Sur la frontière


Prologue

Lorsque la guerre éclata, en 1846, les Etats-Unis étaient encore une jeune nation, tout comme ceux qui partirent se battre au Mexique, la fleur au fusil, une chanson de victoire sur les lèvres. Ils s’en allaient combattre le bon droit, défendre ce Texas qui ne pouvait qu’être des leurs, et montrer leur puissance toute neuve. Mais les jeunes patriotes côtoyaient les aventuriers pour qui cette guerre était une aubaine. Pays conquis, armée conquérante, pour ceux qui sauraient y faire, c’était le moyen de s’enrichir facilement, pas très honorablement peut-être, mais sans risque. Pour Maxime Barthelemy et John MacLand, les choses étaient différentes. C’était surtout l’occasion de mettre leur jeune expérience et leur valeur au service de leur pays, une occasion qu’ils attendaient depuis leur sortie de West Point, six ans plus tôt. Ils avaient, depuis l’école militaire, suivi des chemins différents, mais s’étaient retrouvés avec la même complicité qu’autrefois, lorsqu’ils faisaient le mur pour aller boire un verre et refaire le monde dans la vieille taverne qui avait vu passer tant de leurs prédécesseurs.

A sa sortie de l’Académie, John, qui s’était toujours senti l’âme d’un pionnier, avait, malgré ses notes excellentes, demandé la cavalerie et une affectation dans un petit avant-poste sur la Frontière. Amoureux des grands espaces et des territoires vierges, il avait accompagné John Frémont dans sa grande expédition au cœur des Rocheuses en 1842. A la demande de sa femme, il avait renoncé à la deuxième mission de Frémont deux ans plus tard, mais n’avait pu se résoudre à quitter la Frontière. Il avait vite compris que ce monde nouveau, magnifique et terrifiant à la fois dont il avait rêvé toute son enfance, était voué à disparaître. Ces immenses territoires qu’il avait vus comme une aubaine pour le développement de son pays étaient condamnés à cause même de leur richesse. Et les hommes qui y vivaient depuis des siècles l’étaient aussi. Ce constat l’avait bouleversé et changé sa vision de sa mission et de son métier. Il voulait défendre cette Frontière tant qu’elle existait encore. La guerre du Mexique était une occasion de prendre plus de poids au sein de l’armée, peut-être même d’obtenir un commandement et d’être enfin libre d’agir. Maxime, lui, n’avait toujours eu que peu d’attrait pour la carrière militaire. Il avait espéré, après ses quatre ans de service obligatoire, retourner à la vie civile. Probablement serait-il devenu avocat, comme son père. Il aurait épousé une riche jeune fille de la haute bourgeoisie bostonienne, habité un bel hôtel particulier, recevant le tout Boston dans ses salons où, dans la fumée épaisse des cigares, on aurait parlé politique et économie avec monsieur le maire, monsieur le sénateur, ou monsieur le gouverneur. Peut-être aurait-il fini par faire lui-même de la politique.
Sa rencontre avec Maria-Dolorès Pierza, alors qu’il effectuait sa dernière année de service à Laredo, au Texas, avait bouleversé sa vie. Pour rester près d’elle, il avait signé un nouvel engagement et, au début de l’année 1843, le descendant des comtes huguenots émigrés sous Louis XIV avait épousé la fille des péons mexicains, certain que rien n’entraverait jamais son bonheur. Tous deux avaient l’espoir de fonder une famille et de leur union était née, l’année suivante, une petite fille qu’ils avaient prénommée Fanny, en souvenir des origines françaises de Maxime. Leur bonheur devait être de courte durée.

La guerre du Mexique avait rappelé sous les drapeaux tous les officiers formés par la prestigieuse Académie Militaire et le lieutenant de cavalerie Barthelemy fut bientôt affecté, aux côtés du capitaine MacLand, à la brigade des volontaires du Texas.

Un matin d’avril 47, une jeune mexicaine se présenta au camp américain, sur la colline dominant le village de La Paz, à quelques miles au sud de Monterrey. Elle tenait dans ses bras un enfant de trois ans, qu’elle s’efforçait de protéger des rafales de vent chargées de poussière. Après quelques instants d’hésitation pendant lesquels elle observa avec méfiance l’homme de garde, elle s’avança. Comme la sentinelle la repoussait brutalement en l’envoyant au diable, elle se jeta à ses pieds en l’implorant. Le soldat, ne comprenant pas un mot d’espagnol, essaya tant bien que mal de s’en débarrasser, mais il avait beau faire, rien ne la décourageait. Elle était toujours là, agenouillée devant lui, dans la poussière s’accrochant à sa veste. Ce fut avec soulagement qu’il vit arriver son supérieur, attiré par tout ce remue-ménage. Essayant de couvrir les lamentations de la jeune femme, le soldat lui expliqua la situation. Le vieux sergent jeta un regard intrigué à la femme implorante et à son fardeau, puis lui adressa quelques mots en espagnol. Aussitôt les cris cessèrent. La mexicaine reprit contenance et répondit au sous-officier dans un flot de paroles précipitées. Après quelques instants, l’homme lui intima l’ordre de se taire d’un geste nerveux et se tourna vers la sentinelle que la conversation ne semblait plus guère intéresser : "Tu connais un officier qui se prénommerait Maxime, ou quelque chose dans le genre ?
– Vous savez, moi, les officiers... répondit le soldat en haussant les épaules.
– T’en connais quand même quelques uns, insista le sergent, agacé, comme la jeune femme reprenait ses lamentations.
– Y’aurait p’t-être... le lieutenant Barthelemy... hasarda l’autre.
– Si, si ! s’exclama la jeune femme en opinant du chef. Maximo Barthelemy !"
Attrapant sans ménagement la fille par le bras, le vieux sous-officier la conduisit à travers le camp en bougonnant.

Sous une bâche tendue à l’entrée d’une tente pour les protéger du soleil, Barthelemy et MacLand discutaient joyeusement devant une bouteille encore à moitié pleine de tord-boyaux de provenance douteuse. Quand le sergent se présenta devant eux, la jeune femme ne lui laissa même pas le temps de placer un mot et se précipita vers le lieutenant en remerciant Dieu. Intrigué autant qu’inquiet de la voir là, à des lieues de la frontière, Barthelemy la questionna. Mais pour toute réponse, elle lui montra l’enfant qu’elle serrait contre sa poitrine. Redoublant d’inquiétude, l’officier s’exclama : "Fanny ! Que fait-elle ici ? Pilar, que s’est-il passé ?"
MacLand congédia le sergent et les entraîna sous la tente, à l’abri des regards indiscrets. Maxime Barthelemy posa de nouveau la question qui l’angoissait, mais Pilar fondit en larmes. A travers ses sanglots, il finit par comprendre ce qui avait conduit sa belle-soeur et sa fille si loin de chez elles. "Maria... Maria est... morte...", lâcha le jeune officier dans un souffle.
Puis il s’effondra sur une malle en sanglotant.

Après le départ de son époux pour Monterrey, Maria avait emmené sa fille dans son village natal, près de la frontière américaine. Ses parents les avaient accueillies et la jeune femme avait repris naturellement sa place dans la famille, aidant les femmes dans les tâches quotidiennes, comme aux temps de son enfance. Puis des hommes armés étaient arrivés au village. Des guérilleros. Ils avaient pillé les maisons, les greniers, l’église, et tué ceux qu’on leur dénonçait comme pactisant avec les soldats ennemis. La famille de Maria était sur la liste. Pilar avait réussi à s’échapper et s’était réfugiée dans le cimetière avec sa jeune nièce, d’où elle n’avait pu que contempler, impuissante, le massacre des siens. Lorsqu’elle était sortie de sa cachette, au matin suivant, elle avait enveloppé quelques affaires dans un grand linge et s’était mise en route pour Monterrey où elle savait qu’elle trouverait le père de l’enfant. Elles avaient voyagé près de dix jours, tantôt à pieds, tantôt sur la charrette d’un paysan qui avait accepté de les mener un bout de chemin, pour découvrir enfin le camp de l’armée américaine.
Tandis que Max d’un côté, Pilar de l’autre, se lamentaient sur le malheur qui les frappait, John observait l’enfant. Etouffée par les bras protecteurs de la jeune mexicaine, elle fixait sur lui de grands yeux verts interrogateurs, comme si elle cherchait à comprendre ce qui se passait autour d’elle et savait qu’elle ne devait pas compter sur sa tante ou son père pour le lui expliquer. John fut tenté de l’arracher à l’étreinte de Pilar afin de lui éviter le pénible spectacle, mais il la vit alors détourner les yeux, fixer sa tante et entourer son cou de ses petits bras. Il ne pouvait pas les laisser ainsi. Max était en train de se laisser aller et le moment n’était guère approprié. Il savait que son ami manquait parfois du caractère nécessaire à ce genre de situation, et il craignait que la mort de cette épouse qu’il adorait ne le plonge dans une de ces périodes d’abattement auxquelles il était parfois sujet lorsqu’ils étaient cadets. Il fut soudain tiré de ses réflexions par une estafette qui se présenta devant la tente et le pria de se rendre d’urgence chez le général Taylor qui le réclamait. L’officier regarda son ami effondré, inquiet de le laisser seul, puis sourit : la fillette venait de s’échapper des bras de Pilar et, grimpant sur ses genoux, avait entrepris de le consoler.

Zach Taylor avait réuni tout son état-major pour lui faire part des dernières nouvelles, et les discussions autour de la carte étalée devant eux étaient plus animées qu’à l’ordinaire. "MacLand, dit Taylor en apercevant le capitaine. J’espère que vos volontaires sont reposés, parce que j’ai une mission à vous confier.
– Les hommes sont à vos ordres, mon général. D’ailleurs, ils commencent à s’ennuyer. L’inaction leur pèse.
– Ils veulent de l'action ? Ils vont en avoir. Vous allez rejoindre le général Scott qui se trouve actuellement à Vera Cruz pour vous mettre sous ses ordres. Vous serez aussi porteur d’informations confidentielles à lui remettre en mains propres, le plus rapidement possible. Inutile de vous dire qu’il vous faudra avancer à marche forcée. Des questions ?
– Deux choses, mon général. Tout d’abord, je demande la permission de réquisitionner les chevaux frais qui sont arrivés ce matin pour le 6ème de cavalerie.
– Accordé, répondit Taylor d’un ton sec qui coupa court aux objections qu’allait soulever le comandant de cette unité.
– Deuxièmement, quand dois-je partir ?
– Vous devriez déjà être en route, capitaine. Bonne chance."
Après de rapides préparatifs, la brigade des volontaires du Texas, quarante hommes au total, se mit en route pour rallier Vera Cruz par la route qui serpentait au pied des montagnes. Le 8 avril à midi, malgré quelques accrochages sans conséquences avec les partisans mexicains, ils étaient en vue de la ville.
MacLand se présenta au Quartier Général de Scott qui le reçut immédiatement. Celui-ci prit le pli, l’examina rapidement, puis, surpris, s’adressa au jeune officier : "Félicitations, capitaine. Vous avez fait diligence. D’autant plus que l’ennemi aurait payé cher pour avoir ces informations. Pas d’ennuis en route ?
– Quelques embuscades tendues par les montagnards, mais nous sommes passés trop vite pour leur laisser le temps de recharger."
Scott éclata de rire. "Décidément, vous ne changez pas, John ! Du sang froid et de l’humour... Vous irez loin.
– Merci, mon général.
– J’imagine que vous devez être fatigué. Allez donc installer vos hommes ; qu’ils prennent du repos, car vous repartez demain avec la division de Patterson."
MacLand salua et souleva la portière de la tente. "Et passez donc me voir ce soir", ajouta Scott, comme il sortait.

