Sur la frontière


Conspiration

MAI 1859

Pour la quatrième fois en une demi-heure, le colonel ouvrit la fenêtre et héla la sentinelle sur la tour. "Toujours aucune nouvelle de la patrouille ?" demanda-t-il. Devant la réponse négative, il referma la fenêtre pour protéger la pièce des nuages de poussière que soulevait le vent printanier du Kansas.
"Ne vous inquiétez pas, John, dit le major McLinder. Elle connaît bien la région. J’imagine qu’avec ce temps, elle a dû prendre par la rivière.
– Un pareil détour avec une patrouille de six hommes ? Ce serait une belle sottise de sa part. Mais vous avez raison, elle en est tout à fait capable. Je me demande si elle comprendra un jour que dans l’armée il y a certaines règles à respecter et qu’elle ne pourra pas toujours n’en faire qu’à sa tête.
– Soyez tranquille, elle le sait… Et puis elle est encore bien jeune.
– Certains jours, je me dis que j’ai eu tort, qu’elle n’est pas à sa place… Que plus tard, en comprenant, elle ne pourra que m’en vouloir.
– Décidément, je crois que vous n’arriverez jamais à affranchir le supérieur hiérarchique du père que vous êtes. Mais moi, voyez-vous, j’ai eu le temps de l’observer. Et je peux vous dire qu’elle a l’étoffe d’un excellent officier. Et en cela, elle vous ressemble trait pour trait. Ce sera peut-être difficile parce qu’elle est une femme, qu’elle est jeune, … et qu’elle manque passablement de discipline, mais elle a du caractère, sait se faire respecter des hommes et fait très bien son travail. Elle aime ce travail, John. Je suis certain que ces résultats ne sont pas seulement là pour vous faire plaisir. Elle veut réussir et elle est en passe d’y arriver.
– Je souhaite que vous ayez raison.", répondit le colonel, anxieux.

Ainsi parlaient, cet après-midi-là, le colonel John MacLand, commandant de Fort Monroe depuis déjà deux ans et demi, et le major McLinder, médecin de la garnison dans sa dix-septième année d’exercice.
Quelques instants plus tard, les sentinelles ouvrirent la barrière pour laisser passer la patrouille. A sa tête, le lieutenant MacLand, monté sur son mustang noir, donna le signal de l’arrêt. Le colonel et le médecin sortirent sur le pas de la porte du bureau. Les hommes mirent pied à terre et menèrent leurs bêtes vers les écuries, tandis que le lieutenant mettait sa monture à l’attache devant l’abreuvoir et entrait chez le colonel. Après le salut réglementaire, le jeune officier s’affala sur une chaise en soufflant. "Dure journée, semble-t-il, constata le colonel en l’observant, un brin agacé.
– Oh ! Je risque probablement de voir pire sous peu.
– Ne me dis pas que les osages se sont rebellés. Ils se tiennent tranquilles depuis plus de dix ans.
– Non. Chien-De-Prairie est toujours aussi satisfait des termes du traité et apprécie tes visites. Tant qu’on lui fiche la paix, il est heureux. Si tout le monde pouvait être aussi conciliant... On a trouvé les restes d’un bivouac. Peut-être des commanches. Avec ta permission, j’aimerais emmener une patrouille sur leurs traces. C’est l’affaire de quatre ou cinq jours.
– Le capitaine Sanders partira demain avec dix hommes à leur recherche."
Le colonel appuya sa décision d’un geste qui coupa court à toute protestation. "Fanny, j’aimerais mettre certaines choses au clair avec toi, continua-t-il. Tout d’abord, mets-toi bien dans la tête que ton poste te donne des responsabilités et t’oblige à une certaine rigueur envers toi et les hommes que tu commandes. Rappelle-toi que nous avons passé un accord là-dessus.
– Et si tu me disais où tu veux en venir exactement ?
– Où étais-tu ? La patrouille aurait dû être de retour il y a plus de deux heures.
– C’est donc ça qui te tracasse ? Rassure-toi, je ne suis pas partie en promenade. On a juste eu la bonne idée de passer par Independence.
– Et alors ?
– Et bien, il s’y passait d’assez drôles de choses. Il y avait des types qui voulaient lyncher un noir parce que c’était soi-disant un esclave en fuite. Les abolitionnistes sont arrivés et ont voulu les en empêcher. Ça tournait mal, alors on est intervenus.
– Tu n’as pas ramené ces apprentis justiciers ? Tu sais que le lynchage est un délit grave, interdit sur ce territoire.
– Ils ont pris leurs jambes à leur cou. Les chevaux étaient fatigués, j’ai préféré laisser courir. Le noir est parti avec Myers et sa bande. Ils m’ont chargée de te dire qu’ils allaient venir pour te demander des explications sur, je cite : "La passivité et l’incapacité de l’armée à protéger les honnêtes gens".
– J’espère que tu n’as pas envenimé les choses, lâcha le colonel, déjà convaincu du contraire.
– Je leur ai dit que pour ça, ils avaient un marshal et que les civils n’avaient pas à nous dire comment faire notre travail.
– Ma petite fille, tu ne seras jamais diplomate, soupira John MacLand.
– Ça ne fait pas partie de mes objectifs prioritaires", répondit-elle en se levant.

Fanny avait à présent quinze ans. Avec le temps, son goût pour l’aventure ne s’était pas démenti. Elle avait suivi la route tracée par son père huit ans plus tôt. Au fil des années, elle avait développé ses capacités de soldat. Habile au maniement des armes, excellente cavalière, pisteur confirmé, elle avait appris son art de son père d’abord, du vieux sergent Kirby à qui il l’avait confiée et des indiens des Black Hills. De toute expérience nouvelle, de toute rencontre, bonne ou mauvaise, elle avait su tirer une leçon. Elle avait ainsi appris à juger les gens, discerner l’ami de l’ennemi, lire dans les cœurs et débusquer le mensonge.
Pour faire plaisir à sa mère, elle avait continué l’école avec les autres enfants de la garnison. D’ailleurs, elle avait compris pendant son triste séjour à Boston qu’il n’y avait rien de mieux qu’un livre pour canaliser les excès de son tempérament, rêver d’ailleurs et s’évader. A son retour, elle avait donc suivi quelques temps les cours à la petite école d’Independence, mais elle portait un jugement particulier sur les filles de son âge. D’ailleurs, elle ne s’entendait bien qu’avec des garçons. Elle avait les mêmes jeux, les mêmes habitudes, et regardait avec une moue dédaigneuse les filles se faire des confidences en riant bêtement. Autrefois, à Fort Laramie ou à Fort Esperanza, cela avait beaucoup moins d’importance. Mais aujourd’hui, même les filles de son âge les plus délurées avaient peur de se salir. Dans la classe, c’était un échange continuel de petits mots et de confidences sur les garçons, qui de leur côté faisaient de même. En fin de compte, Fanny ne fut pas fâchée lorsqu’elle quitta l’école après avoir obtenu son brevet de fin d’études. Elle savait déjà beaucoup plus de choses qu’aucun de ses condisciples - et encore, elle en avait certainement plus appris avec le docteur McLinder et les indiens - et le reste, elle se faisait fort de l’apprendre dans ses lectures. Elle pouvait désormais se consacrer entièrement à son travail au fort.
