Les trois rivières


25 juillet 1860

L’été et la canicule sont arrivés ensemble. Sur ce territoire de plaines, le soleil a brûlé l’herbe et asséché quelques cours d’eau. La chaleur est pénible ; un air chaud comme la bouche béante d’un four qui vous brûle le visage. Je ne suis habituée qu’à la chaleur humide et moite de l’Illinois. Je ne sais pas ce qu’il y a de mieux. Cela fait deux mois que je suis à Amnistia et j’ai presque oublié ma vie citadine. Elle ne me manque que lorsque le cafard me prend, mais je cours chez Vera Collins et tout rentre dans l’ordre. Vera, mes enfants et Art sont mes seuls point d’attache. Quelques fois, mon moral est au plus bas, j’ai envie de m’enfuir, je me sens seule. J’ai l’impression de ne pas m’être construit une vie comme je le souhaitais. Je me sens encore étrangère, de passage, comme si j’avais encore à faire mes preuves pour rester à Amnistia. Les habitants ne me considèrent pas comme une des leurs. Le révérend Marsh me conseille d’être patiente, mais j’ai l’impression que pour Amnistia, je resterais, à jamais, la riche dame de Chicago, celle qui apprend le poker et fait face aux soudards ! Je me sens pathétique ! Le révérend Marsh tente de me rassurer en me disant que j’aurai l’occasion de me sociabiliser grâce à la "fête des vergers". Vera m’a expliqué qu’avant la récolte des fruits, tout le village se rassemblait pour un bal et un repas. Les trois semaines qui suivaient cette soirée, tous les fermiers récoltaient les fruits ferme par ferme, et cette soirée-là, se jouait le tirage au sort et l’ordre de passage. Cette année-là, cela se passait dans le verger de Monsieur Bell. Et le révérend n’avait pas tort, il n’y avait rien de mieux que la perspective de cette soirée pour que l’on vienne me parler. Depuis quelques jours, à la sortie de l’école, je vois un étrange défilé. Cela a commencé par le Dr Barnes, qui me proposa une promenade en voiture avant de me demander de l’accompagner. Je fus saisie de panique. Dans ma tête, si j’acceptais, cela voulait dire que je voulais l’épouser ! Le docteur est un homme simple et généreux, d’une gentillesse extrême, mais je ne voulais pas …Je refusais avec politesse. Il manifesta le désir de me voir à la fête, et me recommanda de faire appel à lui en cas de problèmes… Après le docteur Barnes, ce fut Mattie, la couturière, qui se mit en tête de me présenter son neveu, un homme affable. Puis je reçus la visite du révérend qui me fit part de son grand regret quant à mon refus à l’invitation de son grand ami le docteur. Si je voulais m’intégrer, il me fallait faire des efforts ! Puis, Mr Browne, un fermier, voulut m’offrir un cochon en échange de ma présence lors de la fête ! Je croyais rêver ! J’étais dans un autre monde, une autre planète ! Mon refus vexa Vence Greystow, qui tenta sa chance, lui aussi. Si comme je dois le reconnaître, Vence Greystow est très bel homme, je ne voulais pas alimenter les ragots du village qui jasait déjà beaucoup trop à mon goût ! Même Shane, essaya avec des sous-entendus de m’inviter ! Selon Cathy, j’aurais dû accepter l’invitation du docteur, qui était un homme respectable, mais je me suis enfuie pour ne pas qu’on régisse ma vie à ma place. Je me rendrai donc seule à la fête des vergers !

