Sur la frontière


La brebis galeuse

NOVEMBRE 1857

La porte de la petite chambre s’ouvrit pour laisser passer la surveillante qui déposa un plateau sur le tabouret. Elle n’eut même pas un regard pour la fillette et s’en retourna comme elle était venue. Cela faisait déjà dix jours qu’elle était enfermée dans cette étroite pièce sombre et humide, avec pour seule compagnie le vent qui sifflait à travers la mince ouverture servant de fenêtre. Elle restait recroquevillée sur le vieux lit de fer, enroulée dans une couverture de laine rapiécée, seul rempart contre le froid. Le menu ne variait pas : du pain noir et de l’eau. Sa petite escapade s’était donc terminée ici, dans ce cachot sombre, par les coups de baguette de miss Whittle et ce traitement de faveur. Fanny ramena la couverture sur ses épaules et s’allongea pour essayer de dormir. Des images de ces quelques jours dans la rue remontèrent à la surface. Elle avait l’impression qu’elle courait toujours sur les toits, fuyant des chiens lancés à ses trousses. Elle entendait même leurs aboiements. Ils se rapprochaient encore et encore, l’un d’eux saisissait le bas de sa robe dans un grognement féroce. Elle tombait. Ils étaient là, ils l’entouraient. Elle sentait leur odeur, leur haleine chaude et humide tout près de son visage. Alors, elle se réveillait. Pourquoi faisait-il soudain si chaud ? L’instant d’avant, elle grelottait. Etait-ce déjà l’été ? Il lui fallut plusieurs minutes pour déplier ses membres et se mettre debout. La tête lui tournait, ses jambes se dérobaient sous elle. Avec des gestes lents, elle se hissa jusqu’à la fenêtre pour recevoir les chauds rayons du soleil sur son visage. Mais dehors, la neige tombait maintenant à gros flocons. Elle se rassit sur le lit qui s’affaissa dans un grincement sinistre. Il lui semblait sombrer dans la folie. Pourquoi toutes ces images se succédaient-elles à une telle allure, dans sa tête ? Pourquoi tous les bruits qu’elle guettait derrière la porte se transformaient-ils soudain en une épouvantable cacophonie qui résonnait dans son crâne et s’amplifiait sans cesse ? Voilà que le froid la transperçait de nouveau. Elle avait beau se serrer dans la couverture, il y avait toujours ce froid qui lui glaçait les os. Un tambour résonnait entre ses tempes. Elle avait du mal à respirer. Elle bascula sur l’oreiller et regarda le plafond de pierre. Dans une demi-conscience, elle aperçut les sommets neigeux s’élevant vers le ciel. Un aigle cria, une larme roula sur sa joue. Elle cessa de lutter.

La période des fêtes arriva, mais cette fois, le vieux Bart ne vint pas la chercher. De toute façon, il aurait passé Noël à son club, comme l’année précédente. Alors ça ou Sainte Clothilde, c’était du pareil au même. Quelques autres pensionnaires étaient restés au collège, celles et ceux originaires d’états plus lointains. Ils venaient tous d’horizons si différents. Il y en avait même quelques-uns des territoires de l’Ouest, même s’ils se gardaient bien de s’en vanter. Pourtant, à part Harry Morgan, aucun d’eux n’avait vécu aussi loin qu’elle sur la Frontière. La plupart n’avaient pas dépassé le Missouri, et elle considérait des villes comme Saint-Louis bien trop civilisées pour être de vraies villes de l’Ouest.
Souvent, son grand châle sur les épaules, elle s’installait à la fenêtre de la chambre pour regarder les flocons s’écraser sur le rebord de pierre. La cour et les arbres étaient recouverts d’un blanc manteau cotonneux. Le ciel était d’un blanc de craie, plus aucun oiseau ne chantait dans les branches nues des grands arbres. Elle se sentait plus seule que jamais. Elle ne s’était pas tout à fait remise de sa pneumonie, et à cause de sa santé chancelante, elle sortait à peine et n’avait pas vu Harry depuis des semaines. Alors de temps en temps, elle sortait de son cahier le fusain qu’il avait fait d’elle et le contemplait. Elle revoyait ce dimanche ensoleillé où, alors qu’elle était assise en tailleur au pied d’un arbre, essayant vainement de se concentrer sur un nouveau livre, il avait esquissé quelques lignes sur son carnet à dessins. Mais à présent, quand elle regardait la petite fille aux yeux rêveurs qui, la tête penchée en avant, le menton appuyé dans sa main, semblait laisser errer son imagination loin du temps présent, elle n’arrivait pas à se reconnaître. Plus personne ne lui parlait. Même Richard Ambrose et Constance Parker qui avaient pris tant de plaisir à l’humilier, l’évitaient. Elle avait tellement changé. Ses joues sans couleur s’étaient creusées, l’éclat de ses yeux s’était terni. Elle ne parlait pas, elle ne souriait plus. Le bruit courait dans le collège que sa petite aventure l’avait rendue un peu folle et qu’il valait mieux ne pas s’en approcher, car personne ne pouvait prévoir ses réactions. On murmurait derrière son dos, mais on se gardait bien de la provoquer.
