Sur la frontière


Petit renard et le démon noir

SEPTEMBRE 1851

Ce matin-là, trois indiens amenèrent au fort un lot de chevaux qu’ils avaient capturés dans la plaine, afin de les échanger contre du sel et de la farine. C’était pratique courante à Fort Laramie, depuis l’arrivée du nouveau commandant deux ans plus tôt. Le poste avancé que constituait le fort au pied des Monts Laramie, en plein territoire Sioux, avait retrouvé sa vocation première de poste d’accueil et de troc où s’arrêtaient de nombreux trappeurs et indiens. Ils apportaient fourrures et chevaux que l’armée leur échangeait contre des provisions, des condiments, du tissu. Autrefois, ils auraient aussi emporté des armes et des munitions. Mais les temps avaient changé. Un visiteur venu de Washington avait un jour fait remarquer au commandant MacLand que cette pratique finirait par se retourner contre les blancs lorsque les colons commenceraient à peupler la région. Ce à quoi MacLand avait répondu que la seule solution pour éviter des massacres était d’empêcher toute colonisation de ces terres appartenant aux indiens, que le gouvernement avait l’intention de s’accaparer. Le commandant s’était sans doute fait là un ennemi qui s’emploierait à le discréditer aux yeux de ses supérieurs et à retarder son avancement. Il reçut d’ailleurs, à la suite de cet incident, un sérieux coup de semonce de la part du Haut Commandement, l’avertissant que seule la paix qu’il maintenait dans son secteur lui avait fait éviter la cour martiale. Quoi qu’il en soit, il estimait faire son travail le mieux possible. Il avait réussi, par son attitude, à créer de vrais liens d’amitié avec les indiens de la région. Beaucoup étaient devenus des habitués du poste, et tenaient le Chef des Longs-Couteaux en haute estime.
MacLand savait de toute façon que le visiteur avait raison. Rien n’empêcherait jamais les blancs de s’installer sur les terres indiennes. Le défilé incessant des chariots en route vers l’Oregon suffisait à le prouver. Et rien n’empêcherait jamais les conflits d’éclater.
Neuf mille chariots ! Neuf mille chariots emmenant des familles entières loin de la misère, de la famine et des épidémies. C’étaient de curieux équipages, qui atteignaient le fort, après un mois et demi sur la piste poussiéreuse. Il fallait alors se ravitailler, réparer, reprendre des forces avant la dangereuse traversée des Rocheuses. Le commandant les avait vus s’installer avec réserve, craignant pour la paix précaire de son domaine. Ils apportaient avec eux la violence et l’inconstance de la civilisation. D’ailleurs, la prison du poste n’avait jamais eu autant de pensionnaires que depuis le début de l’été.

A présent qu’un vent froid commençait à souffler des montagnes, les convois se raréfiaient. Le fort retrouvait petit à petit sa vie paisible "d’avant". Après les grandes affaires de l’été, les habitués revenaient pour le plaisir de la visite, plus que par nécessité. C’est ainsi que ce jour-là, les dix magnifiques chevaux escortés par trois guerriers sioux de la tribu de Neuf?Doigts avaient fait une entrée remarquée dans le fortin. Le caporal Ben Kipper, un texan que le commandant avait chargé de toutes les transactions concernant des chevaux, vint examiner le lot puis marchanda avec les convoyeurs. Finalement, il remplit un bon de commande qu’il leur donna. Pendant que les cavaliers menaient les nouveaux chevaux dans un corral, les indiens se dirigèrent vers l’intendance pour prendre possession des sacs qu’ils chargèrent sur leurs poneys, et repartirent vers leur village.
De la fenêtre du poste de commandement, le commandant MacLand observait toute la scène avec satisfaction. Il mit son chapeau et rejoignit Kipper devant le corral. "Belles bêtes, observa l’officier. J’espère que vous leur en avez donné un bon prix, caporal.
– Vous inquiétez pas pour ça, mon commandant. Ils sont très durs en affaire, ces sauvages. Surtout quand ils savent qu’ils ont de la qualité. Mais ils m’ont dit que dans le lot, il y a une bête qui sera pas facile à dresser. D’ailleurs, on l’a isolée des autres. Tenez, regardez... Le noir, là."
Kipper désignait un magnifique mustang qui, bien que jeune, avait déjà le port et l’encolure d’un mâle dominant. Immobile, il regardait les deux humains avec des yeux où semblaient brûler les flammes de l’enfer. "J’dois vous avouer qu’il me fait froid dans le dos, souffla Kipper... Mais ça serait bien la première fois que je recule devant un canasson.
– Vous allez quand même essayer de le dresser ?
– Et comment ! Ce bronco sera la plus belle réussite de ma carrière."
Déjà, plusieurs soldats et de quelques pionniers s’étaient rassemblés autour de l’enclos, attendant le spectacle avec une impatience grandissante. Kipper envoya un homme chercher une selle et une bride, puis désigna plusieurs cavaliers auxquels il donna ses instructions. Quand tout fut prêt, trois hommes équipés de lassos entrèrent dans le corral. Au même moment, un petit garnement se faufila à travers les premiers rangs jusqu’à la barrière. "Dis donc, toi, s’exclama le commandant en baissant les yeux. On dirait que tu as encore faussé compagnie à ta mère."
La petite frimousse lui répondit par un sourire espiègle en expliquant que de toute façon, ça ne lui servirait jamais à rien de savoir broder et qu’apprendre à dresser les chevaux était bien plus amusant !

Fanny MacLand avait sept ans. Pour certains de ceux qui la côtoyaient, c’était déjà une vraie peste. D’autres se contentaient de dire un garçon manqué qui finirait par s’assagir avec le temps. Mais pour son père adoptif, elle était le plus beau cadeau qui lui ait été fait ; elle était le fils qu’il n’avait jamais eu. Bien sûr, il adorait toutes ses filles et ne manquait jamais une occasion de le leur montrer, mais le lien qui l’unissait à Fanny était différent. Dès son arrivée elle avait montré plus de dispositions pour les jeux et les activités des garçons que pour les poupées et la couture. D’ailleurs, il était impossible de lui faire revêtir une robe et elle préférait de loin aller pieds nus, pantalon et bras de chemise retroussés, coiffée d’un képi militaire, à la suite de son cousin William Rodgers. Elle se sentait bien plus à l’aise en compagnie de ce chenapan de quatorze ans et des hommes du fort qui en avaient fait leur mascotte, qu’avec les petites filles de son âge qui pleurnichaient dès qu’on leur enlevait leur poupée.
Après une longue réflexion, John MacLand avait donc décidé de l’élever comme un garçon et peut-être même un soldat, au grand désespoir de sa femme. Il s’était souvent demandé si Max l’aurait approuvé. Après tout, Fanny pourrait, en grandissant, lui en vouloir de l’avoir écartée de sa condition. Mais quand il la voyait s’intéresser avec autant d’animation et de gaîté aux diverses activités du poste, il ne pouvait douter qu’il faisait au mieux pour elle. Et même s’il avait dû sévir quelques fois, quand le sergent Kirby la ramenait par le fond de la culotte à la maison après l’avoir trouvée cachée dans l’armurerie ou le poste de troc, il ne pouvait vraiment lui en vouloir.

Il hissa la fillette sur la barrière du corral afin qu’elle puisse assister au spectacle. Les trois cavaliers avançaient prudemment vers l’animal qui rejeta soudain la tête en arrière avec des yeux fous et renâcla. Le premier fit tournoyer son lasso et l’attrapa. Aussitôt, le mustang secoua violemment la tête et se cabra, traînant dans la poussière l’homme cramponné au lasso. Les deux autres se précipitèrent et entravèrent à leur tour le cheval. D’autres vinrent encore leur prêter main forte et à six, ils réussirent à immobiliser à peu près l’étalon. Kipper s’approcha pour mettre la selle mais n’eut pas le temps de vérifier si la sangle était serrée correctement, car le cheval décocha plusieurs ruades. Il chercha à se retourner, mais, bloqué par les trois lassos, il ne pouvait que se déplacer latéralement. Décidément, cet animal ne présageait rien de bon. Kipper avait vu et dressé beaucoup de chevaux sauvages, au cours de son existence, mais il n’avait encore jamais vu pareil démon.