Le fameux soir, je suis arrivée dans le champ de Mr Bell avec Art, Emily et Cathy. Emily trépignait d’impatience depuis trois jours à l’idée de cette fête. Elle courut rejoindre ses amies assises sur des bottes de foin. Le champs était éclairé par des lampions, et décoré de couronnes de fleurs. Une estrade de bois avait été construite, où les musiciens du village pourraient jouer, des bottes de foin confortables pour s’asseoir, des tables garnies de plats et de tartes odorantes. C’était charmant ! Emily et ses amies m’apportèrent une guirlande de fleurs que je mis dans mes cheveux, comme toutes les femmes et jeunes filles présentes. Une tradition ! Soudain, on vint à ma rencontre. Vence Greystow en personne. Il me salua en déposant un baiser sur ma main ;
- Alors, vous êtes venue ?
- Comme vous voyez !
- Me ferez-vous le plaisir de me réserver une danse, ou allez-vous refuser ?
Il n’avait pas digéré mon refus. Cela me fit sourire ;
- Mon éducation dit que refuser une danse est un affront. J’accepterai avec plaisir.
Il répondit à mon sourire, ayant compris que je me moquais gentiment de lui, et m’offrit son bras pour m’amener à une place. Vence est sincère, galant et prévenant. Son défaut est de crier tout haut ce qu’il faudrait taire. J’eus à peine le temps de m’asseoir, que j’entendis appeler ;
- Laurie !
- Vera !
Je courus presque vers elle, abandonnant Vence ;
- Vera, tu es radieuse !
Je ne lui avais pas menti. Elle était rayonnante avec sa jupe champêtre, des épis de blés dans ses cheveux, pieds nus sur l’herbe. Matt l’escortait. Il me salua avec un grand sourire. Travis, plus timide, restait à l’écart, pourtant quand il m’aperçut, il vint vers moi, et, sûr de lui, me proposa ;
- Laurie, vous dansez ?
Les musiciens venaient d’entamer une danse du diable ; moi qui ne connaissait que les danses de salon !
- J’en serais ravie, Travis. Mais je ne connais pas cette danse.
- Ce n’est pas grave, lança Matt. Il suffit de faire comme nous !
Il entraîna Vera dans une danse folle. Travis me prit la main ;
- Prête ?
Je fis signe que oui, et nous fûmes les deux premiers couples à ouvrir le bal. Travis me faisait tourbillonner, j’en avais le souffle coupé. Je distinguais à peine le visage des spectateurs qui passait devant mes yeux. Je n’entendais que la musique. Quand elle prit fin, Vera et moi, nous laissâmes tomber au sol en riant.
- Alors, cette première danse ?
- Tourbillonnante !
Et nous éclatâmes de rire. Matt nous apporta un verre de cidre. Vera se leva et me tendit la main pour m’aider à me relever ;
- Viens que je te présente à tout le monde.
Elle m’entraîna et me présenta les fermiers dont j’avais les enfants à l’école, quelques habitants de la ville comme le maréchal Sallington. Je discutais avec facilité ; il faut avouer que les trois verres de cidre m’y aidaient. Moi, qui ne buvait que de la limonade ! Je sentais ma tête tourner. Cela ne m’empêcha pas de soutenir une discussion sur l’utilité de l’éducation contre Sallington. Vence m’apporta à manger, je retrouvais vite mon aplomb. Il me glissa à l’oreille ;
- On ne boit pas quand on n’a pas l’habitude !
La nuit était tombée et les lampions venaient d’être allumés. Les enfants se battaient gaiement dans le foin, les danseurs avaient investi la piste, l’air sentait bon les pommes et la douceur de vivre. C’était une étrange sensation. Je me sentais libre. On ne me parlait pas parce que j’étais la fille Williams, mais parce que j’étais une institutrice dans l’ouest. Ma venue en dérangeait certains, car beaucoup n’avaient jamais été à l’école, mais je tentais de les convaincre de me confier leurs enfants. Alors que je faisais ma propagande en mordant à pleines dents dans une part de tarte à la cannelle, Vence me souffla ;
- Trève de discours, vous n’avez pas oublié que vous me devez une danse ?
Vera m’envoya un regard sous-entendu, et Sallington, le docteur et le révérend me suivirent du regard alors que je me dirigeais vers la piste au bras de Vence ; il me fit danser. Soudain, je le vis, lui... lui, le cow-boy aux deux colts, accoudé à une clôture sous la lumière blafarde des lampions. J’aurais voulu le rejoindre, mais je ne pouvais me détacher des bras de Vence. Pourquoi le rejoindre ? Pour le remercier. Mais il me terrorisait. Je tournais la tête pour le revoir, mais il avait disparu. Cela me perturbait ; en deux mois, je ne l’avais pas revu, alors qu’il travaillait chez Vera. Je me détachais des bras de Vence ;
- Que se passe-t-il ? s’enquit-il.
- Rien, le rassurais-je. J’ai un peu la tête qui tourne, ce doit être le cidre. Je vais aller respirer un peu.
- Je vous accompagne...
- Non, Vence. Ca ira, merci.
Je m’enfuyais, l’abandonnant une nouvelle fois. Je courus à la clôture, mais le cow-boy avait bel et bien disparu. Avais-je rêvé ? On me toucha l’épaule.
- Bonsoir.
- Shane ! Que tu es élégant !
Il s’était lavé et coiffé. Il était vêtu de sombre. Ses yeux pétillaient.
- Vous danseriez avec moi ?
Il me le demandait si timidement que je ne pus qu’accepter. Quand la danse fut terminée, il me remercia en rougissant et s’éloigna. Je vis alors Vera me faire des grands signes pour attirer mon attention. Elle avait à son bras le cow-boy. Elle me fit signe de les rejoindre. Moi qui voulais le rencontrer, j’étais intimidée.
- Laurie, je te présente James. James, voici Laurie, la nouvelle institutrice.
- Nous nous sommes déjà rencontrés, l’informa-t-il.
Vera me regarda avec surprise. Je précisais.
- A Red City. C’est lui qui m’a accompagné jusqu’ici.
- Et tu me cachais cela ! lui reprocha-t-elle.
Je décidais de le remercier.
- Merci.
- Pourquoi ? demanda-t-il peu engageant.
- Pour m’avoir accompagnée. Et pour ma malle.
- Ah !
Je ne savais plus quoi lui dire. Art avait raison ; il se souciait bien de mes remerciements. Il me regardait avec insistance. Son regard était sombre, troublant. Il avait des cheveux dorés, des traits bien dessinés, sûr de lui. Il se baissa et prit dans un panier une fleur des champs et me la tendit ;
- Bonne soirée !
Il lâcha le bras de Vera et s’éclipsa. Je me retrouvais un peu stupide avec mon bleuet. Je demandais à mon amie ;
- Il est toujours comme ça ?
- Comme ça ! Tu veux dire mystérieux, indiscernable, sans qu’on sache ce qu’il pense ? Alors, oui, il est toujours comme ça. Et encore, pour une fois, il s’est montré bavard !
- Il s’est moqué de moi !
- James ! Non ! Ne t’inquiète pas, il faut le connaître, c’est tout ! Allez, viens !
Vera m’entraîna loin de l’animation, dans le verger, puis elle grimpa sur un pommier et m’invita à la suivre. Je n’avais jamais pratiqué ce sport. Vera descendit de sa branche et m’aida à monter. Quand je fus juchée à ses côtés, je m’écriais ;
- Que c’est haut !
On dominait les champs, les lumières, les danseurs, je me sentais hors d’atteinte. Mon amie me regardait ;
- Tu n’avais jamais grimpé à un arbre ?
- Tu vois, il y a un commencement à tout.
- Il n’y a pas d’arbres à Chicago ?
- Si, mais...
- Parle-moi de ta vie de là-bas. Tu n’en dis jamais rien.
- Peut-être parce qu’il n’y a pas grand chose à en dire.
- Comme tu veux...
Je crois que ce soir-là, j’étais trop heureuse, trop libre pour le vouloir. Je suis restée muette...


2 août 1860

La fête des vergers est une merveille. Je remercie celui qui l’a institué, le révérend, je crois. Merci révérend et merci Seigneur ! Les femmes du village se sont décidées à venir me parler, et elles sont charmantes. Betty Cole m’a appris à couper et bâtir une robe, Lise Barnett m’offre des tartes et des caisses de fruits qui vont garnir le cellier de Cathy. Désormais, lorsqu’on me croise dans la rue, on ne me dévisage plus, on me salue, on prend de mes nouvelles, je ne lis plus de méfiance dans leurs regards. Mais surtout, je fais connaissance avec les parents de mes élèves. Je n’ai pas hésité à demander à Betty pourquoi son fils Samuel dormait la moitié du jour. J’ai tout de suite regretté lorsque j’ai vu l’air coupable de Betty. Elle m’expliqua qu’elle avait cinq enfants et qu’ils étaient pauvres. Samuel était l’aîné, et il fallait faire vivre toute la famille, alors il travaillait beaucoup. Je rencontrais la mère de la petite Sara, Eléonore. Une femme exemplaire, généreuse malgré sa pauvreté. Elle m’a invitée à boire un café dans leur misérable cabane de bois, et son mari, Connor, m’invita à dîner. Connor était un fermier mais, n’ayant pas de terres à lui, il se louait chez les autres, il était souvent sur les routes et trouvait rarement du travail, car il avait perdu un bras. Eléonore devait s’occuper de tout. Sara s’autoélevait et restait une enfant ravie de me montrer ses chiots et ses lapins. Je me sentais enfin acceptée par Amnistia. Vence Greystow persistait dans une cour assidue et cela me troublait. Nous avions eu quelques mots lorsque certains des consommateurs du saloon, dont le père de Shane, s’étaient installés sur les marches de l’école. J’ai tenté de les chasser mais ils m’ont ri au nez. Vence est alors intervenu ;
- Un problème, Laurie ?
- Oui. Vos clients n’ont rien à faire là ! Qu’ils s’en aillent !
- Mais ils ne font rien de mal, ma jolie !
- Ne m’appelez pas "ma jolie" ! Qu’ils partent ! Ceci est une école ! C’est déjà insupportable que le saloon soit si près, mais qu’ils ne donnent pas le mauvais exemple dans la rue !
- Voyons, Laurie. Vous ne voulez pas que par cette chaleur ils restent enfermés dans une étuve. Ils ne font rien de mal.
- Ne vous fichez pas de moi, Vence ! Je veux qu’ils disparaissent ! L’école n’est pas à eux !
- A vous non plus ! Il ne souriait plus. L’école est à la ville, et mes clients sont des habitants de cette ville. Je vais même vous dire, si faire le service dehors est bon pour mes affaires, je vais en profiter !
J’étais rouge de colère ;
- Vous êtes odieux, ignoble ! Vous me dégoûtez !
- Vous changerez d’avis !
- Vous me répugnez !
Et je m’éloignais. Je l’entendis dire en riant ;
- A vous agiter comme ça, vous devez avoir soif, Laurie ! Je vous offre un verre !
Je l’ai ignoré. Vence aimait se moquer du monde. Cependant, dix minutes plus tard, les ivrognes avaient quitté les marches de l’école, et un bouquet y avait été déposé. Vence a le don de me mettre hors de moi !

