Les trois rivières


25 janvier 1861

C’était un samedi. Il n’y avait pas d’école. J’en ai profité pour rester plus longtemps au lit, bien au chaud sous mes couvertures. Juste le temps de raviver le feu et de mettre le café à chauffer. Apache avait pris l’habitude de venir se rouler en boule sur ma couverture, lorsque le feu avait perdu de sa vigueur. Ce matin-là ; il faisait plus froid que d’habitude. Lorsque je sortis, je vis le tapis immaculé de neige et le ciel bleu azur ; une magnifique journée d’hiver. Seul, le vent s’était levé. J’avais prévu de prendre mon temps. J’allais déjeuner, corriger quelques copies, et dans l’après-midi, lorsque le temps serait plus chaud, je voulais passer chez Vera voir si Travis avait terminé la selle qu’il m’avait promis. Et si j’avais le temps, j’irais ensuite au village, boire une tasse de thé avec cathy. Je me suis habillée chaudement, puis j’ai commencé à corriger mes copies. J’avais froid. Je suis sortie prendre du bois. Dehors, il neigeait à gros flocons serrés et le vent soufflait fort. Un vent glacial. Le ciel était devenu gris. Je suis rentrée et j’ai ravivé le feu, puis je me suis réchauffée avec une tasse de café. Dehors, le temps empirait. Apache avait l’air inquiet, il se mit à gémir. Le vent commençait à s’engouffrer sous la porte. Je voulus regarder par la fenêtre, mais je ne pouvais plus rien distinguer. Juste du gris et des flocons qui frappaient ma vitre. Une vraie tempête !
- C’est rien mon chien ! dis-je pour le rassurer et pour me rassurer moi-même. Mais Apache se mit à gémir plus fort, puis à hurler à la mort.
- Chut !
La neige, le vent s’engouffraient par les moindres recoins. Je sursautais. Une branche d’arbre arraché venait de briser ma fenêtre et faisait entrer vent et neige. J’arrachais la couverture de mon lit et tentais de boucher le trou. Le vent arracha une planche de mon toit. Apache gémissait. Le froid emplit ma maison et éteignit le feu. Mes copies s’envolèrent. Une autre vitre se brisa. Ma porte grinça et s’ouvrit toute grande sous la force du vent. Il n’y avait rien à faire pour la refermer. Une autre planche du toit s’arracha, tout s’écroulait dans ma maison. Je ne savais plus quoi faire, j’étais paniquée. Je me suis assise dans un coin et j’ai tiré le lit devant moi, comme un bouclier. Mon chien était contre moi. Je mis la tête dans mes genoux et pleurait. J’étais sûre de mourir, je grelottais de froid.

Je ne sais combien de temps, je suis restée là, blottie. J’étais transie, à la limite de l’inconscience. J’ai cru percevoir un bruit sourd. Apache se mit à aboyer. Il y avait quelqu’un qui criait ;
- Lau-rie ! Au-rie !
C’est ce que je crus distinguer dans le vacarme de la tempête. J’ai cru à un mirage, mais la voix s’était rapproché.
- Laurie ! Sortez de là !
James ! Non. Ce n’était pas possible ! Je rêvais !
- Laurie, donnez-moi la main !
J’ai levé la tête, et j’ai vu James qui ne pouvait pas m’atteindre. Il me tendait la main. Apache sauta vers lui. Il l’attrapa et le glissa sous sa veste ;
- Laurie, faites-moi confiance, donnez-moi la main !
Dans un effort, j’ai pris sa main, il me tira de ma cachette, m’a soulevée dans ses bras et m’a sortie de la maison. Il m’a déposée sur sa jument et est monté derrière moi, me tenant serrée contre lui. Il a talonné l’animal. Je n’avais plus conscience du temps, je fermais les yeux. Je me suis à peine rendue compte qu’il s’était arrêté et qu’il me portait à l’intérieur d’une maison. Un cri retentit ;
- Mon dieu !
J’ai vu la chevelure blonde de Vera, Matt se penchait vers moi ;
- Ca va ?
Ils me retirèrent mes vêtements et m’enroulèrent dans une couverture près du feu. Vera me fit boire du café brûlant. Travis fit bouillir de l’eau, y ajouta du sel et m’y plongea les pieds. Matt aida James à retirer sa veste, et fit de même ;
- Attention, tu risques de me casser quelque chose tellement je suis gelé ! Je reprenais peu à peu mes esprits, j’étais en sécurité chez Vera.
- Ca va ? demanda Travis. Je fis signe que oui.
James s’était enroulé dans une couverture, mais il semblait aller bien. Vera lui demanda ;
- Où étais-tu passée ?
- Ici et là !
- Tu nous as manqué.
Vera m’a couchée dans son lit et j’ai dormi des heures durant.

