Les trois rivières


21 juin 1860

Je me suis réveillée affreusement tard. Effrayée d’être en retard pour mon premier jour, je me suis habillée à toute vitesse. Ce qui est bien à Amnistia, c’est que l’on n’a pas le temps de réfléchir, ni de prendre des vacances. A peine arrivée, je dois me mettre au travail, moi, qui n’ai jamais travaillé ! Je suis descendue rejoindre mes hôtes. Ils prenaient leur petit déjeuner. Ils semblaient levés depuis l’aube. Emily m’a regardée bouche bée avant de s’exclamer ;
- Que vous êtes belle !
Cathy leva alors les yeux et confirma ;
- Trop jolie même.
- Comment ça ?
Cathy soupira ;
- Vous n’allez pas à une réunion mondaine, ni rencontrer le président. Vous allez faire la classe à de petits fermiers, dont certains ne prennent un bain qu’une fois l’année … Votre robe n’est... disons, pas très appropriée...
Art, debout, une tasse de café à la main, la coupa ;
- Tais-toi donc, Cathy ! Il n’y a pas de mal à porter une jolie robe. Amnistia pourra enfin se vanter d’avoir quelqu’un qui sait s’habiller ! Cela vous va à ravir, Miss !
- Merci.
- Vous devriez vous presser. Vous allez être en retard ! rappela Cathy vexée d’avoir été contredite.
J’ajustais ma cape sur mes épaules et me dirigeais vers la porte avec Emily. Art, sur nos pas, ne put s’empêcher de lancer avec ironie ;
- Jolies chaussures !
Et je sentis que je rougissais. J’avais chaussé mes souliers à talons, dans le but de paraître plus grande. Cela n’avait pas échappé à l’œil moqueur d’Art. A l’extérieur, un soleil resplendissant nous accueillit. L’orage de la veille était loin, envolé, asséché. La ville avait repris vie. Les boutiques étaient ouvertes, les chariots circulaient sur les routes de terre. Art et Emily me menèrent jusqu’à l’école, proche de l’église. Et là, les doutes m’assaillirent à nouveau. Quelques élèves étaient là, jouant au base-ball. A mon approche, ils arrêtèrent brusquement leurs jeux et m’observèrent en silence. Art était allé chercher le révérend qui avait passé l’annonce.
- Révérend, voici Laurie Boulter, notre petite institutrice. Elle est arrivée hier. Laurie, voici le révérend Marsh.
- Bonjour, j’espère que vous avez fait bon voyage...
Art répondit à ma place ;
- Vous pensez ! Elle est arrivée trempée comme une soupe ! C’est un miracle qu’elle n’ait pas une pneumonie !
- Les voies de Dieu sont impénétrables ! lança le révérend avec un sourire, puis il s’adressa à moi ; Bienvenue à Amnistia, Miss Boulter. J’espère que notre ville vous plaira ! Jusqu’à ce jour, je me suis chargé de l’école, mais la ville s’agrandissant, nous avons besoin d’une vraie institutrice. Mes connaissances restent sommaires, mais venez, venez, que je vous présente à vos élèves.
Je le suivis machinalement. Art s’éloigna en me faisant un clin d’œil et me murmura ;
- Bonne chance !
Le révérend sonna la cloche. Et là, j’aurais aimé m’enfuir, disparaître, me réveiller par la seule force de pensée, faire comme ces magiciens qui s’évaporent dans un nuage de fumée, mais rien de tout cela. Je vis les enfants se regrouper autour de nous.
- Les enfants, je vous présente Miss Boulter, votre nouvelle institutrice… Ils avaient tous les yeux braqués sur moi.
- ... Elle vient de Chicago et a beaucoup de choses à vous apprendre, alors je compte sur vous pour être obéissants et respectueux.
Puis, il se tourna vers moi, encourageant ;
- Ca se passera bien. S’il y a un problème, n’hésitez pas à faire appel à moi. Bonne journée ! Au revoir les enfants !
- Au revoir Révérend ! répondirent-ils en chœur avant de m’observer de nouveau. Leur silence était pesant. Le sourire d’Emily me donna du courage ;
- Eh bien ! Rentrez !