Le général Scott accueillit son subordonné un verre à la main. Il le fit asseoir et lui versa un scotch. "Vous pouvez y aller, dit-il. Ca n’a rien à voir avec l’infâme breuvage qu’on vous distribue à la cantine... Je dois vous avouer que vous m’avez épaté, John. Je savais que vous étiez un des meilleurs soldats que compte notre armée, mais je n’aurais pas cru que même vous, puissiez couvrir une telle distance en si peu de temps.
– Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, mon général, mais mes hommes.
– Et modeste, en plus... Dites-moi, vous vous plaisez à Fort Pierre ?
– Beaucoup. J’aime énormément ce pays, mais je crains fort qu’il n’ait bientôt plus rien de ce que nous lui connaissons. Les colons arrivent toujours plus nombreux et ne se soucient pas de préserver ce qui fait la valeur et la richesse de ces terres. Ils sont en train de les transformer d’une manière qui ne me plaît guère.
– C’est ce qu’on appelle la civilisation, mon cher.
– Et bien la civilisation n’est pas faite pour moi. Tant que la Frontière existera, c’est près d’elle que je vivrai.
– Vous êtes jeune et plein de rêves, John. Quand vous aurez mon âge, vous verrez les choses autrement. Tout n’est pas mauvais dans le progrès, et on ne peut pas vivre éternellement à l’âge des cavernes... Et la brigade des volontaires ? Tout se passe bien ?
– Disons que ça n’a pas été aisé au début. Il est difficile de se faire accepter par des texans quand on n’a jamais mis les pieds au Texas. Mais à présent, ça va. Je pense que mes hommes me font confiance."
Scott l’observa quelques minutes, un sourire indulgent aux lèvres. Puis il secoua la tête en soupirant. "Décidément, j’ai bien du mal à vous comprendre, John.
– Je ne vois pas pourquoi, mon général.
– Voyons. Vous êtes un brillant élément ; vous l’étiez déjà à l'Académie... troisième de la classe 40 ?
– Cinquième.
– De toute façon, l’un de nos meilleurs brevetés... Ne niez pas. Je faisais partie du jury ; je le sais... Alors dites-moi pourquoi n’avoir pas choisi le génie ou l’artillerie où vous auriez pu faire une brillante carrière, et être allé vous perdre pendant six ans au fin fond du pays ? Et ne venez pas me dire que c’est uniquement par amour de la Frontière !
– Je ne suis pas carriériste. Et puis cette armée a déjà tellement d’officiers...
– Ne dites pas de bêtises, s’emporta le vieux soldat. La majorité d’entre eux n’a pas la moitié de vos capacités. Tous ces jeunes blancs-becs s’imaginent tout savoir mais que valent-ils dans le feu de l’action ? Ils ne sont généralement même pas capables de mettre en œuvre une bonne stratégie.
– Heureusement qu’à côté d’eux on trouve des hommes comme Worth ou Taylor.
– Ou Lee, ajouta Scott. Vous le connaissez ?
– De réputation seulement. Le commandant de Fort Pierre est un de ses plus fervents admirateurs.
– Et tous les deux vous êtes de la même trempe. Ne souriez pas. Vous êtes trop modeste, je vous l’ai déjà dit. Que vous le vouliez ou non, John, je pense que vous êtes promis à un brillant avenir. Et, de vous à moi, je me demande s’il n’y a pas pour vous une nouvelle bande sur vos barrettes à la clé de la prochaine bataille."
Cette confidence fit sourire le jeune capitaine qui n’aspirait réellement qu’à une chose : retrouver son épouse et ses filles dont il était séparé depuis près d’un an, et la solitude des grandes plaines du Nebraska. Pourtant, il se doutait bien que Scott ne l’avait pas invité dans le seul but de le couvrir de louanges. D’ailleurs, le général l’observait d’un regard aigu, guettant la moindre de ses réactions. John se lança donc, bien que cela aille contre toutes les règles de la bienséance face à un officier supérieur :
"Mais j’imagine, mon général que vous ne m’avez pas fait venir pour avoir mon avis sur les compétences militaires de mes supérieurs.
– En effet, répondit Scott avec un petit rire amusé. J’apprécie beaucoup votre perspicacité et votre franchise, capitaine. C’est pourquoi j’espère que vous répondrez franchement à ma proposition. Il y a un poste à pourvoir dans mon cabinet, et ce poste est pour vous si vous le souhaitez. Ca fait déjà un moment que j’y pense, mais l’occasion ne se présente que maintenant. Mon aide de camp a été tué lors de la dernière bataille. Bêtement, je dois dire. Ca, c’est le genre de chose qui ne vous arrivera pas. J’aimerais avoir quelqu’un comme vous à ce poste. Poste qui, bien entendu, serait reconduit après la guerre. Vous intègreriez définitivement mon équipe..."
Bien que stupéfait par la proposition que venait de lui faire l’un des plus hauts gradés de l’armée, John MacLand n’en laissa rien paraître. Il regarda le liquide ambré dans son verre et prit un temps de réflexion avant de répondre. Il savait que Carol aurait bondi de joie si elle avait eu connaissance de cette proposition, mais lui ne pouvait se résoudre à mettre la main dans cet engrenage qui tôt ou tard le ramènerait à Washington, loin de ses objectifs. Quelle était la vie qu’il souhaitait ? Certainement pas celle d’un officier à paperasse dont le plus haut fait d’arme serait d’arracher à tel ou tel sénateur son vote pour une nouvelle loi sur l’augmentation des crédits militaires. Il était un homme de terrain et un homme de la Frontière.
"Mon général, je suis particulièrement flatté que vous ayez pensé à moi pour ce poste. Malheureusement, je ne puis accepter.
– Vraiment ? C’est une occasion unique, John.
– Ma place est auprès de mes hommes. Et s’il est vrai que j’espère avoir un jour mon propre commandement, ce n’est pas dans un bureau que je souhaite l’exercer. Ce n’est pas là que je serai le plus utile à mon pays.
– Cette Frontière vous colle décidément à la peau. A vrai dire, je m’attendais à cette réponse, mais je pense que j’aurais toujours regretté de ne pas vous l’avoir demandé. Après tout, il y avait tout de même un mince espoir de vous appâter. Je vous souhaite bonne chance pour la suite John.
– Merci, mon général."
Le jeune capitaine, se leva, salua et quitta la tente. Il était temps de revenir à de plus sombres réalités : Max.