Fanny regrettait à présent d’avoir repoussé Emma. Celle-ci l’observait avec tristesse, comme si elle arrivait à lire dans son coeur et à comprendre sa détresse. Mais elle la craignait trop à présent, pour se rapprocher d’elle. Pourtant, elles avaient probablement beaucoup de choses en commun, ces deux filles de l’Ouest. L’une de la Frontière, l’autre de Leavenworth… C’était mieux que rien. Comment pourrait-elle réparer ce gâchis, maintenant qu’elle était plus que jamais la mauvaise âme du collège ? Elle sentait une grande mélancolie l’envahir un peu plus de jour en jour. Une grande fatigue, aussi. Sa maladie l’avait tellement affaiblie qu’elle n’avait plus envie de se battre, de provoquer. Elle désirait seulement qu’on la laisse en paix. Elle espérait que tout irait mieux quand viendrait le printemps. Il suffisait d’attendre.
Le printemps arriva enfin.

"Mademoiselle Barthelemy, vous avez une visite. Veuillez me suivre." La voix de miss Norton l’arracha à sa rêverie. Tous les yeux se détournèrent des livres et se braquèrent instantanément sur elle. La bibliothèque se remplit de chuchotements. Les spéculations allaient bon train, mais la surveillante de l’étude y coupa court en faisant claquer sa longue règle de bois sur le bureau. Intriguée, Fanny serra son châle autour de ses épaules et sortit à la suite de miss Norton. Elle n’avait jamais reçu de visite, depuis son arrivée dans ce sinistre endroit. D’ailleurs, qui pouvait bien avoir envie de la voir ?
Dans le bureau de la directrice, un homme se leva à leur entrée. Il était grand et mince, assez âgé, le cheveu et la moustache gris mouchetés de blanc, mais l’œil vif et malicieux.
"Grand-Père Teddy !" Fanny ne put retenir son exclamation joyeuse et se précipita dans les bras accueillants de Théodore MacLand qui se refermèrent sur elle, lui communiquant une chaleur qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. La voix solennelle de la directrice la rappela à l’ordre, mais le vieil homme la fit taire d’un sourire indulgent. Les vieux complices réunis descendirent dans la cour, main dans la main. Fanny sentait son coeur bondir dans sa poitrine. Elle dévorait des yeux ce grand-père adoré, pilier d’une famille unie et aimante. Décidément, le vieux Bart ne souffrait pas la comparaison ! Inconsciemment, ses petits doigts serrèrent plus fort la chaude main du vieil homme. "Qu’es-tu venu faire à Boston ? demanda-t-elle finalement, quand elle eut recouvré la parole.
– J’avais quelques affaires à régler. Je me suis dit que c’était l’occasion de venir souhaiter un bon anniversaire à mon Petit-Renard préféré.
– Alors tu n’as pas oublié !" s’écria Fanny, folle de joie.
Le vieil homme s’arrêta et la dévisagea, surpris par sa réaction. Déjà tout à l’heure, en la voyant entrer, il avait eu du mal à la reconnaître. Elle avait les traits tirés, les yeux rouges, le visage pâle et amaigri, comme un épervier trop longtemps tenu en cage. Ce n’était plus la petite fille pleine de vie et respirant la santé qu’il connaissait. Le mal la rongeait, l’affaiblissait. Pourtant, Ted MacLand ne laissa rien paraître de l’inquiétude qui le gagnait. "Dis-moi, Fanny. Tu te plais, ici ?"
L’exubérance de la jeune fille s’évanouit aussitôt. Pourtant, elle souriait toujours quand elle lui répondit d’une petite voix qu’elle voulait enjouée : "Oui, j’apprends beaucoup de choses dont je n’aurais jamais rien su si j’étais restée au fort. J’ai beaucoup de chance. C’est une des meilleures écoles du pays.
– Tu as des amies ?"