Je n’avais rien trouvé de mieux à dire. J’allais au bureau du professeur et je les regardais s’installer. Cathy avait raison. C’était des fermiers, des paysans. Des enfants des plaines arides du Missouri. Les garçons, et même les filles étaient pieds nus et portaient des vêtements de travail. J’appris vite qu’ils travaillaient très jeune dans les champs. Certains ne s’étaient pas lavés, et on pouvait voir des traînées de crasse dans leur cou. Les filles avaient des robes modestes, de tissu grossier, sous un tablier. Certaines n’étaient pas coiffées. Je n’avais jamais été confrontée à une telle négligence, et je compris toute l’ampleur des remarques de Cathy. Je devais, moi aussi, apprendre à être modeste et m’adapter. Je devrais renoncer à mes frous-frous… et mes talons ! Les enfants s’étaient assis dans un vacarme assourdissant et me regardaient. Et moi… moi, je n’avais jamais enseigné quelque chose à quelqu’un ! J’ignorais ce qu’il fallait faire. Je regrettais une fois encore cette aventure dans laquelle je m’étais engagée. Je me repris très vite et leur demandais de se présenter. Ils se levèrent un à un de leur siège et déclamèrent leurs noms et prénoms. Tout se bousculait ; Rose, Tom, Elisa, la petite Sara, Emma, Willy,... Ils étaient calmes, obéissants. Je reprenais courage et me présentais ;
- Je suis Miss Boulter et je viens de Chicago. L’un de vous a t’il déjà été à Chicago ?
Un des garçons, Jason, je crois, leva la main ;
- Tu es déjà allé à Chicago ?
- Non, mais j’ai passé trois jours chez ma tante à St Louis ! me lança-t-il spontanément. Tous les élèves éclatèrent de rire. Jason ne semblait pas comprendre. Pour lui, la relation était évidente. Je pris le parti d’en rire. Tom me demanda alors ;
- C’est vrai qu’il y a que des brigands à Chicago ?
Ils rirent encore. Je profitais de la question pour commencer une double leçon d’histoire et de grammaire.
- On ne pose pas une question en disant "c’est vrai que". On dit "est-ce vrai" et surtout, on n’oublie pas la négation. Repose ta question.
Il sembla réfléchir un instant, et reformula sa phrase ;
- Est-ce vrai qu’il n’y a que des brigands à Chicago ?
Je lui souris pour le remercier de son effort, et sortis alors une carte des Etats-Unis du tiroir et l’accrochai au tableau ;
- Non Tom, il n’y a pas que des brigands. Chicago est une ville très agréable. L’un de vous saurait-il me montrer sur la carte où se trouve Chicago ?
Seule, Emily leva la main. Je l’invitais au tableau. Elle me désigna l’Illinois.
- Bien. Et sais-tu sur quel lac se trouve la ville ?
Elle fit un signe d’ignorance ;
- C’est le lac Michigan. Maintenant, montre-moi le Missouri... Bien. Pour venir jusqu’à Amnistia, j’ai dû traverser l’Illinois, l’Ohio et le Nebraska. Je montrais mon itinéraire sur la carte. Willy posa une question ;
- Vous êtes venue en train ?
- On dit "Etes-vous venue en train ?" Et la réponse est oui.
- J’aimerais bien prendre le train ! conclut Willy.
- Apprends d’abord à monter à cheval ! lança Jason et tous rirent. J’en déduisis que Jason était un enfant farceur et moqueur. Je continuais mes questions avec Emily ;
- Et sais-tu quel est cet état ?
- La Géorgie... tenta-t-elle.
Quelqu’un corrigea du fond de la salle de classe ;
- Non, c’est le Kansas.
C’était un grand garçon, presque un homme, maigre aux cheveux roux et aux yeux flamboyants. Il était en retard. Il passa entre les pupitres sans-gêne, dérangeant tout le monde, et alla s’asseoir tout au fond, du côté opposé où il était rentré.
- Qui es-tu ? lui demandais-je.
Sans se lever, il me répondit ;
- Shane.
- Eh bien, Shane, tu es en retard. Si jamais cela se renouvelle, ce que je n’espère pas, je te prierais de ne pas te faire remarquer.
Il sourit et demanda ;
- Vous êtes l’institutrice ?
La classe entière le corrigea en chœur ;
- On dit "Etes-vous l’institutrice ?"
Cela le déstabilisa quelques instants et cela me fit sourire.
- Si tu étais arrivé à l’heure, tu le saurais.
Il se mit à rire avec insolence ;
- Vous avez quel âge ?
- Shane, si c’est pour te montrer insolent et irrespectueux, tu peux sortir. Nous sommes ici pour apprendre !
Les yeux de mes élèves allaient de lui à moi, pour savoir qui allait gagner. Pour ne pas me discréditer, je ne devais pas céder. C’était à celui qui baisserait le premier le regard. Ce ne fut ni lui, ni moi. Shane se leva paisiblement, me salua avec ironie et sortit de l’école. Les élèves m’accordèrent respect et attention, je le lisais dans leurs yeux. Je renvoyais Emily à sa place ;
- Va t’asseoir, Emily. C’était le Kansas.

Ma première journée d’institutrice fut éprouvante. Je ne peux la narrer en détail, cela serait trop long. J’ai dix-sept élèves, enfin seize sans Shane. Seulement huit lisent sommairement, les autre ne font qu’ânonner des lettres. Je me demande ce que le révérend Marsh leur a appris jusque là. L’absence de manuels ne va pas faciliter mon enseignement. Quelques garçons savent compter, mais ils m’ont expliqué que c’était utile pour le bétail, cependant ils étaient incapables de calculs les plus simples. Ils ne connaissent rien à l’histoire, ni à la géographie de leur propre état. Ils parlent mal. Ma seule réussite de la journée a été de leur faire poser une question correctement. Enfin, c’est devenu un jeu pour eux, et ils n’ont pas hésité pas à se reprendre, moi y compris… Le travail qui m’attend me désespère. J’ai dû faire face aux ronflements sonores de Samuel Watts qui, travaillant dans les champs le reste de son temps, dort en classe. J’ai également dû affronter une bagarre entre Tom et Jason, les cris d’Elisa à la vue d’une grenouille introduite malicieusement par Jason, et de multiples évènements qui m’ont épuisée. Je vis arriver l’heure de la sortie avec autant de soulagement que les enfants. Mais je sais qu’ils sont intelligents. Jane a l’esprit vif, Emma est une agréable enfant à la douceur exemplaire, Jason un farceur, et Sara une adorable fillette fragile et timide. Et Emily...
Je ne suis pas mécontente de ma première journée, même si l’intermède de Shane m’a troublée. J’espère ne pas le revoir de sitôt.


22 juin 1860

Aujourd’hui, nous sommes samedi, et je suis libre jusqu’à lundi. Je me suis levée très tard, la table du petit déjeuner était débarrassée. Tout le monde se lève très tôt ici, il n’y a pas de repos qui tienne et la grasse matinée est inconnue de la population. Je n’ai vu ni Art, ni Cathy. Je me suis dit qu’il fallait que je profite de ce jour de congé pour aller à Red City chercher ma malle. Certes, je vais renouveler ma garde-robe pour en trouver une plus simple, mais il est hors de question que j’abandonne ma malle. Je décidais d’aller chez le maréchal ferrant, qui me prêterait sûrement une voiture. Le soleil brillait et il faisait chaud. Les quelques enfants qui habitaient en ville jouaient à ce jeu qu’on appelle base-ball, et dont les règles sont très obscures pour moi. Moi, à part le cricket...
J’ai croisé des femmes panier au bras, mais alors que je les saluais, elles me dévisageaient. Il faut sûrement du temps avant qu’elles s’habituent à une nouvelle venue. Je me rendis donc chez Sallington, le maréchal ferrant. Je lui ai demandé un chariot, et il m’a regardé comme si je lui avais demandé la lune avant de cracher sa chique. Voilà que ça recommence !
- Désolé Mam’selle, j’ai pas de chariot disponible.
- Comment cela se fait-il ?
- On m’en demande rarement. Je n’en ai qu’un et on me l’a pris ce matin.
- N’y a-t-il pas un autre endroit où je puis en trouver ?
Il fit une moue d’ignorance ;
- Ca m’étonnerait qu’on vous prête un chariot. Une femme ! Et de la ville, en plus ! Enfin, essayez le ranch des trois rivières, mais n’y comptez pas trop.
- Merci.
Je quittais Sallington, sans m’attarder sur sa réflexion concernant les femmes de la ville. Très aimable ! Peut-être la politesse ne fait-elle pas partie du savoir-vivre de l’ouest. Les gens disent ce qu’ils pensent sans s’embarrasser de formules. Choquant !
J’ai tenté de trouver le chemin du ranch en demandant des renseignements aux divers fermiers que j’ai croisés. Peu bavards, ils m’ont indiqué vaguement de la main les directions à prendre. J’ai mis un certain temps avant d’arriver au ranch. Soudain, les paroles de Cathy me sont revenues en tête ; "un endroit peu fréquentable" avait-elle dit. Pourtant, je fus époustouflée par la beauté du site ; un domaine ouvert sur la nature. On dominait les grandes plaines vertes où paissaient des chevaux, une rivière bleu océan courait au milieu avant de se séparer en deux bras. On voyait des bosquets de chênes et les collines à l’horizon dont certains sommets étaient enneigés. Magnifique !
- Je peux vous aider ?
Je me suis retournée brusquement, effrayée. Un jeune homme se tenait devant moi. Grand, brun, l’allure athlétique, le teint mat, il portait une chemise tâchée de sueur. J’étais surprise, je ne l’avais pas entendu arriver.
- Bonjour, ai-je bafouillé. On m’a dit en ville que vous auriez peut-être un chariot à me prêter.
Il me regarda quelques instants, puis appela vers la maison de bois blanc ; - Vera ! ... Vera !
Une jeune femme en sortit, essuyant ses mains à son tablier. Elle se dirigea vers nous. Elle était blonde, mince, au teint délicat et au regard chargé de douceur. Elle vint à ma rencontre, souriante.
- Bonjour, je suis Vera Collins. Vous devez être la nouvelle institutrice !
- Comment le savez-vous ?
Je me disais que le jeune cow-boy n’avait pas perdu de temps à informer son employeur de mon arrivée. Il avait dû crier sur tous les toits qu’il était venu en aide à une femme infortunée. Mais ce ne fut pas ce qu’elle me répondit.
- Les nouveaux venus ne passent pas inaperçus à Amnistia. Et les bruits courent très vite. Je peux vous être utile ?
- Oui. On m’a dit en ville que vous auriez un chariot...
Elle eut un air désolé ;
- Un de mes garçons l’a pris ce matin...
Elle vit mon air déçu, alors elle se tourna vers le jeune homme ;
- Matt, sais-tu quand va rentrer James ?
James... le cow-boy aux deux colts. Je frissonnais. Le jeune homme dénommé Matt haussa les épaules avec une moue d’ignorance ;
- Aucune idée. Il n’a jamais été d’un naturel bavard. Je ne sais même pas où il est allé.
Vera s’excusa ;
- Je suis vraiment désolée. Demain peut-être.
J’allais prendre congé, quand Vera me proposa une tasse de café. J’acceptais avec plaisir. Elle m’inspirait confiance. Peut-être me suis-je fait une amie, faute de malle !