Là, elle se savait acceptée par tous et reconnue en tant qu’officier. Les hommes de la garnison plaisantaient souvent avec elle mais savaient lui obéir quand c’était nécessaire. Et des plaisanteries, il y en avait, car bien qu’elle soit toujours en uniforme ou habillée en garçon, elle grandissait, s’affinait, et les changements qui se faisaient en elle ne passaient pas totalement inaperçus. A quinze ans, elle était déjà une belle jeune fille d’un mètre soixante, à la taille fine et aux formes agréables. Son visage ovale hâlé par le soleil s’était affiné, ses yeux en amande avaient conservé leur magnifique couleur vert émeraude et s’harmonisaient avec ses longs cheveux châtains qui faisaient la fierté de sa mère, étant la seule chose qui rappelait encore, selon elle, sa condition de jeune fille.

Black Storm dégustait silencieusement l’avoine fraîche de sa mangeoire. Assise sur le muret séparant sa stalle de la mitoyenne, Fanny le contemplait sans le voir. De temps en temps, le cheval levait la tête vers elle dans une interrogation muette, mais aucune réponse ne venait. Alors il se remettait à manger tranquillement. Depuis huit ans qu’ils vivaient côte à côte, la jeune fille et le cheval avaient appris à se connaître. Chaque fois que quelque chose la contrariait, Fanny venait se réfugier près du mustang et trouvait réconfort auprès de lui. Black savait, dans les moments difficiles, consoler sa maîtresse, mais il savait aussi respecter ses silences. Alors, il attendait patiemment qu’elle se confiât.
Ce jour-là, elle avait seulement envie d’être rassurée. La seule présence de l’étalon et l’atmosphère chaude et calme de l’écurie lui suffisaient. L’empoignade à laquelle elle avait assisté en ville l’avait profondément troublée. Depuis quelques mois, ce genre de scènes se multipliait dans la région. Au début, elle n’y prêtait guère attention, car cela ressemblait aux querelles qui surviennent parfois entre deux clans voisins à propos de terres ou de bêtes disparues, puis qu’on oublie aussi vite qu’elles sont apparues. Mais cette fois, le mal semblait s’enraciner profondément et le malaise s’étendait chaque jour, jusqu’à gagner les villes de l’Ouest. Fanny avait alors pris réellement conscience de la fièvre qui agitait le pays. Elle s’intéressait de plus près aux discussions de ses parents, à l’heure du dîner, les jours où le courrier apportait les journaux de l’Est. Elle portait plus d’attention à ces histoires d’altercations entre les députés abolitionnistes du Nord et ceux, esclavagistes, du Sud. Cela ne lui paraissait plus aussi lointain qu’autrefois et elle se sentait concernée. Tout cela à cause d’un incident du même genre, un mois plus tôt, à quelques miles de la ville, où elle avait été obligée d’user de la force pour arracher un esclave fugitif au triste sort qui lui était promis. Tout à coup, elle avait découvert que les frictions entre le Nord et le Sud ne se cantonnaient pas à la chambre des députés à Washington. Ici, à l’Ouest, les tensions et le ressentiment grandissaient et cela se sentait d’autant plus à Independence qu’on était près de la frontière avec le Missouri et l’Arkansas, deux états esclavagistes.
Elle se demanda longuement si elle aurait un jour à se battre sérieusement contre les habitants de ces états à cause d’une idéologie. C’était absurde. Tous étaient des américains et il lui était inconcevable que des américains puissent se battre entre eux. Pourtant, elle n’arrivait pas à chasser cette idée de son esprit.

Black Storm s’était arrêté de manger et regardait vers la porte. Le sergent Kirby entra, une longe sur l’épaule. "Je savais bien que je te trouverais là. Ta mère te cherche. Dépêche-toi de rentrer, sinon tu vas en prendre pour ton grade. J’ai cru comprendre qu’elle voulait faire des essayages."
Fanny sauta de son perchoir en ronchonnant et prit le chemin de la maison en traînant les pieds. Décidément, cette journée ne lui valait rien. Voilà à présent qu’il y avait cette stupide robe que sa mère voulait lui faire à tout prix ! Tout ça parce que ce ballot de Kevin Bradford était venu six jours plus tôt l’inviter pour le bal des fleurs. Evidemment, Maman avait sauté sur l’occasion, depuis le temps qu’elle en rêvait ! Et le colonel qui avait refusé de la laisser partir sur la piste des commanches… Avait-il deviné sa manœuvre ? Probablement. Il n’était pas du genre à s’en laisser compter.
Carol MacLand finissait un ourlet sur une belle robe jaune lorsque Fanny entra. Celle-ci fit mine de s’éclipser dans sa chambre, mais la colonelle la rappela à l’ordre. Elle commença à dégrafer la robe du mannequin de bois pour l’essayage, bien que la jeune fille ne semblât pas disposée à la revêtir. Carol se doutait bien qu’elle ne vaincrait pas en une journée des années de résistance ; elle avait juste espéré au moins un effort de la part de sa fille. Mais Fanny était têtue.
"Voyons, chérie. Tu ne veux pas être belle pour ce bal ? Je suis persuadée que tu n’auras rien à envier aux autres jeunes filles.
– J’ai pas envie d’aller à ce bal. J’ai rien à y faire.
– Tu dis ça parce que tu t’es ennuyée la dernière fois. Mais habillée comme tu l’étais, aucun jeune homme ne se serait risqué à t’inviter à danser.
– Mon uniforme était très bien et d’ailleurs, je ne sais pas danser.
– Ah oui ? A quoi ont bien pu te servir les cours du collège ? répliqua malicieusement sa mère. Et puis Maddy et moi t’avons proposé de t’entraîner, rappelle-toi.
– Maman, répondit Fanny agacée. Je n’ai pas besoin de savoir danser. De toute façon, je n’ai pas l’intention d’aller à ce bal.
– Tu dois y aller. Kevin t’a gentiment invitée, tu ne peux pas te dérober.
– Kevin est un imbécile.
– Fanny ! s’offusqua la colonelle. Je te défends de parler ainsi. Kevin est un très gentil garçon.
– Mais il a des idées saugrenues. Remarque, il est comme tous les autres en ce moment. S’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est bien la façon dont ils me regardent.
– C’est de leur âge, répondit Carol en souriant. Tu es jolie, alors tu attires les regards. Il va falloir t’y faire.
