme qu’il pouvait compter sur lui. Même s’il n’en avait jamais rien dit, Ted avait beaucoup d’affection pour lui. Il voulait qu’il s’en sorte ! C’était vrai, il l’avait prévenu qu’un accident arriverait… Ted avait prié pour que cela fut le plus tard possible, mais c’était arrivé. Et il avait fallu que la victime soit Johnnie, cet enfant que Brad avait souhaité protéger et guider. Ted se souvenait bien lui avoir dit que le jour où cet accident arriverait, il n’aimerait pas être dans sa tête ! Que n’aurait-il pas donné pour apaiser le sentiment de culpabilité de Brad. Le jeune homme l’inquiétait. Il se tenait là, droit, impassible, les yeux secs, mais Ted devinait la rage qui bouillait en lui. Il y avait eu un coup de feu de trop ! Qu’allait donc devenir Brad ? Pourrait-il l’empêcher de mal finir ?
Ted s’approcha de lui et alors qu’il allait parler, Brad, sans se retourner, coupa ;
- Laissez-moi !
Ted tourna les talons, résigné à laisser son adjoint avec sa douleur. Il prit Elsa par le bras, et l’entraîna vers la Vieille Grange pour rejoindre les autres.
Brad resta seul devant la tombe de Johnnie, cet enfant qui le prenait pour un héros, ce gamin plein de vie qui voulait faire régner la loi et tout apprendre au contact de Bradley Thomas… Il avait tué un enfant. Lui, qui se vantait d’être le meilleur tireur, il aurait mieux fait d’être un peu moins bon, de réfléchir, de ne pas tirer… Il aurait mieux fait de laisser Benton le descendre, ainsi Johnnie serait encore en vie… Il était devenu un tueur, un assassin, lui qui avait tant réfuté cette vérité, y était violemment confronté ; il avait tué Johnnie… Il allait partir, il fallait qu’il parte, et qu’il aille se faire tuer par un chasseur de primes, quelque part. Ted refusait de l’arrêter. Brad l’avait supplié de l’emprisonner, de le faire juger et de le pendre pour le crime de cet être innocent, mais Ted n’avait fait que répéter qu’il s’agissait d’un accident. Un accident ! Brad allait partir. Il ne supporterait pas de rester à San Theodor, de voir chaque jour ces visages qui se voudraient amicaux, mais qui lui rappelleraient chaque seconde le meurtre qu’il avait commis ; il ne supporterait pas la compassion d’Elsa qu’il savait ne pas mériter, ni l’amitié d’Anthony ou Dan… Et Samantha… Il devait s’éloigner d’elle, de son amour… Il n’en était pas digne. Il était maudit et traînait la mort derrière lui. Il devait fuir jusqu’à ce qu’elle le rattrape, et s’empare de lui ; il ne méritait pas de vivre et de profiter de la chaleur d’un foyer. Il avait tout gâché.
Il remit son chapeau, et se dirigea vers la grange. Il devait leur dire au revoir correctement.

Brad n’eut pas besoin de parler, car l’esprit tourmenté, il n’avait pas vu que Bartholomew Wilson était présent. Durant l’enterrement, il s’était tenu à l’écart, respectueux de la douleur de l’instant. Il regrettait la tournure que les évènements avaient pris, et était encore plus touché par les conséquences que cela allait avoir. Il avait salué d’un signe de tête les adjoints qui revenaient vers lui, et avait échangé une solide poignée de main avec Ted, son ami de toujours. Elsa, d’un geste, avait invité tout le monde à rentrer chez elle prendre une tasse de café. Alors que tous s’installaient en silence, elle s’affaira à son fourneau… Mais où diable avait-elle mis le café ? Et les tasses ? Les larmes qui lui embuaient les yeux l’empêchaient d’y voir clair. Elle se trouvait incapable de tout préparer… Elle mit les mains devant ses yeux, et laissa quelques larmes couler… Aussitôt, elle ressentit une légère pression sur son épaule. Richie, avec douceur, la guida jusqu’à une chaise.
- Assieds-toi. Je vais m’en occuper.
