Les trois rivières


Juillet 1864

Mon nom de baptême est Julie Ann Lauren Williams. Un nom bien long pour une si petite personne, m’a-t-on souvent dit. Mais on ne choisit pas toujours son nom, ni ses parents, ni le lieu où on grandit. Moi, j’avais beaucoup de chance n’a-t-on cessé de me répéter durant mon enfance. Je menais une existence plus qu’aisée dans une grande maison des beaux faubourgs de Chicago, et mon père possédait l’une des premières automobiles à moteur, qui crachait une fumée noire en faisant un bruit assourdissant. Cela attirait beaucoup de curieux. Mon père en était fier. Il prônait qu’il n’y avait rien de mieux que de ne plus être incommodé par la puanteur d’un cheval... Cela restait à voir...
Andrew Williams, mon père, était un brillant avocat, connu du Tout-Chicago mondain. Il avait hérité son étude de son père, l’un des premiers avocats du pays, et son grand-père était un authentique lord britannique. Du sang noble coulait dans mes veines ! Lourde responsabilité pour une aussi petite personne que moi ! Mon père avait ardemment souhaité que je sois un garçon, afin de reprendre son étude et de perpétuer le nom des Williams dans la grande lignée des avocats réputés. Malheureusement, j’étais une fille, une simple fille, et ma mère ne put lui donner d’autres enfants. Andrew cacha sa déception au plus profond de lui ; mais je crois que sa raison lui dictait qu’il valait mieux avoir une fille que pas d’enfants du tout. Il comptait bien sur l’héritier que je lui donnerai. C’est curieux cette obsession que mon père avait au sujet de sa descendance. Je n’imagine même pas quelle aurait été sa réaction si le fils qu’il n’a jamais eu, avait refusé d’être avocat ! Je crois que cette hypothèse n’a pas lieu d’être, car le fils-prodigue n’aurait pas eu le choix.
En réfléchissant, j’ai eu la chance d’être une fille. Le grand avocat déçu laissa le soin de mon éducation à ma mère. Clarisse Ann Barnes Williams, ma mère était fille de médecin, mais rien de moins que la fille d’un des plus grands chirurgiens du pays, peut-être même du monde, si on écoutait ma mère. Quoi de moins surprenant que la fille d’un brillant chirurgien épouse le fils d’un brillant avocat ! Ils auraient de brillants enfants ! ! Ma mère avait comme lourde tâche d’être la maîtresse de maison, c’est-à-dire de superviser la vingtaine de domestiques à notre service et de rayonner lors des soirées mondaines. Elle était l’une des meilleures maîtresses de maison ! Elle se chargea également de mon éducation et m’envoya à l’école. J’adorais cela ! C’était une institution religieuse, fréquentée seulement par les jeunes filles de bonne famille, où la discipline était sévère. Je m’y rendais le matin dans l’automobile à moteur, et rentrais le soir, escortée par Nelson, le chauffeur. Quel bonheur de m’échapper de la grande demeure et d’avoir des amies de mon âge ! Un beau jour, je déclarais que moi aussi, je ferais la classe. Peu de temps après, ma mère me retira de l’école prétextant que j’étais trop grande, et j’eus un précepteur à domicile. De son côté, Clarisse se chargea de mon entrée dans le monde. Je rencontrai des avocats, des juges, des médecins et encore des avocats à n’en plus finir…Ma mère voulait assurer un héritier pour mon père, elle, qui n’avait pu lui en donner.
J’avais beaucoup de chance, n’a-t-on cessé de me répéter. J’habitais une magnifique maison aux sols de marbre, aux meubles en acajou, aux lustres de cristal, aux riches tentures de soie, et j’avais trois domestiques pour moi seule. Et moi, j’avais dix-huit ans. Dix-huit ans, une vie dorée et une foule de prétendants. A quoi prétendaient-ils tenir ? La fortune ou moi-même ? D’ailleurs étais-je jolie ? Je ne trouvais pas. Lorsque je regardais mon reflet dans le miroir au-dessus de ma coiffeuse, je voyais une jeune fille faisant plus jeune que son âge ; un visage ovale, pâle et criblé de tâches de rousseur ; des yeux bleus, gris. Ils étaient ma seule beauté, je crois. Enfin, mes yeux étaient les seuls à être complimentés. Etait-ce ce que j’avais de moins affreux ? Mes cheveux châtains et ternes étaient presque toujours frisés au fer, et laissaient des anglaises dans mon cou. Je ne reconnaissais pas mon reflet, et je finissais toujours par retourner le miroir contre le mur.