– Pourquoi ne me voient-ils pas comme avant, quand on était à l’école ?
– Parce que vous n’êtes plus des enfants. C’est normal Fanny."
La jeune fille regarda sa mère, sceptique. Elle n’avait pas envie que les choses changent ; elle aimait la vie qu’elle s’était faite et rien ne pourrait l’en détourner. Elle remit son chapeau et sortit en repensant à tout ce que venait de lui dire sa mère.

Décidément, il était de plus en plus question de garçons, ces derniers temps, et cela ne lui plaisait guère. D’abord Elysabeth et son new-yorkais. Presque son fiancé, bien qu’il ait six ans de plus qu’elle… Mais il plaisait à Papa. Probablement parce qu’il avait fait West Point. En tout cas, il avait fait une sacrée impression, au grand bal du collège de Saint-Louis, l’été précédent. Plairait-il seulement autant aux parents s’ils savaient que la grande sœur modèle faisait le mur, à la pension, pour aller le retrouver ?
Il y avait aussi Victoria qui avait longtemps fait battre les cœurs de la petite école de Fort Esperanza et qui avait tenu à renouveler toute sa garde-robe avant de rejoindre ses trois sœurs aînées en pension à Saint-Louis, mettant au désespoir ses nombreux chevaliers servants. Laura racontait qu’elle n’avait guère tardé à trouver une nouvelle cour de soupirants, et que plus le temps passait, plus elle ressemblait à leurs condisciples, jeunes écervelées issues des meilleures familles de la région. A tel point qu’elle était résolue à rester là-bas chez une amie de Maman pour les vacances afin de ne pas décevoir ses admirateurs. Catherine, elle, se promenait souvent avec le fils de cette amie et semblait l’apprécier. Laura, toujours le nez dans ses livres, leur servait de chaperon.
Encore un numéro, celle-ci ! Elle passait sa vie à étudier et fréquentait plus volontiers les bibliothèques que les salons. Rien au monde n’aurait pu la détourner de ses livres, et surtout pas un garçon - ce en quoi Fanny la comprenait tout à fait -. Elle s’était mis en tête de continuer ses études après le collège et d’entrer à l’université pour étudier la littérature ou le droit… Ce n’était pas gagné, mais elle était têtue. Elle les aurait probablement à l’usure, ces messieurs de l’université.
Et pour couronner le tout, Maddy ! Quand elle avait refusé de rejoindre ses sœurs au collège pour aider madame Campbell au ranch, Fanny s’était dit que sur le tas, il y en avait au moins une de raisonnable. Et bien non ! Voilà que depuis un mois, il n’y en avait plus que pour son Martin O’Neil, le nouveau contremaître du ranch Chinook. Papa n’avait guère apprécié que sa fille si jeune s’amourache ainsi d’un homme de vingt-trois ans, surtout lorsqu’il avait appris qu’il était irlandais et catholique. Pourtant, c’était lui qui emmènerait Madeleine au bal des fleurs.

Comme souvent ces derniers temps, Fanny accompagnait le lieutenant Owens et la corvée de ravitaillement en ville. Alors que, la liste d’intendance à la main, elle surveillait le chargement des chariots, deux adolescents s’arrêtèrent à quelques pas des soldats et l’interpellèrent. Elle reconnut Kevin Bradford et Mattew Grindell, ses deux anciens camarades de classe. "Justement, on parlait de toi, lui dit gaiement Mattew. Kevin me racontait qu’il t’avait invitée au bal de samedi. Fanny MacLand avec une robe, j’ai hâte de voir ça !"
Plusieurs des soldats tendirent l’oreille en échangeant des clins d’œil amusés et Fanny regarda autour d’elle avec embarras. "Et bien tu risques d’attendre longtemps, finit-elle par répondre d’un ton qu’elle voulait détaché.
– Tu n’as quand même pas l’intention de venir en uniforme comme au dernier bal !
– Ou de pas venir du tout. J’aurai l’air de quoi, sans cavalière, maintenant que Matt a mis toute la ville au courant ?
– Ça, Kevin, fallait y penser avant, répondit-elle en comptant les sacs qui s’empilaient. Tu sais très bien que je n’aurais jamais accepté. C’est ma mère qui a dit oui à ma place. Je n’ai donc aucune obligation envers toi.
– Tu y vas un peu fort, quand même, dit Mattew. Pour une fois, ça ne te tuera pas.
– Ça reste à prouver", laissa échapper un des cavaliers en riant.
La jeune fille lui décocha un regard assassin. « Ça ne m’intéresse pas, c’est tout, dit-elle en grimpant dans le chariot pour pointer les caisses de mélasse. Franchement, je trouve que c’était une idée idiote. Tu l’aurais fait, toi, Matt ?
– Je veux pas te vexer, mais je préfère inviter Lucy Myers… Après tout, chacun ses goûts. Kevin est persuadé que tu serais très jolie en robe. Je sais pas où il a été chercher ça !
– Ça va, pas la peine d’en rajouter, grogna le jeune homme, vexé.
– En attendant, ma mère a déjà fait la robe et elle trouvera sûrement un moyen pour m’obliger à la mettre. On peut dire que tu en as fait de belles, Kevin.
– Je ne voulais pas te mettre dans l’embarras. J’avais seulement envie que tu m’accompagnes. Je suis désolé.
– T’es dingue ! s’écria Matt. Tu vas pas reculer maintenant, mon vieux ! Quand le vin est tiré…
– … Il faut le boire, et jusqu’à la lie", lâcha une voix derrière eux.
Le visage de Fanny s’éclaira soudain d’un large sourire et elle sauta à bas du chariot pour courir vers le nouveau venu. Elle ne l’avait pas revu depuis plus de trois ans. "Mike ! s’écria-t-elle comme le soldat descendait de cheval. Qu’est ce que tu fais par ici ?
– Je suis venu voir comment survivait ma petite peste dans cet affreux Kansas.
– Permission ?
– Non, mission pour le nouveau colonel de Fort Esperanza. J’ai un courrier spécial à remettre à ton père… Et… il paraît qu’il contient mon affectation à Fort Monroe."
De joie, Fanny faillit lui sauter au cou, mais elle se souvint à temps de tous les regards braqués sur elle. Elle réalisa seulement à cet instant combien il lui avait manqué.

Après avoir arrimé les dernières barriques, la corvée, rejointe par le sergent Davis, se remit en route vers le fort. La barrière était levée et le sergent de garde tentait de faire comprendre à un visiteur qu’on ne pouvait pas voir le commandant du poste comme ça. Fanny reconnut avec surprise le noir que la patrouille avait tiré d’affaire deux jours plus tôt. Elle rejoignit le lieutenant Owens à la tête de la colonne et lui glissa quelques mots à l’oreille. L’officier donna un ordre au sergent que celui-ci fit mine de ne pas comprendre. Mais comme Owens insistait, il s’exécuta à contrecœur et escorta le visiteur jusqu’au bureau du colonel. Le peloton arrêta les chariots devant l’intendance, et tandis que les hommes commençaient à décharger, Owens envoya sa jeune subordonnée signaler le retour de la corvée.
Quand Mike et Fanny entrèrent dans le poste de commandement, l’ordonnance du colonel leur signala que celui-ci était occupé avec le visiteur. Curieuse d’assister à l’entretien et malgré les protestations du jeune caporal, Fanny ouvrit discrètement la porte et se glissa dans le bureau, entraînant à son corps défendant le sergent Davis derrière elle. Cette arrivée inopportune arracha au colonel un regard fortement réprobateur, mais il était bien trop préoccupé pour perdre du temps en réprimande. Ce serait pour plus tard. John MacLand referma le dossier sur lequel il travaillait et observa un instant en silence son étrange visiteur. "Il vaudrait mieux que vous ayez une bonne raison pour forcer ainsi ma porte, monsieur…
– Jefferson. Samuel Jefferson. Je sais que vous êtes très occupé, répondit l’homme en s’efforçant de contrôler sa nervosité. Je vous prendrai pas beaucoup de temps…
– Venez-en au fait, le coupa le colonel d’un ton abrupt.
– J’veux m’engager dans la cavalerie.
– Je n’ai guère de temps pour ce genre de plaisanteries, monsieur Jefferson. – C’est pas une plaisanterie, colonel. Je crois que je peux faire un bon soldat. J’suis bon cavalier et je sais me servir d’un fusil…"
Il s’arrêta un instant, les yeux fixés sur le bout de ses bottes râpées. Ses doigts fébriles torturaient nerveusement le bord de son vieux chapeau. Finalement, il se redressa et reprit, d’une voix plus assurée : « Je sais ce qui vous dérange. Mais, je suis pas un fugitif. Je suis un homme libre. Mon père était un affranchi.
– C’est quand même très délicat, dit le colonel.
– Pourquoi ? Parce que je suis noir ? Je suis aussi capable que n’importe quel blanc. Peut être même plus, parce que je sais lire et écrire, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de vos hommes…
– Ce n’est pas le problème.
– Vous croyez ? Dans le Sud, ils me pendraient pour ça. Mais ici… Si c’est pour nous traiter de la même façon, c’est pas la peine de prendre notre défense comme l’a fait votre lieutenant il y a deux jours", déclara Jefferson en désignant Fanny du doigt.
La jeune fille sursauta, prise au dépourvu. Elle se redressa et s’apprêta à répliquer, mais MacLand la prit de vitesse : "Fanny, si tu ouvres la bouche, je te colle de corvée de latrines pour le restant de tes jours.
– J’aurais dû m’y attendre, grommela-t-elle, vexée. Bien, puisque tu me demandes mon avis, je te dirais que ses arguments sont à considérer.
– Je croyais t’avoir dit de ne pas t’en mêler.
– Et pourquoi pas ? Je suis officier, après tout. N’ai-je pas autant le droit que les autres de donner un avis ? Papa, tu sais qu’on a besoin de cavaliers. Tu ne vas quand même pas en refuser un qui s’offre spontanément ? Et puis, je ne vois pas ce qui te gêne. Tu as bien des éclaireurs indiens. Alors pourquoi pas un noir ?"
Le regard du colonel brillait de colère contenue. Il la fixait tant et si bien que Fanny sentit soudain son assurance fondre comme neige au soleil. Elle se tût, gênée.
"Dois-je en conclure que la corvée d’intendance est de retour ?" conclut finalement MacLand d’un ton sec. Pour lui, la discussion était close. La jeune fille eut un dernier élan séditieux et voulut protester, mais Davis la prit de vitesse et la poussa dehors en lui assurant que c’était préférable.
Le colonel la regarda sortir en soupirant avec lassitude. "Qu’en pensez-vous, sergent Davis ? Non, ne dites rien. Vous êtes de son avis, évidemment… Je sais bien qu’elle a raison… Sacrée gosse. Si elle avait pu faire West Point…
– Vous le regrettez donc tellement, mon colonel ?
– Bien sûr que non. De toute façon, elle n’en aurait jamais supporté la discipline."
Le colonel alla chercher un formulaire d’engagement dans le bureau de son ordonnance et revint vers Jefferson. "Puisque vous savez lire, prenez connaissance de ceci et signez, si ça vous convient toujours."
L’homme s’exécuta sans comprendre tout à fait comment la situation avait pu se retourner. Il signa le document de sa plus belle écriture et le tendit à l’officier en saluant. "Cavalier Jefferson, vous faites désormais partie du 15ème régiment de cavalerie de l’armée des Etats-Unis. Tachez de toujours vous en montrer digne. Mon ordonnance va vous faire conduire au lieutenant Owens. Il vous fera attribuer un équipement et une place dans une des chambrées."

Les sept hommes s’étaient réunis dans un coin du dortoir et attendaient, les uns fumant, les autres jouant aux dés. Les commentaires sur cette convocation insolite allaient bon train, chacun émettant les hypothèses les plus hasardeuses. A part le sergent Davis, ils faisaient tous partie de la garnison depuis au moins un an. Jeremiah Kingston, un métis Arapaho, et Thomas Dandrige régnaient sur la brigade des éclaireurs du poste. Benjamin Flint, jeune tête brûlée de dix-neuf ans et incorporé depuis à peine un an, était, avec le caporal Sean Chester, l’un des meilleurs fusils de sa compagnie. Joseph Szalinski, qui venait tout juste d’être promu sergent, avait la réputation d’un être bourru et taciturne, mais était doté d’une sacrée trempe et n’avait pas son pareil pour débusquer l’ennemi. Le caporal Walter O’Brian, "Oby" pour les intimes, était, chose étrange, le seul pensionnaire du fort à pouvoir approcher Black Storm sans finir à l’infirmerie, ce qui lui valait une aura particulière.
Quand Fanny entra, suivie du sergent Davis, tous s’interrompirent et les questions qui fusaient dans leurs esprits restèrent sur leurs lèvres. Elle contempla, amusée, les regards interrogateurs fixés sur elle.
"Je parie que vous vous demandez pourquoi je vous ai réunis, dit-elle enfin, satisfaite de son effet.
– Je t’avertis, dit Szalinski. Si c’est pour qu’on te trouve un alibi à propos de ce bal, tu t’es trompée d’adresse. Personnellement, j’ai d’autres chats à fouetter.
– Vous me décevez, sergent. Vous devriez savoir que je suis capable résoudre seule ce genre de problèmes… Si je vous ai demandé de venir, c’est pour une affaire plus sérieuse. "
Elle s’interrompit soudain en entendant la porte s’ouvrir. Tous se tournèrent instantanément vers le nouveau venu et le dévisagèrent d’un œil mauvais. "Dis donc, le nouveau. C’est une réunion privée et t’as pas été invité. Fiche le camp.