Elle se laissa faire, sans résistance. Heureusement qu’elle avait Richie ! Elle essuya vivement ses yeux, et regarda les hommes autour de sa table. Tous silencieux. Seul Brad n’y avait pas pris place. Il se tenait à l’écart, comme s’il ne se sentait pas le bienvenu. Lui assurer le contraire serait peine perdue… Au moins, il était présent.
- Je… je n’ai pas de bonnes nouvelles à vous annoncer ! commença Wilson.
- Le contraire m’aurait étonné ! dit Ted, d’une voix sourde. Devons-nous comprendre que Mackensie a décidé de dissoudre notre équipe ?
Wilson hocha la tête, en signe d’assentiment. Richie, qui revenait avec une cafetière brûlante, demanda ;
- Alors, c’est fini ? Comme ça ?
Wilson lui jeta un regard avant d’expliquer ;
- Le maire a toujours été réticent à votre présence à San Theodor ! Et avec ce qu’il s’est passé ces jours derniers, il a décidé… Il voudrait que vous partiez au plus vite !
Ils ne répondirent rien. Ils s’attendaient tous à ce dénouement depuis la seconde où Brad s’était tenu au milieu de la rue principale. Mais Brad ne l’entendait pas ainsi. Il s’avança vers le centre de la pièce ;
- Il n’y a pas besoin de tous nous renvoyer ! Je m’en vais ! Et je vous promets que je ne remettrai jamais les pieds dans cette ville ! Il faut que les autres restent ! C’est moi qui ai fait une erreur, eux n’y sont pour rien…
Wilson secoua la tête ;
- Désolé, mais ça ne marche pas comme ça ! Mackensie exige votre départ à tous ! Bien sûr, Ted désormais assurera sa fonction seul, mais…
- Non ! coupa brusquement Ted.
Tous se tournèrent vers lui, se demandant ce qu’il pouvait ainsi réfuter. Ted continua ;
- Non, je ne continuerai pas seul ! J’ai formé cette équipe, et j’en suis responsable. Je suis responsable de leurs réussites comme de leurs échecs, et s’ils sont expulsés, c’est un peu comme si moi-même j’étais expulsé. Je quitterai San Theodor avec eux !
Wilson voulut le raisonner ;
- Allons, Ted ! Tu ne vas pas partir ! Tu es le shérif de cette ville !
- Et bien ! Tu diras à Mackensie de se trouver un autre shérif ! Je prends ma retraite !
Dan ne put s’empêcher de sourire. C’était du Ted tout craché ! Prouver que le maire avait tort !
- Et qu’est-ce que tu vas faire ?
- Partir me la couler douce en Californie ! Tu sais que j’en ai toujours rêvé !
Les adjoints étaient surpris et touchés de voir à quel point Ted était solidaire de leur sort. Ce vieil homme bougon avait un cœur d’or ! Wilson baissa les yeux. Il savait que Ted avait pris sa décision, et il avait dû la prendre depuis un moment déjà. Il n’agissait pas sur un coup de tête ! Il le regretterait. Ted était un ami comme il en existe peu. Wilson se leva pour prendre congé. Il n’avait plus de raison de rester. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il reviendrait de toutes manières, ne serait-ce que pour dire adieu à son ami ! Alors qu’il allait partir, il se retourna ;
- Je souhaitais vous dire, les gars… Peu importe ce qui se passe aujourd’hui, j’ai apprécié votre travail chez nous. Quand Ted m’avait parlé de son projet, je l’ai traité de vieux fou, mais je l’ai soutenu… Je ne le regrette pas. La ville perd beaucoup.
Et alors que son regard se posait sur Ted, il termina ;
- Et moi aussi… Bonne chance !
Et la porte se referma sur lui. Ted sentit que tous les regards étaient sur lui, quémandant des explications quant à sa décision. Il ne souhaitait pas se justifier, et alors qu’il accrochait le regard dur de Brad, il jugea le moment approprié pour lui dire ;
- Brad, allons faire quelques pas dehors !
Le jeune homme suivit son employeur sans difficulté. Il savait que cela était inévitable. Ils marchèrent quelques instants à pas lents dans la cour. Ted dit enfin ;
- Tu m’inquiètes, mon garçon !
Brad s’efforça de lui sourire ;
- Il n’y a pas de raison.
- Au contraire. Où vas-tu aller ?
Le jeune homme fit un geste vague ;
- Là ou ailleurs… Peu importe. Mais vous ? Pourquoi vous faites ça ?
- La raison pour laquelle j’ai décidé de partir moi aussi ne te regarde pas !
Brad se durcit ;
- Si ! Ca me regarde… Parce que… Parce que c’est à cause de moi ! A cause de moi ! Je n’ai fait que vous attirer des problèmes ! Vous aviez raison de ne pas vouloir de moi ! Vous auriez dû me renvoyer ! Pourquoi vous l’avez pas fait !
Ted le prit par les épaules, et lui dit franchement ;
- Tu veux savoir pourquoi je ne t’ai pas renvoyé ? Tu veux le savoir ? Ce n’était pas pour faire plaisir à Elsa, tu sais… C’était tout simplement pour te donner une chance, pour qu’une fois, dans ta misérable vie, tu te sentes accepté et aimé. Parce que, bon sang, dis-toi que je tiens à toi ! Mais tu es trop borné pour le voir ! Si j’ai été dur avec toi, si je ne t’ai rien laissé passer, c’est parce que je voulais que tu te rendes compte que je me souciais de ton sort ! Tu as beau vouloir porter toute la misère du monde avec toi, culpabiliser jusqu’à la fin de tes jours, répéter que c’était de ta faute, et te traiter toi-même d’assassin, tu n’arriveras jamais à éteindre cette affection que j’ai pour toi. Comme un père qui aime son fils, je m’inquiète pour toi ! Tu as beau être la plus belle tête de lard que l’humanité ait connue, je tiens à toi !
Brad était stupéfait. Pendant tout ce temps où Ted s’en était pris à lui, c’était parce qu’il voulait lui donner une chance… Et il avait gâché cette chance !
- Je préfère penser que tu n’as rien gâché, et que je n’ai pas échoué. Ce qui s’est passé n’est que le jeu du hasard. Je voulais que tu le saches… Avant que tu ne recherches par n’importe quel moyen à te faire tuer…
Brad le regarda dans les yeux. Ted continua ;
- Je sais ce qui te traverse l’esprit. Je te connais assez bien. Et là, ce serait du gâchis ! Toi, tu te vois comme un assassin, moi je te vois comme un bon garçon, qui a trop souffert. Je te vois comme un jeune homme buté, honnête et fidèle. Tu as un sacré caractère, et du sang chaud dans les veines ! Et aujourd’hui, si à nouveau se présentait à moi l’occasion d’embaucher un adjoint, je te prendrais sans hésiter ! Alors… Pas de bêtise, mon garçon !
Et Ted laissa traîner une main amicale dans la chevelure dorée du jeune homme. Il lui avait dit le fond de sa pensée, maintenant il fallait espérer que Brad le prenne en compte. Il devait le laisser méditer. Il le laissa, et retourna vers la maison ;
- Ted ?
Il se retourna. Brad lui fit un signe de tête ;
- Merci.

Dan se tenait près de l’écurie où Richie faisait des aller-retours chargé de toutes les affaires qu’il allait emmener. Le grand départ était prévu pour le lendemain. Richie partait avec Elsa. Ils comptaient atteindre l’Arkansas et s’y marier. La nouvelle de leur future union avait été comme une oasis dans le désert. Tous s’étaient réjouis que pour tous les deux, les choses se terminent aussi bien.
- Alors, ça y est !
Richie s’arrêta devant son ami. Dan continua ;
- Cette fois, on y est ! On fait plus qu’en parler, nos routes vont vraiment se séparer demain !
- Oui, on y est ! confirma Richie.
Elsa qui sortait elle aussi de l’écurie, proposa ;
- Viens avec nous, Dan !
Il rit ;
- Non, non ! Tu auras déjà assez à faire avec Richie, pour ne pas m’avoir sur le dos également. Et puis, je ne vais pas m’ennuyer ! Je file à la Nouvelle-Orléans ! On dit qu’on s’y amuse beaucoup !
- Tu feras attention à toi ! recommanda-t-elle.
- Tu me connais !
Alors, elle se jeta contre lui, et il la serra dans ses bras ;
- Tu vas me manquer, Daniel !
Il se pencha à son oreille ;
- Vous allez sacrément me manquer aussi ! Elsa, il faudra prendre soin de Richie. J’ai peur que sans moi, il fasse quelques bêtises !
Elle rit. Dan et son incroyable bonne humeur. Il arrivait à la faire rire. Elle se détacha de lui, lui serra les mains quelques instants, et laissa les deux amis ensemble. Ils avaient besoin d’être seuls. Richie émit un léger sifflement ;
- La Nouvelle-Orléans ! Tu crois que tu pourras résister à toutes les tentations de la ville ?
Dan lui fit un clin d’œil malicieux ;
- Non ! Et c’est pour ça que j’y vais, maintenant que je serai débarrassé de cette petite voix qui me disait tout le temps "attention, Dan, ce n’est pas bien".
Richie rit. Dan lui manquerait ;
- Tu donneras de tes nouvelles ?
- Si tu me choisis comme parrain pour votre premier enfant ! imposa comme condition Dan.
- C’est promis !
Richie tendit la main à son ami ;
- Je préfère qu’on se dise au revoir maintenant, plutôt que demain !
Dan prit la main de son ami et l’attira à lui ;
- Ah ! Rich ! Viens là !
Alors qu’il le serrait dans ses bras, il lui dit ;
- Je te conseille d’être heureux, Rich !
Et Richie lui répondit dans un sourire ;
- Et moi, je te conseille de ne plus tricher !!
- T’es un ami, tu sais !
- Et on le restera, Dan. Je te le jure !
Ils se serrèrent à nouveau la main, et arrêtèrent là leur adieu. Ils n’avaient pas besoin d’en dire plus. Aucun d’eux ne pouvait résumer en quelques mots leurs années d’errance…

Samantha Ridell arriva au galop dans la cour de la Grange, elle sauta au bas de son cheval, et se jeta presque aux pieds de Ted, qui débarrassait la pièce ;
- Ted ! C’est vrai ? Vous partez ?
Elle venait de l’apprendre par hasard. Elle avait entendu parler de la mort de Johnnie, mais elle ne pensait pas que cela entraînerait la désertion de la Vieille Grange, un des rares endroits où elle se sentait bien. Ted la releva avec bienveillance ;
- Oui. C’est vrai, petite fille !
- Pourquoi ? demanda-t-elle désespérée.
- Nous n’avons pas le choix
- Mais… Je vais rester seule, alors…
Ted la serra contre lui ;
- Allons, allons… Tu as su nous montrer que tu étais forte. Tu vas t’en sortir !
Les yeux de la jeune fille se mouillaient de larmes. Ted ne la connaissait pas si fragile. Pour la première fois, son caractère volontaire s’effaçait devant la perspective d’une solitude qu’elle avait réussi à fuir en venant chez eux.
- Je ne suis pas si forte ! lui confirma-t-elle. Vous allez me manquer, vous savez !
- Allons, allons… répéta Ted.
Samantha demanda alors, la voix fébrile ;
- Et Brad ?
Ted fut étonné qu’elle s’inquiète du sort de Brad. Jusque là, leurs relations n’avaient pas été des meilleures, à moins que quelque chose lui ait échappé… Ce fut Elsa, qui surgissant derrière eux, répondit ;
- Il est à la rivière ! Tu devrais aller le voir !
Samantha leva un regard interrogateur vers la jeune Suèdoise, mais le bon sourire de la jeune femme la rassura. Alors, d’un pas lent, elle se dirigea vers la rivière. Ted la regarda s’éloigner ;
- J’ai dû louper quelque chose ! Ils se détestent ces deux-là, non ?
Elsa lui prit le bras, et lui glissa malicieusement ;
- Un cœur de femme peut cacher beaucoup de choses ! Vous ne le saviez pas encore ?
Le shérif leva un sourcil, et remontant son pantalon d’une main, dit à la jeune femme ;
- Tu peux parler ? Avec vous les femmes, je vais de surprise en surprise ! Vous me dépassez !
Elsa baissa les yeux en souriant ; elle savait qu’il faisait allusion à sa relation avec Richie, qu’il n’avait pas vue venir, et qu’il n’aurait jamais imaginée. Elle releva la tête, rieuse ;
- Il est peut-être temps pour vous de vous remarier !
- Quelle moqueuse tu fais !! Mais tu as raison, ris ! Profites-en ! Après un an de mariage avec Richie, on en reparlera… Ah ! Elsa ! Que vais-je faire sans toi ? Qui va me contredire à tout bout de champs, s’opposer à mes ordres et se mêler de mes affaires ?
Elsa, touchée par les soudains regrets du vieil homme, lui déposa un baiser sur la joue, mais ne put s’empêcher de dire ;
- Il faut vraiment songer à vous remarier !

La rivière avait grossi avec les pluies récentes, et Brad, le regard perdu jetait des pierres dans les flots tumultueux. Les paroles de Ted lui trottaient dans la tête. Comment pourrait-il, un jour, ne plus culpabiliser, et apaiser cette douleur qui comprimait son cœur ? Arriverait-il à se convaincre que c’était un accident ? Il en doutait. Mais peut-être que le temps aidant, la douleur s’estomperait et seuls les souvenirs resteraient… Le méritait-il ? S’il venait de découvrir que l’affection pouvait se manifester sous plusieurs formes, il avait encore du mal à réaliser qu’on puisse l’aimer en dépit de ses actes. Il sentit que quelqu’un s’approchait doucement de lui. Il ferma les yeux. Il savait déjà que c’était Samantha. Pour la première fois, il avait ressenti l’amour, le vrai. Celui qu’il imaginait qu’un couple pouvait ressentir. Samantha lui avait donné une raison supplémentaire de vivre… Mais à quoi bon ! Il devait partir. Elle avait pris place près de lui. Il parla le premier ;
- Tu n’as pas pris ta carabine, aujourd’hui ?
- Non.
- Tu as eu raison. Il y a eu beaucoup trop de coups de feu !
- Je suis désolée.
Elle avait dit cela si doucement que Brad se tourna vers elle. Elle avait les cheveux défaits, et pour la première fois, portait une jupe et un corsage blanc. Il ne l’avait jamais vue ainsi, et la trouva jolie… Il sourit ;
- Pourquoi désolée ? C’est moi qui ai tiré ! Tu vois, tu avais raison. Je ne suis qu’un tueur !
Les mots se bousculèrent dans la tête de la jeune femme. Elle aurait voulu lui dire tant de choses, qu’elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui, qu’elle l’aimait envers et contre tout, qu’il pouvait la tuer, elle, elle l’en aimerait tout autant, qu’elle voulait le garder auprès d’elle, finir sa vie près de lui…Tant de choses. Mais elle n’en dit rien, et ne laissa seulement passer que ces quelques mots ;
- Tu ne peux pas partir ! Tu n’as pas encore réparé mon toit !
S’il n’avait pas été aussi triste, Brad aurait sûrement éclaté de rire. Il aimait Samantha lorsqu’elle était ainsi, fragile mais ne voulant laisser apparaître sa faiblesse, préférant attirer son attention sur autre chose. En fait, Brad avait été sensible à la jeune femme dés le jour où il l’avait rencontrée. Il avait alors pensé qu’il la détestait, mais ce n’était pas ça… C’était beaucoup plus fort… Ils se ressemblaient. Il l’aimait tout simplement. Mais c’était voué à l’échec ! Ne pas céder, ne pas se dévoiler, c’était ce qu’il y avait de plus important, mais il n’avait pas le cœur de la repousser comme il l’avait déjà fait. Il partait, ce serait suffisant ! Il conseilla ;
- Trouve-toi un homme et épouse-le ! Il te réparera ce maudit toit !
- Tu n’as rien compris ! dit-elle d’une voix, douloureuse.
Ne pas céder… Il ne put s’empêcher de prendre la main de la jeune femme dans la sienne ;
- Au contraire, j’ai tout compris ! Sam, tu es une fille merveilleuse ! Je ne t’oublierai jamais ! Mais tu rencontreras un jour un beau jeune homme qui ne te jettera pas de fumier au visage, qui sera habile de ses mains, qui n’aura pas de colt et qui t’aimera au moins autant que moi… Ce jour là, il faudra saisir ta chance, et oublier Bradley Thomas !
Une larme coula sur la joue de la jeune femme ; elle comprenait que Brad lui faisait ses adieux, qu’il renonçait à elle… par amour !
- Sam, je me suis mal comporté avec toi. Je m’en excuse. Je ne voulais pas que tu t’attaches…
- C’est trop tard !
- Je sais. Ca n’a plus d’importance. Je vais reprendre ma route demain, et toi, continuer ta vie…
Il n’y avait plus rien à dire. Les choses étaient bien établies ; Brad irait se perdre dans l’incertitude de sa vie, et elle, souffrirait de solitude dans sa maison ouverte aux quatre vents. A ses côtés, elle prit des pierres et les jeta aussi dans la rivière.

Anthony était seul dans la Vieille Grange. Assis sur le recoin de son lit, il contemplait sa photo. La photo d’une hypothétique mère qu’il n’aurait jamais ! Avec le temps, il s’était senti si bien à San Theodor, qu’il en avait presque oublier son existence. Elle allait sûrement reprendre son pouvoir quand il serait seul sur les chemins. Pourtant, il savait que toutes ses pensées iraient vers la Vieille Grange et ses habitants. C’était pas juste ! la vie n’était pas juste, et il en subissait toujours les revers ! Il se sentait plus fort, mais la perspective de confier à nouveau son existence au hasard l’effrayait ! Il n’aurait plus la protection de Ted, ni celle de Brad et perdait l’affection si maternelle d’Elsa. Anthony angoissait. Quelques coups frappés à la porte le tirèrent de ses pensées, et il vit Ted sur le seuil ;
- Je peux entrer ? Je te dérange pas ?
Anthony l’invita d’un geste. Le shérif entra et passa en revue quelques instants la pièce qu’il avait remise en état pour ses adjoints. En considérant les lits défaits, les affaires éparses un peu partout, il dit ;
- C’est toujours le bazar, ici !
Anthony eut un léger sourire ;
- C’est les affaires de Dan…
- Ah ! Celui-là… il changera jamais ! lâcha Ted, avec un soupçon d’affection dans la voix. Puis, il se tourna vers son protégé ;
- Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Je ne sais pas, avoua le garçon.
Ted fit les cent pas devant lui, se pencha à la fenêtre, écarta les rideaux brodés par Elsa, et s’arrêta à nouveau devant lui ; le garçon fronçait les sourcils se demandant ce que pouvait encore cacher tant de nervosité. Il fut encore plus surpris lorsque Ted, après s’être raclé la gorge pour s’éclaircir la voix, demanda ;
- Tu connais la Californie ?
Anthony ne comprenait pas. Ils allaient tous se séparer le lendemain, et Ted lui demandait des renseignements touristiques !
- Euh… Non ! Mais on dit que c’est très bien !
Ted vint s’asseoir sur le lit à côté du garçon et le regarda dans les yeux ;
- Anthony, ça te dirait de partir avec moi en Californie ?
- Moi ?… Je…
Anthony en restait sans voix. Ted voulait qu’ils partent ensemble, qu’ils partagent leur chemin, leurs rêves… Ne sachant comment manifester la joie que déclenchait en lui cette idée, comme un enfant, il se jeta au cou du shérif en criant ;
- Oh ! Oui ! Alors !
Ted soupira, soulagé. Il avait longuement hésité, s’était persuadé qu’Anthony ne supporterait un vieux bougon comme lui, qu’il lui rirait même au nez trouvant cette suggestion grotesque, mais Anthony avait accepté. Et il en était heureux. Le garçon resterait son protégé, un peu comme son fils…
- Merci, Ted, merci !
- Merci à toi, Fiston !

Le jour était arrivé. Samantha et Wilson avaient tenu à être présents pour ses derniers adieux. Samantha étudiait les visages qui lui faisaient face. Ils étaient là, prêts à partir. Ted, l’ami de son père, le sien, qui quittait San Theodor, cette ville qu’il aimait tant ; il emmenait avec lui Anthony, ce garçon pour qui il s’était pris d’affection. Ils partaient ensemble en Californie, tel un père avec son fils ! Dan s’était paré d’un joyeux sourire, comme s’il était heureux d’être à l’aube d’une nouvelle vie… Mais ce n’était qu’un sourire… Richie venait de grimper sur un chariot aux côtés d’Elsa. Pour eux, l’aventure se terminait bien, et pourtant ils savaient que la vie ne serait pas facile. La veille, elle leur avait laissé son adresse en Arkansas, mais elle ne se leurrait pas ; elle savait très bien que les promesses de se revoir ne resteraient sûrement que des promesses. Elsa avait le cœur brisé et n’essayait pas de le cacher ; elle pleurait. Elle laissait derrière elle Cris, Johnnie et ses garçons qu’elle avait appris à connaître et à aimer. Le regard de Samantha se posa sur Brad, cet homme sauvage qu’elle s’était prise à aimer éperdument. Ses lèvres formèrent ce mot simple ;
- Reste !
Pour toute réponse, il détourna la tête. Alors la colère la saisit toute entière, plus que la colère, de la détresse. D’une voix grave, elle lança ;
- Va au diable !
Brad fut le premier à talonner son cheval et à s’éloigner de la Vieille Grange, sans un regard en arrière.
Wilson, comme les autres, regarda longtemps s’éloigner le cavalier solitaire. Puis, il alla serrer la main de son ami. Il ne lui dirait rien. Ils s’étaient déjà dit tellement de choses…
- C’est parti ! cria Dan, après un dernier regard au domaine. Il talonna son cheval. Ted et Anthony l’imitèrent, et Richie fit partir son chariot. Elsa se retourna pour voir une dernière fois sa maison, et la Vieille Grange dont la porte claquait au vent !

Wilson et Samantha étaient restés longtemps dans la poussière à regarder l’horizon, peut-être avec l’espoir secret d’un incroyable retour… mais il n’en fut rien. Wilson ramena alors chez elle la jeune femme, lui faisant promettre de faire appel à lui en cas de besoin. Elle avait acquiescé, mais en cas de besoin, elle se serait retournée vers Ted ou Brad. Il n’ y avait plus personne ! Seule, chez elle, elle regarda autour d’elle ; ses murs nus, son toit, son feu éteint, le désordre qui déjà régnait. Et prise de colère, la fureur ayant un incroyable besoin de sortir, elle s’empara d’une chaise et la jeta au milieu de la pièce, débarrassa la table d’un geste de la main, envoya une casserole sale dans la fenêtre. La vitre explosa ! Alors, incontrôlable, seule et malheureuse, elle saccagea sa maison jusqu’à n’avoir plus de force ! Elle se laissa tomber à terre, et resta là des heures, des heures…
Elle ne reprit vraiment conscience qu’en entendant un grincement de porte. Dans la lumière qui entrait à flots, la silhouette d’un homme se dessinait. Elle crut rêver. Non ! Il avançait vers elle ! Brad ! La colère ne s’étant pas encore éteinte en elle ; elle lança ;
- Je t’avais dit d’aller au diable !
Il fit un pas vers elle, et répondit avec l’air le plus sérieux du monde ;
- Il est hors de question que j’y aille sans toi !
Alors, elle se releva, mit les mains sur les hanches ;
- Tu es bien prétentieux pour penser que je vais te suivre !
- Et je te trouverai bien arrogante de refuser !
- Je ne vais pas tout abandonner pour toi !
Brad lui sourit ;
- Tout ? Je ne vois qu’une maison à moitié détruite dont le toit fuit !
- Et les bêtes ?
Il s’approcha encore ;
- Les bêtes, on s’en fiche !
Samantha s’était calmée.
- Je te trouve bien égoïste !
- Moi ? C’est toi qui préfère tes bêtes à moi !
- Parce que tu es un sale type ! dit-elle.
- Et toi une sacrée enquiquineuse !
Il fit un dernier pas vers elle et l’enlaça. Il repoussa une mèche qui tombait sur le visage de la jeune femme ;
- Je te déteste !
Elle plongea ses yeux dans les siens ;
- Tu ne peux pas savoir à quel point je te hais !
Il l’embrassa, puis sourit ;
- Tu ne peux pas rester ici de toutes façons ; ton toit fuit !
- Et sans moi, tu ne t’en sortiras pas ! ajouta-t-elle.
- Alors, sauve-moi ! Je t’en prie, sauve-moi !

Chapitre 15

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