MacLand avait connu des voyages au cours desquels Max Barthelemy s’était révélé meilleur compagnon. Toutefois, il semblait avoir surmonté sa douleur et s’était montré, comme à l’ordinaire, efficace et précis. Mais MacLand savait bien que ce n’était là qu’une façade. Son amour pour Maria lui avait déjà tant fait faire. Pour elle, il avait défié l’autorité paternelle, s’était brouillé avec sa famille, et avait renoncé à son bel avenir. Il était resté dans l’armée, tout en sachant qu’il n’aurait jamais droit à une belle carrière du fait même de son mariage. Pour elle il avait bravé les interdits et supporté les médisances. Elle l’avait bien récompensé, et pour autant qu’il aima sa fille, elle ne suffisait pas à le consoler de la perte cruelle qu’il venait de subir.
La fillette était restée au camp du général Taylor avec Pilar. Il savait qu’elle le rejoindrait bientôt, mais Maxime avait besoin de temps pour se faire à la situation. L’idée d’avoir à élever seul cet enfant le terrifiait, et chaque jour il priait pour que le moment qui les réunirait n’arrive pas trop vite. Chaque jour, il cherchait un peu plus à se perdre dans cette guerre. Aussi avait-il accueilli avec soulagement les nouveaux ordres. Il savait que l’avancée vers l’intérieur des terres lui procurerait de quoi oublier. La troupe menée par le général Patterson devait talonner celle de Twigg, partie la veille en direction de Mexico par la Route Nationale. Nul doute que le voyage serait parsemé de combats. Max Barthelemy les attendait et était prêt à affronter ces damnés mexicains qui lui avaient donné sa femme pour mieux la lui reprendre ensuite.

Le 18 avril 1847, les américains engagèrent le combat à Cerro Gordo pour dégager la route menant à Mexico. Envoyés en renfort au général Pillow qui s’était stupidement mis en mauvaise posture, le capitaine MacLand et plusieurs de ses hommes furent blessés et évacués sur l’arrière. MacLand resta deux longs mois à l’hôpital, pendant lesquels il reçut ses barrettes de commandant. Dans le même temps, Maxime fut breveté capitaine, en récompense du courage dont il avait fait preuve au cours des dernières batailles. Il venait visiter son ami aussi souvent qu’il le pouvait et tâchait de faire bonne figure devant lui, mais il semblait ne plus savoir sourire. John devinait sa détresse et savait qu’il ne vivait plus désormais que pour tuer. Lui même restait le seul lien capable de le retenir dans la réalité. Il se jura que tant qu’il serait vivant, il serait à ses côtés pour le soutenir et l’empêcher de donner libre cours à ses démons.

L’avancée des troupes américaines se poursuivait, ponctuée ça et là d’engagements plus ou moins meurtriers, mais les "Yankees" repoussaient toujours l’armée du général Santa Ana devant eux.
Enfin, ils arrivèrent devant Mexico. La ville fut prise le 14 septembre, mais elle avait coûté la vie de beaucoup d’hommes, et parmi eux le capitaine Barthelemy.

Alors que toute l’armée américaine était bloquée dans les rues attenantes au palais présidentiel par des batteries ennemies, Maxime, qui ne tenait plus en place, s’était soudain élancé en hurlant à l’assaut des canons. Une salve l’avait fauché au milieu de la place. Accompagné de deux volontaires, MacLand avait bondi à son tour, couvert par le tir de ses hommes, pour ramener son ami.
Lorsqu’il lui rendit visite, le soir même, à l’hôpital de campagne, Max n’était plus que l’ombre de lui même. Il savait que son temps était compté et n’avait plus envie de lutter. Quatre jours plus tard, il faisait appeler MacLand à son chevet.
"C’est la fin, John, dit-il d’une voix rauque et affaiblie.
– Ne dis pas ça. Tu vas t’en sortir.
– Tu sais très bien que non. D’ailleurs, je n’ai plus envie de vivre. Sans Maria, c’est trop dur. J’ai cru que je pourrais surmonter ma peine en tuant ceux qui me l’avaient prise, mais même ça, ne m’a pas soulagé.
– Maria n’est plus là, mais tu as ta fille. Fanny a besoin d’un père. Elle a besoin de toi.
– Elle a besoin d’une vraie famille, répondit le capitaine, qui fut interrompu par une quinte de toux. Je ne serai jamais une famille, John. Mais toi... Je sais que Carol et toi saurez l’aimer comme elle le mérite. Je te la donne, John. Elève-là comme ta propre fille. Tu seras un meilleur père que moi, j’en suis sûr... Je t’en prie, au nom de notre amitié."
La gorge serrée, MacLand ne put lui répondre. Il prit la main de son ami et la serra dans la sienne. C’était la seule réponse qu’il pouvait lui faire. Il savait que ce contact rassurerait Maxime : la poignée de main d’un ami fidèle, d’un frère, qui acceptait le précieux cadeau qu’il venait de lui faire.
Le capitaine Barthelemy mourut dans la nuit.

Quinze jours plus tard, alors que le général Scott avait déjà installé ses quartiers au palais présidentiel, l’armée du général Taylor rejoignait Mexico après avoir balayé sur son passage les derniers nids de résistance.

Plusieurs anciens cadets se trouvaient attablés à la terrasse d’une cantina devant une bouteille de whisky, profitant du soleil de Mexico, quand un cavalier tenant quelque chose d’encombrant devant lui déboucha sur la place. Lorsqu’il fut plus près, ils reconnurent John MacLand qui soutenait un petit enfant assis à califourchon sur la selle et riant aux éclats.
"Et bien ! s’exclama Clapton amusé. Voilà que l’incorruptible commandant MacLand joue les nourrices, à présent !
– Ne riez pas, messieurs, répondit le commandant d’un ton solennel. Je vous présente Fanny MacLand. Retenez bien ce nom, car je sens que ce n’est pas la dernière fois que vous l’entendrez.
– Oui, on dirait qu’elle a déjà un faible pour l’uniforme", dit Tom Jackson, alors que l’enfant regardait avec admiration les boutons dorés des vestes bleues.
Pierre Beauregard avait déjà fait la conquête de la fillette qui, après l’avoir dévisagé avec beaucoup de sérieux, avait fini par éclater de rire. Alors qu’il la faisait sauter sur ses genoux, John sortit de sa vareuse une lettre récupérée au camp de Taylor. "Fort Pierre ? demanda Sam Grant.
– Oui, c’est Carol. Tout semble aller pour le mieux là-bas. La région est calme. Les cheyennes respectent l’accord que nous avons passé avec eux.
– Pauvre Carol, soupira Clapton. A-t-on idée de faire vivre une femme aussi douce dans un endroit pareil !
– Mon cher, ma femme est comme moi. Mais sois sûr que si elle me l’avait demandé, je n’aurais pas accepté cette affectation. De toute façon, elle savait à quoi s’en tenir en m’épousant.
– Et comment va la petite tribu ?" demanda Grant en guise de diversion.
Il savait très bien, comme tous ceux présents ici, quelle rivalité avait opposé Francis Clapton et John MacLand lorsqu’ils avaient rencontré Carol Hamilton au bal de fin d’année de West Point. Un seul regard de la jeune femme avait suffi à les enchaîner à elle. Fous amoureux, tous deux rêvaient de conquérir son cœur. Et les deux amis inséparables étaient devenus adversaires. Ils en étaient même venus aux mains, et ce combat avait failli les brouiller à vie. Pourtant, la jeune femme n’en avait jamais rien su, parce qu’elle, n’avait d’yeux que pour John. Elle l’avait épousé à sa sortie de l’Académie, mais il ne lui avait jamais rien dit de cette guerre qu’elle avait fait naître entre eux. Elle lui avait donné cinq filles et la petite famille affrontait à ses côtés les rigueurs de la vie sur la Frontière au gré des affectations. Et personne ne s’en plaignait jamais. Mais si le conflit était réglé, Clapton en gardait quand même une certaine amertume qui resurgissait parfois, comme à l'instant.
"Très bien, répondit MacLand. Mon neveu William fait un peu trop souvent l’école buissonnière, signe d’une vitalité débordante. Les filles grandissent et embellissent de jour en jour. Elysabeth commence à se conduire comme une vraie petite femme, et les jumelles sont plus turbulentes que jamais. De toute façon, elles ont toutes leur petit caractère. Mais Carol sait les tenir.
– Et comment vas-tu annoncer à ta femme que tu lui ramènes une sixième petite fille ? demanda Jackson en chatouillant la fillette qui venait de lui tirer la barbe.
– Nous lui ferons la surprise. Pas vrai, Fanny ?"
La petite fille le regarda avec un grand sourire et secoua énergiquement la tête pour acquiescer. Puis elle regarda tour à tour les quatre officiers présents. Elle ne trouva pas Papa Max, mais Papa John lui avait expliqué qu’il était parti pour un très long voyage. Elle demanda d’une petite voix flûtée s’ils étaient tous ses papas, à présent. Les cinq hommes se regardèrent et sourirent tristement mais ne répondirent pas. Peu importe. Fanny décida qu’il était temps de passer à autre chose et s’intéressa de plus près au joli timbre de l’enveloppe que John avait posée sur la table.

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