Les trois rivières


28 août 1860

Il m’a fallu une bonne semaine pour reprendre une vie normale. Cathy m’a bien fait remarquer qu’elle n’était pas d’accord avec mon escapade. Déjà elle n’appréciait pas du tout que je sois si liée avec Vera, mais qu’en plus, je parte avec eux risquer ma vie, cela dépassait son entendement. Art, au contraire, clamait gaiement que j’étais une grande aventurière, mais Cathy maintenait que j’étais un mauvais exemple pour les jeunes filles de la ville. Je ne sais pourquoi Cathy voit le mal partout. Heureusement qu’Emily a hérité du caractère heureux de son père, sinon elle aurait eu une existence bien morne.

J’ai repris l’école. Mais entre les moissons et la sécheresse, mon effectif s’est considérablement réduit. Mais une de mes victoires est de compter Shane parmi mes élèves. Suite à mon aventure, je commence à me sentir vraiment chez moi à Amnistia. Je me dis même qu’il me faudrait déménager. Non pas que je me déplaise chez Art et Cathy, au contraire, ils sont ma « famille de l’Ouest », mais j’aimerais avoir un endroit à moi. Juste pour me dire que je ne suis pas de passage. Avoir une maison à moi et être indépendante. J’ai soif de liberté et d’indépendance.


1er septembre 1860

Avec le mois de septembre, sont arrivées la fin des moissons, le désespoir des fermiers devant le prix qu’on leur offrait de leur récolte et la sécheresse, ennemie coriace. Vera a vu plusieurs de ses bêtes périr, impuissante. Le verger où nous avions fait la fête il y a peu de temps a triste mine. Des arbres secs, un sol poussiéreux… la petite ville a bien chaud. Heureusement, les récoltes sont terminées. N’est-ce pas dur à croire, que moi, la citadine, je parle de récoltes et de la terre ?
Art fait des affaires ; la fin des moissons est toujours bénéfique pour son commerce. Vence aussi. Je me demande même si Vence ne prie pas en cachette pour que la chaleur dure longtemps encore ! Son saloon ne désemplit pas. Même le révérend Marsch a vu son église envahie. Pour remercier des récoltes, pour demander de la pluie,… le pauvre homme ne sait plus où donner de la tête. Il n’ a même plus le temps de jouer aux cartes avec le docteur Barnes. Ce dernier est d’ailleurs très occupé à soigner le bétail des environs. La canicule vient à peine de commencer, et voilà que les fermiers s’inquiètent déjà de la rigueur de l’hiver.
Et moi, moi, les moissons finies, les bancs de ma classe se sont remplis. Mes élèves sont revenus pleins de bonne volonté. Jason a enfermé Emily aux toilettes, la petite Sara est revenue toute dorée par les rayons du soleil. J’entends le bruit des plumes qui crissent, des feuilles qu’on agite en éventail et les ronflements de Samuel.


12 septembre 1860

J’ai déménagé. J’ai quitté le doux foyer de Art et Cathy, pour ma propre maison. Ce fut Vence qui me la trouva. Après m’avoir préposé d’habiter chez lui, au-dessus du saloon, il m’a trouvé cette maison près du bois et toute proche de la rivière. C’était une cabane de bois, presqu’un abri de chasse et il y a beaucoup de réparations à faire, mais Matt et Vence ont promis de m’aider. Ce dernier m’a donné des chaises, et Vera une quantité de meubles trouvés dans son grenier. Eleonor et Emma furent très généreuse en draps, rideaux, couvertures,… je ne sais si un jour, je pourrai leur rendre leur largesse. Il m’a fallu à peine une semaine pour m’installer. Cela me donne un immense sentiment de satisfaction. Je suis une habitante à part entière.
A vivre seule, j’ai appris les dures réalités de la vie pionnière ; j’ai fait la cuisine pour la première fois de ma vie, et j’aurais du déménager si Vera n’était pas arrivée à temps. Elle m’a expliqué l’art de faire le pain, comment conserver le jambon, comment faire le ménage… Douce Vera. Toujours là quand il faut. Elle m’a fait présent d’un cheval ; une jeune jument que j’ai baptisé Sally avec qui je me rends tous les jours à l’école.
J’ai invité Matt, Travis, James et Vera à venir déjeuner chez moi. James n’est pas venu, sans une explication. Le repas était raté ; le poulet n’était pas assez cuit, les pommes de terre brûlées et la pain immangeable. Travis m’a pourtant complimenté ;
- Délicieux !
Matt et Vera ont alors éclaté de rire. Je n’ai pu qu’en prendre mon parti et rire aussi. Il va falloir que je fasse des progrès en cuisine ! Nous avons passé l’après-midi dans les bois à la recherche de mûres sauvages. Je suis heureuse. Je peux enfin le dire, je suis heureuse.