– Szalinski, ça va pas ou quoi ?" s’indigna Fanny.
Mais le sergent ne lui prêta pas attention. Il s’était levé et s’avançait déjà vers Jefferson avec un air menaçant. "Alors, tu te tires ?
– C’est ma chambrée, répondit le cavalier sans se départir de son calme.
– Pas de négros ici. Ta place à toi, c’est les écuries.
– Répète un peu ? Comment tu m’as appelé ? grogna Jefferson, piqué au vif.
– Négro, répondit Szalinski en crachant.
– Sale Ruskoff", lança Jefferson avec une agressivité mal contenue.
Il n’en fallait pas plus pour pousser le sergent, bagarreur de nature, à la faute. Il l’empoigna par le col et lui asséna un coup de tête qui aurait assommé un adversaire plus malingre. Quand le noir lui rendit le coup avec la même détermination, les autres firent mine d’intervenir. Fanny les arrêta d’un geste. « Je crois que notre tête en bois de Sibérie a besoin d’une petite leçon. » Elle se doutait bien que le nouveau ne s’était pas vanté devant son père et avait du répondant. Elle voulait s’assurer qu’il n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds et qu’il était capable de se faire respecter des autres soldats. Elle savait, à la façon dont il avait résisté à Szalinski, qu’elle ne serait pas déçue.
Les deux hommes continuaient à se distribuer mutuellement des coups bien sentis qui auraient envoyé au tapis plus d’un gars de la garnison. Mais eux étaient toujours debout. En piteux état, essoufflés, chancelants, mais debout. Désireux d’en finir, Jefferson se jeta sur son adversaire et tous deux allèrent rouler à terre. Le cavalier immobilisa le sergent, alors que les spectateurs criaient à tue-tête des encouragements à leur camarade vaincu. Fanny vint se planter devant eux, son petit sourire moqueur sur les lèvres. "Ça te fait rire ? demanda Szalinski, après avoir dégagé sa tête de l’étreinte du vainqueur.
– Ça te fait les pieds, Joe. Il faut savoir la fermer de temps en temps. Surtout lorsque celui qui est en face est le plus fort.
– Ça te va bien de dire ça… Ok, dis-lui de me lâcher, maintenant.
– Je ne sais pas s’il m’obéira, vu que pour lui, je suis probablement plus une sale gosse qu’un officier.
– Et il a pas tort… Nom de Dieu Fanny, fais quelque chose, j’étouffe !
– Fais-lui des excuses. Ça marchera peut-être.
– Ca va, ça va. J’ai eu tort.
– Je crois qu’il a compris la leçon", dit Fanny à l’adresse de Jefferson.
Au même instant, des pas résonnèrent sur le plancher du couloir. Avec une agilité que l’on n’aurait pas soupçonnée chez un homme d’un tel gabarit, Jefferson bondit sur ses pieds et aida le sergent à en faire autant au moment où la porte s’ouvrait. Le lieutenant Owens s’avança vers eux, l’œil soupçonneux. Après avoir examiné attentivement les deux hommes qui s’étaient mis au garde à vous, il se tourna vers Fanny : "Que se passe-t-il, ici ? Que leur est-il arrivé ?
– Le sergent Szalinski nous montrait une nouvelle prise, mon lieutenant. Le cavalier Jefferson l’aidait pour sa démonstration."
L’officier hocha la tête d’un air entendu. "N’essayez pas de les couvrir, lieutenant. S’ils se sont battus, c’est votre devoir et votre intérêt de les mettre au rapport. Vous avez déjà accumulé beaucoup de mauvais points et l’avenir s’annonce plutôt sombre pour vous.
– Je maintiens mon rapport, mon lieutenant.
– Soit, je veux bien vous croire."
Le lieutenant regarda une dernière fois les deux hommes au garde à vous, puis alors qu’il allait sortir, jeta par dessus son épaule : "Ceci dit, lieutenant, je vous rappelle que vous n’avez rien à faire dans les chambrées". Fanny grimaça, prise en flagrant délit. Owens allait passer l’éponge pour cette fois, mais il était probable qu’il rapporterait la faute à son père si elle ne se tenait pas plus à carreau. Elle sentit tous les regards tournés vers elle. Joe Szalinski la remercia d’un signe de tête. Il savait que le petit mensonge qu’elle avait servi au lieutenant n’était pas le plus grand risque qu’elle avait pris ce soir.
"Ok, fin de l’intermède. Maintenant, au travail, conclut-elle comme si de rien n’était.
– Attends. Avant, j’ai un dernier compte à régler.
– Joseph, mets-la en veilleuse, s’il te plaît.
– Ça sera pas long."
Le sergent se tourna vers Jefferson qui releva aussitôt sa garde. Mais cette fois, il n’avait pas l’intention de frapper. "Pour ta gouverne, je suis polonais. Me traite plus jamais de Ruskoff, si tu tiens à la vie.
– Alors me traite plus jamais de Négro et on sera quitte, … Polack."
Szalinski se montra beau joueur et esquissa un sourire en lui tendant finalement sa large paume calleuse. Les deux hommes se serrèrent la main, scellant ainsi une amitié qui devait durer jusqu’à la mort. Ceci ne fit que conforter Fanny dans son idée qu’elle devait mettre Jefferson dans la confidence. Après l’avoir convié à assister à la réunion, elle reprit là où elle s’était arrêtée, c’est à dire au début.

"Messieurs, vous avez dû vous rendre compte ces derniers temps que les esprits ont tendance à s’échauffer à propos d’un certain problème concernant nos voisins d’Arkansas et du Missouri.
– Si tu veux parler de l’esclavage, je ne vois pas en quoi ça nous concerne.
– Parle pour toi, Sean. Tous ici ne sont peut-être pas de ton avis, répondit la jeune fille en jetant un regard à Jefferson… Mais sans vouloir te vexer, tu as tort de ne pas t’y intéresser d’un peu plus près, parce que les dernières nouvelles ne sont pas réjouissantes.
– Ne me dis pas que tu crois à ces rumeurs de guerre, intervint Dandrige. C’est des trucs de politiciens pour nous impressionner.
– C’est plus que ça, répondit Davis. Plusieurs villes du Texas et du Nouveau Mexique ont formé des milices et tentent d’établir leur propre justice. On a toutes les peines du monde à ne pas se laisser déborder.
– C’est pareil ici, renchérit Fanny. Les gars qui couraient après notre ami il y a trois jours faisaient partie de la milice de l’Arkansas. C’est pas la première fois qu’ils traînent dans le coin et je vous parie qu’on n’a pas fini de les voir.
– De là à penser à une guerre, il y a de la distance, objecta Oby.
– Pas tant que tu crois, répondit Szalinski. Certains états du Sud parlent de plus en plus de se séparer de l’Union, et pas seulement à cause de l’esclavage. Ils ne veulent pas être gouvernés par des types qui ne connaissent rien de leur mode vie. Mais s’ils mettent leurs menaces à exécution, le Nord risque de ne pas l’accepter. Ce sera la guerre."
Fanny laissa planer un instant de silence pour leur laisser le temps de réaliser ce qui se passait. "Juste une question, les gars, dit-elle alors. Supposons qu’il y ait la guerre, quel camp choisiriez-vous ?
– Pour moi, la question ne se pose pas, répondit Jefferson. Pour les sudistes, je devrais déjà être mort.
– Je te rassure, pour peu qu’ils en aient l’occasion, ils me feront autant la chasse qu’à toi, lâcha Jeremiah Kingston d’un ton amer. Mais personnellement, j’aimerais autant pas être mêlé à ce genre de choses.
– Jefferson est noir, toi t’es à moitié indien, moi je suis polonais, et je peux te dire qu’ils nous mettent dans le même sac, renchérit Szalinski. De toute façon, je peux pas encadrer ces salopards d’aristos.
– Vision plutôt réductrice des choses, soupira Fanny, comme pour elle-même, tout en sachant qu’elle ne devait pas en attendre d’avantage.
– Je suis assez d’accord avec Joe, acquiesça alors O’Brian, avec un sourire en coin. Alors, à choisir, j’aime autant le Nord.
– Moi, je suis dans l’armée et j’obéis aux ordres, dit Flint. S’il y a la guerre, je ferai ce qu’on me dira.
– Bébé Benny nous fait un petit lèche-bottes blues, ricana Chester.
– Garde tes réflexions pour toi, le rabroua Fanny. Tu ferais mieux de nous dire ce que tu en penses.
– Pour ce qu’il me reste, tu sais… Je m’en moque. J’ai rien qui me retienne ailleurs. Alors autant rester de ce côté." Fanny opina du chef puis se tourna vers Dandrige, encore indécis. Devant son regard insistant, il finit par parler, visiblement gêné par ce qu’il avait à dire : "C’est pas facile pour moi de prendre une décision. Je suis du Missouri et j’y ai toujours vu des esclaves. C’est vrai que je n’aime pas cette institution, mais si le Missouri passait de l’autre côté, je ne pourrais pas me battre contre les miens.
– Pour l’instant, il n’en prend pas le chemin, dit Davis. D’ailleurs, il a beau autoriser l’esclavage, ses institutions sont bien plus proches de celles des états du nord. Et économiquement, il a tout à gagner à rester fidèle à l’Union.
– Dans ce cas-là, je serai des vôtres. Et vous, sergent ?
– Si je vous dis que je suis du côté de Fanny, je sais que ça va vous faire rigoler, répondit Mike Davis avec un sourire entendu. Mais l’expérience m’a appris qu’il valait mieux l’avoir dans son camp que contre soi.
– Dis-donc, t’as bien fait de nous le ramener celui-là, lança Dandrige d’un air goguenard. Je sens qu’il va nous apprendre plein de trucs intéressants sur toi !"
La jeune fille lui lança un regard assassin mais préféra garder sa cinglante répartie pour plus tard. Elle connaissait assez Tom Dandrige pour savoir qu’il valait mieux ne pas entrer dans son jeu. Elle devait rester concentrée sur le but de cette réunion. Elle constata que, passés les sourires sur la remarque de Tom, la réponse de Mike avait provoqué l’effet désiré. L’idée sous-jacente les avait ébranlés :
"S’il y a la guerre, tu as l’intention d’aller te battre ? demanda soudain Oby, après une hésitation.
– Vous croyez quoi ? Que je fais de la figuration, ici ? Seulement, je ne me contenterai pas d’être de la chair à canon. Oui, j’irai me battre. Mais je veux le faire efficacement. Alors ma question est celle-ci : si un tel conflit éclatait, qu’est-ce qui pourrait donner l’avantage ? Les milliers de gars qu’on enverra à l’assaut ?
– Ca aide, répondit Chester.
– Je te l’accorde. Mais ça, c’est pour le bouquet final. Pour moi, l’issue de cette guerre, ce n’est pas là qu’elle se jouera.
– Les gars, il y a un génial stratège "West Pointien" qui sommeille sous la carapace du petit officier indiscipliné ! se moqua Szalinski. Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
– Puisque tu en parles… Où ont été formés tous les officiers de notre armée ?
– A West Point, et alors ?
– Et tu crois sans doute qu’ils resteront tous fidèles à l’Union ? Et que va-t-il se passer quand ces messieurs se retrouveront face à un type qui a appris la même chose qu’eux, avec les mêmes professeurs ?… Je vois que nous nous sommes compris, ajouta-t-elle devant le sourire vaincu du sergent.
– Je crois savoir où tu veux en venir, intervint O’Brian. Si j’ai bien compris, pour l’emporter, il faudrait aller à l’encontre de tout ce que ces beaux messieurs ont appris à l’Académie. Il faudrait les surprendre.
– West Point dispense encore un enseignement militaire basé sur les guerres passées. Mais quelques professeurs se plaisent à dire que la prochaine guerre n’aura rien à voir avec ce que nous connaissons déjà. D’après eux, de nouveaux principes stratégiques seront la clé de la victoire : nouvelles armes, nouvelles techniques qui permettront aux armées de se déplacer plus vite et d’être mieux renseignées.
– Qu’est-ce qu’on vient faire là-dedans ? demanda Kingston, toujours sceptique.
– Le renseignement c’est pourtant ton domaine, Jeremiah. Tu es un bon éclaireur. Dans nos conditions actuelles, tu sais quel avantage tu peux apporter à la garnison. Des informations précises communiquées rapidement permettent de prendre les bonnes décisions, celles qui peuvent faire la différence. Mais on peut encore aller plus loin. Suppose que tu profites de tes missions de reconnaissance pour en plus t’en prendre à des positions stratégiques ennemies. En passant derrière les lignes, tu peux faire pas mal de dégâts matériels, tu peux aider à les désorganiser.
– Du sabotage? intervint Dandrige, surpris. Tu sais ce que ça coûte quand on se fait prendre ? C’est la corde. Les saboteurs et les espions de ne sont pas traités comme des prisonniers de guerre.
– Je sais. Mais c’est peut-être un risque acceptable pour une victoire. Et puis il suffit de faire les choses intelligemment. Je suis sûre que de petites équipes formées à ce genre d’exercice feraient des merveilles. Il suffit d’un peu d’audace, de beaucoup de discernement, et de prendre le contre-pied de toutes les règles.
– Sauf votre respect, mon lieutenant, vous déraillez, dit Szalinski.
– Tu crois ? Tu as fait de la lutte, Joe. Tu sais très bien qu’il y a certains coups interdits. Maintenant, que se passe-t-il si tu décides d’ignorer les règles et de frapper là où ça fait mal ?
– Tu envoies l’adversaire au tapis… et tu te retrouves au trou, dit Tom en riant.
– Mais tu gagnes. Ce n’était pas le but ? Frapper là où l’adversaire ne s’y attend pas. L’affaiblir pour laisser le champ libre au gros des forces. C’est aussi le principe de toute maladie.
– Tu veux appliquer ça à la guerre ?" demanda Szalinski, comme s’il cherchait lui même à s’en persuader. Pourtant, il y avait une telle conviction dans ses propos, un tel enthousiasme dans son discours, qu’il était prêt à la prendre au mot. Fanny était du genre à s’enflammer lorsqu’elle était convaincue du bien fondé de ce qu’elle faisait. Et il ne lui fallait généralement pas longtemps pour rallier les autres à sa cause et leur faire faire ses quatre volontés. Lui-même s’était laissé embobiner un an et demi plus tôt après l’avoir vue tenir tête à ses anciens condisciples de Boston. Et le récit de Davis sur leur rencontre à Fort Esperanza n’avait fait que renforcer son opinion à son sujet : si elle avait été d’un autre caractère et qu’elle avait eu plus conscience de son charme et de son pouvoir de séduction, si elle avait su profiter de ces atouts, elle serait certainement devenue dangereuse pour tout homme l’approchant. Heureusement, sa petite protégée évitait pour le moment cette pente savonneuse. Il la savait droite, franche et digne de confiance. Il constatait tous les jours avec plus de plaisir qu’elle utilisait son petit avantage à bon escient et qu’elle était en passe de devenir un excellent officier. L’un de ceux en qui un soldat peut avoir confiance. Il émergea de ses pensées et posa de nouveau le regard sur elle. Ses yeux brillaient à la lueur des lampes à huile. Son visage s’animait d’expressions variées tandis qu’elle continuait son exposé. Sa voix claire était empreinte de cette force qui vous poussait à reconnaître que oui, forcément, elle devait avoir raison. Il réalisa soudain qu’elle s’adressait toujours à lui :
"Un faible effectif permettrait de passer plus inaperçu qu’un bataillon et donc de s’infiltrer dans les lignes ennemies. Tu ne crois pas que ça peut suffire à donner un petit avantage ?
– Redescend sur terre, lieutenant, répondit Szalinski d’un air navré en se redressant. Tu gagneras pas la guerre à toi toute seule.
– Non, pas toute seule. C’est sûr. Mais je vous en crois capables."
Les sept hommes se regardèrent, muets de stupeur. Ils s’attendaient à beaucoup de choses de sa part, mais certainement pas à ce qu’elle cherche à les entraîner dans une aventure aussi hasardeuse. C’était pourtant tentant, d’avoir les mains libres, de ne pas faire partie de la masse et de pouvoir mettre tous leurs talents au service d’une telle entreprise.
"Et voilà comment on ferre le poisson", songea Joe en son for intérieur, mi amusé, mi inquiet.
Ils s’agitaient sur leurs sièges, se jetant de temps à autre des regards incrédules, cherchant l’avis des autres, quelque chose de solide, de tangible, à quoi ils pourraient se raccrocher et qui les rassurerait. Son idée les dérangeait visiblement. Elle sentait qu’elle avait presque gagné. Du moins, elle l’espérait. "Maintenant, reprit-elle d’une voix grave qui soulignait l’importance qu’elle accordait à son projet, la question est de savoir si vous, vous vous en pensez capables. Est-ce que l’aventure vous tente ?"
Les hommes s’interrogèrent mutuellement du regard. Un instant, ils furent tous tentés d’oublier qu’elle n’était qu’une jeune fille de quinze ans. Mais pour la côtoyer tous les jours dans leur travail, ils savaient qu’elle avait assez de cran et de volonté pour faire aboutir son idée. C’était risqué, d’autant que pour le moment, elle ne représentait pas grand chose dans la machinerie de guerre de l’Union. Mais après tout, ils aimaient le risque. Ils s’étaient engagés pour échapper à une existence trop routinière, pour voir du pays, pour l’aventure. Fanny le savait et ceci avait en partie motivé son choix. Mais en cet instant précis, elle fut saisie de doute. Et si elle avait mal jugé la situation ? Si elle avait trop présumé de son influence sur eux ? Son projet n’était-il pas trop utopique ? Elle attendit, anxieuse, leur réponse, guettant sur leurs visages les réactions annonciatrices de victoire… ou de défaite. Finalement, Tom se leva :
"Je veux bien tenter le coup", dit-il en lui tendant la main, un sourire de défi sur les lèvres. Fanny serra la main amie comme si elle n’avait jamais douté de sa réussite. Tom Dandrige avait franchi le pas, et à sa suite, plusieurs autres acquiescèrent.
"Il y a quand même quelques petites choses qui me tracassent, dit Joe Szalinski toujours immobile. Tout ça c’est bien joli, mais il faut encore que ton projet soit accepté par le haut commandement. Ça va pas être facile de leur faire admettre qu’une petite fille peut mettre sur pieds un truc pareil, et encore moins qu’elle va le commander.
– Je sais. C’est exactement ce que mon père m’a dit.
– Ah ! Parce qu’il est au courant ? s’exclama Szalinski, suffoquant presque tout en se réprimandant mentalement pour n’avoir pas deviné qu’elle avait déjà pensé à tout.
– Mais je crois que l’idée lui a donné à réfléchir, continua-t-elle avec un sourire en coin devant la confusion du sergent. Il est d’accord pour que je constitue une brigade d’éclaireurs au sein de la garnison. Sa tâche est sensée être celle de tous les éclaireurs, mais je vous avertis dès à présent que ça ira plus loin. Personne ne sera ménagé dans l’histoire. Après, on verra bien.
– Tu prends des risques, fit remarquer Davis.
– On n’a rien sans rien.
– Je crois sincèrement que cette histoire nous apportera plus d’ennuis que de gloire, mais je suis prêt à tenter le coup, dit enfin Szalinski. En tout cas, je t’aiderai de mon mieux… Et j’espère que tous ici en feront autant, parce qu’il va falloir qu’on se serre sérieusement les coudes.
– Merci, Joe. Vous êtes des nôtres, Jefferson ?
– J’avoue que je ne m’attendais pas à ce genre de choses… C’est vrai que je pensais que vous étiez une petite morveuse…
– Fais gaffe à ce que tu dis, souffla Dandrige. C’est pas Le Chef pour rien et elle risque de te faire regretter longtemps ces quelques mots malheureux.
– Tom, mêle-toi de tes affaires. Rassurez-vous, Jefferson. Je n’ai encore jamais mordu personne.
– Menteuse !"
Un oreiller de plumes vola au dessus de la couchette et frappa le caporal en plein visage. Il voulut protester, mais elle coupa son élan d’un "la ferme" cassant accompagné d’un regard noir. Puis elle se tourna vers le nouveau cavalier :
"Alors, vous marchez avec nous ou pas ? s’impatienta la jeune fille.
– J’ai peut-être plus à perdre dans l’histoire que les autres, mais je me suis pas engagé pour faire les sales corvées qui me sont promises… Alors pourquoi pas ?"
Fanny le remercia d’un signe de tête. Sans un mot, elle leur tourna le dos, quitta le dortoir et disparut dans l’escalier. La tâche qui l’attendait lui parut soudain insurmontable. Pourtant, elle était sûre d’avoir fait le bon choix. Et elle savait qu’elle avait choisi les bonnes personnes pour l’aider à en supporter le poids.

Le lendemain, Fanny se leva avec le sentiment qu’un avenir nouveau s’ouvrait devant elle. Elle resta un moment à contempler la place d’armes depuis la fenêtre de sa chambre. A première vue, rien ne semblait avoir changé. C’était toujours le même affairement, les mêmes hommes qui, au garde à vous regardaient le drapeau des Etats-Unis monter lentement le long du mât. Pourtant, elle savait qu’elle avait enclenché quelque chose d’important qui allait changer sa vie. Elle avait désormais une mission. Elle aperçut le sergent Davis qui traversait la place d’armes. Il leva les yeux vers la fenêtre et lui adressa un sourire chaleureux. Fanny lui répondit d’un petit signe de la main. Elle était heureuse de l’avoir enfin auprès d’elle. Puis elle soupira et commença à s’habiller. Elle avait maintenant une autre besogne à accomplir. Elle sortit sans déjeuner, brossa rapidement Black, se mit en selle et se dirigea vers la ville. Comme elle s’y attendait, elle trouva Kevin en train de balayer le trottoir devant le magasin général de son père. En entendant des pas sur le plancher grossier du trottoir, le jeune homme leva les yeux et la dévisagea un instant. Elle venait de mettre pied à terre et le regardait faire, debout sur la plus haute marche. C’était jour de permission et elle avait revêtu l’habituelle tenue de travail qui remplaçait régulièrement son uniforme : un pantalon marron tombant sur ses bottes usées, maintenu à la taille par un petit ceinturon fermé d’une boucle gravée en argent, une chemise à fines rayures grises, un gilet de cuir et un chapeau beige. Ces longs cheveux châtains étaient attachés sur la nuque par un lacet de cuir et comme d’habitude, une mèche oubliée tombait librement sur le côté de son visage. Elle lui adressa un petit salut un peu gêné. Kevin savait parfaitement pourquoi elle était là.
"Je peux te parler ?" demanda-t-elle presque timidement. Le jeune homme soupira et posa son balai contre la façade du magasin, puis lui désigna le banc sous la fenêtre.
"Je ne viendrai pas demain, Kevin.
– Je sais. J’avais bien espéré un peu… Je ne comprends pas pourquoi c’est aussi difficile pour toi, dit-il finalement.
– C’est pas que ce soit difficile. Seulement, je ne veux pas entrer dans ce jeu. Je ne veux pas me mentir en faisant semblant d’être ce que je ne suis pas. Tout ça pour faire plaisir au comité de patronage ou à ma mère… Je sais très bien ce qu’on attend des jeunes filles. Je sais qu’à mon âge, on commence à penser à les marier. Ce n’est pas ce que je veux. Et je ne veux pas donner de faux espoirs à d’éventuels soupirants.
– Tu ne te marieras jamais ? demanda Kevin, surpris. Tu veux finir vieille fille comme mademoiselle Finnigan ?
– Même si c’est le cas, je ne crois pas que je deviendrai une horrible vieille bigote qui passe son temps à faire des remontrances et à espionner ses concitoyens, répondit-elle en riant. A vrai dire, je sais pas Kevin. Je n’y ai encore jamais réfléchi. En tout cas, ce n’est pas ce qui me préoccupe pour l’instant.
– Tu dis ça, mais…
– Mais quoi ?
– Ce type qui est arrivé l’autre jour. Je suis sûr que si on n’avait pas été là, tu lui aurais sauté au cou.
– Quoi ? Kevin, tu n’es pas jaloux quand même ! s’exclama-t-elle, stupéfaite… Mike, c’est comme mon frère. Je l’aime beaucoup, il m’a manqué, oui, mais… Qu’est-ce que tu imaginais ?" Elle s’interrompit un instant, le temps d’observer la mine renfrognée de son ami. Elle venait de comprendre beaucoup de choses, ces derniers jours. Le regard que Kevin posait sur elle, elle l’avait aussi remarqué chez d’autre. Tom, par exemple, bien qu’il s’en défende et camoufle cela sous une désinvolture et une familiarité parfois à la limite de la muflerie. Elle comprenait ce que sa mère voulait dire. Elle-même sentait qu’elle changeait. Mais elle n’était pas encore prête à l’accepter. En tout cas, elle n’était pas prête à rentrer dans le rang et à se soumettre à sa condition. Et elle doutait de jamais pouvoir le faire.
"Tu vois pourquoi je ne veux pas encourager ça ? ajouta-t-elle. Je ne veux que vous me voyiez de cette façon. Tu es mon ami Kevin, et je ne tiens pas à ce qu’il en soit autrement. Je ne veux pas que tu puisses imaginer qu’un jour je pourrais changer et te voir comme tu le souhaiterais. Je ne veux pas devenir comme ça.
– Finalement, l’autre c’est l’armée, murmura Kevin.
– On peut voir les choses comme ça. Oui, c’est ça ma vie."
Les deux jeunes gens se regardèrent un moment. Kevin lui savait gré d’avoir pris la peine de lui expliquer, de ne pas l’avoir simplement rejeté brutalement, comme elle savait si bien le faire. En cela, il pouvait dire qu’elle avait grandi. Elle avait accepté de parler avec lui de choses qu’elle se refusait même à entendre quelques semaines auparavant. Il lui sourit amicalement et la poussa de l’épaule. Fanny lui rendit son coup et tout deux éclatèrent de rire. Tout était clair, désormais.
Kevin se consola en lui portant quelques parts de gâteau, qu’avec Matt, ils s’empressèrent de dévorer pendant que les deux garçons lui faisaient le récit de la soirée accompagné de quelques commentaires un rien irrévérencieux sur leurs concitoyens, soulignant au passage que le regret unanime avait été de ne pas voir Fanny MacLand en robe. Pour sa part, Fanny ne regretta rien, car non seulement elle avait échappé à la robe, mais ses deux amis semblaient à nouveau la considérer comme autrefois.

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