12 juillet 1860

Vera est un ange venu tout droit du paradis, comme s’amuse à le dire Matt. Douce, belle, elle a le cœur sur la main. Une âme prête à sauver le monde ! Elle a 26 ans et est veuve. Son mari a péri lors d’une chute de cheval. Il était ivre ! Alcoolique, son mari la battait régulièrement, me confia Matt. Elle ne s’en est jamais plainte. Elle a décidé de garder le ranch coûte que coûte. Matt, voyageur égaré, lui demanda du travail, et cela faisait deux ans qu’il était là. Puis, Travis était arrivé, homme grand, élancé, à la crinière brune et aux yeux verts troublants. Pour Vera, ils étaient sa famille, ses frères …et ils lui vouaient une grande affection, prêts à la défendre des chimères les plus folles. Puis, James arriva. C’était il y a quelques mois, selon Vera. Elle l’avait vu debout à l’entrée du ranch avec sa jument qui boîtait, et avec toute la misère du monde sur ses épaules (toujours selon ses dires). Vu comment elle parlait de lui, j’ai vu qu’elle lui vouait une affection particulière. Vera est ainsi, elle donne sans compter. Généreuse, ce jour où je demandais un chariot, elle m’a donné son amitié. Nous sommes devenues inséparables. Dès que j’ai un moment de libre, je cours au ranch. Nous bavardons autour d’un café, nous galopons dans les plaines, comme deux fillettes, nous allons barboter dans la rivière, et le soir, nous nous asseyons sous la véranda pour s’échanger nos secrets et contempler le ciel merveilleux du Missouri. Elle écoute mes histoires d’institutrice et nous rions sans raison. Je ne regrette plus d’être venue à Amnistia. J’ai découvert les cieux uniques du Missouri et une amie...

J’ai retrouvé ma malle chez Art. James est allé la chercher à Red City, et l’a déposée chez Art. Cela sans que je le revois, et que je le remercie. Je l’avais entraperçu au ranch, mais il semblait m’éviter. Il me faisait un peu peur, je dois l’avouer. J’ai chargé Vera de le remercier pour moi.
J’ai déballé mes robes, mais je les ai trouvées un peu trop "franfrelucheuses", alors je les ai offertes à Emily qui en est ravie ! Elle s’amuse à faire des défilés. J’ai acheté une pièce de tissu et j’ai demandé à Mattie Berg, la couturière de me faire une robe modeste, et j’ai acheté des bottines à talons plats. J’ai compris la leçon. Des talons sur ces chemins de terre sont un calvaire. Et peu importait mon image, tous savent qui je suis, et je n’ai plus besoin de simuler ou d’impressionner. Peu à peu, j’ai pris l’habitude de laisser mes cheveux détachés au lieu de les emprisonner dans une coiffure élaborée.

Ma classe se passe bien. Et alors que je ne m’y attendais pas du tout, je commence à m’attacher aux enfants, aux farces de Jason, aux ronflements de Samuel, et j’ai pris sous mon aile, la petite Sara. Les progrès sont minimes, mais j’ai trouvé le moyen de les captiver. Je leur raconte des histoires. Pour la lecture, il me faut beaucoup de patience. Un seul geste d’impatience et l’enfant se persuade qu’il est stupide et qu’il n’y arrivera jamais. Quant à Shane, pas de nouvelles. Dire que j’ai perdu un élève dès le premier jour !

Je pense qu’il est temps que je parle un peu de mes nouveaux concitoyens. Art et Cathy sont mes mentors, mes guides. Art m’a présenté au docteur Barnes. Un homme charmant… et charmeur. Il a une barbe bien taillée comme les Amish de Pennsylvannie, un regard clair et franc. C’est un homme important du village. Le docteur préfère pourtant aller à la pêche, que soigner ses patients. C’est un homme simple et digne de confiance. Il est efficace et j’ai remarqué à quel point sa présence rassure. Le docteur Barnes et le révérend Marsh sont très amis. Leur amitié date des années de guerre, je crois. Le révérend est un homme pieux, mais souvent dépassé. Toujours pressé, son pas rapide se reconnaît. Il marche vite et toujours tête baissée. C’est un homme bon et il sait ce qui est juste. Il n’a pas hésité lors de ma première messe à me présenter à sa congrégation. Il y a aussi Sallington, le maréchal ferrant, dont la particularité est de cracher sa chique aux pieds de ses clients. Il me voue une certaine hostilité. Pourquoi ? Dans les caractères incompréhensibles, il y a également Vence Greystow. C’est le propriétaire du saloon. Autant dire que je ne le porte pas dans mon cœur. Il est pourtant bel homme, distingué, mais il a une fâcheuse tendance à crier ce qu’il pense haut et fort. Cela fait des étincelles. Il a plusieurs fois essayé de me parler, mais je l’ai évité. Pas toujours poliment, je l’admets. Mais je ne veux en aucun cas faire connaissance avec cet homme qui vend de l’alcool, père de tous les vices ! J’ai lié conversation avec Mattie Berg, la couturière, et cela ne fut pas difficile. Je crois cependant qu’il va falloir que je fasse attention, car la vieille dame a comme seconde occupation, le colportage de ragots ! Eleonor Glaywood, la mère de la petite Sara, m’a offert son amitié. Ils habitent une petite ferme en dehors de la ville, mais Rob, manchot après s’être fait attaquer par un ours a bien du mal à venir à bout de ses quelques arpents. Ils survivent. Eleonor m’a parlé des différents fermiers. Elle me parla de Ludlow, le père de Shane. Il avait une ferme dans une partie les plus arides de la région ; mais plus qu’un fermier, Will Ludlow était un ivrogne et un joueur de poker invétéré. Il laisse sa ferme à la grâce de Dieu, ou du moins à la grâce de Shane. Selon Eléonor, le garçon n’est pas mauvais. Il n’a pas beaucoup de chance, c’est tout. Cathy, en bonne hôtesse, m’a présenté le club de couture, mais je dois avouer que ce jour là, j’ai préféré aller rejoindre Vera au ranch.
Là-bas, il y a Matt. Un garçon formidable, doté d’une énergie et d’une bonne humeur incroyable, toujours prêt à rire. Matt est une solution à la mélancolie. C’est un voyageur. Il a l’âme d’un aventurier. Toujours aller plus loin, telle est sa devise. Pourtant cela fait deux ans qu’il est à Amnistia. Je crois que Vera y est pour quelque chose. Mais il n’a pas renoncé aux voyages. Pas encore. Un jour, il repartira. Pour l’instant, il profite de sa vie dont il cueille les grappes à pleines mains et partage sa joie de vivre avec le monde. Malgré qu’il ait vu beaucoup de pays et de personnes différentes, Matt est encore incroyablement naïf. Presque aussi naïf que moi. Il ne voit la méchanceté nulle part et pour lui, le monde est peuplé de gens bien. Matt est un idéaliste... mais tellement attachant...
Travis est totalement différent. Très réaliste, il a les pieds sur terre. Il est la base solide sur laquelle tout le monde se repose. L’aîné, le sage, celui qui donne toujours de bons conseils. Derrière ses grands yeux verts se cache un mystère, mais Travis est encore plus difficile à sonder que James. Et c’est peu dire ! Travis a une gentillesse intrinsèque et de la timidité, ou ce qui se veut de la réserve. Il vient de l’Arkansas, c’est tout ce que je sais de lui. Chose étrange, Travis n’est pas fermé comme James. Il peut parler de lui, de sa vie et le fera même spontanément, mais il y a certains sujets qu’il évitera. Vera m’a souvent confié que la nuit il faisait des cauchemars, qu’il se réveillait en criant, en sueur. Mais comment aller bercer un homme de 23 ans pour qu’il se rendorme. Travis le calme cache des monstres au plus profond de lui, mais il veut être le seul à les affronter.
Puis, il y a James. Je ne l’ai pas rencontré souvent, mais ce que j’ai entendu sur lui, m’intrigue. Ses deux armes à la crosse de nacre ne le quittent pas. Cela fait jaser dans le village. Certains comme Mattie Berg disent de lui que c’est un dangereux hors-la-loi recherché, mais Mattie Berg a beaucoup d’imagination. Lorsque j’ai demandé des informations supplémentaires à ce sujet, elle a éclaté de rire. Elle m’a recommandé de laisser les gens parler et de me faire mon propre jugement. Quant à l’origine de ses armes, elle l’ignorait. Elle avait toujours vu James avec, pour elle, ces revolvers faisaient partie de son identité. Selon Vera, James est un écorché vif. Personnellement, je ne vois en lui qu’un cow-boy impassible dont le regard noir n’est troublé par aucun sentiment. Pourtant, il m’a sauvé la vie. Et il me fait peur... Je crois qu’il est encore un peu tôt pour me faire une idée sur lui.

Voilà une description sommaire de mon nouvel entourage, mais je crois que la vie me prépare encore des surprises.


16 juillet 1860

J’ai revu Shane-le-troubleur-de-fête. Moi, qui espérais ne plus le revoir, j’ai été prise de remords de l’avoir renvoyé et surtout laissé partir. J’étais loin d’imaginer que je le reverrais… ainsi. Tout se passa au beau milieu d’une leçon d’écriture. Une agitation inhabituelle se fit entendre dans la rue ; des cris, des hennissements… Les distractions étaient rares à Amnistia et tous les enfants se levèrent pour aller voir ce qui se passait, sans que je puisse les retenir. Ils étaient déjà dehors ! Je les ai suivi et là, le spectacle qui s’offrit à moi me stupéfia. Un jeune homme attaché par les poignets avec une corde fixée à la selle d’un cavalier aviné se faisait traîner dans les rues de la ville dans un galop effréné. D’autres ivrognes encourageaient le tortionnaire qui galopait sans pitié. J’ai poussé un cri. Le jeune homme ainsi maltraité était Shane. Je me suis souciée des soulards qui assistaient au spectacle devant le saloon, et j’ai attrappé le cheval par la bride pour faire cesser le supplice de Shane. Sans m’occuper du cavalier, je l’ai libéré de ses liens et me suis tournée vers l’ivrogne ;
- Etes-vous fou ? Vous voulez le tuer ? !
Il se mit à rire ;
- Une petite promenade n’a jamais fait de mal à personne !
- Vous auriez pu le tuer ! Ce n’est qu’un enfant ! C’est ignoble de faire ce genre de choses !
- Hé ! Doucement, la p’tite dame ! S’il est assez grand pour avoir des dettes de jeu, il est assez grand pour assumer ! Il me doit de l’argent, c’est lui qui est en faute !
Je tombais des nues.
- Il vous doit de l’argent !
- Oui. Une dette de poker. Et j’estime avoir le droit de faire ce que je veux de ce vaurien qui ne paye pas ! - Et si, moi, je payais sa dette, vous le laisseriez tranquille ?
- Oui. Mais pourquoi vous feriez ça ?
Je n’ai pas répondu à cette question.
- Combien ?
- 40$.
J’ai sorti l’argent de ma bourse et lui ai tendu ;
- Beaucoup de bruit pour 40$ !
- Mais qui êtes-vous ?
- L’institutrice. Et ma première leçon sera ; "Ne jouez plus avec les enfants !"
Du saloon, a alors fusé une exclamation ;
- Sacrée bonne femme !
Et j’ai vu Vence, le propriétaire du saloon me saluer avec son chapeau. Puis, tout le monde s’est dispersé. J’ai fait signe à mes élèves, étonnés de mon audace, de regagner la classe. Leur récréation avait été assez longue. Je regardais Shane, qui secouait ses vêtements couverts de poussière.
- Ca va ?
- Oui... Merci... Mam’selle... Je peux pas vous rendre cet argent.
J’ai souri au visage maculé de terre.
- Je m’en doute bien. Je te propose un marché, si tu veux. Tu viens à l’école, tu te tiens tranquille, tu apprends et on est quitte.
A mes paroles, il a éclaté de rire. Ses yeux se sont agrandis ;
- Vous plaisantez ! Vous m’avez tiré d’un mauvais pas, d’accord, mais je ne mérite pas ça. Je préférerais encore essuyer tous les chemins d’ici à St Louis !
- Pourquoi Shane ?
Je ne comprenais pas pourquoi ce grand garçon refusait sa chance à l’éducation.
- Je déteste l’école ! me donna-t-il comme raison.
- As-tu jamais essayé ? Je te demande juste un mois et après tu verras que tu ne détesteras plus cela.
En bon fermier, il a tenté de négocier ;
- Pas un mois, deux semaines.
- Trois.
- D’accord, tope là !
Nous nous sommes serrés la main, puis je lui ai conseillé ;
- Va prendre un bain. Tu en as bien besoin !

Et Shane a réintégré ma classe, plus ou moins de mauvaise grâce. Je dois admettre en sa faveur qu’il respecte sa part du marché ; il ne trouble pas la classe. C’est un garçon de parole, mais il met plus ou moins de bonne volonté pour apprendre. Je crois qu’il est humilié quand il voit que Tom, à sept ans, dévore des livres, alors que lui, à 16 ans sait à peine écrire son nom. Shane est fier. Mais il est venu à mon aide malgré lui. Ce matin, je tentais d’expliquer le principe du calcul, de convaincre qu’il fallait savoir cela pour mieux vendre ses bêtes ou sa récolte (je m’adapte) et avoir une bonne situation. Shane déclara à tue-tête qu’il avait déjà trouvé le moyen de s’enrichir en s’amusant. Il a sorti un jeu de cartes de sa poche ;
- Le poker, il n’y a que ça de vrai !
Toute la classe éclata de rire. Je le pris au mot ;
- Tu n’as pas tort, Shane. Le poker ne ment pas, et il faut être intelligent pour y jouer correctement. Tu veux bien me prêter ton jeu ?
Il me l’a tendu, méfiant. Je distribuais des cartes à chaque élève, j’expliquais les règles, en rajoutait, les changeait. Cela les obligeait à réfléchir, compter, soustraire. Ils étaient motivés par le jeu. J’y participais et ils hurlaient de rire lorsque je perdais. Mes élèves se sont surpassés et Shane s’est révélé. Enfin un domaine dans lequel il était le meilleur, doué. Il s’est creusé la cervelle et a assimilé en un rien de temps l’addition, la soustraction et la division. J’ai vu à ses yeux qu’il y prenait plaisir. Mais, Shane n’est pas bête. Il a compris mon stratagème. Dans l’après-midi, je l’ai vu venir en aide aux plus jeunes. Shane s’est laissé vaincre. Je n’ai pas encore gagné, mais j’ai remporté une bataille plus fraternelle que je ne l’aurais cru !

Mes méthodes m’apportent quelques reproches. Principalement, de la part de Cathy chez qui j’habite toujours. Elle ne s’est toujours pas déridée. Froide et négative en toutes occasions. Pauvre Emily qui se trouvait freinée dans toute démonstration d’enthousiasme. Il y a peu, Cathy a trouvé bon de critiquer ma manière d’enseigner le calcul.
- Miss Boulter (elle rechignait à m’appeler Laurie), il faudra songer à abandonner les jeux de cartes. Ce n’est pas le genre de choss que les parents souhaitent que l’on apprenne à leurs enfants. Vous venez pourtant d’un bon milieu, je ne comprends pas que vous vous abaissiez à cela, ce n’est pas moral !
Je dressais la table quand elle me livra le fond de sa pensée. Son ton, perpétuellement agressif, m’agaçait. Un verre à la main, je lui répondis ;
- Tout d’abord Cathy, nous ne jouons pas aux cartes, mais nous apprenons à compter. Et je ne m’abaisserais pas à me servir d’un jeu de poker, si nous avions des manuels à disposition. Tout ce qui compte, c’est que les enfants font des progrès grâce à cela ! Non ?
Cathy ne répondit qu’en secouant la tête ;
- C’est une mauvaise idée d’avoir pris Shane ; maugréa-t-elle au contenu de sa casserole.
- Que dites-vous Cathy ?
- Je dis que c’est une mauvaise idée d’avoir réintégré Shane. Ce garçon n’est qu’un vaurien. Vous n’arriverez à rien avec lui, sauf à troubler la classe !
- Laissez-moi essayer.
- Son père est un ivrogne et un joueur. Le fils ne vaut pas mieux. En haussant le ton, je défendis mon nouvel élève ;
- Si tout le monde le juge ainsi, alors il deviendra comme son père. Il faut lui laisser une chance de montrer qu’il est différent. Ce garçon n’est pas bête, loin de là...
- Comme vous voulez, mais je vous aurais prévenue. N’oubliez pas que ce garçon est à peine plus jeune que vous.
J’allais demander ce qu’elle insinuait, mais Art et Emily entrèrent et ma question resta dans ma gorge.
- Alors, comment va notre petite institutrice ?
J’ai enfin posé le verre que je tenais à la main depuis dix minutes.


Partie 3

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