Mes parent m’aimaient, cela j’en étais sûre. Ils se souciaient de mon bien-être et de mon avenir. Ma mère m’apprit comment régir des domestiques et comment sourire lors des mondanités. Mes parents m’aimaient tellement et étaient tellement soucieux de mon avenir, qu’ils se chargèrent de me trouver un mari. Davis Anton Greywood fut l’heureux élu. De façon très inattendue, je me retrouvais fiancée le soir de mon dix-huitième anniversaire. Certes, ce n’était pas la première fois que je rencontrais Davis, mais de là à imaginer qu’il deviendrai mon mari...
Davis était avocat, bien sûr. Il travaillait pour l’étude de mon père, et le grand Andrew Williams était fier de lui, et plus fier encore à l’idée qu’il rentrait dans la famille. Davis était un homme distingué de 26 ans, un vrai jeune homme de bonne famille. Poli, flatteur, souriant et avec ce qu’il fallait d’hypocrisie pour survivre dans ce monde, il s’avérait être le gendre idéal. Ma mère en faisait éloge à toutes ses connaissances qui l’enviait. Pour moi, Davis n’était qu’un des multiples partis que l’on m’avait présenté. Il était sûr de lui, prétentieux, égoïste et riche. Nous n’avions aucune affinité. J’avouai qu’il était beau garçon, mais son regard était froid. Il me promettait l’argent, la sécurité, tout ce que j’avais déjà … Je ne m’imaginais pas l’épouser. Ou plutôt si, je me voyais déjà quelques années plus tard, avec la même coiffure que ma mère, le même regard et sa vie sans joie avec un homme qui se préoccupait plus de ses clients que de sa famille. Je me soumettais pourtant, jusqu’au jour où


17 juin 1860

J’ai décidé de relater les évènements à compter de ce jour. Non pas que je souhaite tenir un journal intime, mais pour prouver, que moi, Julie Williams, j’ai un jour pris ma vie en main. Je me suis enfuie. C’est étrange d’écrire cela, mais je me suis enfuie. Je suis dans le train en direction de St Louis. Je n’ai laissé à mes parents aucune explication, je suis partie comme une voleuse emmenant une malle et l’argenterie. J’en frémis encore ! Je pars dans le Missouri. Une ville du nom d’Amnistia demandait une institutrice, j’ai répondu à l’annonce et on m’a demandé de venir le plus vite possible. Me voilà dans le train. J’ai eu beaucoup de difficultés à me lancer. Les doutes m’ont submergée. Je n’étais jamais sortie de Chicago. Survivrai-je seule au Missouri ? J’avais entendu dire qu’il y avait des Indiens. Et puis, je ne suis pas institutrice, je ne sais rien faire d’ailleurs, à part sourire aux mondanités… C’est une folie ! Le train roule et le paysage commence à défiler devant mes yeux. Je ne peux plus faire marche arrière. Adieu grande maison, adieu mes parents, adieu Davis et à jamais !

Je sens contre ma peau le contact des billets que j’ai glissé dans mon corsage à la va-vite. Il fait une chaleur étouffante dans le wagon, et je sais qu’avec la sueur, le papier est collé sur moi. Que va dire mon père quand il va découvrir que j’ai volé de l’argent dans son coffre ? De l’argent et l’argenterie ! Peut-être me fera-t-il poursuivre et arrêter ?


18 juin 1860

J’ai très mal dormi. Ce train n’est pas très confortable. Dès mon réveil, j’ai capitulé. Je me suis précipitée vers le cabinet de toilette et j’ai retiré mon corset. Ah quel bonheur ! Mais ce que je craignais est arrivé, les billets de banque ont déteint sur ma peau, en y laissant des traces verdâtres. Je me suis rafraîchie comme je l’ai pu dans l’étroit cabinet. Lorsque j’en suis sortie, une dame était devant la porte, elle s’est exclamée mal aimable ;
- Enfin ! Ce n’est pas trop tôt ! Vous n’êtes pas toute seule dans ce train, ma p’tite dame !
Et elle a jeté un regard méprisant au corset que je tenais à la main. J’ai acheté un petit pain et une bouteille de lait au garçon qui passe dans les wagons. La faim me tiraille l’estomac. Je grignote en regardant le paysage. Nous traversons de grandes étendues boisées où courent des rivières. Je ne sais absolument pas où nous sommes. J’ai entendu des voyageurs parler de l’Illinois. Encore ! Je n’imaginais pas cet état si grand. Je regrette d’avoir demandé au contrôleur la durée du voyage jusqu’à St Louis.
- Trois jours encore ! m’a-t-il répondu.
Trois jours à mal dormir, à se tortiller dans tous les sens, à sentir mes jambes engourdies. Trois jours sans corset dans cet chaleur avec pour seule distraction l’étude du paysage.
Des enfants se sont mises à chanter derrière moi. Deux fillettes avec des nattes et des rubans dans les cheveux ; Laurie et Emmy. Elles sont ravissantes et mettent un peu de gaîté dans le wagon. Elles chantent cette chanson populaire "Oh Susanna", qui est un classique dans les campagnes. Deux ou trois voyageurs reprennent en chœur avec elles le refrain. Je me sens stupide de ne pas connaître cette chanson. Je ne connais que des poèmes.
La vieille dame en face de moi m’offre de l’orangeade. Elle est gentille.
Je me suis assoupie au son de la chanson. En me réveillant, la vieille dame me sourit. Je crois que je vais dormir encore un peu.


19 juin 1860

Laurie. C’est décidé ! Je vais emprunter le nom de cette délicieuse enfant pour ma nouvelle vie. La fillette dort dans les bras de sa mère. Mes parents n’ont jamais été très expansifs. Ils ne m’ont jamais pris sur leurs genoux, ni donné la main. Ils avaient laissé ce soin à la nourrice. Donc, à compter d’aujourd’hui, je m’appelle Laurie. Laurie Boulter. Je ne voudrais pas que l’on me retrouve à peine arrivée à St Louis. Après tout Laurie est le diminutif de mon deuxième prénom Lauren, et Boulter vient d’un roman. Je ne crois pas que dans le Missouri, on ait lu ce livre. Laurie Boulter, cela sonne bien!


20 juin 1860

Trois jours. Cela m’a semblé une éternité. Je n’ai presque pas dormi, mais je suis lasse de la chaleur. Je viens d’ouvrir la fenêtre et l’air frais me fouette le visage. Le paysage a changé. Nous sommes entre le Missouri et le territoire du Nebraska. Des étendues de prairies vertes houlant sous le vent, un lac aux eaux scintillantes qui me fait penser au lac Michigan. En fait, je ne connais rien sur l’ouest et le Missouri. Je n’en sais que ce qui est écrit dans les livres. Je peux citer les villes, les capitales, le nombre d’élus au gouvernement, mais je ne connais rien de la vie. L’aventure m’attend ! Le vent dans les cheveux, je regardai défiler le paysage sous un ciel azur sans nuage.

En fin de journée, nous voilà enfin arrivés. En descendant du train, j’étais épuisée et une bouffée d’air chaud m’accueillit. Je n’allais donc jamais en finir de cette chaleur ! Un bagagiste s’occupa de ma malle et l’amena jusqu’au relais de la diligence. Je me sentais un peu plus rassurée. Quoiqu’inconnue, la gare de St Louis était beaucoup plus petite que celle de Chicago et la fréquentation était différente. Si à Chicago, seule la haute société prenait le train, à St Louis, il y avait une foule d’étudiants, quelques familles modestes et une délégation de fermiers du Nebraska, venus plaider leur cause auprès des autorités. Après avoir cherché quelques instants, j’ai découvert la diligence. A quatre chevaux. Ici, point d’automobile à moteur, je m’y attendais. Je suis tout d’abord allée me rafraîchir à une fontaine que le seigneur, ayant pitié, avait mis sur mon chemin. Deux enfants y barbotaient et m’éclaboussèrent ravis. J’étais si lasse et dans un tel état que je n’ai pas eu le courage de les gronder. Je me suis dirigée vers la diligence, et là, quelques chose m’a choquée. Les portières rouges foncées étaient abîmées, mais pas une usure due au temps, elles étaient éraflées. Je les touchai du bout des doigts et j’ai entendu une grosse voix derrière moi.
- Elle a résisté à dix-huit attaques d’indiens.
Le conducteur de diligence était fier de lui. C’était un homme grand, costaud, moustachu et mal rasé. Il cracha par terre. Un authentique spécimen d’homme de l’Ouest !
- Dix-huit ! répétai-je surprise et apeurée. Je ne pensais pas être en contact avec l’aventure aussi vite.
- Oui. Des sioux, des pawnies et aussi des kiowas.
- Mon Dieu ! Sans se soucier de mon inquiétude, il continua.
- Et ce n’est pas tout. Venez voir !
Il me fit faire le tour de la diligence et je découvris des impacts de balles, moi qui n’avais jamais vu d’armes. Il dut me voir pâlir, car il précisa ;
- Une attaque ! Une bande de voleurs. Ils étaient dix et j’en ai tué quatre. Avec ceci.
Et il me montra sa carabine posée sur le siège.
- Mon Dieu ! ai-je répété bêtement.
Il me regardait. Je devais être pitoyable avec mon air ahuri, ma robe mouillée et mes cheveux décoiffés. Il cracha à mes pieds et sortit un cigare ;
- C’est vous la dame à la malle ?
Il posait la question, mais connaissait déjà la réponse.
- Montez ! On va partir !
Ce fut mon premier contact avec le monde qui m’attendait.

Durant tout le trajet, je priai pour que nous ne nous fassions pas attaquer. Je n’eus l’occasion de bavarder avec les autres voyageurs, car les roues grinçaient et faisaient un bruit épouvantable. Nous étions cahotés d’un côté et de l’autre, sans interruption. J’en venais à regretter l’automobile de mon père. Mais je me consolai en me disant qu’une fois ce voyage fini, je pourrais prendre un bon bain chaud et dormir. Alors je me laissai ballotter. Le paysage était au-dessus de tout ce que j’avais pu imaginer. Les routes n’étaient que terre et poussière et elles tortuaient dans les prairies vertes suivant le cours des rivières. Des arbres centenaires se dressaient majestueux, et des troupeaux de bétail encadrés par des cow-boys évoluaient doucement. Je vis passer à vive allure un cavalier du "poney express", qui distribuait le courrier dans l’Ouest. Les autre voyageurs agitèrent la main à son passage, et le conducteur le salua d’un coup de carabine en l’air. J’avais entendu parler de ces cavaliers, de leur courage, de leur endurance et de tous les dangers qu’ils couraient, et voilà que j’en voyais un de mes propres yeux. Puis, je vis des fermes, des champs de blé ou de maïs, des cabanes en bois. Et pas d’Indiens ! Laurie Boulter a découvert le décor de sa vie !

C’est encore avec un grand bonheur que j’ai quitté la diligence. J’ai secoué ma robe recouverte de poussière. Le conducteur déposa ma malle à mes pieds. Je lui demandais pour me rassurer ;
- Nous sommes bien à Amnistia ?
- Ah non ! Vous êtes à Red city !
Bien m’en prit de poser cette question. Voilà que je ne me trouvais pas au bon endroit. Je ne pouvais rien y changer, mais en enfant capricieuse, je protestais ;
- On m’a assuré que la diligence allait à Amnistia. Je veux être à Amnistia !
- On vous a mal renseigné Mam’selle ! La diligence n’est jamais passée par Amnistia. Le train non plus. Si vous voulez vraiment vous y rendre, trouvez un fermier qui vous emmènera, sinon marchez. Ce n’est qu’à une quinzaine de lieues !
Et il ponctua sa phrase par un crachat. On ne m’avait jamais parlé ainsi, et je n’avais pas l’habitude que les choses ne se passent pas comme je le souhaitais.
- C’est un monde que la diligence n’aille pas jusque là-bas ! criai-je en frappant du pied. Mes nerfs commençaient à lâcher. J’avais l’impression que le sort et le monde conspirait à me contrarier. J’étais épuisée, éreintée, à bout de nerfs. J’avais tant attendu cette arrivée à Amnistia, rêvé de ce repos mérité, et l’on m’en privait encore. C’était injuste ! Je sentais les larmes pointer au coin de mes yeux. Pauvre petite fille riche que j’étais !
Le conducteur me regardait surpris et désolé. Il ne put que me suggérer ;
- Demandez autour de vous. Peut-être quelqu’un vous emmènera.
Et il m’abandonna là, avec mes deux sacs de voyage et ma malle. Seule, dans une ville inconnue, debout dans la poussière. J’aurais voulu m’asseoir et pleurer sur mon sort. Quelle idée avais-je eu ?
A cette heure-ci, j’aurais pu être assise dans le salon à boire une tasse de thé. Je ne pus m’attarder sur mon malheur, car un chariot tiré par deux chevaux menaça de m’écraser ;
- Eh ! La poule de luxe ! Reste pas au milieu ! me cria-t-on. Les larmes coulèrent malgré moi. Voilà qu’on m’insultait ! Etait-ce cela l’Ouest ? Des gens peu accueillants qui crachaient et se souciaient bien de vous. J’aperçus le magasin général comme une lueur d’espoir. J’allais m’adresser à l’homme qui balayait le sol ;
- Excusez-moi, Monsieur. Connaîtriez-vous quelqu’un qui pourrait m’emmener à Amnistia ?
Il s’arrêta de balayer, me regarda et cracha sa chique avant de répondre ;
- Qu’est-ce que vous allez faire à Amnistia ?
- Je suis l’institutrice, répondis-je, bien que je considère que cela ne le regarde aucunement.
- Non. Je connais personne.
Et il se remit à balayer sans plus m’accorder d’importance. J’aurais pu me mettre à sangloter, piquer une crise de nerfs, cela n’aurait servi à rien. Personne n’aurait fait attention à moi. Les chariots roulaient, des gens me passaient à côté et aucun d’eux ne me demanda si cela allait, situation impossible dans mon quartier de Chicago. Les hommes du Missouri ne sont pas des gentlemen ! J’insistais ;
- Pourriez-vous au moins me donner la direction d’Amnistia ?
Il m’indiqua d’un geste vague la sortie de la ville. Pour ne pas perdre la face, j’étais prête à m’y rendre à pieds pour ne pas perdre la face. Bien que découragée, je ne voulais pas abandonner à la première barrière dressée devant moi. Je ne ferais que donner raison à mes parents ; je ne suis bonne qu’à marier ! J’étais déjà fatiguée, mais je marcherais, cependant je ne voulais pas laisser ma malle. Je m’assis dessus pour réfléchir à une solution, c’est alors que j’entendis ;
- Si vous voulez, je vous emmène !
Je me retournais et vis un jeune cow-boy. Celui-ci ne chiquait pas. Il avait des cheveux dorés et des yeux charbon noir.
- Comment ?
- Je vais à Amnistia. Je vous emmène si vous voulez !
- Oh merci Monsieur ! Vous me sauvez ! Voulez-vous prendre la malle ? Je vis un sourire sur ses lèvres.
- Non. Nous y allons à cheval. La malle reste là.
- Mais je ne peux m’en séparer !
- A vous de voir. Mais dépêchez-vous. Je pars tout de suite.
Je restais indécise. Ma malle contenait tous mes trésors. Mais c’était la seule solution pour arriver jusqu’à Amnistia. Il me força la main ;
- Je la mets à l’écurie. Vous passerez la prendre un autre jour.
Et il s’exécuta avant de me donner les rênes d’un cheval. Là, je fus heureuse d’avoir pris des leçons d’équitation, car je pus monter sans être ridicule. Le cow-boy bondit allègrement sur sa monture, une belle jument bai, et nous avons quitté la ville au pas. Là, je pus détailler l’homme à mon aise ; il avait de larges épaules, le teint hâlé par le soleil, ou par la crasse peut-être, il ne devait pas se laver très souvent. Ici, les gens semblent ignorer l’existence des bains ! Il avait les yeux sombres. Mon regard croisa alors quelque chose qui me terrifia ; l’homme avait deux armes à la ceinture, deux colts à crosse de nacre comme en portent les hors-la-loi dans les livres. J’étais peut-être en compagnie d’un dangereux criminel, un tueur qui allait m’agresser et voler l’argenterie de mes parents ! Et alors adieu ! La vie aventureuse de "Laurie" dans l’ouest n’aura pas duré longtemps. J’en tremblais ! Je tiens à préciser que j’ai toujours eu une imagination débordante ! Je demandais craintive ;
- Vous habitez Amnistia ?
Il répondit par un signe de tête. J’en déduisis que la réponse était affirmative. Je continuais ;
- Je suis Laurie Boulter... Je frissonnais à l’énoncé de mon nouveau nom.
- ...
- Je suis la nouvelle institutrice.
- Et alors ! lança-t-il comme s’il se souciait bien de savoir qui j’étais. Son ton ne me plaisait pas. Je n’étais pas habituée à un tel manque de respect. Ignorant le risque et son arme, je demandais ;
- Etes-vous tous aussi peu accueillants dans le Missouri ?
Il sourit ;
- Et encore, vous n’avez rien vu !
A ce moment le tonnerre gronda. Je n’avais pas remarqué les nuages qui s’étaient amoncelés dans le ciel, et sous la chaleur, ils menaçaient de crever. Le cow-boy avertit ;
- On devrait de dépêcher. L’orage va éclater.
Il talonna son cheval et j’en fis autant. Quelques instants plus tard, la pluie s’abattait sur nous. Même le climat cherchait à me décourager ! Nous galopions sur le chemin de terre transformé en terrain boueux. Soudain, je perdis mon étrier et n’arrivai pas à le remettre. Je m’abritais sous un chêne afin de me stabiliser. Mais le cow-boy arriva au triple galop, prit mon cheval par la bride et me fit quitter mon abri.
- Vous êtes folle ! Vous savez pas qu’on ne reste pas sous un arbre pendant un orage !
Je ne sus quoi lui dire. Il m’avait fait peur. Pourquoi ne devait-on s’abriter sous un arbre ? A peine m’étais-je posé la question que j’entendis un bruit terrifiant. Je vis le chêne centenaire en flamme. Il venait d’être frappé par la foudre... Le cow-boy venait de me sauver la vie.

Nous fîmes la route jusqu’à Amnistia au triple galop. La ville était déserte, sombre, sinistre et noyée sous un torrent de boue. Si je n’avais pas été si épuisée, j’aurais fondu en larmes. La pluie était dense, je distinguait à peine les façades des boutiques et façades. Il me fallait trouver la boutique de Monsieur Blair.
- Où puis-je trouver Monsieur Blair ?
D’un geste de la main, il m’indiqua une petite boutique, puis disparut au triple galop sous la pluie. Le cow-boy qui m’avait sauvé la vie venait de disparaître et je ne connaissais même pas son nom...

J’avais franchi le portillon et frappé à la porte. Un homme corpulent à la barbe noire vint ouvrir. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il me tira dans la maison.
- Vous, vous êtes l’institutrice ! Ne restez pas sous cette pluie, entrez, entrez !
Puis il appela ;
- Cathy, Emily, vite !
Une enfant d’une dizaine d’années surgit, suivie par une femme mûre à l’air sévère. Elles m’aidèrent à enlever mes vêtements mouillés. Mr Blair m’apporta une couverture bien douce et je m’enroulais dedans. La jeune Emily me guida jusqu’à la cheminée où brûlait un feu joyeux. Quelques instants plus tard, je me sentais mieux, réchauffée par cette maison accueillante. Je regardais autour de moi. C’était une pièce bien modeste, comparé à tout ce que j’avais connu, mais agréable. Je rencontrais le regard curieux d’Emily. Elle avait onze ou douze ans, de jolis cheveux châtains et des yeux gris. Son visage avait gardé toutes les rondeurs de l’enfance. Elle souriait, puis, n’y tenant plus, elle demanda ;
- Vous vous appelez comment ?
- On dit "comment vous appelez-vous ?", corrigea Cathy de la pièce à côté, qui étendait mes vêtements au-dessus du poêle. Emily répéta docilement ; - Laurie Boulter, répondis-je en me disant que, cette fois, ma nouvelle vie commençait. Emily continua les yeux brillants ;
- C’est vrai que vous venez de Chicago ? Est-ce que c’est si grand qu’on le dit ? C’est vrai que les rues sont pavées, qu’il y a des restaurants dans toutes les rues ? On peut se promener sur les berges du Michigan ?...
A ce moment, Mr Blair, qui venait de rentrer mon cheval, intervint ;
- Emily, n’assomme pas Miss Boulter avec tes questions ! Tu auras bien assez le temps de lui demander ce que tu veux savoir ! Ne vous laissez pas faire, Miss, car demain vous en aurez quinze comme elle !
C’est ainsi que j’appris qu’Emily allait être de mes élèves. Mr Blair continua en se frottant les mains au-dessus du feu ;
- Je me suis occupé de votre cheval, il est à l’écurie.
- Ce n’est pas mon cheval. Il est à l’homme qui m’a accompagnée jusqu’ici. Mr Blair se mit à rire ;
- Je me disais bien qu’une petite institutrice citadine ne pouvait venir seule jusqu’ici. Surtout sous cette pluie. Qui était cet homme ? Il vient d’Amnistia ?
Je fis signe que oui.
- Je ne connais pas son nom. C’est un cow-boy. Il était à Red City. Il est plutôt jeune et pas très bavard. Et il porte deux revolvers à crosse de nacre à la ceinture.
- C’est James ; déclara Mr Blair. Il travaille au ranch des trois rivières. Je le lui ramènerai demain.
- Oh ! Non ! m’empressais-je. Je le ramènerai moi-même. Je n’ai pas eu le temps de le remercier !
Mr Blair sourit ;
- Je ne crois pas que James s’embarrasse de vos remerciements ! Cela ne vaut pas la peine de faire le chemin jusque là-bas. Vous seriez déçue.
- D’ailleurs, le ranch n’est pas un endroit pour les jeunes femmes ! lança Cathy de sa cuisine. Emily protesta ;
- Et Vera alors ?
Cathy eut un regard sévère ;
- Vera n’est pas une femme qui se respecte !
- Vera est quelqu’un de bien, que cela te déplaise ou non ! lança Mr Blair. Cathy ne s’avoua pas vaincue. Je crois qu’elle aime avoir le dernier mot ;
- Ce n’est pas convenable, une veuve qui vit ainsi avec trois jeunes hommes sous son toit ! Dieu sait ce qui se passe là-bas ! Emily, je t’interdis de traîner là-bas !
Mr Blair coupa court à la discussion, qui devenait gênante pour moi, en demandant si le repas était prêt.

Nous nous mîmes à table. Art Blair trônait au bout. Un homme jovial, heureux, qui riait de tout, mais qui pouvait pousser des colères effrayantes. Un homme dont le grand cœur était comparable à son embonpoint. Sa fille Emily avait hérité de ce caractère simple et heureux et de ses yeux pétillants. Art avait perdu sa femme quatre années auparavant, décédée d’une fièvre, et Cathy, sa sœur était venue vivre avec eux. Elle avait pris en charge l’éducation d’Emily, que son frère négligeait. Elle avait un visage froid, sévère, mais je suis sûre qu’elle devait cacher un grand cœur. Le repas était simple. Rien de comparable avec les mets raffinés que je connaissais, mais j’appréciais ce repas qui tenait au corps.
- C’est délicieux !
Cathy me remercia du compliment d’un signe de tête, et je me dis que j’aurais maintes fois l’occasion de manger ce ragoût de pommes de terre, dans cette contrée sauvage.
Art et Emily me submergèrent de questions sur Chicago, alors que Cathy m’observait avec désapprobation. Enfin, elle posa la question qui lui brûlait les lèvres ;
- Quel âge avez-vous, Miss Boulter ?
Sa voix était devenue sèche. Art et Emily s’étaient brusquement tus, accentuant le malaise que je sentais venir. Mon amour propre de jeune noble se sentit attaqué. Je n’eus d’autre réaction que celle de me redresser sur ma chaise et de déclarer d’un air suffisant ;
- J’ai l’âge requis pour enseigner.
- Sûrement, reconnut Cathy offusquée de mon ton. Mais vous rendez-vous compte que vous allez avoir comme élèves des garçons fermiers à peine plus jeunes que vous...
- Et...
- ... Et il va vous falloir instituer une certaine discipline. Et vous avez l’air si jeune, si petite, que je crains...
- Ne vous inquiétez pas plus longtemps. Avant de me juger capable ou non, laissez-moi faire mes preuves. Et puis, sachez que la discipline et le respect n’ont aucun rapport avec l’âge. Quant à ma taille, qu’à cela ne tienne, je porterais des talons ! !
Je ne vois toujours pas en quoi ce que je venais de dire était risible, mais Art éclata d’un rire joyeux où se mêla celui, plus cristallin d’Emily. Je croisais le regard de Cathy sans comprendre, mais qu’importait, la tension était tombée et cela me réjouissait. Le repas se termina gaiement. J’étais tellement habituée aux repas silencieux où mon père s’accordait le droit suprême de parler, que la gaieté m’étourdissait un peu.

Après le repas, alors que Cathy avait refusé mon aide pour la vaisselle, Emily me prit par la main et m’attira dans les escaliers. On m’avait attribuée la "chambre bleue". C’était une pièce tapissée bleu pâle, avec des rideaux de mousseline aux fenêtres où cognait sauvagement la pluie. Une coiffeuse, une armoire, un lit recouvert d’un édredon en patchwork ; une pièce petite, mais douillette. Je m’y sentis bien. Elle sentait bon la cire et la fleur de pommier. Dans un sourire, Emily s’éclipsa. Je me retrouvais seule. Seule pour ma nouvelle vie … Mais je n’eus pas le temps de réfléchir à mon sort. J’étais épuisée. Sans plus attendre, je me dévêtis et me glissais entre les draps frais. Je sombrais alors dans un sommeil peuplé d’images ; une diligence criblée de balles, des paysages et un cow-boy aux revolvers à crosse de nacre à la ceinture.


Partie 2

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