Ce ne fut que lorsque je me réveillais que je me rendis compte que James m’avait sauvé la vie. C’était la deuxième fois. Je me suis levée, et je suis retournée dans la grande salle. Le vent soufflait encore. Devant la cheminée, j’ai vu James qui contemplait les flammes. Il tourna la tête vers moi.
- Merci Jimmy.
- De rien.
- J’ai eu si peur.
Il me sourit, prit ma main et la serra ;
- Je sais.


30 janvier 1861

Ma maison est détruite. Il faut la reconstruire complètement. J’en ai le cœur serré. Je me suis retrouvée sans toit au-dessus de ma tête. Vera m’a offert son hospitalité, mais j’habite chez Art et Cathy. J’ai retrouvé la "chambre bleue". J’aurais aimé demeurer auprès de mes amis mais Art me fit remarquer que le ranch était assez éloigné de l’école et qu’il serait pénible de faire le trajet plusieurs fois par jour. Je dus reconnaître qu’il avait raison. Je n’ai pourtant pas été la seule touchée par la tempête. Paul et Ellie, les nouveaux arrivants ont vu leur domaine anéanti. J’ai encore une fois été surprise par la solidarité des habitants ; ils ont immédiatement été hébergés par des voisins. Tout le monde s’y met pour remédier aux dégâts de la tempête. Je vois très souvent James. Il vient régulièrement s’approvisionner pour Vera ou d’autres fermiers à qui il vient en aide. J’ai retrouvé le James que j’aime, celui qui venait chez moi en pleine nuit. Il a dû oublier sa colère. Lorsque je lui ai demandé où il était parti si longtemps, il m’a répondu ;
- Est-ce si important ?
Non. Le principal est qu’il ne m’en veuille plus. Nous nous échangeons des regards, des sourires qui n’ont pas échappé à l’observation aiguë de Cathy. Elle me dit clairement qu’elle désapprouvait les sentiments que je pouvais avoir pour lui, que je devais renoncer à lui. Il me rendrait malheureuse ! J’eus envie de lui dire de se mêler de ce qui la regardait, mais ses arguments se tenaient. James est un aventurier qui va de ville en ville, semant les ennuis sur sa route. Il ne fait que fuir. Bon nombre d’hommes comme lui ont abandonné femmes et enfants pour poursuivre leur chemin. Elle m’expliqua que sa vie n’était pas compatible avec celle d’une institutrice de Chicago ; il ne voulait pas m’impliquer dans les difficultés de son existence ; c’était voué à l’échec ! Voyant que j’allais me mettre à pleurer, elle me prit dans ses bras ! Jusque là, elle avait eu raison. Il m’a rendu malheureuse…

Ce jour-là, Vence m’attendait à la sortie de l’école. Il était emmitouflé dans une lourde pèlerine, il toussait. Il avait le regard un peu fatigué. Depuis sa maladie, il était fragile. Je m’approchais de lui, inquiète ;
- Vous allez bien ?
- Oui.
Il me regarda durement, et me demanda ;
- Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ? Je ne comprends pas !
Il attendit que les enfants se furent éloignés et me prit par le bras, il m’emmena vers la place du village ;
- C’est moi qui ne comprend pas, Laurie ! Il y a peu de temps, vous disiez que votre vie n’appartenait qu’à vous ! Vous avez menti !
- Qu’est-ce que vous racontez Vence ? Je ne comprenais pas ce qu’il me voulait.
- Ne faites pas l’innocente, Laurie. Je vois comment vous regardez James ! Je compris où il voulait en venir. Il était jaloux. Mais qu’il se permette de me donner son avis me mettait hors de moi.
- En quoi cela vous regarde ?
- Cela me regarde parce que vous m’avez rejeté. Vous m’avez dit qu’il était trop tôt pour que j’entre dans votre vie, et vous y faites entrer James ! Et par la grande porte, en plus !
Je le giflais ;
- Je vous interdis. Qu’on se mette d’accord, plus jamais vous ne me parlerez de cette façon ! Je fais ce que je veux ! De quel droit osez-vous me tenir de tels propos ?
Il me prit par les épaules et me dit d’une voix douloureuse ;
- Mais parce que je vous aime, ne le voyez-vous pas ?
- Vence ! protestai-je. Je ne savais comment réagir à sa déclaration. Il continua ;
- Je ne supporte pas de vous savoir avec un autre !
Il n’était pas en colère, juste malheureux.
- Vence, vous ne savez rien sur James et moi. Il n’y a rien entre nous. Mais faites-vous à l’idée que je ne vous aime pas. Je ne vous ai rien promis.
- Il va vous rendre malheureuse.
- Vous êtes ignoble !
Je me suis enfuie furieuse.