Cette nuit, alors que je commençais à m’endormir, on a frappé à ma porte. J’ai sursauté. Il était tard. Il devait se passer quelque chose. Je me suis précipitée pour ouvrir ; James se tenait sur le seuil, sombre comme à son habitude ;
- James, que se passe-t-il ? Vera ?…
- Tout va bien !… me coupa-t-il. Je sais qu’il est tard, mais je voulais vous faire un présent !
Et il me mit dans les bras une boule de poil ; un chiot !
- Oh ! Qu’il est mignon !
- Il vous tiendra compagnie maintenant que vous êtes seule. Il montera la garde !
- James ! C’est vraiment très gentil ! Je ne sais comment vous remercier ! Et comme à son habitude, il allait tourner les talons.
- Ne partez pas ! Vous allez bien entrer prendre une tasse de café !
Il a hésité, puis est entré en hochant la tête en déposant ses armes et son chapeau à l’entrée. Il a promené son regard autour de lui, et n’a dû voir que mes murs nus, mon toit abîmé, mon feu éteint. Il n’a rien dit. Il s’est assis et a pris la tasse que je lui tendais. Je lui demandai ;
- Pourquoi n’êtes-vous pas venu ce midi ?
- Vous auriez voulu ? demanda-t-il presque surpris de ma question.
- Bien sûr.
- Pardonnez-moi. J’avais des choses à faire.
Je n’ai pas insisté. Comme disait Vera, il ne fallait pas le forcer à parler, s’il n’en avait pas envie. Nous avons bu notre café en silence. Puis, il demanda ;
- Vous vous en sortez avec vos élèves ?
- Euh… oui… répondis-je, surprise de sa question.
- Si Shane vous ennuie, faites le moi savoir. J’ai quelques comptes à régler avec lui…
- Shane est jeune et un peu indiscipliné. C’est normal. Vous aussi, à son âge, vous deviez tourmenter vos professeurs !
- Non, je n’ai jamais été à l’école.
Je n’en revenais pas ;
- Mais ce n’est pas possible ! Tout le monde doit aller à l’école !
Il était redevenu grave ;
- Il faut croire que je ne suis pas tout le monde. A l’âge de Shane, j’étais sur les chemins depuis longtemps…
Je n’ai su que dire. Nous n’avons pas tous les mêmes chances dans la vie, je m’en rends compte. James ne m’a pas laissé le temps de trouver des paroles réconfortantes, il s’était levé prêt à partir ;
- James… tentai-je de le retenir. Son regard s’était posé sur le chiot.
- Trouvez lui un endroit à lui ! Et un nom !
Il reprit son chapeau, ses armes et quitta ma maison. Seule la tasse de café à moitié vide témoignait de sa présence. Mon chiot s’était mis à gémir.


22 septembre 1860

Une catastrophe ! C’est une vraie catastrophe ! Personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer. La sécheresse ! Tous nos soucis viennent de là. Fatale sécheresse ! Depuis plusieurs semaines, les fermiers voient partir en fumée leurs espoirs de récoltes futures. La terre n’est plus que poussière. Les bêtes de Vera souffrent et les plus faibles succombent. Nous avons eu à déplorer la mort du nourrisson de Mary Winters. Une catastrophe. Moi, je survivais. Ma rivière n’est pas encore à sec, et mon salaire me permettait de m’approvisionner à Red City. Mes élèves étaient de moins en moins attentifs, vu la chaleur et les circonstances. Mais comment leur en vouloir quand leur qualité de vie est en péril. Seul mon chien baptisé Apache semblait insouciant ; il s’est lié avec Sally et ils doivent être sûrement les seuls de la ville à s’amuser. Shane a disparu de la circulation. On le dit trop occupé à régler les dettes de son père. La ville est triste, pesante, accablée… je pensai être à l’abri de ces tracas dans ma classe, et pourtant, il y a trois jours, j’entendis le galop d’un cheval sur le chemin qui menait à ma maison ;
- Laurie ! Laurie !
Vence était là. Il me cria ;
- Laurie ! L’école brûle !
Je n’ai pas demandé de détail, je n’ai même pas pris le temps de seller Sally, j’ai sauté sur le cheval de Vence. Il l’a éperonné et nous sommes partis au triple galop vers la ville. Là-bas, un vent de panique soufflait. Les villageois s’étaient assemblés et même quelques fermiers. Je vis Art, Sallington, le docteur, le révérend Marsh armés de seaux d’eau. J’ai voulu les rejoindre, les aider, empêcher cette école qui était devenue mienne de se faire dévorer par les flammes. J’avais mal au cœur devant le spectacle de l’anéantissement de la petite bâtisse. Je devais faire quelque chose. Mais Vence me retint par le bras. Je voulus me dégager, mais il ne lâcha pas prise.
- Non, Laurie ! Cela ne sert à rien !
- Mais…
- Cela ne sert à rien, répéta-t-il.
Peu à peu, tout le monde abandonnait la lutte contre le feu et regardait mon école se consumer, se désagréger, s’effondrer… J’en aurais pleuré. C’était un peu de ma nouvelle vie qui partait en fumée. Vence avait glissé un bras autour de mes épaules ; il répéta ;
- Cela ne sert à rien.


24 septembre 1860

Nous nous sommes réunis à l’église ; nous, c’est à dire, Art, Sallington, le révérend, Eléonor et d’autres parents d’élèves. Le but était de déterminer ce que nous allions faire. Je voyais ma place bien compromise ;
- Force est de reconnaître qu’il n’y aura pas classe tant que l’école ne sera pas reconstruite !
- Combien de temps cela va t’il mettre ? M’inquiétai-je. Le docteur me répondit ;
- Il faut que tout le monde s’y mette. Et vu la sécheresse, non seulement c’est risqué mais en plus, tout le monde est occupé par la terre. On ne pourra réellement commencer les travaux que dans un mois. Si tout se passe bien, l’école sera peut-être prête pour la nouvelle année.
- Et en attendant…
Le révérend continua ;
- En attendant Laurie, vous aurez des vacances prolongées.
Eléonor réagit ;
- C’est trop long ! Les enfants doivent aller à l’école…
- Que voulez-vous qu’on fasse ? demanda le docteur impuissant.
- Trouver un endroit, lui suggérai-je.
- Nous n’avons pas de place !
Sallington prit la parole ;
- Ce n’est pas grave ! Moi, je ne suis pas allé à l’école, et je ne m’en porte pas plus mal !
J’intervins ;
- Certes, mais vous n’avez pas envie que vos enfants s’en sortent ?
Voulez-vous que, comme vous, ils s’inquiètent à chaque hiver et chaque été pour savoir s’ils vont survivre ? N’avez-vous pas envie qu’ils deviennent autre chose que des fermiers, s’ils en ont la chance ?
- Etes-vous en train de dire qu’être fermier est honteux ?
Vence me souffla à l’oreille ;
- Vous vous êtes engagée sur des sables mouvants !
Je l’ignorais et répondit à Tomason ;
- Je n’ai jamais dit une telle chose ! Mais aller à l’école est une chance, et il faut que cela devienne normal. Si vous laissez tomber maintenant, allez-vous vraiment reconstruire l’école le moment venu ? Il nous faut un autre endroit en attendant.
- Pourquoi pas l’église, demanda Eléonor.
Le révérend refusa ;
- L’église doit rester accessible à ceux qui veulent prier !
- J’ai de la place à l’arrière du saloon si vous voulez ! proposa Vence.
Je me suis retournée, choquée ;
- Au saloon ! Etes-vous fou ? Je préférerais qu’il n’y ait plus d’école du tout ! Vence, abstenez-vous si vous n’avez rien de plus intelligent à dire ! Sans m’en rendre compte, je venais de rejeter l’aide du seul qui me soutenait. Mais Vence n’est pas homme à se laisser faire. Il protesta ;
- Doucement Laurie ! Je suis de votre côté, moi !
Sallington s’exclama d’un ton chargé de sous-entendus qui me mirent mal à l’aise ;
- On se demande bien pourquoi !
Vence s’était approché de lui, menaçant. Notre réunion sur l’avenir de l’école se serait terminée dans un pugilat si le docteur ne s’était pas interposé ;
- Allons, certains propos n’ont pas leur place ici ! Surtout que notre problème n’est pas résolu ! Je pense que nous allons devoir nous passer d’école jusqu’à la nouvelle.
- Et moi… demandai-je.
Le révérend prit sur lui ;
- Désolé Laurie, mais nous ne pourrons payer les matériaux et l’institutrice…
- Vous la renvoyez ! cria brutalement Vence.
- On ne le renvoie pas… c’est en attendant…
Je ne les laissais pas plus longtemps statuer sur mon sort.
- Il n’y a pas d’en attendant… je suis venue pour enseigner, et Dieu m’en soit témoin, j’enseignerai ! Cela m’est bien égal de ne pas être payée, et si je ne peux avoir de lieu décent, tant pis, je ferai la classe dans les champs ! Mais prenez note ; demain il y aura classe !
Je suis sortie de l’église, furieuse. Vence me courut après ;
- Laurie !
Je l’ignorais. Il m’attrapa le bras.
- Lâchez-moi !
- Laurie, je suis avec vous ! Pourquoi me traiter ainsi ? Quand comprendrez-vous que je suis de votre côté, que je suis votre ami ?
- Vous n’êtes pas mon ami. Vous n’êtes pas un exemple, l’alcool est un vice. Lâchez-moi !
- Laurie, je ne vous veux pas de mal. Mettez de côté vos préjugés de petite bourgeoise…
- Comment osez-vous ?
- Laissez-moi parler, tête de mule ! Ne me sous estimez pas ! Pas avant de me connaître ! Je ne suis pas mauvais et j’aimerais que vous en preniez conscience. Pensez-vous y arriver ?
Je reconnais que je le malmenais souvent, mais c’est vrai, il m’avait rendu service.
- Excusez-moi Vence, mais vous avez un tel caractère ! Vous me mettez hors de moi !
- Et vous donc !
- Merci pour votre soutien. Mais je crois qu’il est un peu tôt pour être amis…
- Comme vous voulez Laurie. Cela dit, ma proposition d’héberger l’école tient toujours !
- Tant que le temps reste clément, les champs feront l’affaire !
Il s’était mis à sourire ;
- Je suis fier de vous. Vous n’avez pas lâché prise.
Il s’éloigna en me faisant un clin d’oeil. Je crois que je me suis fait un ami.