Fanny, elle, n'avait rien remarqué de tout ça. Plus que fascinée, elle était comme ensorcelée par l’animal à la robe d’ébène inhabituelle pour un mustang. Elle le dévorait des yeux. Sa robe, ses courbes parfaites de la croupe au bout des naseaux, ses jambes musclées et ses sabots puissants, sa crinière que faisait voler la colère, son encolure, son port de tête majestueux, ses petites oreilles veloutées surmontant un toupet noir comme le charbon et ses yeux surtout, sombres comme la nuit, dans lesquels semblaient luire des éclairs.
Le caporal demanda aux hommes de raffermir leur prise et mit un pied dans l’étrier, tandis que le cheval se déportait sur le côté pour lui échapper. Dès qu’il s’assit dans la selle, il le sentit se tendre, prêt à bondir. Kipper s’agrippa à une touffe de crin et serra les jambes. Il allait donner l’ordre de lâcher l’une des entraves, quand l’animal le devança. Dans un ultime effort, il se cabra, lançant les sabots à une hauteur terrifiante et traînant dans la poussière les trois soldats qui tentaient désespérément de le retenir. Ejecté de sa selle, Kipper atterrit sur le sable du corral, sous les pieds de l’animal furieux. Celui-ci sembla commencer autour de lui une danse de mort et finit par abattre violemment ses sabots sur le dresseur en hennissant. L’homme ne leur échappa que de justesse, en roulant sur le côté. Un des cavaliers le tira en arrière à temps pour lui éviter une mort certaine, pendant que le démon noir, écumant, se débarrassait de la selle encombrante et se retournait sur quiconque tentait de l’approcher. Kipper revint vers le commandant : "Cet animal est dangereux, dit-il. Personne n’arrivera à le monter. C’est le diable en personne !
– Vous renoncez, caporal ?
– Et comment ! Pourtant, vous me connaissez, mon commandant. C’est pas dans mes habitudes de laisser tomber aussi facilement. Mais là, je le sens vraiment pas. Il a quelque chose d’un démon.
– On ne peut pas le garder ici. Que proposez-vous que nous en fassions ?
– Ce serait dommage d’abattre une bête pareille. Il vaudrait mieux lui rendre sa liberté."
MacLand acquiesça. Mais, au moment où il allait partir, il vit avec stupeur Fanny pénétrer dans le corral, les yeux rivés sur le mustang. Celui-ci s’immobilisa et la regarda. Comme le commandant dégainait pour abattre le cheval, Fanny tendit la main vers l’animal et commença à lui parler : "Salut. Moi, je m’appelle Fanny. Et toi, tu as un nom ? ... Tu es tellement beau ! Tu ressembles à l’orage dans la montagne... Black Storm... Pourquoi tu t’appellerais pas comme ça ? Tu aimes ?"
L’étalon continuait à l’observer dans un calme apparent. Mais on pouvait voir ses muscles tendus agités par des frissons nerveux. Il se tenait sur ses gardes, prêt à bondir. "Tu veux bien être mon ami ? demanda alors la fillette. Moi, je suis ton amie. Regarde, je t’ai apporté quelque chose."
Elle ouvrit la main et découvrit un quartier de pomme. Le cheval dodelina un peu de la tête puis fit un pas mal assuré dans sa direction. Les hommes retenaient leur souffle, les yeux rivés sur l’enfant et le cheval sauvage, le doigt crispé sur la gâchette, prêts à faire feu si l’animal devenait trop menaçant. Elle l’appela encore, le flattant d’une voix calme et rassurante. Le mustang, après quelques hésitations, fit un deuxième pas, puis un troisième, et un autre encore, toujours encouragé par la fillette. Elle sentit le souffle chaud de ses naseaux sur sa petite main. Elle ne tremblait pas. Elle n’avait pas peur, mais confiance en cet animal qui avait failli tuer le meilleur dresseur de chevaux de toute la contrée. Doucement, le cheval s’approcha encore, saisit le morceau de pomme et fit volte-face pour retourner se poster à l’autre bout du corral. Fanny l’avait à peine senti effleurer sa main. Elle grimpa sur la barrière et tira un autre quartier de sa poche. Stupéfait par ce qu’elle venait de réaliser, son père fit signe aux soldats qui tenaient l’animal en joue de rester sur leurs gardes et s’approcha d’elle afin de pouvoir la tirer en arrière en cas de danger. Une deuxième fois, elle tendit la main et appela l’animal. Il s’approcha plus vite, mais toujours méfiant, retourna dans le coin opposé du corral une fois sa friandise attrapée. Elle sortit alors un troisième morceau. Le cheval s’avança sans hésitation, mais au moment où il fut à portée, Fanny ferma la main. "Cette fois, il faut le mériter", dit-elle.
D’une pirouette sur la hanche, le cheval fit demi-tour en hennissant. Il la regarda de travers mais ne parut pas vouloir céder. Fanny rouvrit son petit poing sans un mot. Le cheval s’avança prudemment, puis lorsqu’il tendit le cou, elle ferma de nouveau la main. Black Storm la regarda curieusement mais, cette fois, ne s’enfuit pas. Aussi rouvrit-elle la main. Le mustang fit un pas en avant et, tout en avalant sa friandise, resta planté face à elle. "Tu en veux encore ?" demanda-t-elle en riant.
Comme s’il avait compris sa question, l’animal balança la tête et frappa le sol de son sabot. La fillette esquissa un geste vers sa poche mais se retint. "Je t’ai dit qu’il fallait le mériter", dit-elle d’un ton des plus sérieux. Aussi avança-t-elle les doigts vers son encolure. Le mustang se braqua et le commandant fit mine de se précipiter pour attraper sa fille. Mais Kipper le retint : "Non, mon commandant. S’il avait voulu lui faire du mal, il y a longtemps que ça serait fait. Laissez-la continuer."
La rebuffade n’avait nullement impressionné la petite fille. Avec un soupir de résignation, elle tira un nouveau quartier de pomme de sa poche et le lui tendit. Comme le museau du cheval sauvage s’attardait dans sa paume, Fanny se risqua à une nouvelle approche. Au contact de la main sur son épaule, le cheval frémit mais ne bougea pas. "Je crois qu’on va bien s’entendre tous les deux. On sera les meilleurs amis du monde et on ne se quittera jamais... Hé ! On dirait que tu as repéré la réserve, s’exclama Fanny en riant. A ce rythme là, il ne restera plus rien pour les chevaux de la troupe."
Black Storm la poussait doucement du bout du nez. Tout indiquait qu’il en voulait à sa poche. "Si je t’en donne encore, tu me laisseras monter sur ton dos?
– Non, Fanny ! intervint le commandant d’un ton autoritaire. C’est beaucoup trop tôt."
La fillette voulut protester, mais le commandant coupa son élan : "Il est dangereux.
– Mais non. Tu as bien vu, c’est mon ami."
Et, comme s’il voulait lui donner raison, Black Storm hocha la tête et vint se coller contre la barrière du corral. Fanny regarda un instant son père ; elle était déterminée à monter ce cheval, même s’il devait lui en coûter une bonne correction et un an de corvées. Avant que l’officier ait eu le temps d’esquisser un geste, elle attrapa la crinière et bondit sur le dos de l’animal. Le premier réflexe du commandant fut d’appeler la fillette, mais à côté de lui, Kipper poussa un cri émerveillé : "Ben ça ! Sacrée gamine. Elle l’a eu !"
Tous les hommes regardaient, stupéfiés, la fille du commandant se laissant porter par le cheval sauvage comme par la plus douce des juments. Bientôt, ce furent des cris de joie et des hourras qui s’élevèrent de l’assemblée. Effrayé par tant de bruit, le cheval s’arrêta net et se cabra. "Elle va tomber !" s’écria quelqu’un, pendant que Kipper et le commandant faisaient taire les braillards. Mais, il en fallait plus pour venir à bout de la petite amazone. Elle s’accrocha à la longue crinière et serra les jambes, tout en caressant l’animal. Devant les yeux incrédules des spectateurs, l’étalon renâcla un peu puis se calma. Fanny lui flatta longuement l’encolure et le remit au pas dans l’enclos. Ameutées par ces cris inhabituels, les femmes du fort étaient sorties de leurs maisons et s’interrogeaient sur l’attroupement autour du corral. Carol MacLand se faufila parmi les soldats jusqu’à son mari et découvrit, ébahie, le spectacle de sa fille montant à cru le cheval noir. "John ! Qu’est ce que ça signifie ?
– Ma chère Carol, je crois que la garnison vient de s’enrichir d’un nouvel élément.
– Veux-tu parler du cheval ou de ma fille ? demanda-t-elle, d’un air contrarié.
– Ta fille, qui est aussi la mienne, vient de gagner ses premiers galons.
– John MacLand ! s’exclama la jeune femme. Tu n’es pas sérieux, j’espère ? Tu ne vas pas céder à ce stupide caprice ? C’est encore une enfant. Elle ne sait pas ce qu’elle veut.
– Bien au contraire. Elle a l’étoffe d’un soldat, et si c’est ce qu’elle veut, je la guiderai dans cette voie. Rappelle-toi les paroles d’Orage-Du-Matin à son sujet : "Un renard à la fourrure bleue m’est apparu en songe. Son esprit m’a dit : "Petit-Renard est mon nom". Ton enfant est pareille au renard dans la forêt. Elle suit son chemin sans se soucier du prédateur. Il pense la suivre et la croît encore là où elle n’est déjà plus, alors qu’elle est là où il ne l’attend pas. Elle saura déjouer les pièges et sera une grande guerrière. Ne l’empêche pas de devenir ce qu’elle doit être. "
– Et tu vas décider de son avenir sur les propos obscurs d’un sorcier indien ? s’indigna Carol MacLand. Je te croyais plus sensé.
– Ce qui doit être sera. Ma fille sera soldat.
– Et bien, n’oublie pas ce qu’a ajouté ton sorcier : "Les embûches seront grandes sur sa route et elle souffrira, parce que comme le renard, elle est indépendante et solitaire."
Carol lui tourna prestement le dos et, ruminant sa colère, retourna à ses tâches quotidiennes.

Fanny avait arrêté le cheval et écouté avec beaucoup d’attention la conversation tendue de ses parents. Son petit visage d’enfant avait pris une expression de gravité, comme si cette dispute la gênait. En réalité, elle jubilait. Son père n’avait pas cédé et avait clairement affirmé son intention de la former au métier des armes. Finies les leçons, la cuisine et la couture. Elle serait désormais un soldat. "Papa, dit-elle lorsque sa mère fut partie. Tu me donnes Black Storm ?"
Le commandant la regarda, étonné, comme s’il avait oublié sa présence. "Je ne sais pas, dit-il enfin. Il faut que j’y réfléchisse.
– Mais on s’entend si bien, tous les deux. Regarde.
– Je t’ai dit que j’allais y penser. Descends, maintenant."
Fanny se laissa glisser à terre et son père lui fit passer la barrière. "Kipper, pensez-vous pouvoir le monter, à présent ?
– On va le savoir tout de suite, mon commandant, répondit le texan en entrant dans le corral."
En le voyant approcher, l’animal se braqua et commença à frapper le sol de ses sabots en soufflant bruyamment. Le dresseur recula. Le commandant le fit sortir et envoya un cavalier qui n’avait pas participé à la tentative malheureuse. Mais l’étalon, loin de se calmer, se dressa devant l’homme, prêt à le piétiner. Echappant aux bras de son père, Fanny, inquiète, se précipita dans le corral. "Black Storm, arrête ! Je t’en prie, implora-t-elle. Arrête, ou ils te feront du mal. Tout doux, là. Calme-toi."
L’animal lui obéit en poussant de petits hennissements, puis s’approcha d’elle et vint fourrer sa tête dans sa poche. Fanny en sortit un morceau de pomme qu’elle lui donna tout en continuant à le caresser. "Elle l’a eu avec ses sucreries, souffla le sergent Kirby. Cette satanée gosse m’étonnera toujours.
– En tout cas, dit Kipper, une chose est sûre. Elle est la seule ici à pouvoir approcher ce cheval.
– Suggérez-vous que je le lui donne ? demanda MacLand, peu enthousiaste à cette idée. Il peut encore se révéler dangereux, non ?
– Pour nous, sûrement. Mais elle... C’est un mystère.
– Bien. Elle s’en occupera quelques temps sans le monter. Je veux d’abord être sûr qu’il s’habitue à la captivité. Sergent Kirby, je veux qu’il y ait toujours quelqu’un avec elle quand elle approche cette bête."

Une semaine après ces événements, Carol apporta à la fillette un paquet soigneusement enveloppé. Fanny, étonnée, hésita à l’ouvrir, sachant bien que ce n’était pas son anniversaire. Mais, devant l’insistance joyeuse de sa mère, elle se décida à arracher le papier. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant un uniforme bleu à sa taille, semblable en tout point à ceux de la garnison et portant les deux chevrons du grade de caporal sur la manche ! Elle n’en croyait pas ses yeux et dut questionner sa mère pendant dix bonnes minutes avant d’admettre que c’était bien son uniforme. Après une longue discussion avec son mari, Carol avait accepté le fait que Fanny ne serait jamais une jeune fille comme les autres. Elle savait depuis longtemps qu’un jour viendrait où sa petite fille deviendrait son fils. Elle avait tant espéré se tromper ! Le jour fatidique était arrivé malgré tout. Et puis c’était peut-être l’unique moyen de faire enfin accepter un peu de discipline et de rigueur à une enfant au caractère bien trempé qui ne manquait pas une occasion de défier leur autorité. Oh, ce n’était jamais par malice ou par méchanceté, mais l’enthousiasme de la fillette avait tendance à la mener parfois un peu loin. Donc, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle avait confectionné pour sa petite dernière un bel uniforme qu’elle serait fière de porter. Et elle n’aurait laissé à personne d’autre le soin d’en coudre le moindre bouton.
Elle aida la fillette à s’habiller et veilla au plus petit détail. Tout devait être parfait pour la présentation au commandant. Quand elle fut prête, Carol passa dans la pièce principale où John, après son service, s’était confortablement installé, la pipe au coin des lèvres et un livre à la main. Sur ses genoux, Madeleine, qui avait le même âge que Fanny, et Vicky, d’un an leur aînée, écoutaient les fables qu’il prenait tant de plaisir à leur lire. Assises à la table, les jumelles, Laura et Catherine, épluchaient des légumes pendant que Elysabeth, l’aînée, mettait la table et que Willy s’acharnait sur une table de multiplications. L’épouse du commandant réclama l’attention de tous et ouvrit la porte pour laisser passer le petit soldat. Fanny entra d’un pas déterminé, s’arrêta devant son père et se mit au garde à vous. Mis dans la confidence, le commandant fut certainement le moins surpris. Aussi rendit-il son salut à la fillette comme il l’aurait fait avec n'importe lequel de ses hommes. Il examina un instant sa fille puis lui adressa un large sourire qui la rassura. Fanny se précipita dans ses bras pour l’embrasser et le remercier. "A présent, il faut que les choses soient claires, Fanny. Pour la garnison, tu es un soldat. Il faudra donc que tu obéisses. Fini de n’en faire qu’à ta tête. C’est bien compris ?
– Oui, mon commandant !
– Le sergent Kirby sera ton instructeur. C’est lui qui t’apprendra tout ce que tu dois savoir.
– Ça changera pas beaucoup, fit remarquer Fanny. C’est déjà lui qui m’a appris à chasser et à suivre une piste.
– Seulement à présent, c’est ton supérieur. Il a le droit de t’infliger des punitions. Autre chose : ta mère et moi sommes d’accord, il n’est pas question que tu abandonnes la classe."
Fanny fit une moue déçue. "C’était la condition pour que j’accepte, intervint Carol MacLand. Tu iras à l’école avec les autres enfants tous les jours, et tu auras les mêmes devoirs.
– Je vois vraiment pas à quoi ça pourra me servir, marmonna Fanny.
– Pourquoi pas à devenir officier? dit son père. C’est important d’être instruit quand on veut avoir des responsabilités.
– Si tu veux, soupira la fillette... Tu crois que je peux être officier un jour sans que ça soit les hommes du fort qui le décident, comme pour mes galons de caporal ?
– Officiellement ? Je n’en sais rien. Mais quand on veut vraiment quelque chose, il faut se donner les moyens de l’obtenir. Maintenant, c’est à toi de prouver que tu en es capable."

Cette nuit-là, Fanny rêva qu’elle et Black Storm galopaient dans la prairie et qu’ils rattrapaient le vent. Sur ses épaules, étincelaient les barrettes dorées du grade de capitaine. Il n’y avait rien autour d’eux, que les grandes herbes qui recouvraient les collines à perte de vue et le soleil couchant qui donnait à la prairie une couleur de sang.

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