2 février 1861

De mémoire d’homme d’Amnistia, cela ne s’était jamais vu. Deux jours durant, le saloon est resté fermé. Vence demeurait porte close. Les habitués eurent beau tambouriner, il n’ouvrit pas. Le docteur fut appelé, peut-être Vence était-il souffrant ? Même le révérend essaya de le convaincre d’ouvrir sa porte. Matt et Art voulurent enfoncer la porte, mais Cathy les en empêcha. Si cet endroit restait clos, c’était la volonté du seigneur. Je m’inquiétais. J’étais la dernière à lui avoir parlé. Peut-être était-ce de ma faute ? Je me risquais à aller lui parler. Je frappais à la lourde porte en bois.
- Vence, ouvrez !
- …
- Vence, c’est Laurie ! Je veux vous parler… s’il vous plaît !
Tout le village s’était rassemblé et retenait son haleine.
- Vence ! suppliai-je.
Alors, comme par miracle, la porte s’ouvrit sous les acclamations des villageois. J’entrais. Tout était sombre. Dans la pénombre, je vis Vence accoudé au bar, en chemise, sans cravate, lui pourtant si distingué. Ses cheveux toujours disciplinés se rebellaient en mèches folles. Vence négligé, je n’aurais jamais cru cela possible. Cela faisait sortir une fragilité que je n’aurais jamais décelé en lui, lui si franc, si sûr de lui, si exaspérant.
- Vence ?
Il tourna la tête vers moi et ses yeux émergeant de ses mèches rebelles se posèrent sur moi. Il avait bu. Beaucoup même.
- Vous avez bu ! m’exclamai-je.
Il haussa les épaules avant d’être secoué par une quinte de toux.
- Ca va ?
- Qu’est-ce que cela peut vous faire ? maugréa-t-il.
- Tout le monde s’inquiète. On croyait qu’il vous était arrivé quelque chose !
- Non. Même pas ! dit-il en riant amèrement. Je me suis seulement saoulé. Vous êtes déçue ?
- Oui, Vence. Vous avez le don de me mettre hors de moi. Je suis déçue de vous voir ivre mort. Je vous croyais plus intelligent !
- Personne n’est parfait !
- J’étais venue dans l’intention de discuter de ce que vous m’avez dit il y a deux jours, mais je crois que vous n’êtes pas en état de tenir une conversation sérieuse !
- Qu’est-ce que vous voulez dire de plus ?
Son ton était presque normal. Je me calmais ;
- Je voulais m’excuser. J’ai mal réagi. Vous m’avez prise au dépourvu, je n’ai su que faire.
Son regard devint sérieux, il demanda brutalement ;
- Et ça change quoi ?
Rien. Il avait raison, cela ne changeait rien. Je ne l’aimais pas, c’est tout. Il me lança ;
- Merci Sainte Laurie, de vouloir faire une bonne action, mais vos excuses ne changeront pas le mépris que je vous inspire.
- Je ne vous méprise pas. Au contraire, je compte sur votre amitié. Seulement, nos sentiments l’un pour l’autre sont différents. Je suis flattée des sentiments que vous avez pour moi, mais acceptez que je ne les partage pas.
- J’accepte, Laurie, j’accepte. Ca prend du temps, c’est tout. Je lui tendis la main ;
- On fait la paix.
Il prit ma main.
- J’en suis heureuse, Vence. Maintenant, vous allez me faire plaisir de rouvrir avant de créer une émeute, et de vous soigner aussi. Malade, vous êtes un adversaire peu redoutable !
Enfin, je le vis sourire.
Et le saloon rouvrit.


25 février 1861

La journée était belle. Le froid vif, mais le ciel bleu. Ah ! ces merveilleux cieux du Missouri. La journée vit arriver un nouveau venu. Un cavalier armé jusqu’aux dents, qui se prénommait Garon. L’homme semblait peu fréquentable. Alors que je lisais dans la boutique d’Art, il entra et demanda des munitions, beaucoup de munitions.
- Vous allez à la chasse ? demanda Art.
- C’est ça, répondit l’homme. Dites-moi, où pourrais-je trouver James Morgan ?
Je levais la tête. L’homme n’était pas engageant. Il cherchait Jimmy. J’eus un mauvais pressentiment. Art et moi, nous sommes échangés un regard. Art demanda ;
- Qu’est-ce que vous lui voulez ?
- C’est une vieille connaissance.
Ce fut l’instant que choisit James pour entrer dans la boutique ; il s’arrêta net en voyant l’homme. L’étranger se retourna et sourit ;
- Tiens, Morgan. Enfin, je te retrouve ! Tu peux te vanter de m’avoir fait courir !
- Qu’est-ce que tu veux, Garon ?
Le visage de James avait un masque grave. Je ne le reconnaissais plus. Il semblait insensible, impassible, cruel. L’homme lui dit ;
- Je veux te descendre tout simplement. Comme tu as descendu mon père ! Prépare-toi à rejoindre l’enfer !
Je poussais un cri. Un duel ! Cet homme voulait tuer James ! Non ! Art s’y opposa ;
- Il est hors de question que vous vous entretuiez ici ! C’est une ville tranquille ! James, tu m’as entendu ?
- Oui, répondit-il. Je ne veux pas me battre, moi !
L’homme lança ;
- Tu n’as pas le choix. Je te donne rendez-vous ce soir, à la rivière ! Tu as intérêt à y être, parce que je ne te raterai pas !
L’homme prit ses munitions, et quitta la boutique en bousculant James qui ne répondit pas. A peine fut-il sorti, que je criai ;
- Jimmy, tu ne vas pas faire ce duel ?
Il regarda vers moi. Il semblait ne pas m’avoir vue jusque là ;
- Tiens ! Bonjour Laurie ! Art, est-ce que je pourrais avoir une petite boîte de clous ?
Art la lui donna, mais lui lança ;
- Tu ne peux pas faire comme si ne rien n’était. Cet homme vient de te défier ! Il veut te tuer, et toi, tu me demandes des clous !
- Oui. J’ai une clôture à réparer. Son explication lui semblait évidente. Je m’approchais d’eux ;
- Il faut aller chercher le marshall de Red City.
- Pourquoi ? demanda James.
- Il va te tuer !
James se mit à rire ;
- Qu’il essaie !
Art s’énerva ;
- Mon grand, tu es un bon gars ! Ne fais pas de bêtise ! Jouer à la fine gâchette se termine toujours mal ! Arrêtons ce type tant qu’il en est temps ! Je ne veux pas qu’Amnistia se transforme en lieu maudit où tous les hors-la-loi viendront se défier ! Ne fais pas ce duel !
- Donnez-moi aussi de la corde ! fut la réponse de James.
- James !
- Bonne journée ! et il quitta la boutique.
Je connaissais James. Il allait faire ce duel ! Et il se ferait tuer ! Il se battrait parce qu’il voulait prouver qu’il était le plus fort, qu’il était invincible ! Je comprenais pourquoi ses armes ne le quittaient pas. Il savait qu’un jour il en aurait eu besoin. La visite de cet homme, il devait s’y attendre. L’homme avait dit qu’il avait tué son père. James était-il un criminel ? Je devais savoir. Art venait de fermer sa boutique, il mettait sa veste et son écharpe. Il me glissa rapidement ;
- Je vais à Red City. Dites à Cathy que je serai de retour ce soir !
Art allait chercher le marshall. Il avait peur, lui aussi. Tous deux, nous savions de quoi était capable une tête brûlée telle que James. J’étais folle d’inquiétude. Il fallait les arrêter.

Cet après-midi là, j’ai expédié ma classe. Il fallait que je retrouve James avant qu’il ne commette l’irréparable. Je l’ai cherché dans toutes les environs, finalement je le trouvais près de l’étang où se jetaient les trois rivières. Il s’entraînait à tirer sur des bouteilles.
- Jimmy ?
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Jimmy, n’y va pas ! S’il te plaît !
- Je n’ai pas le choix, Laurie. Si je n’y vais pas aujourd’hui, il me retrouvera demain, ou un autre jour. Autant en finir tout de suite !
- Non. Attends que le marshall arrive. Ce type va être arrêté, et pas un coup de feu ne sera échangé !
Il me sourit ;
- Tu es naïve.
- Je ne veux pas qu’il te tue ! criai-je, désespérée. Il m’attira à lui ;
- Il ne m’arrivera rien.
- Mais si toi, tu le tues, tu auras son meurtre sur la conscience !
Grave, il m’avoua ;
- Ce ne sera pas la première fois !
- Mais pourquoi ? je le suppliai de m’expliquer.
- Tu veux vraiment savoir ?
Nous nous sommes assis tous deux sur la berge. Il repoussa son chapeau et raconta ;
- J’étais garçon de ferme chez Garon ! J’ai été placé là-bas à mes dix ans par l’orphelinat. J’y suis resté quatre ans. Durant quatre années, Garon m’a battu, humilié, privé de tout. C’était un ivrogne violent. Ces cicatrices que j’ai sur le dos, ce sont les coups de fouet qu’il me donnait. J’étais son bouc émissaire. J’ai supporté ça quatre ans, et un jour, je ne l’ai plus supporté. Il avait bu, il voulait me battre, mais j’étais plus fort. Il était enragé. Il allait me tuer. C’était lui ou moi. J’ai pris une fourche et je lui ai plantée dans la gorge. Il est mort sur le coup. J’ai pris un cheval et j’ai fui. L’homme que tu as vu est le fils de Garon.
Cela avait été dur, mais il m’avait confié son secret. Je comprenais mieux ses airs graves. James avait été malheureux toute sa vie, il avait dû fuir. Il me raconta les années qui suivirent, les provocations auxquelles il devait répondre, les défis qu’on lui lançait. Il n’avait jamais voulu tuer, mais il n’avait pas le choix. Il s’était laissé entraîner dans un tourbillon qui le dépassait. Il n’avait jamais rien voulu de tout cela, de cette réputation qu’il s’était faite, de ces bruits qui couraient sur lui, de ce passé qui le rattrapait ! Et Garon ne serait sûrement pas le seul à le poursuivre ! Il se préparait à rejoindre Garon, mais je le retins ;
- Jimmy, ne fais pas ça !
- Je le dois.
- Pour une fois, écoute-moi. Attends que le marshall soit là ! N’y va pas ! Pour moi.
Il me regarda, passa sa main sur mon visage et m’embrassa ;
- Pourquoi a-t-il fallu que je croise ton chemin ?
- C’est le destin.
Il m’attira à lui et m’embrassa encore. Nous avons passé les heures suivantes tous les deux sur la berge, profitant du coucher de soleil. J’étais heureuse. Il m’avait écouté, et il m’avait embrassé. Je l’aimais. Moi, j’aimais un cow-boy ténébreux, qui avait tué. Nous étions près du ranch, la nuit était tombée, je crus distinguer des cris ! James aussi, car il se leva promptement. Une étrange lueur éclairait le ciel au-dessus du ranch. J’eus un mauvais pressentiment. James m’attrapa par la main, et nous reprîmes le chemin du ranch. Quelle vision d’horreur ! La maison de bois blanc brûlait ! Matt et Travis s’activaient à jeter des seaux d’eau sur le foyer. Sans réfléchir, je fis de même. James attrapa Travis ;
- Vera ! Où est Vera !
Le regard de Travis fut terrifiant. Mon amie était encore à l’intérieur. J’ai hurlé ;
- Vera !!!
James courut jusqu’à la maison qui flambait, et qui commençait à s’effondrer ;
- Vera ! Vera ! cria-t-il.
Il voulut entrer au coeur des flammes, mais Travis le retint ;
- Cela ne sert à rien, Jimmy ! C’est trop tard !
Il se dégagea de l’étreinte, et entra dans le brasier ;
- Vera !
Travis alla le chercher. Ils ressortirent en toussant, étouffés par la fumée. Travis tenait James fermement ;
- C’est trop tard, Jimmy !
Matt avait abandonné la lutte. Prostré sur le sol, il regardait les flammes réduire en poussière sa maison. Je lâchais le seau d’eau ;
- Non ! Vera !
James se débattait. Travis lui assena un coup de poing en plein visage, qui le propulsa au sol.
- C’est fini, Jimmy !
Nous étions là, tous les trois, à regarder le feu consumer la maison où se trouvait notre amie. Vera n’était plus.


26 février 1861

Travis m’a amenée chez Art. Il a expliqué brièvement ce qu’il s’était passé. Je n’entendais plus les mots, plus rien. Cathy m’a prise dans ses bras, et j’ai pleuré tout mon saoul ! Elle m’a écoutée, faute de pouvoir me consoler. Vera était mon amie, je venais de la perdre. On n’avait rien pu faire pour la sauver. Cathy fut très patiente. Même Emily. Art tournait en rond. Il était rentré depuis peu avec le marshall, mais il avait l’impression d’être arrivé trop tard. Il n’aimait pas me voir ainsi. Si on avait été là, on aurait pu la sauver ; et si nous étions arrivés avant, et si… et si… Cathy me rassurait. Matt n’avait pas voulu quitter le ranch, il y passerait la nuit. Il était décomposé. Il venait de perdre Vera, il ne voulait pas s’en éloigner plus. Travis resta avec lui. Il ne voulait pas que son ami soit seul. Dieu seul sait ce qu’il pouvait faire comme folie ! James avait bondi sur son cheval et avait disparu. C’était sur son épaule que j’aurais voulu pleurer Vera.
Alors que je commençais à somnoler, Emily est venue dans ma chambre.
- Laurie, moi aussi, je l’aimais beaucoup !
- Tu veux dormir ici ? lui proposai-je.
Elle fit signe que oui. J’avais besoin d’une présence, je lui fis de la place et elle se glissa entre les draps. Emily, ma petite sœur, voulait me consoler à sa façon. Nous avons discuter une bonne partie de la nuit, et grâce à elle, j’avais le coeur un peu moins lourd.
Au milieu de la nuit, je fus éveillée par des coups de feu dans la rue ;
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Emily effrayée.
Nous entendîmes des cris dans la rue ;
- Laurie ! Laurie !
J’allais à la fenêtre ; James était dans la rue, il tirait en l’air, criait. Il était fou. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il allait ameuter tout le village. Je dévalais les escaliers, Cathy m’arrêta ;
- Faites le taire ou il va avoir des problèmes !
Je sortis. James était fou de rage. Cela aurait pu me faire peur, mais je comprenais sa douleur ;
- Jimmy, tais-toi !
- Laurie, je l’ai fait !
Qu’avait-il donc fait ? Je m’approchais de lui et je vis que sa chemise était tâchée de sang ;
- Jimmy, tu es blessé ?
- Je l’ai tué ! J’ai tué Garon !
Il commença à crier à la cantonade ;
- Je l’ai tué !
- Jimmy, je t’en prie, tu vas ameuter tout le monde !
Les lumières s’allumaient un peu partout. Sallington sortit de chez lui, d’autres encore… James criait ;
- Je suis un assassin ! J’ai tué !
- Jimmy, je t’en prie, calme-toi !
- Vera est vengée ! Je l’ai tué ! Laurie, je suis un assassin ! Arrêtez-moi ! Tuez-moi !
Il tira quelques coups de feu en l’air. Il avait ameuté tout le village. Le marshall de Red City fut alerté aussi. Un seul regard lui suffit pour comprendre la situation. Il vit les habitants effrayés le visage ensommeillés, moi en chemise de nuit qui m’approchait de James, la chemise tâchée de sang et l’arme au poing. Il tira son arme et visa James ;
- Lâchez votre arme !
James mit quelques instants à se rendre compte de la présence du marshall. Quand il le vit, il sourit. Le marshall ne plaisantait pas ;
- Lâchez votre arme ou je tire !
Je savais que James n’abandonnerait jamais son colt, son entité. Peut-être qu’à moi il le donnerait. J’étais prête à tout tenter pour que James reste en vie. Le marshall n’hésiterait pas à tirer. Il ne savait pas, lui. Je me suis approchée. Je tendis la main vers celle de James ;
- Ecartez-vous, mademoiselle ! Ne restez pas là !
J’ai touché le bras de James ;
- Donnes-moi ton arme, Jimmy. S’il te plaît.
Il me regarda dans les yeux, et murmura;
- Je l’ai tué.
Il me laissa lui prendre son colt. Le marshall le mena en prison. Le spectacle terminé, les habitants se dispersèrent et rentrèrent chez eux. Avais-je eu raison ? Peut-être aurais-je dû laisser James tuer le marshall ? C’était moi qui l’avait emmené en prison ! Comment savoir ?


27 février 1861

Il y a eu une cérémonie pour Vera. Tout le village s’était rassemblé près du cimetière. Le ciel gris et la neige fondante rendait cette journée encore plus triste. Tout le monde la regretterait. Le docteur avait perdu une âme généreuse, Cathy regrettait de l’avoir connu si tard,… Tout le monde se souviendrait de ses éclats de rire, de sa vivacité, de sa gentillesse. Et moi… je n’avais plus d’amie. Celle qui m’a donnée si spontanément son amitié a disparu, celle qui me lançait des boules de neige, qui montait à cheval comme personne, celle à qui je confiais tous mes secrets. Instinctivement, c’était son visage que je cherchais dans la foule frigorifiée. Elle seule aurait pu m’aider. Emily me tenait la main. Elle la serra. Travis s’était isolé à quelques distances. Encore une épreuve qu’il voulait surmonter seul ! Il baissait la tête. Il semblait être le seul à garder les pieds sur terre, mais je sais qu’il la pleure. Matt n’était pas venu. J’ai essayé de le convaincre de venir rendre un dernier hommage à celle qu’il aimait tant, mais il avait refusé. Il préférait rester cloîtré dans sa solitude. Il demeurait non loin du ranch, il n’arrivait pas à s’en éloigner. Il voulait être près d’elle. Matt était anéanti. Lui, si optimiste, était inconsolable.
Moi, j’étais déchirée. Tout était de ma faute. J’avais empêché James de combattre Garon, et celui-ci s’était vengé de l’affront en mettant le feu au ranch. Je suis responsable. Un affreux sentiment de culpabilité me tenaille. Art avait tenté toute la nuit de me persuader du contraire, mais rien n’y fit. Je me sentais mal. Et James s’en mêlait ! Il avait été frappé de folie cette nuit, et voilà qu’il était en prison ! Par ma faute ! James avait tué Garon ! On avait retrouvé le cadavre près des trois rivières. James s’était acharné ; le corps avait été transpercé par quatorze balles. Il y a peu de temps, tant de violence m’aurait effrayée, mais je comprenais sa détresse. Il se sentait aussi responsable que moi. Son passé l’avait rattrapé et à cause de lui, Vera était morte. La seule qui lui ait fait confiance ! James était fou, déchiré, il ne comprenait plus rien. Comme moi. Mais lui, il est allé au bout de ses actes, qu’elles qu’en soient les conséquences. Je ne crois pas que tuer Garon l’ait soulagé, mais il devait croire que les choses étaient plus justes ainsi. Je n’étais pas d’accord. Cela l’avait conduit en prison, où il attendait le juge qui le condamnerait.
Une fois, la cérémonie terminée, tout le monde devait se retrouver chez Art. Je n’avais pas le courage d’affronter leur sourires tristes et leurs condoléances. Je devais voir James. Jusqu’à ce jour, j’ignorais qu’il y avait une prison à Amnistia. Elle avait d’ailleurs été oubliée de longues années durant. Amnistia n’en avait pas utilité. Le marshall avait dû la nettoyer et débarrasser les toiles d’araignée que le temps avait laissé. Elle était à la sortie de la ville à côté du silo à grains et de la citerne d’eau. J’étais passée devant des centaines de fois. Je m’y dirigeais quand on m’appela ;
- Laurie !
Vence me rattrapa ;
- Vous tenez le coup, Laurie ?
- Il faut bien.
- Je suis désolé. Je voulais vous dire… si jamais vous avez besoin de moi pour parler, ou autre chose, je suis là !
- Merci Vence.
Il désigna la prison du menton ;
- Vous allez le voir ?
- Oui.
- Laurie, faites attention. Il va vous rendre malheureuse.
Sa remarque me mit hors de moi. Elle n’était pas très appropriée ;
- Vence, je ne suis pas d’humeur. Gardez vos réflexions pour vous !
- Comme vous voulez. Mais n’oubliez pas que je suis de votre côté !
Je l’ai laissé sur place et je suis entrée dans la prison. Le marshall s’était levé à mon entrée, James derrière les barreaux avait à peine levé les yeux ;
- Marshall, est-ce que je peux lui parler ?
Il fit un signe de tête, et sortit. Je m’approchais de la cellule. James s’était levé et avait mis ses mains sur les barreaux de fer. Je posais mes mains sur les siennes.
- Jimmy, pourquoi ?
- Il a tué Vera. Il avait pas le droit.
- J’ai peur pour toi, lui avouai-je. Il me sourit ;
- Il ne faut pas. Cela devait se terminer ainsi de toutes façons.
Nous sommes restés silencieux quelques instants, à nous regarder. Son regard noir se mit à fuir le mien. Je sentis le besoin de lui faire un aveu ;
- James, tu sais que je t’aime !
Il retira ses mains des miennes ;
- Il ne faut pas. Tu te fais du mal !
Je ne voulais pas le croire. Il me parla durement ;
- Je vais mourir, Laurie. Je vais être pendu !
Je ne voulais pas entendre cela. Non !
- Non ! Je ne veux pas. Je ferai tout pour te sauver !
Il était dur, froid, comme ce cow-boy que j’avais rencontré à Red City ;
- Je ne te demande rien. Je ne veux rien. Laisse-moi mourir en paix ! Va t’en ! Pars !
Il me renvoyait. Il ne voulait plus me voir. J’en aurais pleuré. Je sortis de la prison en courant. Où me réfugier ? Par réflexe, j’aurais été au ranch. L’absence de Vera me prit de plein fouet ! Plus jamais, je n’irais au ranch pour me faire consoler ! Cathy et Art étaient en pleine réunion funéraire. J’étais seule. Personne vers qui me retourner. Matt avait assez de sa douleur à supporter ! Je vis devant moi le saloon. Je venais d’être infecte avec Vence, mais il était le seul qui me soutiendrait ! Je suis entrée dans ce lieu qui me répugnait. Vence, seul à son bar, buvait. Il fut surpris de me voir ;
- Laurie ?
Et alors, je fus incapable de me retenir. Je tentais depuis plusieurs minutes, mais tout déborda, j’éclatais en sanglots. Il se précipita vers moi, je me suis écroulée dans ses bras. Tout le flot de ma tristesse s’évacuait ; Vera, James,… C’était trop lourd ! Vence me murmurait ;
- Là, doucement, doucement !
Je tentais de parler, mais les sanglots m’étranglaient. Il me souleva dans ses bras et me fit asseoir sur une chaise, il me donna un verre ;
- Buvez, ça vous fera du bien !
C’était du whisky. Cela me réchauffa. Il avait raison, cela me fit du bien. J’aurais pu tout boire, mais il me retira le verre des mains ;
- Ca suffit. Je vais vous faire du café.
Le temps qu’il fasse le breuvage brûlant, mes larmes ne cessèrent de couler. Longtemps après, je pus parler. Je lui expliquais ma détresse, mon découragement. J’étais venue à Amnistia pour vivre une existence plus intéressante, pour voir du paysage, je ne m’attendais pas à cela. Je ne m’attendais pas à souffrir autant, à perdre une amie, à tomber amoureuse d’un assassin ! La vie était trop dure ! C’était pas juste. Je n’avais plus rien à moi ! Plus rien qui me retenait ! James me rejetait une fois encore, et on allait le pendre ! L’Ouest était cruel ! Vence me laissa livrer mon cœur. Il m’avait pris dans ses bras, et me caressait les cheveux ; quand j’eus terminé, il me sourit ;
- Allons, Laurie ! Il ne faut pas se décourager ! La mort de Vera est une tragédie, mais il ne faut vous arrêter de vivre ! Vous avez votre place ici ! Il ne faut pas abandonner ! La vie est dure, ce n’est pas nouveau, mais si on doit céder à chaque difficulté, on ne s’en sortira jamais ! Vous avez déjà fait un tel chemin parmi nous, vous ne pouvez pas reculer ! Et puis, dites-vous une chose, la vie est dure à l’Ouest, mais ailleurs aussi ! Il avait raison. Une larme coulait encore sur ma joue, il l’essuya du bout du doigt.


28 février 1861

Matt nous cause beaucoup de soucis. Il ne veut toujours pas quitter les cendres du ranch et refuse qu’on vienne déblayer le terrain. Il a reçu avec une carabine ceux qui s’y sont risqués. Le révérend a tenté de le raisonner mais il s’est heurté à un mur. Seul Travis réussit à lui parler. Matt rejette toute la responsabilité du drame sur James. S’il avait accepté le duel, Vera serait encore là ! Il ne voyait pas plus loin. James était devenu son ennemi, alors qu’il soit pendu ! Comment le blâmer ? Je crois que lorsque Matt aura fait son deuil de Vera, il partira. Il reprendra sa vie de vagabond. Il n’a plus aucune raison de rester à Amnistia. Je sens qu’il va beaucoup me manquer !

Une bonne nouvelle vient d’arriver ! Enfin, si on peut parler de bonne nouvelle dans ce chaos qui a assailli nos vies. Le juge aura du retard. Il n’arrivera pas ici avant quelques temps. James se voit accorder un sursis supplémentaire, mais il semble être le seul à ne pas s’en réjouir. Tant pis, cela me laisse le temps de mettre mon projet à exécution. J’ai décidé de retourner à Chicago, et d’essayer de convaincre Davis ou mon père de venir le défendre. J’ai longtemps douté. Je sais que je vais me heurter à un refus, mais comme m’a fait remarqué Art, si je ne demande pas, je ne saurais jamais. Il y a une infime possibilité pour que cela marche ! Je n’ai plus rien à perdre !… Mais j’ai peur. Comment vont-ils me recevoir, m’ont-ils reniée ? Que va dire mon père ? Défendre un cow-boy criminel ! Quel scandale ! Mais je suis prête à tout. Je ne veux pas abandonner Jimmy… J’ai déjà perdu Vera ! Je ne lui ai pas parlé de mon projet, je ne crois pas qu’il le verrait d’un bon oeil… Je pars demain.


Partie 7 et fin

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil