Sur la frontière


Le grand voyage

JUIN 1854

Le soleil venait de faire sa réapparition après plusieurs semaines de pluie, quand le premier convoi arriva en vue de Fort Laramie. Il avait passé trois jours plus tôt une Platte en furie et laissé un chariot et deux hommes dans ses eaux tumultueuses. Beaucoup d’autres chariots avaient subi des dégâts. Les pierres instables de la rivière, les énormes branches arrachées en amont par la violence du courant étaient autant de pièges difficiles à éviter en cette saison. C’est donc avec soulagement, que le chef de convoi aperçut enfin les murs du poste militaire se dressant devant lui sur la prairie.
La première pensée du commandant MacLand fut que l’homme qui dirigeait l’expédition était un imbécile ou un néophyte. Les habitués savaient combien la rivière était dangereuse en début de saison, surtout après ces pluies interminables. Depuis le dégel, elle n’avait pas encore réintégré son lit et s’étalait sur le double de sa largeur habituelle. Les gués n’étaient pas praticables pour de lourds chargements, et les pionniers avaient eu énormément de chance de ne pas perdre plus des leurs. Mais rapidement, John se rendit compte que c’est au contraire grâce au chef de piste qu’ils avaient engagé, que les émigrants avaient limité les dégâts. Georges Cole les avait prévenus qu’il était encore tôt dans la saison et que c’était une folie de tenter l’aventure. Mais il avait vite compris que ces gens ne reculeraient pas et qu’ils se pensaient tout à fait capables de se passer de ses services. Lui savait qu’il n’en était rien. Ils couraient à leur perte. Comme il avait réellement besoin de ce travail, il valait mieux tenter le coup. C’est ainsi qu’ils étaient arrivé devant Fort Laramie près d’un mois avant tous les autres convois. Malheureusement, il risquait de ne pas rester grand-chose de tout ce temps gagné. La réparation des chariots et le remplacement des équipages allait très certainement les retarder plus qu’ils ne l’avaient prévu. Mais Cole n’était pas inquiet. Malgré ces ennuis, ils seraient certainement capables de repartir quand les autres chariots arriveraient.

Du haut du rempart, une paire d’yeux ne quittait pas la colonne. Elle comptait une vingtaine de chariots, certains tirés par une paire de mules, d’autres par des bœufs. L’un d’eux était attelé à une magnifique paire de chevaux de trait, race qu’on ne voyait que très rarement. Les caisses en bois avaient pris l’eau, certaines étaient abîmées, même défoncées, les lambeaux d’une bâche flottaient négligemment au vent. Les hommes qui ne s’étaient pas rasés depuis plusieurs jours avaient les yeux cernés et rougis. La fatigue marquait leurs visages burinés autant que ceux des femmes ou des enfants amaigris. Malgré tout, chacun s’affairait avec courage pour établir le campement, dételer et nourrir les bêtes. Ils savaient tous qu’ils étaient sur le point de réussir la dangereuse entreprise. Cette halte était la dernière étape civilisée avant l’Oregon, avant le Paradis d’une vie nouvelle. L’adolescent qui les observait savait tout ça pour en avoir déjà vu passer beaucoup, pour avoir souvent discuté avec ces chefs de piste qui avaient la lourde responsabilité de les mener à bon port. A ses yeux, rien ne pouvait altérer la beauté mystique d’un tel spectacle. Depuis le temps qu’il voyait défiler les convois, il ne pouvait plus concevoir pour lui qu’un avenir : chef de piste. William se laissa glisser en bas de l’échelle avec un soupir mélancolique.

Depuis quelques jours, Carol semblait soucieuse. Certes, il y avait de quoi : le déménagement maintenant imminent, les affaires à emballer, les meubles à charger sur le chariot, les filles qui réalisaient soudain que leur vie allait changer et en devenaient insupportables, l’agitation que provoquait l’arrivée des pionniers, l’accueil du nouveau commandant… Rien qui incitât au calme et à la sérénité. Mais l’angoisse de Carol avait une autre origine. Elle s’appelait William. Elle avait pratiquement élevé son neveu, qu’elle avait recueilli à la mort de la sœur de John. Il avait alors sept ans. L’aînée de ses filles en avait cinq, Madeleine venait de naître, mais cela n’avait pas arrêté la jeune femme. Lydia et Brian Rodgers avaient été tués dans une attaque de diligence en venant leur rendre visite à Fort Pierre. Carol s’était donc sentie responsable de leur enfant maintenant orphelin et avait voulu assumer la lourde tâche de son éducation. Elle n’avait eu aucun mal à en convaincre John qui se réjouissait déjà de l’arrivée d’un garçon dans leur petite famille. Mais avec les années, le caractère de William s’accommodait mal de la vie que le soldat faisait mener aux siens. Et si son oncle avait placé beaucoup d’espoirs en lui, le jeune garçon s’était empressé de le ramener à la réalité. Au métier des armes ou à tout autre situation acquise par le savoir et l’étude, William préférait manifestement la liberté et l’anarchie, ce qui avait un jour fait dire à son oncle qu’il avait plus l’âme d’un coureur des bois que d’un garçon de bonne famille. Carol essayait de se persuader que ce n’était là qu’une façon de s’affirmer et qu’il finirait par revenir à de meilleurs sentiments, mais elle se rendait maintenant compte qu’il n’en était rien. Son caractère sauvage et solitaire s’était encore accentué, ces derniers mois, et il pouvait même rester plusieurs jours absent du fort à courir la montagne. Les remontrances de John et Carol semblaient glisser sur lui, tout comme leurs tentatives pour communiquer qui échouaient invariablement. La seule personne à qui il lui arrivait encore de se confier était Laura. Inexplicablement, il avait tissé avec la plus téméraire des jumelles un lien plus profond qu’avec ses autres cousines. Cette relation inquiétait Carol, car elle craignait que sa fille, déjà plutôt rebelle, ne se laisse entraîner par les rêves de son cousin. D’un autre côté, elle se disait que Laura était peut-être la béquille qui empêchait Willy de se perdre définitivement par ses agissements irréfléchis. La jeune fille était solide, mais le poids était tout de même lourd à porter. Or, depuis l’arrivée du premier convoi, Carol avait remarqué que tous deux avaient un comportement bizarre. Elle avait bien tenté d’en savoir un peu plus, mais lorsqu’elle l’avait interrogée, Laura s’était refermée comme une huître. Son air sombre inhabituel avait alerté sa mère qui craignait maintenant que William ne commette un acte irréparable. Elle avait essayé d’en parler à John, mais celui-ci, préoccupé par la passation de pouvoir, les dossiers à mettre en ordre et les affaires courantes, s’était contenté de répondre que tout rentrerait dans l’ordre quand ils auraient quitté Fort Laramie.

Pourtant, ce fut lui qui, un soir, rentra le visage complètement défait. Comme à son habitude, il ne dit rien de ce qui le préoccupait avant que la maisonnée ne soit endormie. Il referma la porte de leur chambre derrière lui, s’approcha de sa femme, l’enlaça et enfouit son visage dans ses cheveux dénoués pour pleurer. C’était la première fois. De saisissement, Carol fut incapable de réagir immédiatement. Finalement, elle l’entoura de ses bras et tenta de le réconforter, comme elle l’aurait fait d’un enfant.
"Pardonne-moi, mon amour. Je t’en prie, pardonne-moi.
– Que pourrais-je avoir à te pardonner, John ? demanda la jeune femme de sa douce voix apaisante.
– J’ai échoué, Carol. Je n’ai pas su lui faire comprendre.
– De qui parles-tu, bon sang ? s’inquiéta soudain Carol.
– William est venu me voir tout à l’heure…
– Il veut nous quitter. C’est bien ça ?
– Il a déclaré de but en blanc qu’il voulait partir demain matin avec le convoi. Il a précisé que si je refusais, il partirait de toute façon, mais qu’il préférait que je le sache. Que pouvais-je lui dire ?
– Tu… tu as accepté ?" La jeune femme s’écarta de lui en pâlissant. Lui arracher le cœur n’aurait pas été pire.
"Que pouvais-je faire d’autre ? répondit John. Le retenir contre son gré ? L’enfermer ? C’est avant qu’il aurait fallu faire quelque chose. Est-ce qu’il n’a pas compris que nous l’aimions, qu’il était comme notre fils ?
– Je crois qu’il ne s’est jamais vraiment senti à sa place ici, dit la jeune femme d’un air sombre. Il sait tout cela, mais il n’a jamais vraiment voulu l’accepter… Ou peut-être n’avons-nous pas fait ce qu’il fallait… Mais le voir partir ainsi… Non, John. Je ne peux pas. Il est encore trop jeune. Que va-t-il devenir ?
– Hélas, il ne nous laisse pas le choix. Il sait ce qu’il veut. Nul ne sait ce qu’il adviendra de lui. Mais à le voir partir, j’aime autant que ce soit dans les meilleures conditions possible. Je ne veux pas qu’il s’enfuie.
– Alors, il part avec le convoi, en conclut Carol.
– J’en ai parlé avec Cole. Il est d’accord pour le prendre comme aide. Il lui enseignera son métier et saura le conseiller et le protéger.
– Tu as vraiment confiance en cet homme ?
– C’est quelqu’un de sensé et réfléchi. Je pense que William trouvera difficilement meilleur guide. De toute façon, c’est mieux que rien."
Carol se blottit dans les bras de son mari et pleura à son tour. Elle se sentait vidée, amputée d’une partie d’elle-même. Malgré tous les tracas que lui avait causés le jeune homme, l’idée de le perdre lui était difficilement supportable. Mais peut-être se disait-elle elle aussi qu’elle n’avait pas fait ce qu’il fallait pour le retenir auprès d’eux et lui donner l’envie de les aimer à son tour.

Le départ s’était passé dans les larmes. Celles de Laura d’abord, de découvrir soudain que son complice avait disparu, qu’il était parti sans lui dire au revoir, sans lui parler de ses projets. Des larmes de colère que Cathy essayait en vain de calmer. Celles déçues d’Elysabeth constatant comme sa mère que finalement, elle n’était pas grand-chose pour William, puisqu’elle n’avait pas suffi à le retenir. Et puis, les larmes de tristesse de Madeleine et Vicky disant adieu à la seule maison qu’elles avaient vraiment connue et dont elles se souviendraient. Et les larmes sèches de Fanny, lorsqu’elle avait dit adieu à Petit-Lynx venu les saluer. Elle n’avait pas pleuré, mais ses yeux étaient tellement rouges et secs qu’elle avait du mal à les garder ouverts. Elle n’avait rien dit, s’était juste détournée pour ne plus le voir, et était montée dans le chariot qui devait les mener jusqu’à St-Joseph.
Et maintenant, tandis que la diligence longeait les rives du Mississippi, les petites filles regardaient sans mot dire la grande ville se dresser devant elles par la portière. Passé les docks où s’entassaient de petites baraques branlantes devant lesquelles jouaient des enfants en guenilles, ils avaient atteint le cœur de ville et circulaient entre ses rues bien ordonnées. Elles n’avaient jamais rien vu qui ressemblât à Saint-Louis. Des maisons de pierre bien plus hautes que le rempart de Fort Laramie, des rues pavées où circulaient des voitures capitonnées et tendues de velours tirées par de superbes attelages, des gens partout dans les rues, sur les trottoirs ou au milieu du pavé, cela allait du plus pauvre des mendiants aux messieurs bien habillés s’appuyant sur des cannes à pommeau d’ivoire ou d’argent, et qui soulevaient leurs grands chapeaux haut-de-forme d’un geste empreint de dignité et de condescendance en se croisant. Et partout, l’agitation et le bruit. L’excitation ambiante avait fini par gagner les filles qui découvraient tout cela avec une curiosité toujours croissante et en oubliaient ainsi la morosité et la longueur du voyage. La diligence pénétra dans une grande cour pavée et s’arrêta enfin devant des bâtiments à un étage construits en briques rouges. Tandis que les commis se précipitaient pour dételer les chevaux éreintés, un homme ouvrit la portière et aida les passagers à descendre. De son côté, l’aide du conducteur détachait déjà les bagages de la galerie et les lançait à un autre commis. Les fillettes sautèrent à bas de la voiture et se regroupèrent sur le trottoir, observant les lieux avec un intérêt contenu. Carol posa le pied sur la terre ferme, remit de l’ordre dans ses jupons et sourit de plaisir. Elle était de retour chez elle. Comme si la fatigue du voyage n’avait en rien entamé son énergie, elle releva sa jupe, monta les trois marches d’un pas alerte et rassembla les filles autour d’elle. Presque aussitôt, un homme d’une cinquantaine d’années, le visage sévère derrière sa moustache brune et ses favoris, s’inclina devant elle en ôtant son chapeau.
"Madame MacLand ? Bonjour Madame. Je suis Charles, le régisseur de Madame Hamilton.
– Enchantée, Charles. Je suppose que ma mère nous attend à la maison.
– En effet, Madame. La voiture est par ici, continua-t-il en désignant un cabriolet noir garni de velours bleu, attelé à une magnifique paire de pur-sangs anglais. Arthur s’occupe de vos bagages."
En effet, un jeune homme portant le même veston gris à festons bleus avait déjà rassemblé les malles et les faisait charger sur un chariot. Charles salua le commandant avec la même déférence, ce qui fit murmurer à John un « Je ne m’y ferai jamais » qui arracha un sourire à sa femme. Quelques minutes plus tard, la voiture pénétrait dans une allée pavée bordée de rosiers en fleurs que surplombaient des magnolias géants. Charles fit le tour d’un parterre coloré et vint s’arrêter devant le porche où se tenait Sarah Hamilton, sanglée dans une robe noire de taffetas, le visage impassible. Les fillettes dévisageaient, impressionnées, la vieille dame immobile au menton haut, que le col montant de son vêtement, simplement orné d’un camé, faisait paraître encore plus stricte. Elle tenait ses mains croisées devant elle sur le haut de sa jupe. Les poignets de dentelle noire laissaient à peine apparaître ses longs doigts ridés et blancs auxquels ne brillaient que sa bague de fiançailles en rubis et son alliance. Ses cheveux d’un gris perle étincelant, partagés en deux bandeaux couvrant les oreilles et rassemblés en un chignon retenu par un filet sur la nuque, achevaient le tableau impressionnant d’une grand-mère qu’elles n’avaient jamais vue. Pourtant, les fillettes furent surprises de la ressemblance avec leur mère. Elles retrouvèrent immédiatement chez la vieille dame les grands yeux gris et le visage rond qui rendaient leur mère si douce et chaleureuse. Malgré l’âge et ses marques, Sarah conservait un teint rosé qui donnait l’impression qu’elle avait couru, ce qui était en totale contradiction avec sa façon de se tenir, très droite, parfaitement inerte devant elles. Le visage de la vieille dame s’anima soudain pour afficher un sourire radieux qui sembla la rajeunir de plusieurs années. Les fillettes, intimidées se tenaient alignées devant la voiture, n’osant faire un pas. Quand Sarah Hamilton s’approcha, chacune fit une révérence plus ou moins réussie en se présentant. Mais son sourire bienveillant les rassura vite. Sarah prit Madeleine et Victoria par la main et, faisant signe aux autres de les suivre, les entraîna dans la belle maison de pierres blanches avec des chuchotements et des clins d’œil de conspirateur.

Elysabeth, Catherine et Laura se tenaient debout derrière leurs parents, parfaitement silencieuses, tandis que la directrice expliquait le règlement et réglait les derniers détails de leur admission au collège des jeunes filles de Saint-Louis. Miss Luby avait reconnu son ancienne élève avec une joie non dissimulée, et Carol elle-même retrouvait avec émotion les lieux de son adolescence. Elle avait fait faire à ses filles une visite guidée de l’établissement, un bel ensemble de bâtiments blancs harmonieusement agencés autour de cours et de jardins. On était début août et les parterres fleuris embaumaient. Les azalées le disputaient aux roses, tulipes et œillets, quand ce n’étaient pas glycines et jasmins qui rivalisaient sur les gloriettes et les tonnelles. Les jeunes filles avaient été enchantées de la promenade, découvrant, émerveillées, la volière, les allées couvertes, les bancs à l’ombre des grands arbres. Maintenant, elles écoutaient, attentives, la directrice énumérer les devoirs des pensionnaires.
"Notre établissement se veut une seconde maison pour nos jeunes filles. C’est pourquoi nous avons voulu cet environnement agréable. Mais elles ne doivent pas oublier le but de leur séjour. Elles sont ici pour devenir des femmes cultivées et au fait des bonnes manières. En sortant de notre école, elles sont prêtes à prendre leur place dans la société. Mais cela demande de la discipline, de l’attention, et surtout du travail. C’est pourquoi nous sommes sévères pour celles qui prendraient la chose avec trop de légèreté. Comme vous le savez, Carol, tous les cours sont obligatoires. Les mathématiques comme la littérature, le latin comme l’expression orale, la botanique comme l’histoire. Ensuite, nous avons les cours que nous qualifions plutôt de loisirs éducatifs : musique, peinture, danse, chant, équitation, et depuis peu, nous avons ajouté à cela des cours de gymnastique. Oh, ne souriez pas. Ces jeunes filles ont, mine de rien, beaucoup d’énergie à dépenser. Alors nous nous en chargeons. Mais je vous rassure : rien qui soit répréhensible.
Nous voulons rester très rigoureux sur le respect des horaires. Lever à six heures, coucher à neuf heures, trois repas dans la journée, une heure de temps libre après le repas de midi, une avant le repas du soir, et deux heures d’étude après. Et bien entendu, office le dimanche matin.
– Et bien, conclut John en souriant, voilà un programme bien chargé.
– Mais indispensable pour l’équilibre de nos jeunes filles", répondit la directrice.
Evidemment, Laura esquissa une grimace devant tant de restrictions. A quoi servait de vivre dans un lieu si agréable si c’était pour ne pas en profiter quand on le voulait. Un regard de la femme en noir suffit à lui faire retrouver son sourire de bienséance. Nul doute qu’elle avait déjà repéré une forte tête qu’elle se ferait fort de dompter. Laura se dit que les jours à venir n’allaient pas être roses, tant elle était certaine d’être déjà la tête de turc de la directrice. Elle baissa les yeux et se replongea dans ses pensées.

Alors que les trois aînées découvraient avec plus ou moins d’enthousiasme les lieux qui seraient leur demeure pour les années à venir, Victoria et Madeleine s’adonnaient aux joies de la broderie. Sarah avait sorti son chevalet dans le jardin derrière la grande maison, et l’avait installé à l’ombre d’un saule. Fixée sur le cadre, une immense pièce de tissu destinée à devenir une nappe. Sur tout son pourtour, courait une guirlande de liserons, tandis que le centre était ou serait bientôt orné d’un magnifique parterre fleuri de bleuets, marguerites et autres coquelicots, qui n’avait rien à envier à ceux que le jardinier entretenait patiemment tout autour de la maison. Sarah avait donc embauché les deux fillettes qui, chacune à un bout du motif central, assises sur leurs chaises de jardin, maniaient avec précaution et une application redoublée l’aiguille qu’on leur avait confiée pour donner vie et couleur aux fleurs esquissées sur le tissu. La vieille dame observait leurs gestes avec indulgence, rectifiant de temps en temps un point, mais visiblement satisfaite de leur prestation. Pourtant, elle finit par lever les yeux et regarda vers la maison. Elle n’avait pas vu Fanny depuis un moment et commençait à s’en inquiéter. D’habitude, la fillette ne se faisait pas prier pour profiter du grand air et elle avait adopté le jardin comme terrain de jeu depuis longtemps. Mais aujourd’hui, personne ne l’y avait encore vue. Quand Vicky fit remarquer en haussant les épaules que Fanny faisait la tête depuis le matin et avait voulu rester dans leur chambre, Sarah se leva.
Elle frappa trois coups discrets à la porte de la chambre qu’occupaient les trois cadettes, et, à défaut de réponse, tourna la poignée. Elle découvrit la fillette assise sur le banc devant la fenêtre, le menton posé sur ses bras pliés sur le rebord. Elle regardait mélancoliquement le ciel bleu et les grands arbres du jardin d’où s’élançaient les trilles de merles et d’alouettes. Sarah s’approcha silencieusement et s’assit à ses côtés. La fillette tressaillit en sentant la main de la vieille dame sur ses cheveux, mais ne bougea pas. Elle aurait voulu demander ce qui n’allait pas, mais à vrai dire, elle s’en doutait un peu. La séparation les affectait toutes. Les six sœurs n’avaient jamais vécu loin les unes des autres et cette idée effrayait les plus jeunes.
"Ne t’inquiète pas, commença Sarah d’une voix rassurante. Tu les reverras. Ce n’est pas comme si elles devaient partir pour toujours.
– Je sais, se contenta de répondre la fillette, sans bouger.
– Alors qu’y a-t-il, Fanny ?
– Rien.
– Tu es sûre ? Regarde. Il fait un soleil magnifique, tout le monde en profite, et toi tu restes là comme une âme en peine. Ca ne te ressemble pourtant pas.
– Je crois qu’elle m’en veut, finit par lâcher Fanny, après un long silence.
– Qui t’en voudrait ? demanda Sarah, surprise.
– Laura. Elle a dit que c’était ma faute si Willy est parti. Elle a dit que si je n’avais pas été là, Papa l’aurait considéré lui comme son fils. C’est comme si j’avais pris sa place.
– Elle t’a vraiment dit ça ? demanda la vieille dame, choquée.
– Juste avant de partir de Fort Laramie… Elle a peut-être raison, Grand-Mère.
– Bien sûr que non, ma chérie. Elle était très déçue et elle n’a pas réfléchi à ce qu’elle disait.
– Vous croyez que Papa l’aimait vraiment ?
– Je peux te le garantir. Tes parents ont été très peinés par son départ. Ils n’ont pas plus compris que toi ou Laura pourquoi il a fait ça." Fanny soupira. Elle avait du mal à s’enlever de la tête que c’était elle qui avait causé le départ de William. Et maintenant, Laura lui en voulait. Laura, cette grande sœur intrépide qui l’avait toujours protégée, celle avec qui elle s’entendait le mieux. Elles se comprenaient si bien qu’il leur suffisait souvent d’un regard. Laura dont elle s’était toujours sentie si proche parce qu’elles étaient faites du même moule. Elle ne supportait pas l’idée de la perdre. Son cœur en souffrait et elle savait que si elle la laissait là sans être sûre de son attachement, elle ne la reverrait jamais. Elles ne seraient jamais plus les complices d’autrefois. Elles ne seraient plus rien l’une pour l’autre.
"Grand-Mère, pourquoi faut-il que le monde change ? demanda soudain la fillette, comme pour briser le silence gêné qui s’était installé.
– C’est ainsi, répondit Sarah, prise au dépourvu. Lorsque tu grandis, tu changes. Ton corps change, ton esprit, tes idées, ta façon de penser. Il est donc normal que tu ne voies plus ce qui t’entoure de la même façon.
– Oui, mais les choses en elles-mêmes changent aussi. Et puis, il y a tout ce qui nous arrive. Pourquoi est-ce qu’on doit s’y plier ? Pourquoi ne pas résister ?
– Je vois où tu veux en venir, répondit Sarah avec un sourire entendu. Tu ne veux pas aller à Fort Esperanza.
– On était très bien à Fort Laramie. On était heureux…
– Et tu seras heureuse là-bas de la même façon.
– Ca m’étonnerait. Ce n’est pas ma maison. Et puis, tous mes amis sont à Fort Laramie.
– Tu t’en feras de nouveaux." Fanny haussa les épaules d’un air peu convaincu. Sarah l’entoura de ses bras et reprit d’une voix pleine de compréhension : "Tu sais, Fanny. Il est normal d’avoir peur face à l’inconnu. Mais il ne sert à rien de se chercher de mauvaises excuses. Il faut savoir affronter sa peur.
– Mais je n’ai pas peur, se défendit la fillette.
– Tu t’inquiètes seulement de savoir ce que sera ta nouvelle vie. Et bien attends de la découvrir. Tu auras tes parents, Vicky et Maddy, tu ne seras pas seule pour affronter ça. Songes-y plutôt comme une grande aventure. Lorsque tu es partie avec ton père pour la grande tournée de printemps, tu ne savais pas ce que tu allais découvrir. Mais tu étais toute excitée à l’idée de voir de nouvelles choses. Et finalement, tu t’es fait des amis. Et bien ici, c’est pareil. Tu ne découvriras peut-être pas des indiens, mais de nouvelles personnes, de nouvelles traditions. Sois curieuse et ouverte à tout ce qui se présentera à toi et je te garantis que tu en ressortiras plus forte et plus heureuse… En attendant, si nous testions tes qualités d’aventurière ?"
Devant le visage interrogateur de l’enfant, Sarah ajouta : « Prépare-toi. Je vais chercher Vicky et Maddy, et nous allons sortir toutes les quatre.
– Où voulez-vous aller ? demanda Fanny en se levant.
– Je parie que tu n’es jamais allée au cirque", répondit la vieille dame en lui faisant un clin d’œil.

Lorsque le soir même, Sarah prit Laura en aparté et lui raconta sa conversation avec Fanny, la jeune fille en fut bouleversée. Elle se rappelait bien ses paroles d’alors, mais elle les avait prononcées sous le coup de la colère et de la frustration. Ensuite, elle les avait oubliées. Elle n’aurait jamais cru que ses mots fassent autant d’effet à sa petite sœur qu’elle pensait inébranlable. Elle découvrait ainsi que ce petit roc cachait une sensibilité extrême sous ses dehors inflexibles. Elle réalisa tout d’un coup pourquoi Fanny était devenue si distante et réservée à son égard. Elle n’en avait pas pris ombrage, mettant cela sur le compte de son mauvais caractère et des désagréments du voyage. Mais elle comprenait maintenant qu’elle l’avait blessée et que la fillette n’osait tout simplement pas faire le premier pas. Laura s’en voulut énormément d’avoir causé tant de dégâts par un acte irréfléchi. Mais, ainsi que le lui assura Sarah, il ne servait à rien de pleurer sur ses erreurs passées. Il fallait maintenant songer à réparer.
Laura entra dans la chambre. Un peu hésitante, elle referma la porte derrière elle. Fanny s’aperçut aussitôt de sa gêne qu’elle attribua instantanément au sermon que la jeune fille avait dû subir à la suite de sa discussion avec Grand-Mère Sarah. Elle pesta contre elle-même et la faiblesse dont elle avait fait preuve. Elle ne voulait pas qu’on la défende et qu’on la protège. Elle ne voulait pas que Laura ait une raison de plus de lui en vouloir. Quand la jeune fille prit la parole et commença à lui faire ses excuses, elle l’interrompit brutalement : "Laisse tomber, Laura. Je ne veux pas de ces excuses qu’on t’aura demandé de me faire. Je ne voulais pas te causer d’ennuis. En fait, j’avais demandé à Grand-Mère de garder tout ça pour elle.
– Alors elle a bien fait de ne pas t’écouter. Je ne savais pas que tout ceci t’avait fait autant de mal, Fanny. Moi-même, il y a longtemps que je n’y pensais plus. Jamais je n’ai pensé un mot de tout ça. C’est pour ça que je te demande pardon.
– Tu… tu m’en veux pas, alors ? demanda la fillette, incrédule.
– De quoi t’en voudrais-je ? Tu n’y es pour rien, Fanny. Willy a toujours été comme ça. Sauf qu’il me disait tout, et là, il ne m’a pas fait confiance. En fait, c’est à lui que j’en veux.
– Laura, tu m’aimes toujours, alors ?"
La jeune fille sourit devant tant d’innocence et entoura sa sœur de ses bras. « Je t’ai toujours aimée, petite sœur. Et rien ne changera jamais ça. Même loin, il y aura toujours une grande place pour toi dans mon cœur. Toi et moi, c’est à la vie à la mort. » La voix de Laura s’étrangla, tandis qu’elle serrait sa sœur contre son cœur en retenant ses larmes. Fanny se contenta de sourire. Elle avait retrouvé son âme sœur. Maintenant, elle pouvait tout affronter. Elle n’avait plus peur. Elle était prête.

La diligence de Santa Fe quitta Wesport au milieu du mois de septembre, emmenant avec elle le nouvellement promu colonel MacLand, sa femme et ses trois filles cadettes. Les adieux avaient été éprouvants. Ils avaient laissé Elysabeth, Catherine et Laura au collège des jeunes filles de Saint-Louis dix jours plus tôt, avec la promesse d’écrire souvent. La séparation était difficile pour tout le monde, même si les aînées abordaient cette nouvelle vie plutôt sereinement. Elles savaient que ces quelques années à passer là étaient leur ticket d’entrée dans la vie d’adulte. Le lendemain, Charles avait accompagné le reste de la famille à la station de diligences d’où ils avaient pris leurs billets pour Westport. Là, ils avaient enfin pu prendre place dans la diligence qui devait les ballotter pendant près de dix jours le long de la piste de Santa Fe. La piste parsemée de cahots, de pierres et de poussière était un véritable calvaire pour les voyageurs condamnés au confort plus qu’approximatif de la grande berline Concord peinte aux couleurs de la Wells Fargo. Et encore, eux étaient sans doute mieux lotis que les deux hommes qui, trop pauvres pour se payer une place à l’intérieur, s’étaient installés sur le toit au milieu des bagages. Tandis que Fanny et Maddy regardaient défiler le paysage qui alternait collines brûlées par le soleil d’été et plaines arides barrées de rochers, Victoria se pelotonnait contre sa mère, en proie à des nausées que la chaleur du désert ne contribuait pas à apaiser. Elle n’avait jamais particulièrement apprécié ce genre de voyage sans confort et répétait à qui voulait l’entendre qu’elle serait bien restée au collège elle aussi. La dame assise en face d’elle la regardait avec bienveillance de sous son grand chapeau à plumes, alors que son mari tentait d’engager la conversation avec le colonel avec des banalités du genre : "Belle petite famille, que vous avez là. Mais c’est tout de même un drôle de voyage que vous leur faites faire. La petite n’a pas l’air d’aller très bien.
– C’est la chaleur, répondit Carol avec un sourire poli. Elle s’habituera.
– C’est tout de même un voyage dangereux, enchaîna la vieille dame d’un ton de confidence. Vous savez que le mois dernier, la diligence s’est encore faite attaquer par les indiens ?
– Ces maudits sauvages n’ont vraiment plus peur de rien", intervint le troisième passager sans lever les yeux de son journal. Il portait des petites lunettes cerclées de fer, un chapeau melon et un beau costume noir, mais John remarqua immédiatement son ceinturon auquel était accroché un étui renfermant un revolver rutilant. A ces mots, Fanny se retourna, dévisagea rapidement l’homme et tourna un regard interrogateur vers son père qui lui fit un signe d’apaisement de la tête.
L’inconnu s’aperçut que ni sa phrase ni la remarque de la vieille dame n’avaient entraîné de réaction de la part de leurs compagnons de voyage. Il replia son journal et posa un regard amusé sur l’officier, avant de s’adresser à sa femme.
"Les indiens ne vous font donc pas peur ? demanda-t-il, un brin provocateur.
– Non, répondit Carol avec un charmant sourire qui le laissa sans voix. D’ailleurs, je ne doute pas que vous vous ferez un devoir de nous défendre si cela s’avérait nécessaire.
– Et bien, colonel, vous avez là une femme qui est un modèle de courage, remarqua le vieil homme, admiratif. Mais ces enfants…
– Maman, y’a des indiens ? demanda soudain Victoria, à moitié endormie.
– Non, chérie. Dors. Nous ne faisons que discuter.
– En voilà au moins une de raisonnable, fit remarquer l’inconnu au chapeau melon en riant.
– Vicky aurait peur d’un chien de prairie, déclara Fanny d’un ton moqueur.
– Et toi, tu n’as peur de rien », conclut l’homme d’un air entendu. Fanny allait répliquer, mais le reproche silencieux que lui adressa son père la coupa dans son élan. La fillette fit la moue, haussa les épaules et se replongea dans la contemplation du paysage que Madeleine commentait avec enthousiasme.
"C’est votre premier voyage à Santa Fe ?", reprit le vieil homme, après un instant de silence embarrassé. Le colonel répondit par l’affirmative, sans chercher à aller plus loin, mais Maddy se retourna et enchaîna avec un large sourire : "Mais on ne va pas jusqu’à Santa Fe. On va voir notre nouvelle maison à Fort Esperanza."
L’homme au journal leva de nouveau les yeux et dévisagea la fillette que Fanny tirait déjà par le bras pour la faire taire. Il esquissa un sourire entendu, avant de déclarer : "Ne seriez-vous pas le nouveau commandant de Fort Esperanza, par hasard ?
– En effet, répondit John, qui se serait bien passé de publicité.
– Alors comme ça, on nous a envoyé un pied-tendre. Autant vous le dire tout de suite, colonel : si vous n’avez pas encore vu un indien, ça va changer. Vous allez avoir du boulot, avec ces sauvages. Et croyez-moi, votre dame va avoir tout le loisir d’apprendre à les craindre." A ces mots, Fanny et Maddy pouffèrent de rire, tandis que Carol retenait un sourire. La réaction des enfants surprit l’homme, mais il n’y prêta guère plus d’attention, l’attribuant au conciliabule qu’elles tenaient.
John apprit au cours de la halte du soir que cet homme, qu’il avait immédiatement catalogué, était l’homme de confiance du marshal de Punta Mesa, la ville la plus proche de Fort Esperanza. Le vieux couple avec lequel ils avaient voyagé était aussi originaire de cette ville et leur en traça un portrait rapide. C’était une petite ville que dirigeaient conjointement les deux familles les plus riches du comté. Des éleveurs de bêtes à cornes. Tous les postes clés de l’administration étaient tenus par des hommes qui leur étaient dévoués, mais cela ne gênait personne. Contrairement à ce qui pouvait se passer ailleurs, les Kendrick et les Flaherty ne tenaient pas la ville en coupe réglée. Ils lui assuraient au contraire prospérité et sécurité. Ils fournissaient du travail, généralement bien payé, ils équipaient les hommes, et tout le monde était content. Le seul hic c’était les commanches qui de temps à autre faisaient des incursions sur les pâturages et volaient du bétail. Il arrivait aussi qu’ils attaquent les convois ou les diligences. Et si, comme c’était souvent le cas, l’armée ne faisait rien, les deux grandes familles montaient une expédition punitive avec l’approbation des autorités militaires.
John se dit qu’il serait bien difficile de changer un ordre si bien établi et qu’il aurait certainement du mal à rétablir avec les indiens un climat de confiance. Il réalisa qu’on ne lui avait pas fait un cadeau en lui donnant ce poste et qu’il allait marcher sur des œufs. Il avait tout intérêt à se montrer prudent et diplomate s’il voulait arriver à quelque chose.

La diligence atteignit Fort Esperanza sept jours plus tard. Elle passa le double portail que gardaient deux sentinelles, fit le tour de la place d’armes et s’arrêta devant le bureau du vaguemestre. Fanny découvrit alors un univers tout à fait différent de ce qu’elle connaissait. Loin des hautes palissades et des maisons de bois qui composaient Fort Laramie, tout ici était fait en adobe, donnant à l’ensemble une couleur rougeâtre assez particulière. Le fortin n’était pas très grand et les bâtiments à toit plat d’où émergeaient des poutres de charpente étaient tous de plein pied et prolongés d’une terrasse basse couverte. Les fenêtres étaient rares, petites et garnies de volets, afin de lutter contre la chaleur étouffante des journées d’été. Pourtant, l’endroit ne lui déplut pas. Il lui était familier. Elle revoyait à travers ces bâtiments la silhouette de maisons blanches et fraîches. Peut-être celles où elle avait vécue avant la mort de ses vrais parents. Elle n’en avait pas de souvenirs très nets, mais son père lui en avait parlé souvent.
La diligence s’était arrêtée et la porte s’ouvrait. Elle réalisa alors qu’elle connaissait le visage qui leur souhaitait la bienvenue. Elle s’élança dans ses bras en poussant un cri de joie qui stupéfia les autres passagers. Le sergent Kirby l’attrapa au vol et s’empara, de son bras libre, de Madeleine qui lui tendait ses petits bras. Ainsi chargé, il se recula pour laisser descendre Carol, tout en s’excusant de ne pas l’aider.
"Bienvenue chez vous, mesdemoiselles, déclara-t-il en se retournant pour faire découvrir aux filles leur nouvelle maison. Tout est prêt, mon colonel. Les meubles sont installés… Et la bête est à l’écurie.
– Vous n’avez pas eu trop de mal ? demanda l’officier.
– Il nous a donné du fil à retordre, mais on a fini par y arriver."
Fanny dévisagea tour à tour son père et son maître, avant de comprendre de qui on parlait. Le cœur bondissant, elle s’échappa des bras du sergent et se mit à courir. Mais elle s’arrêta presque immédiatement et regarda autour d’elle, avant de demander d’une voix impatiente où était l’écurie. Un hennissement s’éleva alors du fond de la place d’arme, que la fillette reconnut aussitôt. Il ne lui en fallut pas plus et elle s’élança dans sa direction, tandis que le colonel et le sergent éclataient de rire.

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