San Theodor


Chapitre 11

Adios Cris

Comme une ombre surgie d’un nuage de poussière, un cavalier apparut dans la faible lueur du jour naissant. Ted, Elsa, Dan, Anthony et Johnnie plissèrent les yeux pour mieux le distinguer, mais déjà l’angoisse les avait envahis. Il n’y avait qu’un cavalier ! Et enfin, Richie parut dans la lumière. Le cœur d’Elsa s’arrêta. Richie. Richie était là, bien vivant ! Elle vit alors le corps qu’il portait en travers de sa selle. Cris. Cris était mort. Les larmes affluèrent, et la jeune femme s’enfuit en courant derrière l’écurie pour se protéger des regards.
Ted et Anthony retirèrent le corps de Cris de la monture de Richie. Le jeune homme descendit de cheval. Il ne voulait pas parler. Il n’en avait pas besoin. La main de Ted sur son épaule lui prouva son plaisir de le revoir, le regard d’Anthony témoignait de son chagrin d’avoir perdu Cris, et Johnnie perdu… Richie tendit une main à son ami de toujours. Dan la prit avec force et l’attira à lui, afin de le serrer dans ses bras. Richie se détacha de lui, et s’excusa d’un regard. Dan comprit. Son ami avait vu Elsa fuir. Il devait la rejoindre.

Elsa pleurait, pleurait. Elle pleurait de rage, de colère, de chagrin et de culpabilité... Elle l’avait pensé ! Elle s’en voulait de l’avoir pensé ! Elle avait prié "pourvu que ce ne soit pas Richie, pourvu que ce ne soit pas Richie !" Richie était sauf et Cris avait succombé. Elle s’en voulait. Un léger bruit derrière elle la fit sursauter. Il était là. Il la regardait, malheureux. Malheureux d’avoir survécu, d’avoir perdu un ami, malheureux de la voir pleurer... La vérité s’imposa d’elle-même. Elle aimait Richie. Elle l’aimait de tout son cœur, et il devenait ridicule de renier cet amour, de perdre du temps ; la vie est si courte... Celle de Cris venait d’être anéantie en pleine force, et avec disparaissaient ses rêves et ses projets. Cris le secret, qui aimait une femme ! Richie avait le cœur serré devant les larmes d’Elsa. Ils ne devaient plus perdre de temps. Elle l’aimait, il le sentait. Il n’en avait jamais douté. Cela ne pouvait plus continuer ainsi. Il s’approcha, l’enlaça et l’embrassa avec une grande douceur. Elle le regarda. Elle avait tellement rêvé de ce geste. Elle murmura ;
- Richie...
- Chut ! lui intima-t-il un doigt sur la bouche, avant de l’embrasser à nouveau. De nouvelles larmes envahirent les joues de la jeune femme.
- Pardon, dit-elle, se sentant coupable du temps perdu.
- Ne t’excuse pas ! Surtout pas !
Elle noua ses bras autour de son cou, et chuchota à son oreille ;
- Je t’aime !
Et malgré la douleur de l’instant, Richie sentit son cœur se réchauffer.

Brad avançait au pas sur le chemin de San Theodor. Il n’était pas pressé de rentrer. Il avait eu beaucoup de mal à se séparer de Samantha, car pour une fois dans sa vie, il avait peur. Peur de la perdre, peur de s’éloigner, peur de s’être trop laisser aller... Samantha lui avait fait promettre de revenir vite. Pour réparer son toit, avait-elle dit. Mais Brad avait compris. Comme lui, jamais elle n’avouerait la puissance des sentiments qu’ils avaient ressentis cette nuit-là. Jamais aucun d’eux ne dirait de mots d’amour ou d’affection. Brad ne savait pas les dire, il n’en avait jamais reçus. Mais leur silence était lourd de paroles ! Brad savait déjà l’accueil qu’il recevrait. Ted pousserait une colère, lui dirait de faire ses paquets et de quitter la ville ; Elsa s’interposerait, il le savait et une discussion s’ensuivrait. Johnnie serait curieux et ne cesserait de lui poser des questions sur ses occupations de la nuit, et Dan garderait son air moqueur, toute la journée, imaginant les choses les plus folles. Non, Brad n’était pas pressé de rentrer. Pourtant, il arrivait en vue de la Vieille Grange, et personne ne se tenait sur le seuil à l’attendre. Ce n’était qu’un bref gain de temps, car Brad s’attendait à essuyer les foudres de Ted. Lorsqu’il arriva près de l’écurie, qu’il descendit de son cheval, il fut étonné que personne ne se soit encore manifesté. Il se souvenait de ce jour où Cris avait découché, il ne savait pour quelle raison, la réaction du shérif ne s’était pas faite attendre. Toujours tranquille, il mena son cheval à l’écurie, et fut surpris de découvrir celui de Richie. Mais le cheval de Cris était absent, et Brad avait du mal à imaginer le mexicain revenir sans sa monture. Brad s’occupa du sien, sans que personne ne vint le déranger. Il alla se débarbouiller dans la grange, et le silence pesait toujours autour de lui. La grande chambre était vide ; il trouvait cela de plus en plus étrange. Il n’y avait plus qu’une seule solution, soit ils étaient tous chez Elsa, ou il était arrivé quelque chose. D’un pas déterminé, il se rendit chez Elsa, frappa et entra sans attendre de réponse. Il les découvrit tous attablés, la tête basse. Ted leva à peine les yeux à son entrée, et dit d’une voix sourde ;
- Assieds-toi Brad !
Il obéit, sans comprendre. Il nota les yeux rougis d’Elsa, la mine affligée de Richie... Il demanda ;
- Où est Cris ?
Toutes les têtes se levèrent alors vers lui, et dans leurs regards, Brad eut la réponse à sa question. Cris était mort. Brad se leva brusquement et quitta la pièce. Il se réfugia dans l’écurie d’où le cheval de son ami disparu était absent. Il l’aimait son cheval, le Mexicain ! Non ! Pas Cris ! Cris ne devait pas mourir ! Si l’un des adjoints devait mourir, cela aurait dû être lui ; Bradley Thomas le tueur, pas Cris. Pas cet homme droit, honnête, fidèle... Pendant que lui, passait du temps dans les bras de Samantha, ici il s’était déroulé un drame... Cris ne méritait pas de mourir !
- Je t’avais dit de t’asseoir !
Brad se retourna et vit Ted. Recevoir un sermon était vraiment la dernière chose qu’il souhaitait. Mais Ted ne dit rien, s’approcha de la jument de Richie et la caressa. Il continua ;
- J’aimerais que tu rentres et que tu viennes t’asseoir avec nous.
- Pourquoi faire ? demanda Brad, amer.
- Pour partager cette tragédie avec nous.
Brad le regarda droit dans les yeux ;
- Et ça servirait à quoi ?
- A nous assurer ta présence et ton soutien ! A recevoir le nôtre !
Le jeune homme eut un rire nerveux ;
- Je n’ai pas besoin de soutien ! La mort fait partie de la vie ! On y passera tous !
Ted soupira ;
- Je sais que tu ne penses pas un mot de ce que tu dis ! Viens avec nous ! Ted l’avait attrapé par le bras. Brad n’eut pas le cœur de résister à la poigne du shérif, il le suivit. Alors qu’il sortait de l’écurie, Ted demanda ;
- Au fait, t’étais passé où ?

D’un commun accord, ils amenèrent le corps de Cris à la mission de San Bernardo, et rendirent sa dépouille à son oncle et Amalia. Tous avaient découvert par la bouche d’Elsa le secret de leur ami, ce qu’il leur avait tant caché. Cris était amoureux et voulait épouser Amalia. La jeune fille s’écroula de chagrin, et pleura toute la durée de la cérémonie. Tous restèrent concentrés et graves. Dan songeait que plus jamais il ne saluerait son ami par un tonitruant "holà Cris !", que la vieille grange semblerait vide sans la présence si forte, si sage et raisonnable du Mexicain. Il venait de perdre un ami. Richie ne cessait de revivre l’emballement du troupeau, effrayé par l’orage, qui avait été à l’origine de la mort de son ami. Cris avait tenté de contenir le convoi, Richie avait tenté de l’en dissuader, mais le Mexicain s’était jeté à cœur perdu dans la masse bestiale…Richie l’avait vu tomber, l’avait entendu crier, et revoyait encore les sabots piétiner son ami…Cette vision le hanterait sa vie entière. Anthony réalisait à peine que Cris ne reviendrait plus. Il ne pensait pas cela possible. C’était comme si la famille qu’il s’était construite commençait à se désagréger. Il le regretterait.
Johnnie ne pensait pas. Ou si... Il se disait qu’il n’aimerait pas que Brad disparaisse à son tour. Il se sentirait si désemparé. Brad avait fermé son esprit. Il s’efforçait de ne plus penser, de ne pas souffrir de la perte de cet ami, de ne pas s’en vouloir, de se durcir un peu plus... Ne jamais s’attacher aux gens, c’était une des premières choses qu’il avait apprises, et dans la stabilité de sa nouvelle vie, il s’était surpris à donner son amitié... à Cris, notamment... c’était une erreur. Ne jamais s’attacher ! Jamais !
Elsa avait le regard posé sur la bague que Cris avait offerte à sa promise. C’était son alliance, et ce jour-là, elle ornait le doigt d’une jeune Mexicaine, veuve avant d’avoir pu vivre son amour. Cris était celui de "ses garçons" qui avait le plus la tête sur les épaules, celui qui avait des projets, qui savait où il allait…Elsa se demandait si cela servait vraiment d’avoir des projets dans la vie alors que tout peut s’écrouler d’un moment à l’autre. La gentillesse de Cris lui manquerait. Elle savait déjà qu’elle ne pourrait plus regarder vers le grand cèdre sans espérer y voir le jeune homme qui n’y serait pas. Personne ne remplacerait Cris.

Ted rajusta son chapeau et s’écarta à pas lents de la tombe de son adjoint. Cris avait été celui qui ne l’avait jamais déçu. Un employé modèle, l’adjoint idéal. Ted avait su dès le premier jour qu’il accomplirait un travail exceptionnel, et cela avait été le cas. Il était digne de confiance. Le shérif n’avait jamais pensé qu’il pouvait disparaître ainsi. Autant, il n’aurait pas été surpris, quoique très touché, que Dan ou Brad se fasse tuer, tant leurs comportements étaient extrêmes, mais Cris... Ted ne s’était pas vraiment préparé à se confronter à la mort d’un de ses gars. Ce n’était pas prévu, se répétait-il. Maintenant, ils devraient continuer leur mission sans lui. Et un grand vide emplirait la vieille grange.
Tous s’éloignèrent, laissant Fernando et Amalia profiter de derniers instants de recueillement. Richie jeta un regard en arrière, et embrassant la tombe fraîchement fleurie, il murmura ; - Adiòs Cristobal !

Le grand cèdre offrait ses branches accueillantes à celui qui avait le courage de l’escalader. L’arbre n’avait jamais été aussi imposant pour Anthony que ce jour-là. Ce jour où Cris n’était pas perdu dans son feuillage. Anthony avait ressenti le besoin de se rapprocher du cèdre ; c’était comme s’il y sentait mieux la présence de son ami. Il leva les yeux vers la cime, prit une grande inspiration et se lança à l’assaut du colosse. Il se percha tout en haut de l’arbre, et chercha ce que Cris pouvait trouver de merveilleux à ce poste élevé. Anthony regarda autour de lui. Il voyait San Theodor qui s’étendait devant lui, sur la gauche, il y avait les collines, et tout en bas, il découvrit une vue imprenable sur la maison d’Elsa. Anthony imaginait la jeune femme, les yeux rougis, occupée à diverses tâches ménagères comme si le travail pouvait chasser le chagrin. De là, il entendait l’harmonica de Dan ; une des rares choses qui rendaient l’atmosphère réconfortante en cette journée tragique. Il n’y avait que quelques heures à peine qu’ils étaient revenus de la mission, et tous s’étaient demandés comment reprendre une vie normale. Richie se reposait, après sa longue course. Anthony ne put s’empêcher de sourire à l’idée que personne n’avait été surpris de voir le jeune homme prendre la main d’Elsa et la garder dans la sienne. Richie et Elsa ! Pourquoi pas ? Anthony en était heureux pour eux. Brad avait saisi ses armes et avait déclaré se rendre à l’office. Il fuyait. Personne n’avait cherché à le retenir. Brad était ainsi. Il avait besoin de solitude. Johnnie avait donc rejoint Dan sur les marches du perron, et l’écoutait religieusement. Ted semblait rêver en regardant les chevaux s’ébattre dans le corral…et lui, Anthony, il était venu se percher sur l’arbre préféré de Cris. Il se prit à penser à sa vie, à son "père" surgi du passé, à ce jour miraculeux où il était entré au service de Ted, aux éclats de rire que Cris avait eu lorsque Brad avait jeté du fumier sur Samantha, à la fierté qu’il avait lu dans les yeux de son ami lorsqu’il avait vaincu seul les soûlards... Cris avait quitté sa vie alors qu’elle commençait à devenir intéressante. Il lui manquerait. Et pour le paysage, pour le cèdre, pour lui-même, il murmura ;
- Adiòs Cris !

Ted avait le regard perdu sur les chevaux. Et s’il avait été plus sévère, s’il avait empêché Cris de partir, s’il l’avait renvoyé ce fameux matin où il était rentré à l’aube, s’il ne s’était pas attaché... L’air mélancolique que jouait Dan l’excédait. Furieux de s’être laissé attendrir par ses adjoints, d’être touché par la mort de Cris, il se détacha de la barrière du corral, et entra vivement dans la maison d’Elsa. Il avait des choses à mettre au point. Il était temps que les règles soient respectées. La jeune femme sursauta quand il entra. Il n’avait pas l’habitude de claquer ainsi les portes. Il la regardait, déterminé, et après quelques secondes se décida ;
- Pourquoi tu n’as rien dit ?
- Dit quoi ? demanda-t-elle, sachant pertinemment de quoi il voulait parler.
Il s’énerva ;
- Ne fais pas l’innocente Elsa. Tu sais de quoi je parle. Toi et Richie !
Elle ne baissa pas les yeux devant son employeur ; c’était sûr, durant ces dernières heures, Richie et elle n’avaient pas cherché à cacher leur attachement. Il n’avait rien de secret, et Elsa n’en avait certes pas honte. Elle savait que cela ferait réagir Ted, mais elle comptait bien lui tenir tête et préserver ce qu’elle vivait avec Richie. Elle répondit spontanément ;
- Je ne savais pas qu’il fallait que je te fasse un compte rendu de ma vie privée !
La voix du shérif monta encore d’un ton ;
- Ne joue pas la maligne ! Tu fais ce que tu veux de ta vie, mais tu laisses mes adjoints en dehors de ça !
Elsa ouvrit de grands yeux et se rebella avec force ;
- Tes adjoints ! Mais qui les nourrit, lave leurs vêtements, les soigne, les écoute... C’est moi ! Et s’ils sont tes adjoints, ils sont "mes garçons" ! Nous vivons sous le même toit, je te rappelle !Et ma vie est un peu la leur ! Alors, ne compte pas sur moi pour abandonner Richie, parce que cela te choque !
Si Ted estimait Elsa pour son caractère, sa maîtrise et son implication, qu’elle s’oppose à lui, le mettait hors de lui. Surtout ce jour là ;
- Ce qui me choque, c’est que j’ai l’impression qu’ici, plus personne ne respecte rien. Il n’y a plus aucune règle ; Brad découche, toi, tu roucoules auprès de Richie, Dan joue au poker... C’est un peu trop la belle vie, ici ! Et on voit comment ça se termine ! Au cimetière ! Et c’est intolérable ! Je veux de l’ordre, de la discipline, du travail bien fait, aucun égarement, aucune distraction, aucune discussion, et tout le monde s’en portera bien mieux ! Ce n’est pas une maison de passe, ici !
Une gifle magistrale s’abattit sur la joue de Ted. Elsa, colère retenue, dit froidement ;
- Ted, tu vas m’écouter maintenant ! Le vrai problème, ce n’est pas Richie et moi. Ou une partie de poker !Le problème vient de toi ! Tu crois que tes règles, ta discipline, tu crois que prendre de la distance par rapport à nous t’empêchera de ressentir à nouveau ce que tu as au fond du cœur, aujourd’hui. Tu crois qu’en te voilant la face, en mettant de côté les sentiments, tu n’auras plus jamais ce chagrin que tu ressens pour Cris, mais je peux t’assurer que tu te trompes ! Au contraire, nous rapprocher les uns des autres est la meilleure des choses à faire. Nous regrettons tous Cris, mais ce n’est pas pour ça qu’on doit fermer notre cœur aux autres ! Ted, je sais que tu t’en veux, que tu te dis que si tu n’avais pas eu l’idée de former des adjoints, Cris serait encore des nôtres... Mais dis-toi que si tu n’avais pas eu cette idée, Cris n’aurait pas rencontré Amalia, et il n’aurait pas eu tous ses instants de bonheur, et même d’amitié. Il n’y a pas de raison que tu culpabilises parce que tu t’es attaché à eux. Ca ne fait pas de toi un homme plus faible... Souviens-toi de ce que tu dis à Brad. On a besoin de partager notre chagrin... Et si... et si nous suivons tes règles à la lettre, sans prendre le temps de profiter les uns des autres, le jour où une telle tragédie se reproduira, tu regretteras de ne pas avoir montré ton affection... Ted, je pleure Cris, et je le pleurerai longtemps encore, mais je ne veux pas que si un tel malheur arrivait à Richie, je regrette toute ma vie de ne pas lui avoir dit à quel point je l’aimais. J’aime Richie, que cela te plaise ou non, je l’aime.
Ted était cloué sur place. Elsa l’avait giflé, lui avait tenu des propos tellement vrais. Les amitiés, et les rapprochements qui avaient eu lieu ne pourraient être anéantis du jour au lendemain. Il était clair que Richie et Dan seraient toujours amis, que Dan jouerait toujours au poker, que Johnnie admirerait Brad... Qu’Elsa aimait Richie !Sans s’en rendre compte, ils avaient composé touche par touche une famille, et quelles que soient les règles strictes qu’il instituerait, il se rendait compte qu’il serait toujours touché par la disparition de l’un d’eux. Elsa avait raison. Il était trop tard pour prendre de la distance. Ted ne dit rien, il se pencha vers la jeune femme et l’embrassa sur la joue.
Dehors, l’harmonica de Dan s’était tu. Ted retira son chapeau , et dit comme pour lui-même ;
- Adiòs Cris ! Paix à ton âme !
- Paix à son âme ! confirma Elsa, dans un triste sourire.

Brad était seul à l’office. Il était parti de la vieille grange. Il ne supportait plus les mines affligées de ses amis, et ce malaise qui suit une disparition. Il avait repoussé Johnnie qui voulait le suivre ; il voulait être seul. Brad avait été touché comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Il avait ri avec Cris, lui qui ne riait pas souvent ; ils avaient partagé des moments de solitude, des expériences, des silences... Le silence, il n’y aurait plus que ça désormais. Il s’en voulait. Il s’en voulait de s’être laissé aller à baisser sa garde et à donner son amitié. Il aurait dû rester dur, se méfier comme il le conseillait à Johnnie. Il s’était laissé aller... et cela lui faisait mal. Ce qui le touchait encore plus c’était de voir la douleur que pouvait ressentir les autres, Elsa... et Amalia. Une telle souffrance ne devait pas être ressentie.
Jamais.
La porte de l’office s’ouvrit, et Samantha entra, la mine inquiète ;
- Je suis venue dés que j’ai su... Ca va ?
C’était la première fois qu’elle lui parlait si gentiment. Il observa cette jeune femme, son visage, sa longue natte brune, et répondit ;
- Ca va.
Elle voulut le prendre dans ses bras. Instinctivement, il la repoussa ;
- Laisse-moi !
Samantha ne comprit pas. Elle fit deux pas en arrière, et Brad la considéra sourcils froncés ;
- Qu’est-ce que tu fais là, d’ailleurs ? Tu n’as rien à faire ici. C’est l’office du shérif, alors va-t-en !
Voyant que la jeune femme ne bougeait pas. Il alla jusqu’à elle, la repoussa dehors et claqua violemment la porte, contre laquelle il s’appuya afin d’empêcher la jeune femme de forcer l’accès. Il l’imaginait, dans la rue, surprise de s’être fait traitée ainsi, sûrement en colère, qui ne comprenait pas. Elle devait le détester ! C’était ce qu’il cherchait. Il voulait la préserver de la souffrance qu’Amalia ressentait. C’était ce qu’il y avait de plus important ; qu’elle le déteste ! Et ils vivraient plus heureux, croyait-il ! Il soupira. Pourquoi le Seigneur les avait-il dotés de sentiments ?

Samantha fut prise de court. Brad venait de la mettre à la porte, de la repousser, de l’humilier... Etait-il ce genre d’homme qui profitait des femmes avant de les abandonner ? Elle s’était faite avoir ! Une immense fureur l’envahit, et elle frappa la porte de l’office à coups de poing violents, en hurlant ;
- Je te déteste, Bradley Thomas ! Je te déteste !
A l’intérieur, Brad ferma les yeux, et murmura ;
- Déteste-moi, Sam, je t’en prie, déteste-moi !

La nuit était tombée. Les habitants de la vieille grange s’apprêtaient à prendre leur premier repas sans Cris. D’ailleurs, Anthony avait les yeux posés sur la chaise désormais vide du disparu. Ted trônait en bout de table comme chaque soir. Mais ce soir-là, le silence était de mise. Une fois le plat fumant déposé sur la table, Elsa avait pris place près de Richie. Le shérif s’étonnait de ne pas entendre la voix vivante de Dan qui rythmait en général le repas. Il s’étonnait mais le comprenait. C’était la gêne de ce premier repas sans Cris. Anthony n’avait pas cillé et son regard était toujours sur la chaise vide, Brad, mine fermée, était renfermé sur lui, Richie semblait presque s’excuser d’être là et d’avoir trouvé Elsa, et la jeune femme avait les yeux empreints de tristesse. Ted savait que ce malaise reviendrait à chaque première fois, la première mission sans Cris, la première nuit dans la grange sans sa présence, la première chevauchée, et même le premier Noël... Ted se devait de rompre cette chaîne qui embarrassait tout le monde. Il s’éclaircit la gorge, et tous levèrent les yeux vers lui ;
- Ce n’est pas dans mon habitude, mais je crois qu’aujourd’hui est le jour idéal pour s’adresser au Seigneur.
Aucun d’eux n’approuva. Aucun n’était vraiment croyant. Ted ne distingua qu’un léger hochement de tête chez Dan, alors il continua ;
- Seigneur, je souhaitais te remercier pour ce repas que nous allons partager ce soir. Si nous avons le cœur un peu lourd c’est parce que l’un de nos amis ne le partagera pas. J’espère sincèrement qu’il est au paradis, qu’il est heureux, et que tu prends soin de lui. Ce soir, je souhaiterais lui dire au nom de tous ; Cris, où que tu sois, nos pensées t’accompagnent, et il restera toujours une chaise vide à notre table. Bon vent à toi, Cris !
- Adiòs, dirent les autres presque en chœur.
Elsa servit alors les garçons. Ted espérait que cet adieu conclurait le malaise, et il n’imaginait pas que ce serait Johnnie, qui ne quittant pas du regard Richie et Elsa, demanda spontanément ;
- Vous allez vous marier ?
Tous furent surpris. Elsa jeta un regard gêné à Richie, qui dans un léger rire, répondit ;
- Cela ne te regarde pas.
- Oh que si ! Ca nous regarde ! lança Dan, l’œil malicieux. N’est-ce pas vous autres ?
Anthony approuva avec force, Brad n’eut qu’un léger sourire, mais un éclat de curiosité s’était allumé dans ses yeux, Ted posa les coudes sur la table, et dévisagea Elsa et Richie ;
- En effet, ça nous regarde ! Je meurs d’envie de savoir quels sont vos projets !
Elsa et Richie se regardaient sans répondre, Dan insista ;
- Allez, Rich, dis-nous !
Ce fut Elsa qui répondit ;
- On n’en est pas encore là !
Ted lança avec un clin d’œil ;
- Faites attention, les choses vont souvent plus vite qu’on ne le croit !
- Vous avez été marié, Ted ? demanda alors innocemment Anthony.
Le shérif fronça les sourcils, et jeta un regard mauvais à son protégé ;
- De quoi je me mêle ?
Dan éclata de rire ;
- Auriez-vous des choses à cacher, Shérif ?
Elsa, trouvant l’occasion de détourner l’attention d’elle, continua en souriant ;
- Oui, Ted. Parlez-nous un peu de vous !
- Alors ? insista Johnnie, ravi que l’ambiance jusque là morose, se détende.
- Mais mêlez-vous de ce qui vous regarde ! se défendit Ted. Ma vie privée ne regarde que moi ! Parce que je suis le shérif, moi ! Et je n’ai de comptes à rendre à personne, contrairement à vous ! D’ailleurs, Brad, j’aimerais bien savoir où tu as passé la nuit dernière, tu ne m’as toujours pas répondu !
Brad, qui jusque là semblait perdu dans ses pensées, réagit ;
- Si ni vous, ni Richie et Elsa ne jugent bon de s’étendre sur leurs vies privées, je ne vois pas pourquoi je vous répondrais !
Ted ne put s’empêcher de sourire. C’était à quelques mots près la réponse qu’il attendait de Brad. Le jeune homme ne dirait rien, il le savait. D’ailleurs, ça n’avait pas beaucoup d’importance ! Mais Richie pensa le contraire ;
- Brad, si tu ne nous dis rien, on en déduira que tu as passé la nuit chez Samantha Ridell !
- Tu es fou ! coupa Johnnie. Ils se détestent !
- Ou que Samantha t’a séquestré pour se venger du fumier que tu lui a versé dessus ! continua Dan.
- Moi, je pencherais plutôt pour un règlement de compte à la ville voisine ! suggéra Anthony.
Elsa ne put s’empêcher d’y mettre son grain de sel ;
- Non ! Ce n’est pas assez romantique ! Moi, je partage l’idée de Richie. Il a passé la nuit chez Samantha.
- Passer la nuit chez Samantha ? Me faites pas rire ? cria Dan, en éclatant pourtant de rire.
Brad, toujours silencieux, se décida à desserrer les lèvres ;
- Je vous laisse méditer sur toutes ces hypothèses ! Je n’ai rien d’autre à ajouter !
- Je suis sûr que j’ai raison ! cria Richie.
- Tu veux parier ? dit Dan en sautant sur l’occasion.
Ted souriait. A les entendre ainsi discuter, se chamailler, Ted se dit que la vie continuait, et que bientôt, malgré l’absence de Cris, la vie retrouverait son équilibre.
- Vous m’énervez ! cria Brad, en se levant et il quitta la pièce en claquant la porte.
La vie continuait...

Chapitre 12

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