Fanny ne répondit pas immédiatement. La main blottie dans celle du vieil homme, elle regardait le bout de ses chaussures se détachant du pavé. "Ça va, je m’entends plutôt bien avec les autres élèves... Le dimanche, je peux voir Harry Morgan. Si tu voyais comme il dessine bien. L’année dernière, il a fait mon portrait. Tu sais que ma compagne de chambre est du Kansas ? Je lui ai demandé de me raconter comment c’était, là-bas. Comme ça, je peux mieux me représenter ce que Maman me raconte dans ses lettres. Il paraît que Fort Monroe est un endroit très agréable. Monsieur Barthelemy m’a promis qu’on irait y passer quelques jours l’été prochain. J’ai hâte de voir comment Maman a arrangé la maison... Elle dit qu’il n’y a pas de rempart, et que de la maison, on voit la prairie à perte de vue, et qu’on y trouve des fleurs fantastiques. Papa a promis qu’il m’apprendrait à connaître les animaux qui y vivent. Il paraît qu’ils sont si différents de ceux des montagnes. Maintenant, je connaîtrai même leur nom en latin... Monsieur Barthelemy dit aussi que je pourrai inviter Victoria à Cape Cod, cet été. Elle qui rêve tant de connaître la côte Est ! Je parie que c’est bien mieux que son collège de Saint-Louis..."
Le flot de paroles se tarit soudain. L’adolescente fut secouée d’une quinte de toux qu’elle calma avec la plus grande difficulté. "Fanny, as-tu vu un médecin, dernièrement ?
– Miss Whittle a fait venir le docteur. Il a dit que ce n’était qu’un petit rhume, que je me remettrai très vite. D’ailleurs, tu me connais. Je ne suis jamais malade."
Ted MacLand la contempla un instant. C’était bien la même enfant, qui ferait tout plutôt que d’avouer son désespoir. Mais sa triste comédie ne le trompait pas, lui qui l’avait vue grandir. Il se pencha vers elle, prit son visage dans ses mains chaudes et la regarda dans les yeux. "Fanny, tu sais que nous t’aimons. Quoiqu’il arrive, nous t’aimerons toujours."
La jeune fille ne répondit pas. Il vit seulement son regard vert se voiler et ses lèvres trembler. Il la serra dans ses bras. Il savait qu’elle ne pleurerait pas. Il y avait longtemps que Fanny n’avait pas reçu autant d’amour, qu’elle n’en avait pas éprouvé autant. Ce manque avait créé un vide en elle, que la présence de Ted MacLand suffisait à peine à combler. Blottie contre lui, elle revit le fameux été qu’il avait passé avec eux à Fort Laramie. Cet été-là, elle avait délaissé le fort. Il la réveillait avant le lever du jour en murmurant que les poissons se moqueraient d’elle si elle dormait comme une marmotte. Ils partaient à cheval jusqu’à la rivière qu’ils remontaient sur deux à trois kilomètres. Puis ils s’arrêtaient, s’installaient au bord de l’eau courante et se mettaient à pêcher. C’est là qu’un jour, remontant le bas de son pantalon, il était entré dans l’eau glacée pour lui apprendre à débusquer les truites derrière les rochers et à les attraper à la main. D’autres fois, ils remontaient le cours d’eau en examinant méticuleusement ses berges. Ainsi, il lui avait fait découvrir les fabuleuses constructions des castors, huttes et barrages piégeant le poisson. Ils avaient suivi à la trace les petits bâtisseurs, avaient remonté les pistes de plusieurs familles, comme le faisaient les trappeurs. Mais eux, se contentaient de se cacher derrière un buisson pour les observer. Puis, après un bon repas, ils s’allongeaient sur la mousse et elle lui posait mille questions sur l’époque où lui-même courait l’aventure. Alors, pour la vingtième fois, il lui racontait comment son père avait combattu les anglais pour l’indépendance et comment lui-même s’était battu contre les Creeks en Caroline du Nord. Il lui parlait de son voyage vers le Nord, de ses premières aventures comme marinier sur la Delaware, à l’époque où Philadelphie commençait à s’étendre, mais où le nord de la Pennsylvanie et l’état de New York étaient encore sauvages. Fanny se prenait à rêver. Elle se disait : un jour, moi aussi, je partirai à l’aventure. Je découvrirai ce qu’il y a au delà de la Frontière. Je verrai les grands fleuves et j’affronterai leurs rapides. A présent, son rêve risquait de tourner court. "Grand-Père, est-ce que tu crois qu’un jour on pourra retourner pêcher dans les monts Laramie, tous les deux ?"
Le vieil homme la regarda et serra ses mains blanches dans les siennes. "Je te le promets, Fanny. Et si ce n’est pas là-bas, ce sera au Kansas. Il y a de belles rivières, des poissons énormes…
– Des castors ?
– Pas de castors, mais nous pisterons les chiens de prairie et les bisons… Je te jure que bientôt, nous irons chasser ensemble, comme autrefois."

Le télégramme sema un vent de révolte dans la petite maison de Fort Monroe. Carol ne décolérait pas. Depuis trois jours, elle arpentait la maison en proférant de terribles menaces à l’encontre de ceux, quels qu’ils soient, qui avaient osé faire du mal à son enfant. Ses malles étaient prêtes. Elle n’attendait plus que la diligence pour le Missouri. John avait reçu son lot de reproches, lui qui l’avait laissée partir si loin, qui ne s’était même pas battu pour la garder. Elle savait évidemment qu’il n’avait rien pu faire, mais elle avait besoin d’un exutoire à sa colère. Le colonel, lui, avait su garder la tête froide. Un échange télégraphique avec son père lui avait permis de confirmer ce qu’il pressentait déjà : le vieux Barthelemy ne lâcherait pas prise facilement. Ted MacLand avait eu une brève entrevue avec lui pour lui demander des explications sur la façon dont était traitée l’enfant. Mais le vieil avocat l’avait proprement envoyé sur les roses. Maintenant, il était prêt à tout pour récupérer son petit soldat. Les anciens de West Point formaient une grande famille et nombre d’entre eux occupaient maintenant des places stratégiques dans le monde politique ou financier. Il avait commencé par écrire à ses camarades de promotion, ceux qui avaient aussi connu Maxime. Puis, il s’était adressé à quelques-uns de ses supérieurs dont il savait que l’amitié lui était acquise : le vieux général Winfield Scott, auprès de qui il avait fini la campagne du Mexique, le général Frémont qu’il avait accompagné dans une de ses expéditions, et d’autres encore.

Finalement, Carol prit la diligence pour Saint-Louis. Puis, accompagnée de sa mère, bien remontée elle aussi contre ce monstre de Barthelemy, elle monta dans le train à destination de Boston et vola au secours de son enfant chérie. Le colonel avait promis de les rejoindre le plus vite possible, mais sa prise de fonctions trop récente à Fort Monroe ne lui permettait pas de s’absenter si tôt. Carol et Grand-Mère Sarah prirent pension tout près de Boston, chez Mary Church, la sœur aînée de John, où elles retrouvèrent Ted MacLand. Le long et fatigant voyage en train avait calmé leurs ardeurs belliqueuses, mais le vieil homme fut à son tour la cible de la colère de Carol. Pourquoi n’avait-il pas bonnement et simplement tordu le cou de cet homme monstrueux qui avait osé s’en prendre à sa fille ! Il était beau, le courage des hommes de la famille MacLand ! Ça ne se serait certainement pas passé de la sorte si elle avait été là ! Elle lui aurait arraché les yeux, à cet ignoble individu !
Sarah Hamilton eut bien du mal à raisonner sa fille, d’autant plus qu’elle partageait ses sentiments. Finalement, elle réussit à la calmer et toutes deux préparèrent avec impatience leur première visite à Fanny. Ce dimanche-là, elles s’apprêtèrent avec soin et, arborant leur sourire le plus serein, allèrent s’asseoir sur les bancs des familles dans la chapelle du collège. A la fin de l’office, Fanny n’avait toujours pas remarqué leur présence. Pourtant, Carol ne l’avait pas quittée des yeux, cherchant à retrouver son enfant dans ce visage pâle et émacié.
La jeune fille allait quitter la chapelle, poussée par la surveillante qui ne la perdait pas de vue une minute, quand elle entendit une douce voix prononcer son prénom. Elle s’arrêta, écouta, puis observa miss Whittle qui s’était arrêtée elle aussi. La vieille surveillante se retourna pour voir qui pouvait bien appeler la plus indisciplinée de ses élèves. C’est alors que Fanny découvrit le merveilleux sourire dont elle rêvait si souvent. Elle se jeta en hurlant dans les bras de la colonelle qui la serra contre son cœur débordant d’amour. Son cri avait stupéfait toute l’assemblée, et des dizaines de regards les épiaient maintenant, brûlant de savoir qui était cette femme élégante et pleine de prestance qui serrait dans ses bras une fille d’aussi mauvaise réputation. Une fois l’émotion première passée, les effusions cessèrent. Carol se redressa et, avec toute l’assurance dont elle savait faire preuve, s’avança vers la directrice encore sous le choc. "Madame Hillman, je présume. Je suis madame MacLand. Voici ma mère, madame Hamilton - vous connaissez probablement ce nom ; c’est sa compagnie qui fournit toute la viande de bœuf de cet état -. Nous avons fait un très long voyage pour voir ma fille Fanny, et j’avoue que je suis très surprise et choquée de constater sa mauvaise mine alors qu’elle vous a été confiée en parfaite santé. Je crains fort que mon époux le colonel, en soit également très contrarié.
– Madame, s’excusa la directrice, soudain toute compatissante. Veuillez croire que nous sommes sincèrement désolées. Mais mademoiselle n’a pas une santé très florissante. Pourtant, le médecin vient la voir très régulièrement.
– Allons donc, s’indigna Sarah. Cette enfant a passé plus d’un hiver dans les montagnes sans attraper le plus petit rhume et vous voudriez nous faire croire qu’elle a une santé fragile ?
– Je crois surtout que c’est l’air vicié de ce collège qui ne lui convient pas, répliqua Carol d’un ton abrupt. Il n’est pas question que ma fille continue à dépérir dans un endroit aussi malsain.
– Mais vous n’avez pas le droit, madame ! Je ne la laisserai pas sortir sans une autorisation de monsieur Barthelemy. Il me l’a confiée ; j’en ai la responsabilité devant lui.
– Et bien, en attendant de régler cette affaire avec ce sinistre personnage, aurais-je au moins la possibilité de passer une journée avec ma fille ?
– Je suis navrée, je ne peux…
– Ne vous faites pas tant prier, intervint Sarah. Faites-nous chaperonner par un de vos chiens de garde si vous y tenez, mais laissez-nous profiter de cette journée."
Madame Hillman sembla réfléchir un moment, tiraillée entre la peur de désobéir au vieil avocat et celle que lui inspiraient ces deux dignes dames qui semblaient, elles aussi, avoir le bras long. Elle finit pourtant bien vite par céder en voyant quelques parents de ses plus riches élèves saluer Sarah avec condescendance.

Les semaines suivantes furent un rêve, en comparaison des deux sombres années que Fanny avait passées à Boston. Puis, au mois de mai, le colonel arriva enfin, accompagné de deux anciens camarades de West Point. John n’avait pas ménagé sa peine. Dès leur arrivée à Boston, lui et ses deux acolytes - le sénateur du New Jersey et le chef de cabinet du Président Buchanan - avaient pris d’assaut le club privé d’Edward Barthelemy et entamé une grande discussion avec l’irascible avocat. Discussion qui avait bientôt éveillé l’attention du général Scott, le vainqueur de Mexico, venu - par hasard - rendre visite à un vieil ami ce jour-là. Devant un tel bataillon, Barthelemy, qui lui, n’avait pas fait West Point, ne put que rendre les armes. Il signa bientôt, devant notaire, l’acte désignant John et Carol MacLand comme tuteurs légaux de l’enfant et garda pour lui ses millions.

Ils restèrent quelques jours en ville, le temps de régler les dernières formalités. Un ami de John lui ayant fourni le prétexte d’une mission officielle pour le voyage, la petite famille avait élu domicile dans les appartements réservés aux invités de la petite caserne bostonienne, tout comme les trois hommes de la garnison de Fort Monroe qui avaient accompagné le colonel. Même si le décor était moins grandiose que ceux de son enfance, Fanny se sentit tout de suite en confiance dans cet univers qu’elle connaissait bien. D’ailleurs, dès le lendemain de sa sortie de Sainte Clothilde, elle retrouvait déjà son appétit et son énergie. Sa volonté n’avait pas été complètement annihilée par son séjour dans cette affreuse prison. Elle était seulement enfouie au fond de son être et ne demandait qu’un coup de pouce pour resurgir. Sa seule délivrance avait servi de catalyseur.
Au lever du jour, elle était déjà debout. Après avoir fouillé une bonne heure dans les malles à la recherche d’un de ses costumes d’autrefois, elle s’était fait une raison et avait enfilé à contrecœur la plus simple de ses robes en se jurant bien qu’elle ne la garderait pas longtemps, quand Carol vint à son secours. Elle qui avait toujours rêvé de la voir se comporter comme une vraie jeune fille avait reçu un tel choc en la découvrant pâle et chétive, sanglée dans sa robe d’uniforme bleue marine, qu’elle n’avait pas hésité une seconde. Elle voulait retrouver sa fille. Et pour cela, rien de tel que de lui permettre de retrouver ses mauvaises habitudes. A la grande surprise de Fanny, elle entra et déposa sur la malle un pantalon, une chemise et un gilet de garçon, ainsi qu’une paire de belles bottes noires en cuir souple. Fanny ne se le fit pas dire deux fois. Elle ôta la robe pour ne plus jamais la revoir et se glissa avec une jubilation mal contenue dans sa seconde peau. Il n’était pas question de continuer à se comporter en fille. Elle était bien décidée à reprendre sa vie là où elle l’avait laissée. Ces deux années au milieu de toutes ces bêcheuses l’avaient probablement rouillée. Il n’y avait donc pas une minute à perdre. Mais pour commencer, elle avait une promesse à tenir. Elle avala à la hâte quelques tranches de pain chaud recouvertes de mélasse et un bol de café, embrassa sa mère et fit mine de se précipiter dehors. Son élan fut stoppé net par la voix du colonel : "Où vas-tu ?
– Je … J’avais envie de prendre l’air, bredouilla-t-elle, en faisant un pas en arrière.
– Je croyais que tu détestais cette ville, remarqua John MacLand, surpris.
– C’est surtout Sainte Clothilde, répondit-elle, retrouvant toute son assurance. Par contre, Common Park peut être un endroit très agréable.
– Bien. Alors, ça ne te dérangera pas que je te fasse accompagner.
– Papa ! s’insurgea la jeune fille. Tu vas pas encore me coller le sergent Kirby sur le dos ! J’ai plus besoin de chaperon, tu sais.
– Qu’est-ce que tu as contre Kirby ?
– Tu sais bien que je l’aime beaucoup… Mais il court plus assez vite. Ca n’aura rien de drôle de le traîner derrière moi toute la journée. En plus, il va pas arrêter de râler.
– C’est aussi ce qu’il m’a dit », répondit le colonel, à sa grande surprise. Fanny se méfia. A la façon dont il lissait sa moustache tout en ayant l’air d’être absorbé par son journal, elle devinait qu’il avait une idée derrière la tête.
Le sergent Kirby l’avait prévenu : "Vous verrez, mon colonel. A la première occasion, votre oiseau mettra les voiles. Et moi, j’ai plus l’âge pour la suivre. Mais si vous me permettez un conseil, le caporal Szalinski me semble tout indiqué pour cette noble tâche.
– Désobéissance, insubordination, voie de faits sur un supérieur... Bel ange gardien, que vous nous avez trouvé. Une vraie tête de lard, avait répondu le colonel avec un sourire en coin.
– C’est même à se demander lequel des deux est le plus entêté.
– Avec un peu de chance, ils se dresseront mutuellement ; c’est bien ce que vous vouliez me faire comprendre ?
– On peut rien vous cacher, mon colonel."
Après tout, ce n’était peut-être pas une si mauvaise idée. John MacLand savait pertinemment que rien n’arrêterait Fanny si elle avait décidé de tout reprendre à zéro et de rayer l’épisode bostonien de sa mémoire. Il était heureux que ces deux années ne l’aient pas changée, qu’elle soit toujours son Petit-Renard, même avec son caractère impossible. Elle était le fils qu’il n’avait pas eu et il voulait être le premier à l’encourager dans la voie qu’elle avait choisie. Mais la bienveillance avait ses limites. Il n’était plus question de tolérer ses fugues et ses coups de tête. Elle qui se croyait enfin débarrassée de toute chaîne, comprit qu’elle venait de retrouver l’autorité paternelle et sa rigueur toute militaire. Ce fut donc flanquée d’un caporal d’une trentaine d’années aux cheveux blonds et ras, au visage buriné et à la carrure lourde et tassée de lutteur, qui soit dit en passant, avait l’air aussi ravi qu’elle d’être là, qu’elle s’aventura pour la seconde fois dans les rues de Boston. La cohabitation s’annonçait sous de mauvais auspices. Elle ne tarda pas à découvrir que son nouveau compagnon était bourru, râleur et rabat-joie, pour ne citer que ses défauts principaux. Ses qualités, elle ne tenait même pas à les chercher, et elle n’attendait que l’occasion de lui fausser compagnie. De son côté, le caporal supportait mal son rôle de nourrice et aurait volontiers donné une bonne fessée à cette gamine insupportable qui ne tenait pas en place. Mais comme ils n’avaient pas le choix, ils se résignèrent à faire route commune, ne s’adressant la parole que par monosyllabes.
C’est avec surprise que le soldat la vit immédiatement prendre le direction de North End. Il connaissait la mauvaise réputation du quartier pour y avoir passé quelques joyeuses soirées depuis son arrivée, mais il comprenait mal ce qu’une oie blanche tout juste sortie de pension espérait bien y trouver. Fanny, elle, savait ce qu’elle cherchait. Elle retrouva le chemin dans le dédale des ruelles sans la moindre hésitation. L’immeuble de briques rouges aux fenêtres aveugles se dressait maintenant devant eux, toujours aussi sordide. Un vieillard semblait somnoler sur le pas de la porte, enroulé dans une couverture miteuse. Fanny l’enjamba prudemment et s’aventura dans l’escalier de bois à la rampe branlante. Le caporal contempla dubitativement la façade. Mais comme il n’était pas très motivé pour entrer dans ce trou à rat, il se contenta de lui recommander de crier si elle avait un problème, puis s’adossa au mur pour se rouler une cigarette. Au fond de lui, il se disait déjà que cette escapade ne leur apporterait que des ennuis. Alors, autant ne pas aller au-devant. Arrivée au premier étage, Fanny se planta devant une porte et frappa deux coups secs. Il y eut un juron de l’autre côté du mur, ce qui sembla la surprendre, mais elle se ressaisit et attendit. La porte s’entrebâilla, juste assez pour lui laisser apercevoir un homme barbu d’environ cinquante ans, qui empestait l’alcool et le tabac. "Qu’est-ce tu veux, morveux ? demanda-t-il d’un ton peu engageant. J’fais pas l’aumône.
– Je cherche les Weindenobpf. Ils vivaient ici.
– Connais pas. Barre-toi." La porte se referma violemment sur l’homme, laissant la jeune fille perplexe. Elle allait insister, quand une femme qui s’était arrêtée sur le palier l’en dissuada : "Continue, si tu veux prendre une raclée. Ce gars-là est une vraie brute.
– Je cherche les gens qui habitaient cet appartement. Vous savez ce qu’ils sont devenus ?
– Les allemands ? Partis. Il y a environ trois mois… Qu’est-ce que tu leur veux ?
– Ils m’ont aidée quand j’en avais besoin. Je voulais les remercier. Vous savez où je peux les trouver ?
– Je crois que le père a perdu son travail. Ils ont vendu leurs affaires et sont partis. C’est tout ce que je sais." Un peu déçue, Fanny remercia la femme qui disparut au coin du couloir. Sa première pensée, en sortant du collège, avait été pour Sam et sa famille qui ne savaient plus rien d’elle depuis qu’elle avait été rattrapée par les surveillants du collège. Elle voulait les rassurer, leur dire que tout allait bien désormais, qu’elle allait être heureuse et qu’elle voulait les aider à son tour. Elle était certaine de les convaincre de venir au Kansas. Ainsi, ils pourraient changer définitivement de vie. Mais c’était trop tard. Elle n’avait aucun indice qui pût lui indiquer où chercher. Fanny descendit lentement l’escalier et se retrouva dans la rue. Les mains dans les poches, perdue dans ses pensées, elle s’avança dans la rue jonchée de détritus, sans prendre garde au caporal qui lui avait emboîté le pas en soupirant.
Alors qu’ils passaient devant une taverne irlandaise et que Szalinski se disait qu’il y aurait bien fait une halte histoire de se nettoyer le gosier, une voix moqueuse retentit soudain derrière eux : "Mais, ne dirait-on pas Mademoiselle Choléra, la brebis galeuse de Sainte Clothilde ? Et moi qui croyais qu’on vous en avait enlevée pour nous préserver de la contagion !"
A ces mots, les cinq garçons qui sortaient de la taverne éclatèrent d’un rire retentissant. "Oui, c’est bien elle, dit un autre. Le petit singe qui grimpe aux arbres. D’ailleurs, plus je la regarde, plus je lui trouve un air de famille avec ces nobles animaux !"
Les rires redoublèrent. Le visage de Fanny se ferma. Szalinski vit ses poings se crisper, tandis qu’elle fusillait du regard ses anciens condisciples. Mais brusquement, ses traits se détendirent et retrouvèrent leur expression neutre. "Messieurs, veuillez excuser ma surprise, mais je ne m’attendais pas à trouver ici des gens de votre qualité. Qu’est-ce qui vaut à cet endroit mal famé l’honneur de votre visite ?
– Nous essayons d’apporter le réconfort de nos dollars aux pauvres hères qui hantent ces lieux, répondit Ambrose, d’un air affecté que lui même ne prenait pas au sérieux.
– Je vois, ces messieurs cherchent à s’encanailler.
– Au moins, nous, nous avons le choix, répondit un de ses camarades, d’un ton méprisant. A vrai dire, vous trouver ici ne m’étonne guère.
– Comme on dit : les cochons vont à la fange", renchérit un troisième.
Tandis que les jeunes gens se tenaient les côtes, Fanny enfonça les mains dans ses poches et leur tourna le dos. Se tenant à peu de distance, le caporal la contemplait, déconcerté, se disant que cette fois-ci, ce n’était pas elle qui méritait une bonne correction, mais bien ces jeunes blancs-becs. Le calme de la jeune fille le surprenait. Il sentait bien, pourtant, qu’elle faisait d’immenses efforts pour juguler la tempête qui couvait en elle. Les garçons ricanaient toujours, mais elle fit mine de s’éloigner.
"Et en plus elle est lâche, s’exclama l’un d’eux. Ça ne m’étonne pas. Ces sales métèques mexicains ont toujours été des lâches et des bons à rien." Fanny s’arrêta net. Une étincelle de rage s’alluma dans ses yeux et elle bondit sur le groupe. Avant que le soldat ait pu l’arrêter, elle avait projeté l’insolent à terre et tous deux roulaient sur les pavés. A présent, elle le frappait de toutes ses forces, les mâchoires crispées, une lueur féroce dans le regard. Les autres se précipitèrent au secours de leur camarade qui gémissait sous les coups. Mais Fanny se défendait bien. Elle était déchaînée et répétait, les dents serrées : « Je te défends de dire que je suis lâche ! Je te défends de me traiter de métèque ! » Les garçons l’arrachèrent à sa victime et la projetèrent à terre. A présent, ils semblaient prendre un malin plaisir à la rouer de coups de bottes. Tant qu’elle n’avait eu qu’un adversaire, Szalinski s’était bien gardé d’intervenir. Mais, seule contre cinq garçons de seize ans, le combat n’était pas équitable. Le caporal posa son ceinturon et attrapa le premier de ces messieurs par le col. Le garçon s’envola et se retrouva bientôt à cinq mètres de la mêlée. Szalinski continua son œuvre de nettoyage, ne se privant pas de distribuer quelques coups de poings, histoire de mieux asseoir son autorité, puis il aida sa protégée à se relever. Les cinq énergumènes rassemblèrent leurs abattis et s’enfuirent sans demander leur reste.
"Qu’est-ce que c’est que ces petits merdeux ?
– Le genre de crétins qu’on peut rencontrer dans une pension de bonne famille.
– Crétins ou pas, ils vous ont bien arrangée, dit le caporal en lui attrapant le menton pour examiner son visage en sang. Ça vous arrive souvent de vous battre à un contre cinq ?
– Non. En général, les surveillants arrivent avant pour nous séparer et je finis la semaine au trou."
Le soldat sortit une flasque de whisky de sa vareuse, mouilla son foulard et commença à nettoyer les plaies. Fanny voulut se dérober, mais il la retint d’une poigne ferme : "Si ta mère te voit arriver comme ça, elle va avoir une attaque.
– Vous me tutoyez, maintenant ? s’étonna Fanny.
– Ouais. Tu m’as agréablement surpris, aujourd’hui. T’en as plus dans le ventre que j’aurais cru.
– Tu te défends bien aussi, caporal. Où tu as appris à te battre comme ça ?
– Avec mon père. Il était champion de lutte. Y’en a pas encore un au fort qui ait réussi à me faire toucher les épaules... Ça pourrait t’être utile de connaître quelques prises.
– Fais attention, j’apprends très vite. Il se peut même que je te batte, un jour."
Le soldat lui donna une bourrade qui la fit grimacer et tous deux reprirent côte à côte le chemin de la caserne. "Alors, comme ça, tu veux devenir soldat !
– Je suis déjà un soldat, répondit Fanny, vexée. Je suis même ton supérieur. Tu es tenu d’obéir à mes ordres.
– Pour ça, on verra quand tu m’auras vaincu sur un ring. D’ici là, je ne te promets rien. T’aurais quand même mieux fait de rester au collège. C’est plus la place d’une fille.
– Pour finir par me marier avec l’un de ces crétins ? Merci du cadeau !"
Le caporal éclata de rire. Fanny lui jeta un petit regard malicieux. Son baromètre indiquait "Beau Fixe" en face du nom de Joseph Szalinski.

Le train n’était pas encore en gare de Saint-Louis que Fanny avait déjà recouvré ses couleurs et sa joie de vivre. Elle ne se lassait pas de voir sa prairie défiler sous ses yeux, d’imaginer les grandes cavalcades qu’elle et Black allaient enfin pouvoir faire, de rêver à sa liberté retrouvée. Boston n’était déjà plus qu’un vague souvenir, un cauchemar qui s’estompait au fur et à mesure que la puissante locomotive à vapeur l’entraînait vers le soleil couchant.

Chapitre suivant

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil