Sur la frontière


Les collines de Fort Esperanza

MAI 1855

Le cavalier s’arrêta pour examiner le paysage. Après un instant d’hésitation, il quitta la piste et s’engagea sur un sentier caillouteux qui disparaissait dans les collines. Il y trouverait sûrement un endroit abrité pour passer la nuit. Il ne ferait pas bon rester à découvert une fois la nuit tombée. La région était sauvage et réservait toujours quelque piège à un homme seul. Mais il n’avait pas peur. Il avait déjà connu le danger et savait se défendre. Son vieux fusil à double canon pouvait en témoigner. Pourtant, il paraissait encore bien jeune, ce caporal perdu dans le désert, avec pour seul compagnon un mustang à la robe souris portant la marque de l’armée.
Michael Davis s’était engagé dans la cavalerie quatre ans plus tôt. A la mort de ses parents, il s’était placé comme apprenti menuisier, mais cette existence trop routinière l’avait vite lassé. Il rêvait d’aventure et de découvertes. A l’âge de seize ans, son baluchon sur l’épaule, il avait quitté sa ville natale et signé son engagement en trichant sur son âge. Et voilà qu’enfin, après tout ce temps, sa chance s’était présentée. Un courrier du ministère de la guerre demandant à la garnison un homme pour un poste au Nouveau Mexique. Pendant deux mois, il avait mené contre le commandant de Fort Leavenworth un siège dans les règles de l’art pour obtenir cette mutation. L’officier avait fini par capituler. Ses nouveaux galons de caporal sur les manches, Davis avait donc roulé sa couverture et rangé ses maigres richesses dans ses fontes, puis il avait pris la route.
Ces deux semaines de voyage en solitaire étaient une renaissance. Il était là où il voulait être depuis toujours. Il allait vivre comme il l’avait toujours rêvé. Ce désert mythique n’était déjà plus un mythe, mais une réalité dont les ombres vivantes s’allongeaient sous le soleil déclinant. Davis avançait maintenant à flanc de colline, au milieu des cheminées des fées d’ocre et de sang. Le sentier disparaissait de temps en temps dans la rocaille pour réapparaître un peu plus loin. Le jeune caporal semblait laisser sa monture choisir la route à suivre. L’animal avançait d’un pas sûr, cherchant un endroit paisible et un carré de verdure au milieu de la poussière.
Soudain, au détour du chemin, Davis serra les doigts sur les rênes, renforçant l’effet du mors dans la bouche de l’animal. Le mustang s’immobilisa net et regarda dans la même direction que son maître. A quelques mètres devant eux, aplati contre un rocher, se tenait un enfant, un lance-pierres à la main. Son chapeau ramené sur les yeux le protégeait de la lumière aveuglante du soleil couchant. Il semblait retenir sa respiration et guettait un trou dans la rocaille à deux mètres de lui. "Qu’est-ce que tu fais là, petit ?"
Fanny sursauta et se retourna vivement pour dévisager le soldat. Au même instant, le lièvre qu’elle guettait bondit hors du trou en faisant rouler les cailloux. Profitant de cette diversion inespérée pour se remettre sur ses jambes, elle s’enfuit en bondissant de pierre en pierre comme un jeune bouquetin. Le jeune homme manœuvra sa monture pour contourner le chaos. Mais l’enfant avait bien jugé de la situation. Le terrain devenait trop accidenté. Le soldat mit pied à terre et se lança à sa poursuite en l’appelant. Après quelques minutes d’une course effrénée et dangereuse, il la vit disparaître dans une faille. Mais lorsqu’il la rejoignit, il n’y avait personne. Il jeta un coup d’œil à la ronde en reprenant son souffle, puis se remit à chercher.

Fanny rampait maintenant sous un surplomb. Elle pensait avoir échappé à l’inconnu, mais le plus difficile restait à faire. Dans sa hâte, elle n’avait pas pris le temps de réfléchir et s’était enfuie dans la mauvaise direction. Il lui fallait rejoindre Black Storm, ce qui ne serait pas chose aisée, puisque le soldat devait se trouver à présent entre elle et son cheval. Elle se gratifia de quelques affreux surnoms, et une fois sa colère passée, hissa prudemment la tête hors de sa cachette. Les alentours semblaient déserts, mais la fillette opta pour la prudence. Elle se glissa dehors comme un chat et commença à remonter vers Black Storm en s’abritant derrière les rochers. Avec toute la discrétion que lui avaient enseigné ses amis cheyennes, elle se faufilait d’abri en abri, observant de temps à autre les alentours, mais ne restant jamais longtemps à découvert. Le soldat ne donnait plus signe de vie. Il avait même cessé de l’appeler. Peut-être avait-il renoncé. Fanny hasarda un nouveau coup d’œil hors du renfoncement où elle s’était blottie. Elle avait à peine émergé, qu’elle se sentit ceinturée et soulevée de terre. "T’es un petit malin, mon gars, dit Davis. Mais pas encore assez pour m’échapper !" Lui-même grand fugueur devant l’Eternel en ses jeunes années, il connaissait toutes les astuces.
Le ton légèrement moqueur de sa voix mit Fanny dans un tel état de fureur qu’elle se tortilla comme un diable pour se libérer. Mais elle avait beau gesticuler, distribuer coups de pieds et de poings rageurs, le jeune homme ne desserrait pas son étreinte d’un pouce.
"Lâchez-moi, grogna-t-elle en se contorsionnant.
– Pas avant que tu m’aies expliqué ce que tu fais tout seul dans un endroit pareil.
– J’ai rien à vous dire !
– Comme tu voudras", dit le soldat.
Raffermissant sa prise, il la porta jusqu’à son cheval et détacha son lasso. Après quelques efforts, il réussit à lui attacher les mains et les jambes, puis il la fit asseoir contre un rocher. Fanny lui jeta un regard noir, mais il n’y prêta pas attention. "Comme ça, tu vas peut-être te tenir tranquille et prendre le temps de réfléchir, dit-il. Moi, j’ai tout mon temps."
La fillette le regarda s’éloigner et desseller son cheval. Elle tenta de desserrer ses liens, mais s’aperçut bien vite qu’elle avait affaire à un connaisseur. Au lieu de se détendre, la corde lui entrait un peu plus dans la chair à chaque effort qu’elle faisait. Elle serra les dents et se résolut à attendre le bon vouloir du caporal. Celui-ci avait mis son mustang à l’attache et installait le bivouac. Il continua à la questionner tout en allumant le feu et en préparant le repas, mais Fanny s’était jurée que si elle se résignait pour l’instant à être sa prisonnière, il ne tirerait rien d’elle. Davis l’observait à la lueur du feu. Voilà un gosse qui avait une sacrée dose de courage et un fichu caractère ! Mais qu’allait-il bien pouvoir en faire s’il ne coopérait pas plus que ça ? Sa présence dans ce lieu désolé l’intriguait. Comment avait-il pu arriver jusque là ? Un bruit de sabots dans les rochers attira soudain son attention. Il se leva, le fusil à la main, et scruta les ténèbres. Finalement, un cheval noir harnaché sortit de l’ombre à pas prudents. Davis releva son arme. A la longueur des étriers, ce ne pouvait être que celui de son invité. "On dirait que ton cheval en a eu assez de t’attendre, dit-il à l’adresse de Fanny. Pourquoi tu me l’as pas dit ? J’aurais été le chercher."
Le soldat s’approcha de l’animal en tendant la main pour saisir les rênes, mais celui-ci eut un brusque mouvement de recul et rejeta les oreilles en arrière. "N’essayez pas de le toucher, dit alors Fanny. Black Storm est dangereux. Il ne laisse approcher que moi et n’obéit qu’à moi.
– Dis-lui de se tenir tranquille. Je veux juste le desseller et lui donner à manger. "
Fanny observa le soldat avec méfiance. Son esprit en ébullition de mit à échafauder une demi-douzaine de plans d’évasion à la seconde. A cet instant précis, Black Storm était son meilleur atout. Elle aurait très bien pu lui dire de l’attaquer. Elle se serait alors emparée d’un couteau et se serait libérée. Mais il avait une arme. Elle ne pouvait pas prendre un tel risque... Et puis, si le colonel venait à apprendre que l’étalon s’en était pris à un soldat, il le ferait abattre à coup sûr. La rage au cœur, la fillette s’exécuta. L’étalon regarda l’homme approcher prudemment, mais ne bougea pas, malgré les légers frémissements qui couraient sous son poil. Dès que le caporal eut enlevé la selle, Black fit volte-face et rejoignit le mustang à l’attache.
Davis déposa la selle et les fontes près du feu et déroula la couverture de son invitée. Soudain, il la regarda, surpris : "C’est une couverture de l’armée, ça. Où l’as-tu trouvée ?"
Mais Fanny s’était murée dans son mutisme. Elle avait repris son air buté et lui jetait de nouveau des regards chargés de colère. Davis n’insista pas et entreprit la fouille de ses affaires, espérant trouver un indice sur son identité et son origine. Hélas, ceci ne donna pas plus de résultat que l’interrogatoire. A bout de ressources, il décida de remettre au lendemain ses questions. Il remplit une gamelle de fèves et vint s’accroupir devant elle. La bonne odeur de lard chatouilla les narines de l’enfant. Son estomac la rappelait aussi à l’ordre. Elle montra ses poignets liés au soldat. « C’est ça, répondit-il à sa question muette. Pour que tu me joues un tour de cochon… Si ça ne t’ennuie pas, c’est moi qui te ferai manger... Et puis enlève donc ce chapeau qui te mange la moitié de la figure. Le soleil est couché.
– Non !"
Il était déjà trop tard. Une longue tresse soyeuse tomba sur ses épaules, sous les yeux ébahis du caporal. "Et dire que je croyais avoir affaire à un invité. Félicitations, demoiselle. Vous vous défendez plutôt bien...
– ... Pour une fille ? J’ai plus de mérite pour ça ? répliqua-t-elle avec hargne.
– Ne grimacez pas comme ça, vous aurez des rides, plus tard. Ce serait dommage de gâcher un si joli minois", répondit le jeune homme en riant.
La réaction vexa Fanny plus encore que les paroles. Elle renversa la cuillère de fèves d’un geste violent, en déclarant qu’elle n’avait pas faim. Davis haussa les épaules, la couvrit avec la couverture et alla s’asseoir de l’autre côté du feu pour manger.

Il faisait encore nuit quand le soldat la tira d’un sommeil profond. Les blocs rocheux et la maigre végétation se détachaient à peine sur un ciel pâlissant légèrement à l’Est et projetaient des ombres plus inquiétantes que la nuit. Le café chauffait déjà sur le feu ranimé. Fanny regarda le jeune homme s’affairer auprès de son cheval. Ses affaires étaient pliées et prêtes à être chargées. Comme elle s’en inquiétait, il lui répondit qu’il avait encore de la route à faire et qu’il ne voulait pas perdre de temps. Puis il porta à ses lèvres une tasse de café et lui mit un morceau de viande fumée dans les mains, qu’elle mordit à pleines dents. Son jeûne de la veille l’avait mise en appétit et elle aurait bien complété le maigre déjeuner par les fèves qu’elle avait repoussées avec tant de vigueur. "Qu’est ce que vous comptez faire de moi ? demanda-t-elle quand elle se fut calé l’estomac.
– Je t’emmène. Je trouverai bien un endroit où on pourra s’occuper de toi. A moins que tu ne me dises qui tu es et d’où tu viens, ce qui simplifierait les choses."
Mais Fanny serra les lèvres d’un air têtu. Le caporal comprit qu’il était inutile d’insister. Il sella le cheval souris puis s’approcha de l’étalon, le harnachement de Fanny à la main. Le cheval, méfiant, baissa les oreilles et regarda sa cavalière. Celle-ci, d’un signe de la tête lui fit comprendre de se laisser faire. Black Storm frappa le sol du sabot mais ne bougea pas. Le caporal l’aborda prudemment, jetant de temps à autre un regard intrigué vers la fillette, et posa la selle sur le dos de l’animal. Quand tout fut prêt, le soleil pointait à l’horizon. Davis délia ses jambes et la hissa sur son cheval, puis il s’installa derrière elle.

Ils firent halte au milieu de la matinée et trouvèrent un peu d’ombre dans les rochers. Sa charge supplémentaire obligeait le soldat à ralentir son allure pour ménager le mustang. Black Storm les suivait à distance, mais il ne voulait pas prendre le risque de laisser la fillette le monter. Il y avait une telle connivence entre le cheval et sa petite maîtresse qu’il ne pouvait leur faire confiance. Fanny n’avait pas dit un mot, ni pour se plaindre, ni pour réclamer un peu de repos. Elle ne semblait même pas curieuse de ce qui l’attendait. A vrai dire, elle s’en doutait. Alors, elle supportait sa situation les dents serrées, l’humeur mauvaise. A la halte, il la fit descendre de cheval, lui donna un peu d’eau et la laissa se dégourdir les jambes quelques minutes. Puis, très vite, ils reprirent la route. Ce n’est que peu avant midi qu’elle ouvrit enfin la bouche : "Pas par là."
Le soldat la dévisagea, étonné, et regarda la piste qui s’enfonçait dans le canyon de l’Homme Mort. "Tiens, tiens. On a la langue qui se délie, tout à coup. Qu’est-ce qu’il y a par là ?
– Des commanches.
– Comment se fait-il que tu m’en avertisses, alors que je suis persuadé que tu préférerais me voir mort ?
– Au cas où vous l’auriez oublié, vous m’avez ôté tout moyen d’action, répondit-elle en montrant ses poignets attachés. Mon sort est donc lié au vôtre et je suis pas pressée de mourir.
–Tu marques un point... Si tu connais le défilé, tu dois aussi connaître la route à suivre.
– Je suis pas pressée d’arriver non plus."
Davis poussa un soupir de résignation. Il lui faudrait donc ne compter que sur lui, une fois de plus. Il tourna bride et revint sur ses pas. A un mile de là, il retrouva dans la poussière des traces de roues. Il était probable que les chariots et la diligence avaient ouvert une nouvelle voie à partir de cet endroit pour éviter le canyon. Les traces se perdaient ensuite dans la rocaille, mais à l’embranchement, elles étaient relativement lisibles. Le caporal établit sa route d’après la position du soleil et se remit en marche.

C’est elle qui les vit la première. Loin dans la plaine brûlante, un léger nuage de poussière, puis un point noir grossissant lentement. Elle put bientôt les compter. Six hommes à cheval. Elle ramena son chapeau sur ses yeux pour se protéger du soleil et détourna la tête comme si de rien n’était. Le caporal les avait vus lui aussi. D’abord méfiant, il finit par se détendre en distinguant les uniformes bleus. Quelques minutes plus tard, la patrouille l’abordait.
"Caporal Davis, affecté à Fort Esperanza."
Le lieutenant lui rendit son salut. "C’est un paquet encombrant que vous avez là, caporal, dit-il en souriant. Où l’avez?vous trouvé ?
– A une demi-journée de cheval d’ici, dans les collines. Mais elle m’a donné bien du mal.
– Ça ne m’étonne pas, répondit l’officier en soulevant le chapeau de la prisonnière. Un vrai petit indien. Pas vrai, Fanny ?"
La fillette écarta la main importune en grognant.
"Vous la connaissez ?
– C’est la fille du colonel MacLand. Elle a fichu le camp il y a deux jours après s’être disputée avec son père.
– C’est ça, racontez ma vie, tant que vous y êtes !
– Vous ne l’avez pas cherchée ? demanda Davis stupéfait.
– Oh si ! Mais nous n’avons pas que Fanny MacLand à nous occuper. De toute façon, ce n’est pas la première fois. Elle finit toujours par revenir quand l’humeur s’améliore... A voir sa tête, elle avait encore besoin d’un jour ou deux."
La réaction complaisante de l’officier laissa le jeune soldat perplexe. Aussi, il ne put réagir immédiatement en voyant Fanny passer vivement une jambe par-dessus l’encolure et sauter à terre en émettant un sifflement aigu. Aussitôt sur ses jambes, elle se mit à courir vers Black Storm qui galopait à sa rencontre. Le caporal ne fut pas long à se remettre de sa surprise. Faisant volte-face, il lança son petit cheval derrière la fillette et, en équilibre sur un étrier, se pencha pour la cueillir au moment où elle allait attraper le pommeau de sa selle. Fanny hurla en se sentant happée et commença à se débattre avec énergie. Davis reçut un coup de poing dans les gencives qui lui arracha un juron, et pour plus de tranquillité, la coucha en travers de l’encolure comme une vulgaire sacoche. "Et bien, on dirait que tu as trouvé plus fort que toi, cette fois, constata le lieutenant en riant.
– Il perd rien pour attendre, grogna Fanny avant de laisser retomber sa tête.
– En tout cas, ils vont être drôlement contents de la revoir, là-bas. La colonelle commençait à s’inquiéter. Le fort est à deux heures d’ici. Bonne chance, caporal.
– Merci, mon lieutenant."
Les deux hommes se saluèrent et s’éloignèrent dans des directions opposées.

Les portes du fortin s’ouvrirent devant eux et le jeune soldat se trouva immédiatement entouré d’une nuée de tuniques bleues se poussant du coude et échangeant des rires narquois. Il attacha sa monture, puis remit la fillette sur ses pieds, encore étonné de l’agitation provoquée par leur arrivée. Fanny ne s’était jamais sentie aussi humiliée. Se faire ramener dans cette position par un caporal ! Un coup comme ça, ça vous détruisait une réputation en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Tout le fort allait en rigoler pendant des années. Les grand-parents en parleraient encore à la veillée pour amuser les enfants : "Si vous aviez vu, le jour où il a ramené la petite MacLand ! Jamais on ne s’était autant amusés. Elle en faisait, une tête !"
"Et alors ! Vous voulez un autographe ? lança-t-elle d’un ton qui fit reculer le cercle d’un pas.
– Baisse d’un ton, veux-tu ?" intervint la grosse voix paternelle.
L’agitation se calma aussitôt et les hommes s’écartèrent pour laisser passer le colonel.
La fillette lui jeta un regard bougon de dessous son chapeau, tout en continuant à faire la moue. Le caporal se mit au garde-à-vous et se présenta. Puis, devant l’oeil interrogateur de l’officier sur sa fille, s’empressa de s’excuser, gêné : "Je suis désolé, mon colonel. J’ai été obligé de l’attacher pour éviter qu’elle ne me file entre les doigts.
– Sergent Kirby, conduisez notre déserteur en salle de police."
Le vieux sergent détacha les poignets de l’enfant et la poussa sans ménagement devant lui. Fanny se retourna un instant pour lancer au nouveau venu un regard assassin suffisamment éloquent. Quelques commentaires montèrent de l’assemblée et tout le monde observa le jeune caporal avec curiosité. "Laissez-moi vous donner un conseil, caporal, dit alors le colonel. Tenez-vous sur vos gardes pendant quelques temps, parce que ça, elle n’est pas près de vous le pardonner.
– Que voulez-vous dire ?
– Qu’aucun d’entre nous n’aimerait être à votre place lorsque la punition sera levée. Vous avez gagné une bataille, mais pas la guerre."

La réflexion du colonel trotta dans la tête du jeune caporal longtemps encore, tandis qu’il prenait ses marques dans sa nouvelle vie.
L’univers des forts de l’Ouest n’était pas nouveau pour lui, mais c’était pourtant la première fois que tout paraissait simple, ordonné, évident. Bien sûr, il y avait toujours les quelques râleurs de service pour critiquer la soupe ou les corvées, mais ici on ne se plaignait pas des officiers et encore moins du commandant. Et ça, c’était plutôt déroutant. Jusqu’à présent, il avait toujours senti un abîme entre la troupe et les membres de l’état-major : ils n’étaient pas du même monde et il était impensable que ce fossé pût un jour être comblé. L’intérêt des officiers passait rarement par les mêmes sentiers que celui de leurs hommes. Pourtant, Davis s’aperçut rapidement que tous ici, du commandant en second au jeune bleu, respectaient le colonel MacLand. L’homme lui-même n’était pas inaccessible, enfermé dans la tour d’ivoire du poste de commandement comme d’autres qu’il avait connus. Il fut surpris, alors qu’il n’était là que depuis deux jours, de le voir un matin traverser la place d’arme d’un pas décontracté, quoique toujours impeccable en son maintien et sa tenue, en direction de l’intendance où lui-même aidait trois hommes à décharger un chariot. Le colonel s’arrêta à côté du sergent Kirby qui pointait sur une liste les sacs et les caisses qui disparaissaient aussitôt dans la pièce fraîche et sombre, et échangea avec lui quelques mots à propos du chargement. Il se fit ouvrir une caisse de viande salée, vérifia son contenu puis, comme il allait s’en retourner, il lança au caporal un "Courage Davis. Ce vieux Kirby n’a pas fini de vous faire trimer", qui désarçonna le jeune homme. Le colonel s’acheminait déjà vers la forge, quand le caporal reprit ses esprits. Comment, alors qu’il ne l’avait vu qu’une fois, pouvait-il se rappeler de son nom ?
"Et alors Davis ? Tu vas bailler aux corneilles encore longtemps ? le houspilla Kirby.
– Non sergent ! répondit le jeune homme fort et clair, ainsi qu’on lui avait appris à le faire, en raffermissant sa prise sur la caisse.
– Oh là ! Pas la peine de faire autant de zèle, ricana le vieux sous-officier. C’est pas comme ça que ça marche, ici."
Le caporal baissa les yeux, gêné. En effet, il semblait que le mode de fonctionnement de ce fort sortait quelque peu de l’ordinaire. Il avait pu s’en apercevoir le jour même de son arrivée. Une fois de plus, son regard s’égara du côté du petit bâtiment d’adobe à l’unique et étroite fenêtre munie de barreaux. La fillette était-elle toujours là ? Il avait du mal à le croire. On ne maintient pas un enfant de son âge aussi longtemps enfermé dans la cellule d’une prison militaire. Encore moins lorsqu’il s’agit de votre propre fille ! « Sergent, je peux vous poser une question ? » finit par demander le caporal, après avoir rangé la dernière caisse. Son manège n’avait pas échappé au vieux soldat. Il jeta lui même un coup d’œil dans la direction de la salle de police et sourit d’un air entendu.
"Ca t’intrigue, pas vrai ? finit-il par répondre.
– Comment ça se fait que le colonel traite sa fille comme ça ?
– C’est pas sa fille, qu’il punit. C’est le caporal MacLand.
– Caporal ? s’exclama Davis, stupéfait.
– Je sais, ça surprend toujours au début. Tu sais, cette gamine, je l’ai vue grandir. Et s’il y a une chose que je peux certifier, c’est que ses galons, elle les a mérités. Ce petit monstre n’a pas fini de nous en faire voir, mais elle a l’étoffe d’un soldat."
Davis se contenta de hocher la tête sans quitter le bâtiment des yeux. Posant sa lourde patte sur son épaule, Kirby préféra le mettre en garde : "Tu devrais éviter de trop gamberger à son sujet. Crois-moi, tu feras connaissance bien assez tôt."

Désobéissance et désertion, dix jours de cellule. Ce n’était pas trop cher payé pour une telle escapade. Et pourtant, les tarifs avaient augmenté, depuis un an. Pour sa défense, Fanny se plaisait à croire que son indiscipline grandissante et son besoin de liberté trouvaient leurs racines dans le mal du pays qu’elle éprouvait encore. La chaleur, la poussière, la sècheresse... Ce à quoi son père aurait pu rétorquer que pour quelqu’un qui ne s’habituait pas à la région, elle n’avait pas mis longtemps à la connaître dans ses moindres recoins et à apprendre à y vivre et à en vivre, ce qui lui permettait ses petites fugues. Pourtant, les arbres et les sommets neigeux de Fort Laramie lui manquaient réellement. Petit-Lynx aussi. Son meilleur ami, son frère de sang. Il faisait maintenant partie du cercle des guerriers, alors qu’elle, on la considérait toujours comme un bébé...
Ce qui était cher payé, par contre, c’était le retour au fort. Il serait bien difficile, après une telle humiliation de sortir la tête haute et d’affronter les regards. Elle avait ruminé cette sombre pensée pendant ses trois premiers jours de détention, tandis que recroquevillée sur la planche de bois suspendue au mur qui servait de couchette, elle s’efforçait d’ignorer les gardes qui se relayaient devant la grille. Puis les jours suivants, son attitude avait changé : elle avait réfléchi, décidé qu’elle n’en mourrait pas, que ce n’était qu’une question d’amour propre et que le meilleur moyen d’oublier son déshonneur était de l’affronter. Depuis, tous les jours, elle tirait le petit tabouret bancal devant la grille et engageait avec ses gardiens d’interminables parties de poker au cours desquelles elle prenait un malin plaisir à plumer virtuellement ses adversaires. Quand Kirby prenait le relais, il déposait le jeu de cartes sur le bureau de la salle de police et tirait devant la grille un banc sur lequel il posait un plateau d’échec. Invariablement, Fanny faisait une affreuse grimace dans son dos. Le vieux sergent faisait mine de l’ignorer : "Ca fait partie de la punition, disait-il. Si tu gagnes, tu auras une réduction de peine." Fanny savait qu’il n’en était rien, mais elle savait aussi qu’il faudrait en passer par le bon vouloir de son vieux maître. Il croyait dur comme fer que les échecs étaient un moyen efficace pour développer son sens de la stratégie et qu’il complétait ainsi son éducation militaire. Alors elle faisait un effort pour se concentrer et perdait invariablement quand, à bout de patience, elle laissait finalement ses pensées divaguer en imaginant mille et une façons plus fantaisistes les unes que les autres de prendre sa revanche sur le nouveau caporal. Un petit plaisir personnel à ses dépends, ça ne se refusait pas...

La patrouille passa le mur d’enceinte à la nuit tombée. Après s’être occupés des chevaux, les hommes rejoignirent leurs quartiers pour goûter un repos bien mérité après quatre jours dans les collines. Le caporal Davis ouvrit la porte de la chambre qu’il partageait avec un autre sous-officier et jeta ses sacoches dans un coin. Il allait s’affaler sur sa couchette quand une voix le coupa dans son élan : "Tss tss... Si j’étais vous, caporal, j’éviterais."
Intrigué, le jeune homme se mit en quête de la lampe et buta dans le tabouret. Le remue-ménage dérangea la chose posée sur le lit. Un bruit de crécelle emplit soudain la pièce. Une allumette craqua et la chambre s’éclaira. Davis eut un vif mouvement de recul en découvrant, à un mètre de lui, un crotale en alerte installé sur sa couverture. Assise en tailleur sur la table tout près de la lampe, Fanny l’observait. Il n’était guère reluisant, dans son uniforme poussiéreux sentant la transpiration, une barbe de trois jours noircissant son visage brûlé par le soleil et ses yeux bruns la fixant d’un air hagard. "Qu’est-ce que ça veut dire ?" s’écria-t-il, furieux.
Fanny ne répondit pas, mais un sourire frondeur se dessina sur ses lèvres.
"Veux-tu m’enlever cette sale bestiole de là !"
Tranquillement, la fillette descendit de la table et quitta la chambre. Sur le pas de la porte, elle se retourna vers le jeune homme aussi pâle que la mort : "Dites-vous que j’aurais pu ne pas vous prévenir... Bonne nuit, caporal. Et soyez gentil avec mon ami."
Le soldat n’avait pas quitté le serpent des yeux. Il essuya du revers de la main une goutte de sueur qui perlait à son front. Il tenta de s’approcher, mais le serpent le guettait, prêt à combattre. Davis recula vers la couchette de son camarade de chambrée, en ôta la couverture avec des gestes lents et l’enroula autour de ses bras. Puis, avec la même mesure, il revint vers l’animal qui n’avait pas bougé d’un pouce. Il prit alors une grande inspiration et se jeta sur le reptile. Celui-ci ondula sous la couverture, mais le jeune homme abattit sa crosse de revolver avec violence. Quand la crécelle se fut tue et qu’il fut sûr que la couverture ne bougeait plus, il découvrit la dépouille de son ennemi. Il était encore là, tout tremblant et ruisselant de sueur, tenant le serpent à la main, quand son colocataire entra. "Alors, Davis, on dirait que tu viens de faire connaissance avec Petit-Renard.
– Elle fait souvent des blagues de ce genre ?
– Seulement quand elle a un compte à régler. Mais rassure-toi. Je ne crois pas qu’elle t’en veuille vraiment. A mon avis, elle a seulement voulu voir ce que tu avais dans le ventre.
– Ah, elle a voulu me tester ! Et bien elle en sera pour ses frais."

Le lendemain matin, lorsque Fanny entra dans la sellerie, la bride de Black Storm avait disparu. A sa place, accrochée par un couteau fiché dans la poutre, pendait la peau du crotale. La fillette sourit et décrocha le poignard. La peau était entière et avait été complètement nettoyée. Du joli travail. Elle traversa la cour jusqu’au réfectoire où on servait le repas du matin. Elle se dirigea vers la table des sous-officiers, se planta derrière le caporal Davis et lui exhiba la peau de serpent sous le nez. "Vous avez perdu votre trophée de chasse, caporal.
– Justement je le cherchais partout, répondit Davis en s’en emparant. Je comptais m’en faire un tour de chapeau... Une bien belle bête. J’espère que vous n’y étiez pas trop attachée. Quant à la queue,..."
Davis s’arrêta et regarda un instant le petit visage au teint halé qui venait de se fermer. Finalement, c’est à ses compagnons qu’il s’adressa. "... Je crois que je vais la donner à Groggan. Il paraît que c’est aphrodisiaque."
Un grand éclat de rire secoua la tablée. Fanny sourit, soulagée. Peut-être y avait-il un espoir pour en faire un ami. Mais qu’il parle seulement d’en fabriquer un hochet, et elle déterrerait la hache de guerre. Elle lui asséna une bourrade dans le dos qui manqua de le faire étouffer et sortit en souriant.

Davis avait fini par comprendre en croisant son regard. Deux grands yeux verts où brillait une petite étincelle pleine d’assurance et de détermination. Des yeux immenses comme le désert du Nouveau Mexique, fascinants, hypnotisants. Si, à cet instant, elle lui avait parlé, il aurait fait ses quatre volontés sans discuter. Il lui avait fallu un effort impressionnant pour se détacher de ce regard. Et elle n’était qu’une petite fille de onze ans ! Elle n’était pas l’enfant qu’il avait imaginée. Elle ne l’était pas plus que lui, en tout cas. Il avait vu, dans ce simple regard, toute la maturité et la volonté d’un adulte... Et il avait su en cette seconde qu’il lui serait lié jusqu’à la mort.

Pendant les jours qui suivirent, elle passa de nombreuses heures épier ses moindres faits et gestes, observer son comportement, son caractère, sa façon de s’intégrer dans la garnison. Il y semblait réellement dans son élément, se pliant aux corvées avec bonne volonté, aussi à l’aise dans les travaux manuels que dans le maniement des armes ou le soin des animaux. Même la rédaction des rapports ne semblait pas une si grande épreuve. Elle s’aperçut aussi qu’il lisait beaucoup. Il avait vite sympathisé avec le docteur et le capitaine Strayer qui avaient mis leurs imposantes bibliothèques à sa disposition. Parfois, lorsqu’il levait les yeux, il surprenait le regard vert insistant de la fillette. Au début, il préféra l’ignorer. Puis cela finit par le gêner. Venant de quelqu’un d’autre, il serait sans doute devenu méfiant. Mais il devait bien avouer qu’elle l’intriguait autant qu’il semblait la fasciner. Alors il la fixait à son tour et engageait avec elle un duel muet. Elle finissait par détourner le regard, un sourire frondeur aux lèvres. Elle n’avait pas perdu, loin de là. Elle aurait pu continuer encore longtemps l’affrontement silencieux. Elle lui signifiait seulement que c’était elle qui dictait les règles. Il savait qu’un jour ou l’autre, il lui faudrait cesser ce jeu et mettre les poins sur les i. Pourtant, il ne pouvait s’y résoudre.

Un matin, alors qu’il ramassait le crottin et la paille éparpillés devant les barres d’attache, il leva soudain les yeux et la trouva plantée devant lui, debout sur la marche du trottoir de bois, le visage grave, les mains croisées dans le dos, parfaitement droite dans son petit uniforme bleu.
"C’est quoi votre nom ? demanda-t-elle soudain.
– Allons, toi qui sais tout ici, tu dois savoir ça aussi, répondit-il en se remettant à racler le sol.
– Moi, c’est Fanny", se contenta-t-elle de dire en lui tendant la main droite.
Le caporal contempla cette main, dubitatif. Il ne savait plus que penser. Est-ce qu’elle lui offrait une trêve ? Est-ce qu’elle lui réservait encore un mauvais coup ? Pourtant, il ne se souvenait pas l’avoir vue sortir du droit chemin depuis l’histoire du serpent. Elle s’était même montrée particulièrement disciplinée, ce qui avait surpris jusqu’au vieux Kirby qui grommelait de plus en plus souvent que ça ne lui disait rien qui vaille. Le calme avant la tempête.
"Mike Davis, finit-il par répondre en hésitant, avant de serrer la main tendue.
– Enchantée, répondit Fanny avec un sourire avenant, le premier qu’il lui voyait depuis son arrivée. Vous venez d’où ?
– Fort Leavenworth, répondit le caporal, de plus en plus dérouté.
– Nous, avant, on vivait à Fort Laramie. C’est pas très loin. On était presque voisins, dit-elle en s’asseyant sur la marche.
– Oui, enfin... à quelques centaines de miles près, remarqua-t-il avec un sourire en coin.
– C’est vrai que c’est vous qui avez demandé à être affecté ici ?"
Le jeune homme, qui s’était remis à remplir la brouette de crottin, secoua la tête en signe d’approbation. Fanny dessina plusieurs formes sur le sable : une rivière, un arbre, le bunker d’entrée de Fort Laramie. C’était assez ressemblant. Enfin, semblable à ses souvenirs, en tout cas.
"Pourquoi ? Moi, je préférais le Nebraska.
– Ici ou ailleurs... tant que je partais loin sur la Frontière, ça n’avait pas d’importance.
– Alors vous allez très bien vous entendre avec mon père, s’amusa Fanny.
– Oh, d’après ce que j’ai cru comprendre, tu n’es pas en reste. Toi aussi, plus tu es loin de la civilisation, mieux tu te portes.
– Qui a bien pu vous raconter une idiotie pareille ? s’offusqua la fillette. Moi, je ne rêve que d’une chose : porter de jolies toilettes et rouler en fiacre ! Mais ici..."
Davis leva la tête et leurs regards se croisèrent. Celui de Fanny pétillait de malice. Il eut pour effet d’arracher un sourire complice au soldat. Ils s’étaient compris. Mais cette soudaine pensée provoqua pourtant un coup au cœur de Fanny. Elle se rembrunit tout à coup et sembla rentrer dans sa coquille. Certaines blessures n’étaient pas si faciles à cicatriser. Davis s’en aperçut aussitôt. Le plus étrange était que cette soudaine tristesse le touchait personnellement. Pour la première fois, il osa la questionner :
"Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, murmura la fillette.
– Hey, Fanny..." Elle leva les yeux vers lui : c’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Instinctivement, elle choisit de lui faire confiance.
"A Fort Laramie, j’avais un ami, Petit-Lynx. C’était plus qu’un ami. C’était mon frère de sang. C’est le seul frère que j’ai jamais eu, et c’est le seul qui m’aie jamais comprise sans que j’aie eu besoin de parler.
– Et il te manque, n’est-ce pas ?"
Fanny ne répondit pas. Elle était là, mais son esprit était ailleurs. Peut-être dans un village cheyenne, très loin au nord. Elle se remit à dessiner sur le sable du bout de son bâton.
"Je suis sûr que tu lui manques beaucoup aussi."
La fillette secoua la tête. "C’est un homme, maintenant. Il a dû subir les rites. On lui a donné son nouveau nom, et bientôt, il sera initié pour être chaman. Moi, je ne suis rien."
Elle contempla un instant la longue cicatrice qui barrait la paume de sa main gauche, puis ferma le poing. D’un geste nerveux, elle effaça les lignes tracées sur le sol. Le caporal l’observait, appuyé sur le manche de sa large pelle. Après un instant d’hésitation, il s’agenouilla devant elle et prit son menton entre ses doigts. Il allait parler, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Comme il se détournait, gêné, Fanny posa une main sur son bras. "Mike, tu veux bien être mon grand frère ?"
Le jeune homme lui sourit et déposa sur son front le baiser qui devait sceller leurs destins.

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