Je passe tout mon temps libre au ranch. Qu’il est agréable de se prélasser les pieds dans l’eau par une telle chaleur ! Cathy me demande si j’y ai élu domicile et si elle doit y faire porter mes affaires. Ah ! Cathy ! Elle n’aime pas le ranch, et elle n’aime pas plus Vera. Elle trouve immoral et choquant qu’une femme monte à cheval comme un homme, fasse du rodéo et mette des pantalons. Je dois admettre que cela peut choquer, mais je me libère peu à peu de tous mes préceptes d’éducation. Mais surtout ce qui répugne Cathy et lui fait dire des choses horribles sur mon amie, c’est qu’elle vive avec trois hommes. C’est impensable ! Mais en les voyant, on croirait voir des frères et sœurs. Peut-être Cathy envie-t-elle Vera, sa jeunesse, sa beauté et sa joie de vivre ? Mais je n’ai pas encore déménagé. Je suis sûre qu’ils m’accueilleraient à bras ouverts, mais si je devais quitter le foyer douillet de Art, ce serait pour ma propre maison.
En deux mois, je me suis étroitement liée avec Matt, le grand farceur. Il me fait rire. Ayant déjà parcouru la moitié des routes du pays , il a toujours une histoire amusante à raconter, pour laquelle, nous n’avons pas encore réussi à déterminer le degré de véracité. Matt est riche, il nous berce de sa voix chaude. Matt le héro, qui a sauvé 50 mineurs d’un éboulement, qui a donné la chasse à des guerriers comanches, qui s’est mesuré à un ours, a trouvé sa famille à Amnistia. Nous rions ensemble comme des écoliers.
Il fait chaud. Art dit qu’une telle canicule ne peut durer, et que l’on aura un hiver rigoureux. J’ai répété ces paroles à Matt qui a éclaté de rire ;
- Ce vendeur de boîtes de conserve parle trop !
Il fait très chaud. La nuit dernière, Vera nous a entraîné, Matt, Travis et moi au bord de la rivière pour une baignade improvisée. James avait refusé l’invitation. Nous nous sommes amusés comme des fous !


13 août 1860

Shane est un garçon formidable ! Exemplaire. Il est resté à l’école jusqu’à le fin de la période imposée, et plus encore... Lorsque les vacances sont arrivées, il m’a demandé si je pouvais continuer mes cours pour lui, afin qu’il rattrape son retard. Profitant du beau temps, j’ai improvisé une classe en pleins champs, où quelques garçons trop pris par les travaux, participèrent. Nous investissons le pied d’un gros chêne en fin d’après-midi. C’est une réussite !
Shane, en deux mois a rattrapé tout son retard. Il est très intelligent et avide de savoir. Je le remercie de son initiative. J’ai inauguré la première école d’été dans les champs !


20 août 1860

Je me suis lancée dans l’aventure. Moi, qui croyais que partir pour l’ouest était une pure folie, j’ai fait pire. C’était il y a deux jours. Vera venait de m’annoncer qu’elle allait s’absenter du ranch pour aller chercher des chevaux à Calway. C’était à presque deux jours de cheval. Elle avait l’intention de partir avec Matt et James, alors que Travis resterait à Amnistia. J’avais trouvé cela étrange. Aller chercher du bétail était pour moi une affaire de cow-boys, alors qu’allait donc faire Vera dans ce périple ? Mais je n’ai pas eu le temps de m’interroger plus longuement, que Matt me proposait déjà ;
- Et si vous veniez avec nous, Laurie ?
- Oh ! Oui ! Viens ! a insisté Vera, en battant des mains, apparemment ravie par cette perspective.
- Je ne sais pas... ai-je hésité.
Matt avait la ferme intention de me convaincre ;
- Venez ! Cela fera des choses à raconter à vos amis de Chicago !
J’ai alors imaginé la tête de ma mère si elle apprenait que sa petite fille si bien élevée, chevauchait aux côtés de cow-boys, et cela m’a réjoui. Après tout, c’était une expérience comme une autre. Ainsi, je me suis lancée dans l’aventure.

Cathy a poussé de hauts cris. J’ai même cru qu’elle allait défaillir quand elle m’a vue revêtue d’un pantalon (c’était la première fois de ma vie que j’en mettais un, et je dois avouer que c’est très pratique !). Elle m’a solennellement déclaré que je perdais tout ce savoir-vivre et ces belles manières qui faisaient de moi une personne raffinée… Art, lui, a immédiatement pris mon parti, en disant que je deviendrais sûrement une vraie femme de l’Ouest. Selon lui, avec James, Matt et Vera, je ne risquais rien. Et nous sommes partis à l’aube. Vera et moi, conduisions le chariot chargé de marchandises diverses destinées à faciliter l’achat des chevaux, Matt trottait allègrement à nos côtés et James était parti en éclaireur. Matt a entamé gaiement "Oh Susanna", que nous avons repris en choeur. Je connais cette chanson mieux que certains poèmes de Shakespeare. C’est la première fois que j’ai quitté Amnistia depuis mon arrivée, et j’ai enfin découvert le paysage environnant. La dernière fois, il pleuvait tellement et il faisait tellement sombre que je ne pouvais rien distinguer. Le paysage n’avait rien d’extraordinaire ; les étendues sauvages étaient brûlées par le soleil, les hauts arbres étaient secs comme du bois mort. Seule, la route longeant la rivière semble encore respirer. Il faisait très chaud. Je ne cessais d’éponger mon cou couvert de sueur. Comme Vera me l’avait recommandé, j’avais natté mes cheveux et je les avais relevés sous un chapeau à larges bords. Les pas des chevaux soulevaient un nuage de poussière suffocant. Durant les premières heures, j’ai souffert. Je me suis demandée pour quelle raison j’avais décidé de me fourrer dans ce guêpier, mais je me suis efforcée à chanter gaiement. Je ne voulais pas qu’on croit que j’étais une demoiselle délicate qui ne supporte pas un peu de poussière. Mon calvaire a duré plus de trois heures. Ce fut James qui ordonna ma délivrance ; il arriva au galop et annonça à mon grand soulagement ;
- L’étang n’est pas encore à sec ! On va faire boire les chevaux !
Nous sommes arrivés quelques temps plus tard à l’étang, je suis enfin descendue du chariot, et Matt a emmené les chevaux se désaltérer. Ils ont bu à longues lampées. Après avoir étiré tous les muscles de mon corps, je suis allée me laisser tomber sous un arbre près de Vera. Comme l’ombre était agréable !
- Ca va ? me demanda Vera.
J’approuvais d’un signe. Je me redressais sur mes coudes et regardait autour de moi. J’étais sous un cèdre. Il était encore vert. L’étang était bordé de roseaux et de plantes sauvages, où se livraient combat les libellules et les papillons. Curieux que la proximité de l’eau apporte tant de vie ! Sur la berge, se tenait James. Il était face à son cheval. L’animal releva la tête, et oubliant sa soif, vint poser sa tête sur l’épaule de son cavalier. Il lui flatta l’encolure. La jument semblait lui témoigner tellement de tendresse ! Vera me donna un coup de coude ;
- Arrête de le regarder comme ça ! Tu vas l’user !
Je souris mais fis part de ma surprise ;
- C’est étrange ; on dirait qu’il y a un lien entre James et son cheval. Une sorte de complicité, d’affection...
- Oui ! approuva Matt. Il parle plus à son cheval qu’à nous autres !
Puis, il s’adressa à James ;
- Eh ! C’est pour quand le mariage !
James tourna vers nous son regard sombre, mais ne daigna pas répondre. L’animal frottait sa tête contre son torse. Je me levai et les rejoignis. Je caressais la jument ;
- Elle est belle, dis-je pour amorcer la conversation. Il esquissa un faible signe de tête.
- On dirait que vous êtes attachés l’un à l’autre.
Il me regarda de ses yeux sombres avant de répondre gravement ;
- Elle est la seule à me connaître vraiment.
Je souris ;
- Elle doit avoir beaucoup de choses à dire...
Je vis alors un faible sourire se dessiner sur ses lèvres :
- Dieu soit loué, elle ne parle pas ! Je craindrais de vous effrayer...
- Pourquoi donc ? Etes-vous un dangereux criminel, un voleur, un hors-la-loi ?
- Qui sait ?
Son regard s’était brusquement durci. Il s’éloigna. James me dépasse. Si distant, si peu communicatif, si rustre parfois ! Il dégage tant de mystère que malgré moi, j’ai envie de le connaître. Et j’ai peur de ce que je vais découvrir. Je voudrais qu’il soit proche de moi, comme il l’est de Vera. Peut-être Vera seule a ce don ! Je me suis retournée vers elle et lui ai demandé ;
- Quel est son problème ?
- Laurie, tu ne peux forcer les gens à te parler ou à t’aimer s’ils n’en ont pas envie. James est ainsi. N’essaie pas de percer ses secrets, tu vas te heurter à un mur. Laisse-lui le temps de s’habituer à toi, de te faire confiance. Il est un peu comme un animal sauvage ; il faut de la patience pour l’apprivoiser !
De loin, d’un regard en coin, il nous observait.

Nous sommes repartis de Calway avec une vingtaine de chevaux. Matt était en tête et régulait la vitesse du troupeau, Vera et moi galopions sur les côtés pour éviter l’éparpillement des bêtes et James en fin de convoi, avec une belle assurance ramenait dans le droit chemin les retardataires. Nous n’avons pu faire tout le trajet en une journée. C’était très éprouvant pour les bêtes et pour nous. Surtout moi. Nous nous sommes arrêtés pour camper. Les chevaux, après s’être désaltérés, paissaient tranquillement et Matt allumait un feu. James allongé dans l’herbe jouait de l’harmonica, Vera appuyée contre un arbre écoutait. Je vins les rejoindre. J’avais un peu de mal à marcher car mon postérieur était tout endolori. J’ai dû grimacer pour m’asseoir. Vera et James ont deviné ma gêne et se sont lancés un regard complice ;
- Ca va Laurie ? me demanda Vera.
- Ca va, mentis-je.
A ce moment, je fus très heureuse que Matt détourne l’attention, il lança ; - Hey Jimmy, on s’occupe du repas !
James se leva et suivit son ami. Ils allèrent vers la rivière ; Matt se retourna ;
- Vous allez avoir du beau poisson, mesdames !
Je me suis demandée un fragment de secondes avec quoi ils allaient pêcher, et j’en conclus qu’ils n’utiliseraient que leurs mains. Je profitais de leur départ pour masser mon derrière endolori. Vera se mit à rire et me tendit un baume qu’elle gardait dans sa sacoche.
- Tiens, mets ça ! Ca ira mieux demain !
Pendant que je me soignais, elle me demanda brusquement ;
- Comment tu trouves James ?
Je fus surprise de sa question ;
- Quoi ?
- Comment trouves-tu James ? Est-ce qu’il te plaît ?
- Vera ! protestai-je, choquée d’une telle indiscrétion.
- Oh Laurie, réponds-moi ! Je suis ton amie, on peut parler de ce genre de choses ! Est-ce que James te plaît ?
- Mais pourquoi ?
- Parce que je trouve que vous feriez un beau couple !
- Vera ! protestai-je à nouveau.
- Laurie, ne sois pas choquée à chaque fois que l’on parle des hommes ! D’où viens-tu donc ?
Un peu vexée, je répondis sur la défensive ;
- Je viens d’un milieu où il est incorrect de parler de ces choses-là !
- Cela doit être terriblement ennuyeux. De quoi parlais-tu avec tes amies ?
Je baissais les yeux. Je dus avouer ;
- Tu es ma première véritable amie.
Elle me sourit ;
- Alors, tu n’as pas répondu ?
Je me suis mise à rire aussi ;
- Tu es insupportable !
Et je n’ai pas répondu. On entendait le clapotis de l’eau, des éclaboussures, les "je l’ai pas fait exprès" de Matt.
- Tu crois qu’ils vont attraper quelque chose ? demandai-je en les observant - Bien sûr... je parie que tu n’as jamais pêché de cette façon !
- Je n’ai jamais pêché du tout ! avouai-je.
Elle a éclaté de rire.
- Ne jamais avoir pêché ! Quelle triste vie as-tu mené ! Viens ! On va arranger ça !
Elle m’aida à me lever, et nous rejoignîmes les hommes à la rivière ; elle leur cria ;
- Laurie n’a jamais pêché de sa vie !
- Mieux vaut tard que jamais ! plaisanta Matt en venant vers moi.
Vera avait retroussé son pantalon et était entrée dans l’eau. Je fis de même. Matt me montra comment plonger les mains dans l’eau à la vitesse de l’éclair quand un malheureux poisson passait. Il me montra si bien que je fus tout éclaboussée. Pour me défendre, Vera l’arrosa. La bataille d’eau avait commencé. Nous nous sommes vite retrouvées, Vera et moi, victimes de Matt et James qui avaient pris le dessus. On n’entendait plus que nos rires. Pour la première fois, j’ai entendu James rire. Le jeu se calma, lorsque tous trempés, Matt déclara sérieusement ;
- Si on ne pêche pas, on n’aura rien à manger !
Je me décidais à employer la technique de Matt, mais en vain. James y réussit, et le jeta sur la berge, puis Vera cria ;
- J’en ai un, j’en ai un !
James accourut, le lui prit des mains avant qu’il ne lui échappe, et le poisson partit rejoindre ses congénères sur la berge. Alors que je ne m’y attendais plus, j’eus un poisson dans mes mains. Je le sortis de l’eau ravie et surprise ;
- Regardez, j’en ai un !
Vera m’applaudit. Le poisson s’agitait, je relâchais mon étreinte et il sauta dans l’eau.
Ce fut au tour de Matt de m’applaudir. Fière de moi, je criais ;
- Vous avez vu, j’en avais un !
- Le mieux aurait été de ne pas le remettre à l’eau ! lança Matt. Qu’importe ! Pour la première fois de ma vie, j’avais pêché un poisson !

Je n’ai pas renouvelé mon exploit, mais Matt et James en avaient bien assez pour tout un escadron de soldats. Je suis restée dans l’eau longtemps après Vera. A un moment, je vis Matt, les yeux rivés sur la berge, comme captivé. Véra était allongée sur l’herbe se séchant au soleil faiblissant. J’ai alors croisé le regard de Matt ; il me fit un faible sourire et hocha la tête. Il murmura ;
- Elle est jolie.

Nous fîmes un festin. Lorsque James me tendit mon assiette, nos doigts s’effleurèrent. Cela m’a troublée. La nuit tombée, Vera s’est enroulée dans une couverture. Curieusement, les journées sont brûlantes et les nuits froides. J’ai frissonné. James s’est alors approché et m’a déposé une couverture sur les épaules. Ses mains se sont posées sur mes bras ; j’ai tressailli, troublée. Pourquoi ? Tout le monde s’est couché et s’est endormi. Pas moi. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil, le sol était dur, les bruits de la nuit inquiétants et la journée avait été riche d’évènements pour moi. Je me retournais et vis alors que James ne dormait pas non plus. Il me regardait. Depuis combien de temps m’épiait-il ? Nous ne nous quittions pas du regard. Ce fut lui qui capitula, il s’est retourné.

Nous n’étions qu’à une demi-journée du ranch, mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Après un sommeil agité, je me suis éveillée très tôt ; le soleil commençait à peine à poindre et Vera dormait encore. Je me suis levée doucement. Matt remua un peu ; il n’y avait aucune trace de James, à part une couverture laissée sur le sol. J’ai secoué mon pantalon imprégné de poussière. Il faisait déjà très chaud. Je ne pus résister à l’envie de faire quelques brasses dans la rivière avant la dure journée qui m’attendait. J’ai cherché un endroit abrité, à l’ombre d’un bosquet, je me suis déshabillée et suis rentrée dans l’eau fraîche. Quel délice ! Quel bonheur !... Je me suis baignée un bon moment, je crois. Alors que je sortais de l’eau , j’entendis un bruissement dans les buissons, et James surgit. Je poussai un cri et replongeai dans l’eau. Il venait de me voir dans le plus simple appareil. J’étais indignée et honteuse, et lui, restait là sans rien faire. Je dus crier ;
- Retournez-vous !
Il obéit vivement. Je sortis alors rapidement de l’eau pour atteindre la berge où se trouvaient mes vêtements.
- Ne regardez pas !
James se mit à bafouiller ;
- Excusez-moi... je ne savais...
- La prochaine fois, prévenez avant de surgir de nulle part !
- Pardon, tenta-t-il, je ne savais pas que vous étiez là !
Je terminai de m’habiller et le rejoignis. Je suis passée à côté de lui sans lui accorder un regard et j’ai lancé ;
- Vous n’êtes pas un gentlemen !
J’ai senti que cela le faisait sourire. Mais que croyait-il ? Qu’il pouvait m’observer impunément ? Un gentlemen doit rester respectueux ; je crois pourtant qu’être un gentlemen était la dernière préoccupation de James ! Je suis allée boire une tasse de café, passablement de mauvaise humeur. Vera m’interrogea , mais je ne révélais rien. Et James demeura silencieux, mais venant de sa part, ce n’était pas surprenant.

Nous reprîmes la route des "trois rivières". C’était pénible, car les chevaux bien reposés auraient voulu galoper. Il s’agissait de refouler leurs ardeurs. J’entendais claquer le fouet de Matt, ses cris incessants. J’étais à la gauche du convoi, près des rochers. Tout se passa bien jusqu’à la catastrophe. La falaise au-dessus de moi s’éboula, et terrorisa les bêtes qui s’éparpillèrent affolées. Les rochers s’écroulaient tout autour moi, une pierre me toucha à l’épaule, une autre atteignit ma monture qui se cabra avant de s’effondrer sur le sol. J’étais à terre et les pierres pleuvaient autour de moi ; j’étais paralysée par la peur. Les chevaux paniquaient, ruaient ; je menaçais de me faire écraser par une roche, ou piétiner. Vera criait, mais je ne comprenais pas. J’ai cru mourir, là. C’est alors qu’il surgit de nulle part sur sa jument, il me tendait la main, en hurlant ;
- Laurie !
Je ne sais quel courage surhumain l’avait envahi, mais il galopa sous la pluie de pierres, se pencha dangereusement vers moi, me saisit la main et me hissa sur sa monture. Il m’emmena loin du danger. En sécurité, il me fit descendre de cheval et m’attrapa par les épaules ;
- Laurie, ça va ? Laurie ?
C’est la première fois qu’il m’appela par mon prénom.
- Oui... oui... je crois...
Je me suis laissée choir sur le sol. Vera accourut ;
- Laurie, ça va ?
Elle s’agenouilla près de moi et me prit dans ses bras. Ainsi protégée dans les plis de sa chemise, mes larmes coulèrent.
- Là, là, c’est fini ; me chuchotait Vera à l’oreille. James ne disait rien ; je ne vis que beaucoup plus tard qu’il était blessé... blessé pour me sauver... J’entendis la voix de Matt ;
- Elle est morte.
Ma jument était morte. Mes sanglots redoublèrent, je hoquetai ;
- Pardon, pardon Vera...
- Pourquoi pardon ?
- La jument... c’est ma faute...
Elle prit mon visage entre ses mains ;
- C’est regrettable, en effet. C’était un bon cheval. Mais dis-toi que je donnerais tous mes chevaux, si cela devait te sauver !
Et je pleurais. J’étais fatiguée, éprouvée, découragée, effrayée. Si je n’avais pas été coincée au milieu de ce canyon, je serais retournée sur le champ à Chicago. Vingt bonnes minutes m’ont été nécessaire pour me remettre, puis nous avons repris la route vers le ranch où Travis nous accueillit.

En fin d’après-midi, après que l’on se soit bien restauré au ranch, James proposa de me ramener en ville. Nous avons pris le chariot. J’étais gênée par son silence, gênée car je m’étais laissée aller à pleurer devant lui. Pauvre petite fille fragile ! Il fallut dix bonnes lieues à James avant qu’il ne desserre les lèvres et me lance ;
- Vous êtes courageuse. Vous nous avez beaucoup aidé.
- Ne vous moquez pas de moi !
- Je ne me moque pas. Pour une dame de la ville, vous m’impressionnez ! Je baissais la tête, j’ai alors avoué ;
- J’ai eu peur.
L’ombre d’un instant, il plongea son regard dans le mien ;
- Je sais.
En effet, il savait. Ses yeux m’ont dit qu’il me comprenait. Je lui demandai ;
- Et vous, vous avez peur parfois ?
Il devint grave, mais répondit ;
- Je n’ai pas souvent le temps de me poser la question.
Il arrêta le chariot devant chez Art. Il me tendit la main pour m’aider à descendre. Une fois à terre, il la garda dans la sienne.
- Merci James. Cela fait la deuxième fois que vous me sauvez la vie. Merci. Il n’aimait pas les remerciements. Il me lâcha subitement la main et grimpa sur le chariot ;
- Au revoir James.
Il fouetta les chevaux et disparut.


Partie 4

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