25 septembre 1860

Mr Bell a été très gentil. Il nous a prêté son champ pour que je puisse faire classe. Au départ, il voulait que l’on s’installe dans son pré à bétail, mais l’herbe sèche et les bouses séchées n’étaient pas très à mon goût. De plus, il n’est pas très agréable de rester plusieurs heures dans cette étendue sans arbre… par cette chaleur ! Je sais que je ne devrais pas être exigeante mais transpirer à grosses gouttes n’est pas une condition requise pour enseigner et apprendre. Le brave fermier a bien voulu nous prêter son verger et j’ai rassemblé mes élèves sous un cerisier en fleurs. Généreux Mr Bell, car je ne peux empêcher Jason de grimper dans l’arbre à la recherche de fruits.

Hier, j’ai fait un tour à la ferme Ludlow. Je m’inquiète beaucoup pour Shane. Je n’avais jamais vu une ferme dans un tel état ; dévastée, en ruine, envahie d’herbes hautes et de cadavres de poules desséchées, un chien aussi maigre que Shane errait et près du puits à sec, j’ai vu la masse sombre du corps de Will Ludlow. J’en fus saisie de frayeur. Etait-il mort, blessé ? Je me suis approchée et j’ai vu qu’une bouteille gisait près de lui ; il remua, poussa un râle ; il était vivant, ivre mais vivant. Il n’y avait aucune trace de Shane. Il y avait si longtemps qu’il n’avait donné signe de vie. J’ai fait le tour de la maison, et je l’ai vu enfin. Debout, au milieu de son champ aride, arc-bouté sur une charrue attelée à un cheval fatigué. Je suis allée vers lui. Lorsqu’il m’a vue, il a repoussé ses cheveux trempés de sueur ;
- Qu’est-ce que vous faites là ?
- Je suis venue voir si tu allais bien. Il y avait si longtemps…
- Ca va. Allez-vous-en !
Shane me repoussait avec son agressivité habituelle.
- Ton père n’a pas l’air bien en point. Il faut faire quelque chose. Il haussa les épaules ;
- Il est ivre. Il n’y a rien à faire pour lui. Il faut le laisser cuver jusqu’à la prochaine fois.
Je regardai autour de moi. Le champ était grand, sec, poussiéreux, le cheval et Shane étaient épuisés.
- Tu n’arriveras pas à le labourer tout seul !
- Il faudra bien.
Il s’était remis à travailler et hoquetait ses réponses.
- Shane, ton champ est sec, ton puits aussi, tu t’épuises pour rien !
Il s’était arrêté. Son regard était devenu dur, mauvais ;
- Si c’est pour me dire ça que vous êtes venue, foutez le camp. Je ne vous ai rien demandé, moi ! Et pour l’école, vous voyez que je suis trop occupé pour y penser !
- Shane, tu es maigre comme un clou, tu n’as plus d’eau, tu es seul, tu dépéris ! Tu ne peux pas continuer à vivre ainsi !
Il hurla, plein de rage ;
- Et alors ! Qu’est-ce que j’y peux ? Vous voulez que je vive où ? A Chicago ? Moi, je n’ai pas eu votre chance ! Moi, je vis dans un lieu maudit, où seule la poussière pousse ! Vous croyez que j’ai eu le choix d’avoir un père plus mort que vivant ! Non, mais je fais avec ! Et croyez-moi, il sortira quelque chose de cette terre ! Dieu m’en soit témoin !
Je n’ai su que dire devant sa colère et l’injustice de sa jeune vie.
- Partez Laurie !
J’ai obéi. Mais je ne le laisserai pas tomber !


5 octobre 1860

L’automne est là. Et la pluie aussi… enfin ! Dès le premier orage, j’ai vu tout Amnistia respirer de nouveau ! Si cela a été une bonne nouvelle pour les fermiers, pour moi, c’est une épreuve de tous les instants ! Etant donné qu’il est hors de question que j’abandonne mes élèves, j’ai été dans l’obligation d’accepter l’offre de Vence. Il est ravi de me rendre ce service ; plus que ravi, il jubile. Dés qu’il me voit entrer dans l’arrière salle du saloon, une lueur moqueuse s’allume dans son regard. Une lueur qui se passe de commentaire. Il m’a attribué une ancienne salle de billard, qui sent encore le cigare et la bière, et voilà mes enfants qui travaillent sur des tables de poker. Seule conséquence heureuse, cela a convaincu Shane de se joindre à nous une à deux fois par semaine.

Depuis une semaine, je suis chez Vera, dans sa maison de bois blanc. Le toit de ma petite cabane n’a pas résisté aux intempéries, et en attendant que Travis ait fini de le réparer, Vera m’héberge. Cathy a quelques peu protesté. Plus que l’inimitié qu’elle voue à mon amie, je crois surtout qu’elle s’est sentie vexée que je ne vienne pas chez elle. Cathy doit se sentir très seule quelques fois. Mais j’ai préféré Vera et sa maison si accueillante, si près de la nature. Et je me prélasse devant le feu, Apache somnole à mes pieds, bercé par le bruit de la pluie sur le toit, Vera lit et relit une lettre d’un ancien amoureux mystérieux qu’elle a déjà lue et relue, et qui n’a jamais réécrit. Une bonne odeur monte du fourneau. Ce soir, Matt a décidé de cuisiner le dindon sauvage qu’il a tué. La porte s’est ouverte brutalement, et James dégoulinant de pluie est entré. Vera se précipita ;
- Vite, James ! Rentre ! Viens te réchauffer ! Enlève ta chemise !
Il hésita, mais la retira pour l’étendre au-dessus du feu. Vera poussa un cri, j’en blêmis ; le dos de James était couvert de cicatrices, anciennes mais bien visibles.
- James !
Ses yeux noirs se durcirent ;
- C’est rien. C’est le passé !
- Qu’est-ce qui t’es arrivé ? demanda Matt en quittant son feu.
- Rien, je vous dis. C’est passé. Le passé ne vaut jamais la peine qu’on revienne dessus ! Surtout le mien.
James se fermait à nouveau. Travis avait compris qu’il ne souhaitait pas attirer l’attention sur lui. Il parla ;
- Les jours d’orage comme celui-là, cela me rappelle mon enfance.
- Tu viens d’où ?
- Arkansas. Les terres les plus cruelles pour l’homme. Sèches l’été, sables mouvants l’hiver. Après chaque orage, je passais des heures avec mon père à déblayer la boue… et on devait recommencer le lendemain, mais ma mère préparait un gâteau…
Matt continua ;
- Nous, nous étions huit. Les jours d’orage, nous ne pouvions rien faire. Même pas aller à l’école. Ma mère nous gardait à la maison et nous inventait des jeux, des histoires,… il fallait tenir huit garnements !! Elle avait un sacré courage !
- Pourquoi es-tu parti de chez toi ? demandai-je. Il m’a souri ;
- Nous étions huit. J’étouffais. J’avais besoin de voir du pays. Je ne voulais pas finir en Virginie, sans avoir rien vu du monde, pas comme mon père !
- Eleveur de porc ! m’informa Travis en riant.
- Tu vas partir ? demanda Vera soudain inquiète.
- Je ne sais pas. Pas tant que tu me demanderas de rester… Et toi, Laurie, Chicago sous la pluie ?
- Moi, les jours de pluie, je m’ennuyais mortellement ! Les autres jours aussi !
Je me rendais compte que la vie était beaucoup plus intéressante ici. Plus dure, mais précieuse et j’avais de merveilleux amis. Vera me serra ma main. Matt continua ;
- Quand j’étais petit, j’avais peur de l’orage. Je croyais que le ciel s’écroulait parce que j’avais fait une bêtise. J’en ai avoué des fautes à cause de ces foutus orages !
Je ne pus m’empêcher de rire en imaginant la scène. Il me regarda en souriant ;
- C’est stupide, hein ?
- Tu l’as dit ! répondit Travis. Moi, je croyais que le Seigneur bougeait ses meubles ! J’y croyais dur comme du fer !
James haussa les épaules. Vera lui dit ;
- Ce n’est pas stupide, James ! Toi aussi, je suis sûre que tu avais peur de quelque chose.
- Oui. Du noir. Avoua-t-il grave.
- Et maintenant ?
- J’ai grandi. Je me suis habitué.
Il avait posé son regard sur moi. James et ses secrets, James et son passé mystérieux. J’ai dû baisser les yeux. Matt cria ;
- A table !


25 octobre 1860

Depuis plusieurs jours, je prépare activement la fête d’Halloween. A Amnistia, cela a l’air d’avoir beaucoup d’importance. Dans tout le pays aussi sûrement, mais moi, je n’y ai jamais participé. Ma mère trouvait cette fête trop populaire et beaucoup trop païenne pour une noble telle que moi. Que dirait-elle en entendant ce bon révérend discutant du déguisement qu’il porterait ce soir là ? Et le docteur qui élaborait de bonnes farces pour effrayer les plus crédules. Même Cathy avait confectionné un costume de sorcière pour Emily, et un de bonne fée pour elle. Art s’est fait dévalisé en décoration, citrouilles et chandelles. Je compte bien m’en donner à cœur joie. Mes élèves et moi-même confectionnons des déguisements, Mattie Berg la couturière nous réserve ses chutes de tissus, et je compte sur Shane pour trouver des matériau introuvables. Le garçon ne cesse de tenir en haleine ses camarades avec des récits horrifiques qui me font froid dans le dos. Les plus jeunes doivent en faire des cauchemars. Shane m’a également suggéré une idée, organiser une chasse au trésor dans la forêt, une chasse qui donnerait d’agréables frissons de peur. Je lui laisse carte blanche. Je me chargerai du butin ; un énorme panier de friandises. Je pense qu’Art me fera un bon prix. Cela s’annonce plutôt bien.

Depuis quelques jours, je ne sais si l’atmosphère d’Halloween y est pour quelque chose, mais un phénomène étrange se produit. Tous les soirs, à la même heure, alors que la nuit est tombée, Apache se met à gratter la porte et gémit. J’ai cru à une blague, surtout qu’il semblait n’y avoir personne. Matt devait jubiler à l’idée de me faire peur. Mais j’ai éclairci le mystère et ce pauvre Matt était innocent. Un soir, Apache a gratté et quelques secondes plus tard, on a frappé à ma porte. Je m’attendais à découvrir devant ma porte une citrouille, entendre un hululement de fantôme, en voir un même, mais jamais je ne serais attendue à découvrir James sur le pas de ma porte. Il vient tout simplement. Pourquoi ? Je ne sais pas trop, mais je suis très heureuse de ses visites. Nous prenons un café, et nous discutons. Ou plutôt, je parle et il me répond par monosyllabes. De l’intimidation que m’inspirait James, est née un nouveau sentiment. Un lien se tisse peu à peu entre nous. Par touche, il me livre son passé ; James a été valet de ferme, mineur, chercheur d’or,… il a vu beaucoup de pays. Je crois pourtant qu’il garde bien enfoui en lui la cause de ses cicatrices et de son regard si grave. Volontairement, j’ai tu ces visites nocturnes. James ne souhaitait sûrement pas que cela se sache, et moi… un peu égoïstement, je voulais le garder pour moi. C’était notre secret ! J’en venais à plonger avec bonheur dans ses yeux noirs, et j’attendais avec une impatience mal contenue sa venue, je m’inquiétais de son retard. Sa présence est rassurante. Il arrive que ses yeux s’animent, qu’un sourire naisse sur ses lèvres… Qu’il est beau ! Son teint hâlé, ses cheveux dorés, toute la force et le mystère qui se dégagent de lui ! Ses armes ne me font plus peur, je ne vois plus que lui.
Ce soir, il était là aussi. Il tombe des trombes d’eau, mais il est venu. Il s’est excusé de mouiller mon plancher et a retiré sa veste. Il s’est réchauffé quelques instants près du feu, y a remis du bois comme s’il était chez lui, puis s’est assis à table et a pris la tasse que je lui tendais. Il venait chez moi, comme si c’était un peu chez lui. Il me regardait ;
- Parlez-moi de vous, Laurie ! De vos parents ! Vous n’en dites rien !
Il m’interrogeait du regard. Alors, je lui racontais mon père l’avocat, la grande maison, ma mère, mais je tus Davis. Il me demanda franchement ;
- Pourquoi êtes-vous venue ici ? Vous aviez tout !
- Je voulais enseigner.
Il hocha la tête, et me regarda dans les yeux ;
- Vous ne me ferez pas croire cela !
- Nous avons tous notre jardin secret, James. Vous aussi, vous ne dites jamais rien !
- Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous parler de mes parents ? Je n’en ai jamais eu, je suis orphelin. Vous dire mes richesses ? Je n’ai jamais eu plus de cinq dollars en poche ! Je n’ai rien à moi. La vie ne m’a jamais rien donné, à part des ennuis !
Il tournait nerveusement sa tasse entre ses mains. Je les lui pris ;
- Vous êtes malheureux ?
Il retira subitement ses mains des miennes, et se leva. Je ne voulais pas qu’il parte. Pas encore, pas ainsi !
- James, restez ! Ne fuyez pas !
- Je ne fuis pas, Laurie, seulement…
- Seulement quoi ?
Il m’attira à lui, m’entoura la taille de son bras et m’embrassa. J’aime son odeur d’homme qui court les bois. Il se détacha de moi, reprit ses armes et sa veste et partit en murmurant ;
- Pardon.
Il avait disparu.

Les jours qui suivirent furent les pires de ma vie. James m’avait embrassé et il faisait comme si rien ne s’était passé. Il avait interrompu ses visites nocturnes, et m’évitait. Lorsque je le pris à part, il me demanda d’oublier ce qu’il s’était passé, que c’était une erreur. Il m’a brisé le cœur.


25 novembre 1860

Halloween a été un désastre. J’ai préparé cette fête avec euphorie, et tout est tombé à l’eau. Depuis des semaines, mes élèves étaient plein d’enthousiasme, et Shane avait travaillé dur pour mettre son jeu en place. Le jour de fête s’est transformé en veillé funèbre. A peine une semaine avant la fête, cinq de mes élèves manquaient, puis l’effectif baissa. Les enfants étaient atteint d’une fièvre étrange, puis les personnes âgées les plus fragiles l’attrapèrent à leur tour. Le docteur Barnes diagnostiqua la malaria, et déclara l’épidémie. Très vite, son cabinet fut pris d’assaut, il réquisitionna l’église pour en faire un hôpital. Les malades affluèrent. Quelle tristesse lorsque j’appris qu’Emily en était atteinte. Je me suis immédiatement rendue à l’église pour soutenir Art et Cathy. Art restait stoïque, mais Cathy était effondrée. Elle avait perdu son masque de froideur et apparaissait dans toute sa fragilité. Jason, mon petit farceur, était à l’agonie. Cela m’a fait un choc de voir tant de personnes de ma connaissance allongées sur le plancher, d’entendre ces toux sèches au milieu des effluves de médicaments. Le Dr Barnes a voulu me renvoyer chez moi ; il ne voulait pas que je tombe malade aussi. Mais je ne pouvais pas ; Art, Cathy et Emily avaient besoin de moi. Je voulais me rendre utile. Le docteur a accepté et m’a confié la tâche de donner les remèdes aux enfants, de les tenir au chaud… Ce fut dans ce moment que je compris toute l’efficacité du docteur. Il déterminait les cas les plus graves, gérait les stocks, soignait et restait calme ; il gardait toujours une parole encourageante pour les malades, des paroles réconfortantes pour les parents. On n’aurait jamais cru que la situation était critique. Le nombre de malades augmentait chaque jour ; quelques rares enfants n’étaient pas touchés. Mon amie Eleonor, la mère de la petite Sara fut amenée à l’article de la mort. Elle n’a survécu que dix heures. Quelle injustice ! Le révérend Marsh se dépensait en prière. Je réalisais à quel point les villageois malgré leurs différents étaient solidaires. Art fournit tout ce dont il pouvait, couverture, nourriture,… Sellington amenait de la glace et lorsque le stock fut épuisé, ce fut Vence qui se dévoua pour aller en chercher à Red City ; il fit l’aller-retour cinq jours durant. Il m’impressionnait. J’étais très inquiète pour Vera et le ranch, le révérend essaya de me rassurer. Je ne fus tranquille que lorsque je vis Vera et Matt arriver avec le chariot empli de couvertures, draps,… Je me jetais presque dans ses bras ;
- Vera, j’étais si inquiète !
- Tu vas bien, toi ?
- Oui, oui. Et Travis, James ?
- Tout le monde va bien. Travis et James sont à Red City, ils prêtent main forte à Vence Greystow. Matt et moi, venons voir ce que nous pouvons faire. Le docteur surgit sur le seuil de l’église à cet instant. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait respiré l’air frais ; il avait l’air fatigué. Il posa la main sur l’épaule de mon amie ;
- Il n’y a pas grand chose à faire de plus , Vera. Rentrez chez vous et restez en bonne santé !
A cet instant, on entendit la voix étouffée de Cathy ;
- Docteur !
Il accourut. Emily était secouée par des spasmes. J’étais incapable de bouger. Vera se précipita vers Cathy et la prit contre elle. La vieille dame se laissa aller à pleurer contre son épaule, et mon amie murmurait des paroles de réconfort ;
- Ca va aller. Emily est forte.
Il a fallu une épidémie pour que Cathy reconnaisse que Vera était quelqu’un de bien.

Après deux longues semaines, l’épidémie avait été enrayée. Les malades se remettaient doucement. Emily était hors de danger. Vence arriva avec le dernier chargement de médicaments. Dés que je le vis, je me précipitais vers lui. Il était blême, sur le point de défaillir. Je le laissais s’appuyer sur moi ;
- Vence, ça va ?
- Ca va, ça va. Et vous ?
Il s’affaissa. Le docteur accourut, l’allongea et l’examina. Il se mit à sourire ;
- Ce n’est rien. Il s’en remettra. Occupez-vous de lui, Laurie ! Qu’il se repose !
Je l’ai installé confortablement, je l’ai recouvert d’une couverture, puis je lui ai nettoyé son visage couvert de poussière. Il me regardait. Sa main brûlante prit la mienne. Je lui ai souri. Je ne pensais pas dire cela un jour, mais j’estime Vence. Il est généreux, honnête. Je l’ai mal jugé. J’ai appris à le connaître et je suis fière de le compter parmi mes amis.

Il y a à peine deux jours, l’église s’est vidée. Jason a repris le cours de ses farces. Nous avons à déplorer la mort d’Eléonor et de Mattie Berg, la couturière, ainsi que celles de Mr Welsh et de Mrs Altman, deux veufs. Ce fut peu pour la violence de la fièvre, mais beaucoup trop pour notre cœur. La ville va rester silencieuse sans les commérages de Mattie. Le père de Shane a succombé, lui aussi. Mais on ne sait si cela est dû à la maladie ou à l’alcool. Mon pauvre Shane se retrouve seul, à la tête d’un domaine où même les cailloux ne poussent pas.
Moi, je ne sais par quel miracle, je n’ai pas été touchée par la fièvre. Le Dr m’a renvoyé chez moi pour me reposer. J’ai dormi douze heures d’une traite.


Partie 5

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