Sur la frontière


Frères de sang

DECEMBRE 1853

S’il y avait une période que Carol MacLand aimait particulièrement, c’était bien celle de Noël. Peut-être était-ce dû aux Noëls merveilleux de son enfance, dont elle gardait toujours un souvenir attendri au fond de son cœur. Peut-être était-ce la pensée des Noëls passés depuis, dont elle avait toujours su faire un moment chaleureux, même dans les moments les plus difficiles et les plus précaires de leur vie. Depuis qu’ils étaient mariés, et excepté pendant la guerre du Mexique, John avait toujours été à ses côtés, à cette période. Ce n’est qu’après, qu’il partait loin d’elle à la découverte des terres vierges de la jeune Amérique. Mais quoiqu’il arrive, elle savait qu’il serait de retour pour célébrer avec elle la plus belle fête de l’année. Cette année encore, elle s’affairait pour donner à la maisonnette de Fort Laramie un air pimpant et accueillant. Elle avait mis à contribution tout son petit monde, et juché sur un escabeau, Willy accrochait des guirlandes de sapin parsemées de nœuds de papier coloré d’un bout à l’autre de la pièce principale. Laura et Cathy étaient encore en train de se disputer avec Victoria pour savoir qui accrocherait l’étoile en haut du sapin que le sergent Kirby leur avait apporté la veille. Et les voilà qui mettaient maintenant en pièces les anges de papier que Maddy avait si patiemment découpés et coloriés. La fillette arriva devant sa mère en larmes, tenant entre ses doigts crispés les restes informes de son travail d’une après-midi. Carol décida qu’il était temps de mettre bon ordre dans cette cacophonie. Elle prit l’étoile de carton ocre des mains de Laura et la confia à Elysabeth. Tandis que celle-ci s’armait d’un tabouret, Carol assit les trois querelleuses à la table malgré leurs protestations, et déposa devant elles de quoi réparer leurs dégâts. Laura bouda bien un peu, mais un regard de sa mère suffit à la décider à travailler.

Le soir était tombé depuis longtemps, quand le commandant rentra et découvrit la maisonnette brillant de mille éclats. Sur le rebord de la cheminée, trônaient les deux anges que Carol avait achetés à Saint-Louis l’année de leur mariage, et qu’elle ressortait chaque année avec mille précautions d’une caisse pleine de paille. Pour les fillettes, l’installation des anges était un rituel sacré, et elles regardaient toujours les statuettes avec des yeux émerveillés. Cette année, c’est Elysabeth qui avait eu le privilège de les poser sur la cheminée, et elle s’était acquitté de sa tâche avec la même déférence que s’il s’était agit du Saint-Sacrement. Dans le sapin, on avait accroché les boules de verre coloré que Carol rangeait avec les anges. Elles donnaient l’impression que le sapin rayonnait, tant elles accrochaient et renvoyaient la moindre lumière de bougie ou de lampe à huile.
Toute la maisonnée était alignée devant le sapin, le sourire jusqu’aux oreilles, attendant la réaction du chef de famille. Mais, contre toute attente, le commandant ne fit aucun commentaire. Devant les regards déçus de ses filles, Carol dispersa rapidement les enfants et les pressa de faire leurs corvées journalières. Le repas fut rapide et morose, personne n’osant questionner le commandant. Ce n’est qu’une fois les enfants couchés, que Carol vint s’asseoir près du feu et entreprit de découvrir ce que cachait une telle attitude. Elle s’installa dans son fauteuil à bascule et posa son ouvrage sur ses genoux. Tandis qu’elle enfilait son aiguille, elle engagea la conversation.
"Qu’est-ce qui te tracasse, John ?
– Pardon ? demanda MacLand, soudain tiré d’une profonde réflexion.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?" John MacLand tourna la tête vers sa femme. Son joli profil se détachait sur la lueur du feu. Son visage était dans l’ombre et il ne pouvait voir ses yeux.
"J’ai reçu un courrier du ministère de la guerre, répondit-il simplement en allumant sa pipe.
– C’est bien la première fois que ça te perturbe à ce point, remarqua Carol.
– J’aime ce pays, c’est tout."
Carol comprit tout à coup ce qui se passait. Elle reposa sur ses genoux le mouchoir sur lequel commençait à apparaître un lys des prés et le regarda : "Tu es muté ?
– Au Nouveau Mexique, répondit John d’un ton amer. Un fort sur la piste de Santa Fe.
– Encore un coin perdu, soupira Carol en reprenant sa broderie. Le désert à perte de vue, la poussière, la chaleur… Ca te rappellera le Mexique… Est-ce qu’il y a une école, au moins ?
– Justement, je crois qu’il serait temps de penser plus sérieusement à l’éducation des filles." Carol tendit l’oreille. John s’était arrêté, visiblement embarrassé. Elle savait que l’idée de se séparer de ses enfants lui déchirait le cœur. Mais ils devaient leur donner une chance de découvrir autre chose que cet univers militaire et le monde rustre dans lequel elles étaient plongées depuis leur plus tendre enfance. Jusqu’à présent, Carol s’était chargée de leur éducation. Cela suffisait pour des fillettes. Il fallait maintenant les préparer à devenir des femmes.
"Ce serait une bonne chose que Beth, Cathy et Laura entrent au collège de Saint-Louis l’année prochaine.
– Elles seront très loin de nous, fit remarquer Carol avec un pincement de cœur.
– Mais c’est le dernier endroit véritablement civilisé avant les terres sauvages. Et puis tu connais le collège. Tu pourras leur en parler.
– Et Maman est à Saint-Louis. Elles ne seront pas tout à fait seules. Tu as raison, John. C’est préférable pour elles. Quand partirons-nous ?
– Je dois prendre mes fonctions en septembre. Laissons passer l’hiver et le printemps. Nous quitterons Fort Laramie fin juin pour Saint-Louis… Ta mère va se faire une joie de voir ses petites-filles…"

Les réactions à l’annonce du prochain déménagement et de tous les changements qui l’accompagnaient furent très variées. Elysabeth trépignait d’impatience à l’idée de voir Saint-Louis et de rencontrer enfin d’autres jeunes filles de son âge. Laura boudait. Les filles, c’était bête, surtout à cet âge là, et les études, très peu pour elle. Elle s’imaginait déjà avec des tonnes de devoirs et une surveillante revêche sur le dos à longueur de temps. Merci bien ! Catherine, plus timide, était partagée entre son envie de découvrir un univers plus raffiné et la fidélité à sa jumelle qui imposait d’avoir le même avis. Alors elle essayait d’expliquer à une Laura butée tous les avantages qu’elles auraient à partir au collège. Vicky faisait un caprice. Elle aussi voulait aller au collège, être bien habillée et rouler dans un fiacre. Le Nouveau Mexique, très peu pour elle ! Madeleine pleurait. Apparemment, c’était la seule a avoir compris que cette décision impliquait une séparation et qu’elle ne reverrait pas ses sœurs de si tôt. Fanny regardait son père, consternée. Qu’elle puisse un jour quitter Fort Laramie ne l’avait jamais effleurée. Partir, ça voulait dire ne plus voir Petit-Lynx ni les cheyennes, ne plus assister aux grandes chasses d’été, ne plus voir les sommets enneigés… William ne disait rien. Impassible, il écoutait son oncle expliquer le déroulement des opérations. Peu importait. Pour lui, sa décision était prise.

Le soir même, un conseil de guerre se tint dans la chambre des trois aînées. A la demande de Beth, les filles s’étaient réunies pour évaluer les conséquences que la nouvelle affectation de leur père allait engendrer. En aînée avisée, Beth essayait de montrer aux réticentes tous les avantages de cette nouvelle vie. Cathy tentait de consoler Maddy qui, malgré les paroles de réconfort de sa mère n’arrivait pas à concevoir qu’elle puisse vivre loin de ses sœurs. L’idée avait d’ailleurs gagné chacune des filles et l’enthousiasme était maintenant teinté de morosité chez les plus convaincues. Mais, malgré tous les efforts d’Elysabeth, il restait deux récalcitrantes. Laura et Fanny, comme d’habitude, faisaient front commun contre la décision parentale arbitraire. L’une refusait de se laisser enfermer dans un pensionnat, l’autre refusait de quitter ses chères montagnes. Elles ne se laisseraient pas faire.
"Parce que vous croyez que vous avez le choix ?" ricana William. Appuyé contre le chambranle de la porte, il avait suivi la fin de la conversation et la réaction des deux fortes têtes ne l’avait pas surpris.
"Au lieu de rire bêtement, tu ferais mieux de nous dire de quel côté tu te ranges, lui lança Laura, vexée.
– D’aucun côté, répondit l’adolescent. Je sais ce que j’ai à faire, ça suffit.
– Et qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Vicky.
– Je te le dirai certainement pas, moucheron. Tu t’empresserais d’aller le répéter.
– J’suis pas un moucheron ! » hurla Vicky, qui devint soudain cramoisie.
Laura se précipita pour lui mettre la main devant la bouche et l’empêcher de courir dehors.
– Ca te plaît, à toi, d’aller au Nouveau Mexique ? demanda Fanny.
– Tu sais, moi, là ou ailleurs… De toute façon, j’en ai marre des forts. J’veux voir du pays, mais pas comme ça. J’suis pas un soldat, moi. Alors on verra bien.
– On verra rien du tout, intervint Elysabeth. Tu feras comme nous. Qui sait ? Papa veut peut-être t’envoyer à West-Point.
– Voyons, Betty. Je suis bien trop mauvais pour entrer à West Point, répondit William en riant. Je suis incapable de réussir le concours d’entrée. Fanny a bien plus de chances que moi.
– J’veux pas aller à West Point, grogna Fanny.
– De toute façon, ça risque pas, répondit Elysabeth. Ils n’acceptent pas les filles. Tu as tort de te dévaloriser, Willy. Si tu voulais, je suis sûre que tu y arriverais.
– Justement, je veux pas. Je te l’ai dit, l’armée, c’est pas mon truc. Allez, bonsoir les filles."
Elysabeth regarda Laura, inquiète. Elle était maintenant persuadée que William allait faire une bêtise.

Avec le mois de mars, arriva le dégel précoce. Les nuits étaient encore très froides, mais la plaine était maintenant jaune et marécageuse, les chemins boueux, et tous les arbres de la forêt pleuraient. La Platte avait commencé à grossir. Les premiers bourgeons apparaissaient sur les arbres, ce qui inquiétait Vent-Aveugle. Un printemps si précoce n’était jamais bon. Le froid pouvait reparaître soudainement et tuerait les jeunes pousses. On risquait même un blizzard. Cela ne s’était pas vu depuis plusieurs années, mais un mois de mars pareil non plus. Ses inquiétudes n’avaient pas empêché le commandant Macland de préparer la tournée de printemps comme tous les ans, et avec d’autant plus d’attention, que ce serait la dernière. Il doutait sincèrement que le prochain commandant s’embarrasse de telles pratiques. Il lui fallait donc prendre le temps de visiter tous les villages et de s’assurer que les indiens resteraient dans le même état d’esprit vis à vis des blancs. Comme d’habitude, il commencerait par le village d’Epervier-En-Chasse où il devait rester quatre jours. Il appréhendait cette visite. C’était la dernière de Fanny à son ami Petit-Lynx, et il redoutait sa réaction au moment de repartir. Avec les mois, son animosité était retombée. Elle semblait s’être fait une raison. Mais on n’était pas à l’abri d’une rechute. Il suffisait d’un catalyseur qui pouvait bien être cette tournée. Il avait hésité à l’emmener avec lui, mais l’écarter n’aurait pas été juste, et il risquait de provoquer l’effet contraire à celui recherché. Elle aurait pu le ressentir comme une punition. Alors on ferait comme d’habitude. Le jour dit, à l’aube, cinq hommes se mirent donc en route vers les montagnes derrière le commandant et le caporal MacLand.
Le village les attendait. Les jeunes indiens les entourèrent dès leur apparition, bientôt chassés par les adultes. Cette fois, délaissant le groupe des enfants, Petit-Lynx accompagnait son père. Fanny pensa d’abord ne pas le reconnaître. Il avait beaucoup grandi, depuis l’automne, sa carrure s’était épaissie et son visage encadré par ses longs cheveux noirs maintenant enserrés dans deux bandes de tissu était devenu plus anguleux. Elle eut du mal à se faire à l’idée que cet adolescent aux allures d’homme était son compagnon de jeux de l’été précédent. Petit-Lynx ne tarda pas à se moquer du regard éberlué de la fillette : « Et bien, on dirait que Petit-Renard vient de voir le Manitou. » Vexée, Fanny détourna les yeux. Malheureusement, elle ne trouvait rien à répondre qui put lui couper la chique. Sûr qu’il allait se moquer d’elle pendant trois jours, maintenant ! Mais, contrairement à son attente, le garçon se radoucit pour l’inviter à descendre de cheval. Il voulait lui montrer le poulain né la nuit précédente. Voilà au moins une chose pour laquelle il avait changé : il ne profitait pas de son avantage. Elle lui en sut gré, car elle comprit en même temps que c’était toujours le même Petit-Lynx, qu’il était son ami, et que son aspect n’y changerait rien.

Ce soir-là, Loup-Gris et Epervier-En-Chasse avaient été invités par Orage-Du-Matin à partager le repas dans son teepee. Le guerrier voulait parler au commandant des dernières rencontres que lui et les chasseurs avait faites pendant l’hiver. Les hommes blancs semblaient chaque jour plus nombreux dans les montagnes et cela l’inquiétait. Ils n’avaient aucun respect pour le gibier qu’ils tuaient pour les fourrures et en nombre plus important qu’ils n’en auraient jamais besoin. La situation ne s’était pas arrangée, depuis l’année précédente, bien que le commandant ait arrêté les piégeurs de loups. Loup-Gris craignait que les chasseurs soient encore plus nombreux avec l’été. Il se doutait que ce n’était que le début d’une invasion et il réclamait l’aide du Chef des Longs-Couteaux. Cette déclaration ne fit qu’accroître le malaise de John. Il ne savait déjà pas comment annoncer son départ et demander aux indiens de coopérer avec le nouveau commandant. La requête de Loup-Gris rendait les choses encore plus compliquées. Il se doutait que, comme la majorité des militaires, son successeur préfèrerait privilégier ses relations avec les blancs plutôt que d’écouter les doléances des indiens. L’annonce jeta de ce fait un froid sur l’assistance. Tous se turent et le silence se fit pesant. Ce fut Orage-Du-Matin qui, finalement, reprit la parole. Il soupira tristement puis affirma au commandant que son amitié serait toujours dans leurs cœurs, quoiqu’il puisse arriver. Ce fut tout.
Petit-Lynx s’était tourné vers Fanny, stupéfait. Cette fois, c’est lui qui avait du mal à réaliser. Dans le silence ouaté de la tente, sa question résonna presque comme un cri qui surprit l’assemblée : "Tu t’en vas ?" Fanny baissa les yeux, gênée, tandis que tous les adultes s’étaient tournés vers eux.
"Tu avais dit que tu m’accompagnerais pour les grandes chasses, que tu passerais l’été avec nous.
– Fanny n’a pas choisi, Petit-Lynx, intervint le commandant. Elle ne manque pas à sa parole de son plein gré.
– Elle pourrait rester avec nous.
– Elle doit suivre sa famille, comme tu suivrais la tienne, répondit Orage-Du-Matin, que la peine de son fils surprenait. Tu ne peux pas l’enlever à sa famille. » Le jeune garçon fit une moue sceptique. Ce fut Loup-Gris qui détendit la situation par sa proposition : « Je pars demain avec des chasseurs pour réapprovisionner le village. Petit-Lynx devait venir avec nous. Peut-être que Petit-Renard pourrait nous accompagner aussi. Je l’ai observée l’été dernier. C’est un bon chasseur. » Les visages des enfants s’illuminèrent. Ils n’avaient jamais pensé que Loup-Gris accepterait d’emmener la fillette avant plusieurs années. Anxieuse, Fanny se tourna vers son père. Celui-ci hésita. Il ne voulait pas qu’elle devienne une charge supplémentaire dans une expédition qui n’était pas sans risque. Mais cela ne semblait poser aucun problème au chasseur. Et puisque l’idée venait de lui, il l’aurait blessé en refusant. C’était une expédition de deux jours. Fanny en avait déjà faites. Elle était tout à fait capable de suivre. Et au moins, il ne l’aurait pas dans les pattes pendant ses discussions difficiles avec le Conseil.

Le groupe, composé de Loup-Gris, Vent-Aveugle, de trois autres chasseurs et des deux enfants, s’était mis en route au lever du soleil. Emmitouflés dans leurs manteaux de peaux, ils s’étaient enfoncés dans la forêt, prenant les pistes qui descendaient dans les vallées où se réfugiait le gibier l’hiver. Grâce à Vent-Aveugle et au sergent Kirby, Fanny savait déjà suivre une piste. Elle en repéra plusieurs, mais aucune qui retînt l’attention du chasseur. Ce fut Petit-Lynx qui trouva la plus intéressante. Loup-Gris s’arrêta à sa hauteur, tandis que l’un des chasseurs sautait à bas de son poney pour examiner les traces. Ils discutèrent un moment à voix basse, désignant de temps à autre une direction ou l’autre. Puis Loup-Gris donna le signal du départ. Sa décision était prise. Alors qu’il les entraînait sur les traces d’un groupe de wapitis, l’éclaireur expliqua à la fillette comment on allait s’y prendre pour encercler les animaux et les rabattre vers une impasse. Ensuite, on n’aurait plus qu’à les abattre et les dépecer. L’image d’un animal aux abois arracha une grimace au petit caporal. Mais elle savait que leur mort était indispensable à la survie du village. Elle suivit donc la troupe quand celle-ci se lança au galop à la poursuite de deux wapitis. Ne quittant pas Vent-Aveugle d’une semelle, elle bifurqua derrière lui et prit une sente qui descendait abruptement pour couper la route des animaux. Ils devaient les obliger à se détourner et les rabattre sur les autres chasseurs. Emergeant d’un buisson, Fanny vit soudain un magnifique cervidé qui arrivait dans sa direction. Il était immense. Il devait peser au moins huit cents livres et ses bois mesuraient bien un mètre de haut. Il pouvait, d’un coup de tête, éventrer un cheval. Mais Black Storm n’était pas du genre à se laisser surprendre par un lourdeau pareil. Il avait beau être rapide, la maniabilité n’était pas son fort. Fanny jeta un coup d’œil à Vent-Aveugle qui l’approuva d’un signe de tête. Elle arma son fusil, le cala sur sa cuisse et tira en l’air. Surpris, le wapiti dérapa sur son épaule déjà blessée d’une flèche et obliqua vers la gauche, entraînant dans son sillage un deuxième animal plus jeune. L’éclaireur se lança à leur poursuite, talonné par Black Storm. Malgré les blessures déjà infligées, ils n’avaient rien perdu de leur rapidité. Pourtant, ils commençaient à s’essouffler. Quand l’éclaireur et la fillette rejoignirent enfin les chasseurs, ils entouraient les animaux maintenant immobiles. Le plus grand les regardait en soufflant bruyamment, cherchant une issue, alors que son compagnon gisait déjà au sol. Il grattait du sabot, prêt à charger pour vendre chèrement sa vie. Mais face aux hommes, il ne pouvait plus faire grand-chose. Une flèche l’atteignit dans la gorge, suivie d’une deuxième. Le sang coulait à flots le long de son cou sur ses antérieurs. A bout de forces, il s’affala sur ses genoux puis se coucha sur le côté dans un râle. Sa poitrine se soulevait encore rapidement et des sons rauques s’échappaient de sa gorge. Loup-Gris fit un signe à Petit-Lynx qui sauta à bas de sa monture et tira son couteau de sa ceinture. Le voyant approcher, le wapiti esquissa un mouvement de tête, mais il n’avait plus la force suffisante pour atteindre son ennemi. Le jeune indien le contourna, attrapa le bois d’une main, et de l’autre trancha la gorge de l’animal agonisant. Fanny détourna les yeux avec une moue de dégoût qui fit sourire Vent-Aveugle. Elle n’avait pas encore l’étoffe d’un vrai chasseur. Les indiens descendirent de cheval, prélevèrent le cœur encore chaud et palpitant dont ils firent un festin, puis entreprirent de découper les quartiers de viandes qu’ils suspendirent de chaque côté de leurs chevaux. Quand ils eurent fini, la nuit tombait. Ils installèrent le bivouac près d’une rivière et mirent à rôtir un morceau de viande fraîche. La chasse avait été bonne. Loup-Gris était satisfait. Demain, ils prendraient un autre animal. Cela suffirait pour quelques temps.

Enroulés côte à côte dans leurs couvertures, Fanny et Petit-Lynx ne dormaient pas encore. Ils avaient écouté jusqu’à présent les histoires des chasseurs, mais ceux-ci s’étaient tus. On n’entendait plus que leur respiration et le garde qui de temps à autre remettait du bois dans le feu. Les deux amis chuchotaient pour ne pas éveiller son attention. Ils savaient qu’ils auraient dû dormir, mais ils n’arrivaient pas à se décider. C’était l’un des derniers moments qu’ils passaient ensemble et ils voulaient en profiter jusqu’au bout. Les yeux perdus sur la voûte céleste, Fanny écoutait avec attention les explications du jeune indien qui lui montrait du doigt les constellations, lui racontant les légendes liées à chacune d’elle. Il y avait l’histoire de la jeune squaw qui, pour sauver son amour d’une malédiction, avait accepté d’être changée en ourse. Un chasseur l’avait tuée et elle était immédiatement montée vers le ciel et s’était changée en étoiles. Il y avait aussi la brillante étoile du nord qui symbolisait l’œil du Grand-Esprit. Il voyait tout, les bons et les mauvais, et il jugeait de ceux qui pouvaient rejoindre les chasses éternelles. Plus loin, c’était l’image de l’aigle royal qui se détachait sur l’obscurité du ciel, ou le lynx, son totem, qui attendait, tapis dans l’ombre. Fanny essayait de retenir toutes ces histoires. Elle se disait que plus tard, lorsqu’elle serait loin, il lui suffirait de regarder le ciel et de se les rappeler, et qu’alors, Petit-Lynx serait à nouveau à ses côtés.

Ils repartirent avec le soleil levant, après avoir éteint le feu et dispersé les cendres. Loup-Gris avait son idée sur le gibier qu’ils chasseraient aujourd’hui. On lui avait parlé d’un grizzli solitaire qui avait élu domicile dans les parages de la cascade du Grand Versant. Il avait été aperçu deux fois avant l’hiver, et une nouvelle fois quatre jours plus tôt. Il sortait à peine de son hibernation. Il s’était installé sur le versant sud, dans une pente abrupte plantée de mélèzes. Il y avait là une caverne très bien dissimulée qui était le refuge idéal. La saison n’était pas encore assez avancée pour qu’il se soit encore éloigné de son logis. Donc, on le chercherait là. D’ailleurs, la veille, l’un des chasseurs avait relevé des traces très fraîches, en passant devant le sentier qui menait vers le Grand Versant. La chasse à l’ours, voilà qui changerait du quotidien. … Et fournirait une excellente viande pour finir l’hiver. Il était possible que la traque dure un peu plus longtemps que prévu, mais dans ce cas, il renverrait Petit-Renard et Vent-Aveugle vers le commandant. De toute façon, il ne voulait pas prendre de risques. Cette fois, la chasse se ferait au fusil. Il informa le groupe de ses intentions, et aussitôt, deux des chasseurs partirent en avant pour retrouver la piste. Loup-Gris revint alors vers Fanny pour lui faire de nouvelles recommandations. Elle s’était très bien comportée la veille, mais un ours ne se chasse pas comme un wapiti. Il est plus dangereux et généralement imprévisible. Aussi, il lui demanda de ne pas quitter Vent-Aveugle quoiqu’il arrive, et d’obéir à ses ordres. Impressionnée par le ton impérieux du chasseur, la fillette acquiesça en silence.
Ils s’étaient engagés dans le chemin depuis un bon moment, quand l’un des pisteurs revint vers eux au galop. Il avait relevé des traces fraîches, ainsi que des excréments qui dataient de moins d’une heure. L’ours se dirigeait vers la clairière de la cascade. Loup-Gris opina du chef. Cela lui convenait tout à fait. Le terrain y étaient beaucoup moins accidenté pour les chevaux. Ils ne seraient pas obligés de mettre pied à terre. Le chasseur divisa son groupe en deux. Tandis que lui et les deux pisteurs continueraient sur le chemin principal, Vent-Aveugle, Trace-D’Elan et les enfants couperaient par la forêt. Le petit groupe quitta donc la piste et s’enfonça parmi les grands résineux, prenant garde au sol jonché de branches pourries et couvert d’humus.
Ils n’étaient qu’à quelques mètres de la large clairière qu’ils apercevaient déjà, quand Black Storm devint nerveux. Fanny ferma ses doigts sur les rênes, raffermit son emprise des jambes et lui flatta l’encolure en murmurant quelques paroles apaisantes, tandis qu’elle scrutait les alentours. Les indiens se séparèrent pour examiner les lieux.
"J’ai trouvé ce qui lui a fait peur", annonça bientôt Petit-Lynx, qui du haut de son poney, observait une masse sombre gisant à ses pieds. Trace-D’Elan aperçut alors le corps d’un ourson couché au milieu de branches cassées. Il devait avoir quelques semaines à peine.
"Que lui est-il arrivé ? demanda Fanny.
– Sûrement tué par le mâle, répondit le chasseur. C’est récent.
– Ca arrive souvent, dit Petit-Lynx. Mais ça veut dire que nous sommes sur la bonne piste.
– Ce qui m’inquiète surtout, c’est la mère, intervint Vent-Aveugle. Je pense plutôt que c’est elle que ton mustang a senti. Ne restons pas là."
Il avait à peine fini sa phrase qu’un grognement féroce retentit à quelques mètres de Petit-Lynx. La mère émergea des fourrés et se dressa sur ses pattes arrières, la gueule grande ouverte. Elle retomba à quatre pattes et fit un bond phénoménal dans la direction du jeune indien dont le cheval fit un écart. Affolé, le poney se cabra, désarçonnant son cavalier. Alors que Trace-D’Elan mettait en joue l’ourse furieuse, Fanny talonna son cheval et l’amena devant Petit-Lynx qui s’était relevé précipitamment et regardait la bête fondre sur lui. Fanny cria et stoppa Black à hauteur de son ami. Le jeune indien ne se le fit pas dire deux fois. Il sauta en croupe du mustang qui redémarra au galop, évitant de peu les griffes acérées. Le groupe détalla, poursuivi un moment par l’ourse. Puis celle-ci abandonna la chasse pour revenir vers le corps de son enfant mort. Quand ils atteignirent la clairière, Loup-Gris avait rattrapé le poney, mais le grizzli s’était échappé. Il n’en voulut à personne. Les enfants avaient affronté le danger et prouvé leur valeur, bien qu’ils se soient comportés avec légèreté. C’était une leçon à retenir. Finalement, il se rabattit sur un troisième cervidé. Le grizzli, ce serait pour une autre fois.

"Ne blâme pas ta fille, John MacLand. Elle est courageuse.
– Mais un peu trop inconsciente, rétorqua le commandant, comme Epervier-En-Chasse essayait de calmer sa colère. Il lui manque encore du plomb dans la cervelle.
– La vie se chargera de lui apprendre. Comme aujourd’hui.
– Tu veux que je la laisse faire ? Un jour, elle y laissera des plumes.
– C’est un renard, répondit le chef en souriant. C’est elle qui arrache les plumes.
– Elle a sauvé la vie d’un futur chaman. Elle a droit à un peu de reconnaissance, ajouta Orage-Du-Matin.
– Pourquoi faut-il toujours que vous preniez son parti ? soupira John. C’est une enfant, elle ne pèse pas toujours les conséquences de ses actes. Parfois, je me rend bien compte qu’elle n’est pas à sa place. Je lui demande beaucoup.
– Et elle s’en acquitte bien.
– Petit-Lynx m’a présenté une requête, reprit Orage-Du-Matin. Il voudrait que nous célébrions la cérémonie des frères de sang."
John MacLand retint son mouvement d’agacement. Décidément, ils finiraient bien par en faire une véritable indienne. Le sorcier émit un petit rire en devinant sa pensée.

Assise au fond du teepee, l’oreille aux aguets et les sens en éveil, Fanny attendait. Voilà plus d’une heure maintenant que les tam-tams jouaient sans discontinuer. Leur rythme entêtant résonnait dans sa tête. Sa tête elle-même devenait un tam-tam. Elle n’aurait pu se débarrasser de ce son envoûtant, même si elle l’avait voulu. Elle restait immobile, tendue et frissonnante. Elle savait que toute la tribu était réunie autour du grand feu dont les flammes dansaient sur les murs de peau. Les ombres des guerriers mille fois grandies se dessinaient devant ses yeux inquiets, passant et repassant dans des attitudes effrayantes, dansant dans la lueur jaune des flammes. Pourtant, ce n’était pas la peur qui dominait, mais l’excitation. Tout son être bouillonnait, avide de découvrir enfin la scène pour laquelle on l’avait si minutieusement préparée. Elle avait d’abord passé deux heures dans l’étouffante hutte à sudation en compagnie d’une vieille femme édentée qui n’avait cessé de marmonner des incantations, et de la mère de Petit-Lynx. Elle avait bien cru suffoquer de chaleur, et au moment où elle avait failli perdre connaissance, on l’avait enveloppée dans une couverture et amenée à ce teepee où elle était maintenant assise en tailleur sur une fourrure soyeuse, les mains posées sur ses genoux. Si elle avait conservé la culotte bleue à bande jaune de l’armée, le haut de son corps était revêtu d’une tunique de peau à laquelle la délicatesse de la préparation avait apporté une souplesse et une douceur inégalables. C’était une tunique de cérémonie à manches longues, teintée à l’ocre, ornée de perles d’os et de plumes d’une épaule à l’autre, à hauteur de la poitrine. Une rangée de franges pendait de chaque manche ; ainsi, il lui semblait, lorsqu’elle étendait les bras, déployer ses ailes. Ses longs cheveux châtains avaient été soigneusement peignés, puis séparés en deux, tressés et noués par des lacets de cuirs auxquels on avait accroché des plumes. Ils retombaient jusque sur sa poitrine, de chaque côté de son visage entièrement peint en rouge. Une ligne blanche courait en son milieu, depuis le front jusqu’au menton, marquant la séparation et l’union entre son esprit blanc et son esprit indien. Cette ligne était son symbole depuis son acceptation au sein du peuple cheyenne. Au milieu de ce visage à l’allure surnaturelle, brillaient deux yeux verts en amande, éclatants de résolution et sans cesse en mouvement. Dans un instant, on viendrait la chercher pour la conduire vers le feu où elle retrouverait Petit-Lynx, que l’on avait préparé dans un autre teepee. Lui aussi devait porter une chemise rituelle et ses propres marques. Dans quelques minutes, ils seraient l’un en face de l’autre pour échanger leur serment d’allégeance.

Les tam-tams ralentirent leur rythme. Un chant s’éleva parmi les guerriers rassemblés autour du feu. Ainsi qu’elle l’avait prévu, deux hommes pénétrèrent dans le teepee et lui firent signe de les suivre. Fanny se leva, remit de l’ordre dans sa tunique et passa l’ouverture de la tente derrière eux. Il lui entourèrent le poignet gauche d’une lanière de cuir au bout de laquelle pendaient trois perles de couleurs différentes et la poussèrent devant eux vers le cercle des hommes dont le centre était occupé par un feu immense. Elle eut à peine le temps de voir son père assis entre le chef et le vieux chaman Ecoute-Avec-Le-Cœur. Déjà, elle se trouvait face à celui qui allait officier. Orage-Du-Matin avait revêtu ses habits de cérémonie richement décorés et son masque. Ainsi, il paraissait bien plus imposant et plus impressionnant que d’habitude. Rien n’avait été laissé au hasard, dans sa tenue. Il devait inspirer la crainte de lui et des esprits avec lesquels il communiquait. Outre ses colliers de dents et d’os taillés, outre le masque de bois au rictus infernal, il tenait dans sa main gauche un grand bâton dont le sommet était surmonté d’un crâne de jeune loup. Fanny se plaça face à Petit-Lynx qu’on venait aussi d’amener, juste séparée de lui par le sorcier. Quand les chanteurs se turent, Orage-Du-Matin entonna une longue mélopée dont les ondulations montèrent dans la nuit noire vers les étoiles. Il invitait l’esprit de la terre et l’esprit du ciel à venir bénir l’union des deux âmes qu’il allait célébrer. De temps en temps, les hommes reprenaient une parole, comme s’il se fut agit du refrain d’une chanson. Puis le chaman s’arrêta. Le silence retomba sur l’assistance et les enveloppa, seulement troublé par le crépitement du feu. Il se tourna vers les enfants qui lui faisaient maintenant face. A l’aide de peinture blanche, il traça sur leur front leurs tempes et leurs joues des signes cabalistiques, qu’il accompagnait de paroles incompréhensibles à ceux qui n’étaient pas initiés. Puis, s’emparant d’un coutelas rituel que lui présentait un assistant, il leur demanda de tendre leur main gauche l’un vers l’autre. Il leva le couteau devant lui, puis le passa sur la flamme. Alors, à tour de rôle, il traça une profonde entaille dans la paume de chaque main qui lui était présentée. Fanny grimaça mais ne bougea pas. Elle sentit un sang noir et épais s’écouler de la blessure entre ses doigts. Orage-Du-Matin joignit leurs mains paume contre paume et, à l’aide des lacets de cuir qu’ils portaient, il les lia ensemble. Il prononça encore quelques paroles rituelles en cheyenne, que les enfants durent répéter après lui, avant une dernière prière.
"Que la Terre, notre mère, nourrie de votre sang, soit le témoin de cette union. Par le sang vous devenez frères, par le sang vous êtes désormais liés l’un à l’autre. C’est maintenant le même sang qui vous anime et vous apporte la vie. Vos cœurs ne font qu’un, vos esprits ne font qu’un. Nul ne peut désormais briser cette union que la mort."
Le rituel était terminé. Les tam-tams retentirent de nouveau dans la nuit, plus vifs, plus rapides, et les guerriers se remirent à chanter et danser en l’honneur des deux enfants, désormais frères de sang. Tandis que tout le monde s’agitait autour d’eux, Orage-Du-Matin dénoua le lien de leurs poignets, et appliqua sur leurs blessures la lame du coutelas rougie au feu. Après quoi, il recouvrit l’entaille d’un onguent qu’une femme recouvrit d’une bande de peau tannée.

Le jour était levé depuis longtemps, quand la patrouille se mit enfin en route. Le commandant n’avait pas voulu précipiter le départ. C’était leur dernière visite, alors il voulait prendre le temps de saluer leurs amis et de dire au revoir au plus petit des enfants qui courait entre les jambes des chevaux. Tout le village s’était rassemblé sur la place pour voir partir les Longs-Couteaux. Certains avaient tenu à échanger des présents en signe d’amitié. Les femmes leur avaient même préparé des provisions pour le voyage. Plus lourdement chargés qu’à leur arrivée de peaux ou d’objets divers, les soldats s’étaient remis en selle avec plus d’émotion qu’ils ne s’en seraient crus capables. Fanny, elle, attendait déjà en tête de la colonne. Les adieux à Petit-Lynx avaient été rapides. Ils avaient juste échangé une poignée de main, mettant de nouveau en contact leurs blessures encore à vif. Cette seule sensation leur suffisait. Ils savaient que quoiqu’il arrive, plus rien désormais ne les séparerait jamais. De plus, Petit-Lynx avait promis de descendre au fort avant le grand départ. Ce n’était donc qu’un au revoir. Ils échangèrent juste un sourire quand la patrouille se mit en marche. Elle se retourna et fit un geste furtif de la main auquel son ami répondit de la même façon. Le soleil brillait, l’air se réchauffait lentement. Ce serait une belle journée pour voyager.

Chapitre suivant

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil