Un destin hors du commun


Chapitre 5

PREMIERE MISSION

Après deux semaines d’isolement, Alyssa commençait à reprendre ses habitudes au sein du relais. Elle s’attachait à être très présente aux côtés des cavaliers pour recueillir leurs impressions après chaque course et se faire une idée de leurs occupations pendant leurs temps de repos. Entre les nouveautés que Teaspoon leur faisait tester, les histoires rocambolesques que racontait Cody, les travaux du relais, les garçons ne s’ennuyaient jamais. Un soir, au dîner, en présence de Cody, Jimmy et Noah, Teaspoon, bien calé sur sa chaise, proposa à la jeune femme d’un air désintéressé :
-"Ca vous dirait de faire une course avec un des cavaliers ?"
La visage d’Al s’illumina d’un large sourire tandis qu’elle se redressait sur sa chaise, signe de l’intérêt qu’elle portait la question. Elle répondit avec enthousiasme :
-"Bien sûr !"
Mais Hickok prit tout à coup la parole avant que Teaspoon n’ait le temps de continuer. Sans lever le nez de son assiette, il maugréa :
-"Sa place n’est pas sur les pistes !
-Hickok, quand j’aurai besoin de ton avis, je te le ferai savoir…
-Mais, enfin, Teaspoon, vous savez très bien qu’elle ne peut que nous ralentir !
-Exceptionnellement, ce n’est pas un message urgent que je vais faire partir… Merci de t’inquiéter à ce point de la rapidité de l’acheminement du courrier, Hickok !", rétorqua Teaspoon avec un sourire ironique que le cavalier prit assez mal : se faire rabaisser ainsi devant ses collègues et cette femme n’était pas fait pour améliorer son humeur morose. Sans se soucier davantage de la susceptibilité du cavalier, Teaspoon reprit :
-"Il s’agit de remettre mon rapport trimestriel en mains propres au chef du relais de St Joseph, Monsieur Warren Drayton…
-Ca parle de quoi ?", s’inquiéta tout à coup Cody.
-"De vous, mes p’tits gars !
- Alors vous y écrivez sans doute que je suis le meilleur élément que vous ayez jamais rêvé d’avoir !", s’exclama Cody triomphant avec son sourire en coin et son regard pétillant. Teaspoon se contenta de sourire devant son humour toujours bienvenu pour détendre l’atmosphère parfois lourde au relais. Mais son attention revint vite sur Al :
-"Alors ?
-Evidemment, je suis bien tentée !
-Très bien, vous partirez demain matin avec Cody."
Toujours aussi discret, Noah ne sembla pas vouloir se mêler de la conversation, tandis que Hickok lança un regard agacé à ce fanfaron de Cody qui ne manquait décidément jamais une occasion de se mettre en avant. Le cavalier du Kansas savait mieux que quiconque combien la jeune femme, ne sachant pas évaluer les risques, pouvait s’attirer des ennuis. Son envie de la protéger des dangers qu’elle allait certainement rencontrer sur les pistes s’était exprimée par une remarque humiliante. Il n’avait pas pu s’en empêcher même s’il s’était bien gardé de trahir les liens qu’il avait pu avoir avec elle à Chimney Rock. Malgré la haine qu’il éprouvait pour la profession de journaliste, il aurait bien voulu être chargé de cette mission pour garder un œil sur l’insouciante jeune femme. Il savait que Cody serait tout aussi capable que lui de veiller sur elle, et que son agilité pour manipuler son fusil à poudre Springfield n’était plus à prouver, mais il ne pouvait que remarquer avec impuissance le regard de son ami sur Alyssa : tout était prétexte à l’impressionner ou à passer du temps avec elle. Hickok détourna le regard, comme embarrassé, pourquoi éprouvait-il le besoin de partir avec elle ? D’ailleurs pourquoi s’inquiétait-il seulement de ce qui pouvait lui arriver ?

Avant l’extinction des feux de la chambre commune, Buck rentra de son relais. Alyssa, ravie, le retrouva devant la grange alors qu’il s’apprêtait à y entrer, son cheval derrière lui et s’empressa de lui parler de sa mission du lendemain :
-"Buck ! Demain, je pars porter une lettre à St Jo avec Cody !
-Quoi ?", demanda-t-il, tombant des nues, tandis que son amie reprenait, sans même remarquer que son enthousiasme n’était pas partagé :
-"C’est Teaspoon qui me l’a proposé ! C’est une bonne chose, non ? Ca me permettra de vivre l’expérience, plutôt que de la raconter à travers vos récits !
-Arrête de penser à ton article quelques minutes ! La piste est dangereuse !"
Cette phrase tomba comme un couperet. Le sourire d’Al disparut aussitôt quand elle prit conscience que la nouvelle ne réjouissait pas du tout son ami, trop inquiet pour voir le positif de la proposition. Elle essaya alors de le rassurer :
-"Buck… J’ai voyagé avant de te rencontrer… Après aussi… Je sais que nous ne vivons pas dans une contrée hospitalière, que les attaques sont monnaie courante, d’autant plus quand on est une femme, mais je ne serai pas seule. Tu me connais suffisamment pour savoir que je ne suis pas du style à rester enfermée entre quatre murs ! Essaie de me comprendre : je ne peux pas passer à côté…
-Où ta passion va-t-elle finir par te mener ? Enfin, je n’ai pas le droit de te retenir… Prends bien soin de toi…", conclut-il simplement en la serrant fort contre lui, sachant qu’il était tout à fait inutile d’essayer de la faire changer d’avis. Puis Al prit délicatement les rênes que le cavalier tenait toujours dans sa main et lui fit signe d’aller se coucher. Elle le regarda s’éloigner lentement vers la baraque en bois, en se demandant s’il était plus fatigué par sa course ou abattu par l’annonce de sa petite mission.

Le Kiowa entra dans salle commune et fila directement vers le lit de Cody où celui-ci était déjà couché. Il lui murmura simplement à l’oreille, sur un ton autoritaire qui lui était peu habituel :
-"T’as pas intérêt à ce qu’il lui arrive quoi que ce soit ! Tu m’entends ?
-Hey… Du calme les gars ! Qu’est-ce que vous avez tous ? Vous êtes jaloux ?
-Ecoute moi bien, Cody ! C’est pas une question de jalousie ! Mais ramène-là moi !"
Trop contrarié, Buck n’entendit même pas le sous-entendu qu’avait fait Cody en lui suggérant qu’il n’était pas le seul à s’inquiéter du sort de la journaliste. Toute son attention était focalisée sur une chose : celle qu’il considérait comme sa petite sœur allait partir en mission avec cette tête brûlée de Cody. Quels obstacles allaient-ils rencontrer ? Que ne donnerait-il pas pour partir à sa place ? Mais il savait que Teaspoon ne le lui permettrait pas, car il devait d’abord récupérer de sa course.

En s’endormant, il la revit lui ouvrir sa porte dans cette petite chambre à South Pass, mentir pour le protéger, le soigner, puis prendre des risques pour l’aider à sortir de la ville et finalement lui trouver une place au sein de sa famille. Elle lui avait tant donné… Bien plus que la majorité des gens qu’il avait rencontrés dans sa vie. Seuls ses collègues du Pony Express avaient gagné sa confiance par le respect qu’ils se portaient les uns aux autres, pourtant, cette fois-ci, il en voulait à Cody.

Cette nuit-là, plusieurs cavaliers ne dormirent pas beaucoup. Buck et Jimmy n’arrivaient pas à admettre, chacun à leur manière, qu’ils allaient devoir laisser la vie d’Al entre les mains de Cody l’insouciant. Hickok savait qu’il lui confierait sa vie sans hésiter, mais cette fois-ci, il ne pouvait pas s’empêcher de remettre en question la confiance qu’il avait en son ami. Il le connaissait suffisamment : pour impressionner la journaliste, il serait prêt à n’importe quelle prouesse. Ce dernier, quant à lui, n’était pas peu fier d’avoir été choisi par Teaspoon pour accompagner la jeune femme. Couché, son bras gauche replié sous sa tête, il garda un long moment son regard bleu fixé sur le plafond en bois, perdu dans ses pensées, sans même sentir les yeux de ses deux collègues posés sur lui. Cody se projetait déjà dans sa mission : il aurait de cette façon la possibilité de prouver à la journaliste sa dextérité avec une arme à feu, de lui faire partager sa passion des grands espaces, de lui faire vivre son métier. Il s’endormit en idéalisant ce voyage qui le réjouissait d’avance.

De son côté, tout comme Buck et Hickok, Al ne passa pas non plus une très bonne nuit. Elle était bien sûr excitée à l’idée de relever le nouveau défi que lui proposait le chef du relais qui mettait en elle plus de confiance qu’elle ne l’aurait imaginé à son arrivée. Mais au-delà de l’impatience qu’elle pouvait éprouver à vivre à son tour une mission pour le Pony Express, elle savait que ce ne serait pas facile. Depuis des mois, les cavaliers parcouraient le Territoire et étaient maintenant habitués aux pires situations, endurants face à l’adversité. Il ne s’agissait pas pour elle de traîner derrière Cody…

Il ne faisait pas encore jour qu’Al, ne trouvant plus le sommeil après une longue réflexion, était déjà dans l’écurie en train de parler à sa jument. Sa fidèle complice n’était pas encore prête pour un tel voyage, acceptant à peine la selle pour tourner en rond dans le corral. Al n’avait même pas encore réussi à la monter et préférait être patiente, plutôt que de prendre le risque d’échouer et de la perdre à jamais. La jument était en effet encore trop réticente à l’approche de la jeune femme quand celle-ci tentait de la monter. Tout en caressant le poil brillant de l’animal, Al sentait l’anxiété croître en elle au fur et à mesure que les minutes passaient : une douleur à l’estomac croissait irréversiblement. A cet instant, St Jo lui semblait si loin…

Tout à coup, on lui tapa énergiquement sur l’épaule. Surprise, Al sursauta et se retourna violemment pour découvrir Ike. Il était rentré tard de sa mission la veille et n’avait pas mangé avec ses collègues, mais visiblement quelque chose l’avait également empêché de passer une bonne nuit. Il jeta rapidement son chapeau dans son dos, laissa entrevoir son visage grave et commença à faire quelques gestes rapides, mais Alyssa lui attrapa les mains en lui demandant :
-"Attendez ! Ike ! Pas si vite ! Je ne vous comprends pas !"
Il esquissa un sourire : il avait oublié que la jeune femme n’avait pas encore eu beaucoup de temps pour assimiler son langage. Il reprit plus lentement. Alyssa fronça les sourcils en se concentrant.
-"Buck ?"
Ike acquiesça et continua.
-"Quoi ? Attendez ! Moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?"
Puis il montra Lolita.
-"Cheval ? Et alors ?"
Tout à coup, son visage s’illumina :
-"J’y suis ! Vous êtes passé voir Buck qui vous a expliqué que j’accompagnais Cody à St Jo pour porter un pli…"
Ike hocha la tête en souriant, heureux d’avoir pu se faire comprendre. Puis, il reprit, mais Al lui immobilisa une seconde fois les mains en disant :
-"Je sais… Je dois faire attention… Il est inquiet pour moi… Il n’a pas besoin de vous envoyer…"
Mais Ike secoua la tête comme pour lui faire comprendre qu’il était venu de lui-même. Puis, après une hésitation, il regarda rapidement autour de lui et, d’un geste, sortit un revolver d’une des grandes poches de sa veste beige pour le tendre à Al. Surprise, elle le refusa poliment en secouant la tête. Mais comme Ike insistait, elle accepta pour ne pas le blesser, lui aussi. Elle remarqua tout à coup que chacun prenait son départ très au sérieux. Tous semblaient énormément s’inquiéter, alors qu’elle, elle était impatiente de vivre une course pour le Pony Express. Peut-être parce qu’ils avaient vu et vécu sur ces pistes des drames difficiles à oublier…
-"J’espère que je n’aurai pas à m’en servir, mais je vous remercie Ike…"

Ils furent rapidement rejoints par Cody dans une forme encore plus exceptionnelle qu’à l’habitude. Il semblait particulièrement enthousiaste à l’idée d’être accompagné par la journaliste. En entrant dans l’écurie, il ne sembla même pas surpris d’y trouver Al qui y passait toujours beaucoup de temps pour reprendre le dressage de Lolita. Il lui sourit simplement en guise de bonjour et lui lança en fanfaronnant :
-"Alors ? Prête ?
-Je n’attends plus que vous me montriez mon cheval !"
Ike, appuyé sur l’encadrement de la porte, réfléchissait. Depuis quelques jours, il avait appris à connaître cette jeune femme pleine d’entrain. Elle était toujours motivée quand on la défiait. Pourtant elle n’avait pas su cacher sa peine aux yeux des cavaliers qui avaient alors découvert chez cette jeune femme courageuse et téméraire une fragilité insoupçonnée. L’air soucieux, le muet regarda Cody s’activer à préparer ses affaires. Avec le temps, il avait appris que le chef du relais ne faisait jamais rien sans avoir une idée derrière la tête. Mais il ne comprenait pas ce que Teaspoon attendait de cette mission,. Mais Al aurait-elle les épaules assez larges pour mener à bien cette course ?

Pendant ce temps, Alyssa sellait son cheval : un bel alezan doré. En ce moment intense, elle laissait son esprit vagabonder et se surprit à penser à sa famille à Pacific Springs… A ceux qu’elle avait laissés à Denver… Même à cet égocentrique d’Emerson qui lui avait imposé de voyager en diligence pour limiter les risques. Il serait bien inquiet de la savoir constamment à cheval. Finalement cet homme lui menait la vie dure, faite de compromis et de menaces, mais il lui permettait aussi de vivre des aventures auxquelles beaucoup n’auraient pas osé penser. Elle pouvait être fière d’avoir une occasion de vivre des expériences aussi enrichissantes. Finalement sa vie à Denver ne ressemblait pas tout à fait à ce qu’elle avait imaginé en quittant Pacific Springs… Elle y avait découvert des gens encore plus excentriques qu’elle qui passait pour une originale dans son village natal.

Tout à coup, Cody la sortit de ses pensées en se rapprochant d’elle. Son regard vert croisa celui du cavalier qui crut y déceler une once d’inquiétude. Il la rassura en posant sa main sur son épaule :
-"Ne vous inquiétez pas ! Ca va aller…"
Alyssa se contenta de sourire en repensant au nombre de personnes qui s’étaient chargées de la mettre en garde face aux dangers de la piste. Elle n’était en réalité pas plus fière que ça, mais la présence de Cody la rassurait. Elle le savait digne de confiance et surtout de bonne compagnie pour un tel voyage. Si les circonstances avaient été différentes, elle aurait peut-être préféré voyager avec Hickok, mais elle savait maintenant qu’elle avait peu de chances de retrouver leur complicité de Chimney Rock. Il faisait encore nuit quand les deux cavaliers se mirent en selle. En passant devant la chambre commune, Al croisa le regard inquiet de Buck, encore en long johns. Il sortait à peine du lit, et à ses traits tirés, elle vit qu’il n’avait vraisemblablement pas passé une bonne nuit. Appuyé contre une poutre du préau, il les regarda passer. Quand elle s’arrêta à sa hauteur, il lui murmura, sur un ton protecteur :
-"Prends bien soin de toi !"

Ils atteignirent le premier relais pour changer de montures plus rapidement qu’Al ne l’aurait cru. Bien que ce ne soit pas un courrier express, Cody ne traînait pas. Ils firent une rapide pause à midi pour engloutir le repas préparé par Rachel et reprirent la route aussitôt. Alyssa aurait presque préféré ne pas s’arrêter : le fait de descendre de cheval lui avait fait ressentir combien ses membres étaient engourdis et déjà courbatus après une demi-journée de chevauchée. Elle réalisa alors que la mission n’allait pas être aussi facile qu’elle le pensait, ne serait-ce que pour assumer les miles sans se plaindre de la cadence à son compagnon de voyage. Peu habituée cette dernière année à galoper des heures durant, elle tentait de se concentrer sur le paysage qui l’entourait pour ne pas penser à ses reins qui commençaient déjà à la faire souffrir.

La traversée en bac de la rivière Big Blue entre Marysville et Guittard’s fut une véritable aventure. Non seulement Alyssa avait une peur de l’eau qui surprit Cody, mais en plus, son cheval semblait encore plus paniqué qu’elle. Bien qu’elle se soit mise devant lui pour lui caresser lentement le chanfrein en lui murmurant quelques mots doux, l’animal ne cessait de s’agiter. Les deux cavaliers crurent boire la tasse à plusieurs reprises, mais parvinrent tout de même à atteindre l’autre rive après avoir fait des prouesses pour retrouver leur équilibre. Cody ne savait pas vraiment laquelle, d’Al ou de sa monture, était la plus soulagée d’être de nouveau sur la terre ferme. Avant de reprendre la route, il proposa quelques minutes pour reprendre leurs esprits. Al attacha son cheval à un arbre sur la berge et s’assit au bord de l’eau. Elle garda les yeux fixés quelques minutes sur les remous du courant quand Cody la rejoignit :
-"Je ne savais pas que l’eau vous rendait si anxieuse… Si j’avais su, on aurait fait un détour…
-Non… Ne vous inquiétez pas… Il faut bien faire face à ses peurs de temps en temps… Je crains simplement d’être emportée par le courant… Comme je n’ai jamais vraiment appris à nager, je suis effrayée à l’idée de mourir noyée…"
Elle tourna la tête vers son compagnon de voyage qui garda le silence devant cette confidence. Puis, ce dernier reprit pour clore le sujet :
-"Allons-y ! Dans une heure nous serons à Ash Point… Nous y passerons la nuit…"

Rien qu’à l’idée de passer une bonne nuit dans un lit, Alyssa rassembla tout son courage pour remonter en selle et suivre son ami. Ils galopaient depuis un petit quart d’heure au milieu d’une longue plaine prise entre deux plateaux, quand Cody ralentit la cadence de son cheval pour s’arrêter. Fixant l’horizon d’où se dégageait un compact nuage de poussière grise, il sembla penser à haute voix :
-"Il a l’air de se préparer une sacrée tempête là-bas… On va aller se protéger au flanc de cette montagne…"
Sans davantage d’explication, il fit quitter la piste à son cheval et s’engouffra à travers les arbres qui les séparaient du côteau qu’il lui avait désigné sur leur droite. Alyssa, ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre, lui emboîta le pas sans tarder.

Sous ses airs de blagueur irresponsable, Cody savait agir avec efficacité quand les circonstances l’imposaient. En quelques secondes, il fit un rapide repérage et finit par trouver un surplomb dans la roche qui permettrait aux deux cavaliers et à leurs chevaux de s’abriter le temps que la tempête passe. Cody ne perdit pas une seconde pour desseller les chevaux et les attacher à un arbre le plus près possible de la paroi, mais Alyssa resta un moment inerte, ne sachant que faire pour aider son ami qui ne se préoccupait même pas d’elle, comme si ses préparatifs devaient être réalisés le plus rapidement possible. Enfin, il l’attrapa par la main et lui jeta son paquetage dans les bras en lui ordonnant :
-"Calez-vous bien dedans et restez contre la paroi…"
Al s’assit contre la roche et s’emmitoufla dans ses couvertures. Cody ne tarda pas à la rejoindre. La tempête se rapprochait. Adossés tous les deux à la roche, ils se regardèrent brièvement, inquiets. En quelques secondes, les bourrasques devinrent de plus en plus régulières et fortes. Alyssa se recroquevilla sur elle-même en posant sa tête sur ses genoux pour protéger son visage fouetté par le vent violent. Dans un élan protecteur, au moment où il sentit les rafales s’accélérer et se rapprocher les unes des autres, Cody mit son bras autour du cou d’Al qui se blottit instinctivement contre lui. Ils patientèrent ainsi tapis contre la paroi une petite heure. Quand la tempête fut enfin passée, Al hésita même à relever la tête de peur d’être emportée, mais le vent s’était radouci et les tornades semblaient continuer leur chemin vers le nord. Pendant ce temps, la nuit était tombée sur leur campement de fortune. Cody annonça alors :
-"Je suis désolé, Al… Vous devez être fatiguée de cette première journée de cheval, mais nous n’allons pas pouvoir rejoindre le relais de Ash Point ce soir…
- C’est bien ce que je craignais…", répondit-elle déçue de ne pouvoir passer une bonne nuit dans un lit, puis elle ajouta, soucieuse :
-"La tempête ne risque pas de revenir ?
-Non, rassurez-vous… Nous allons pouvoir faire un feu."
Le jeune homme rassembla quelques brindilles et de petites flammes éclairèrent vite leur bivouac. Ils avalèrent encore quelques-unes des provisions que Rachel leur avait préparées puis discutèrent autour du feu :
-"Alors ? Mademoiselle Mac Cartie ? Vous trouvez de quoi raconter à vos lecteurs au sein de notre relais ?"
Surprise de ce besoin de parler de la part du jeune homme, Alyssa relèva la tête, brutalement sortie de ses pensées :
-"Oui, chacun adopte avec moi un comportement qui lui est propre, mais globalement, j’ai de la matière…
-Vous parlez d’Hickok ? Ca a toujours été un sauvage !!!
-Entre autres, oui… Mais Lou garde aussi ses distances… C’est quoi son histoire ?"
Toujours avide de raconter des anecdotes, Cody, le sourire aux lèvres, commença :
-"Ah ! Lou, c’est une forte tête… Il ne faut pas lui marcher sur les pieds…
-J’avais cru comprendre…
-Mais c’est aussi ce qui lui a permis de se faire une place dans l’équipe… Il lui a fallu beaucoup de courage, je pense… Ca ne doit pas être facile pour elle de jouer ce rôle à longueur de temps…"
Al marqua une hésitation avant de reprendre… Son interlocuteur avait dit "elle" sur un ton si naturel qu’elle ne voyait pas là une erreur… Voilà donc ce qui expliquait le comportement distant du cavalier vis à vis de la journaliste. Mais comment ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? En y réfléchissant, il était vrai que Lou se cachait toujours derrière ses petites lunettes, rabattait régulièrement son chapeau sur ses yeux et ne la regardait jamais en face pour le peu de fois où elle lui avait adressé la parole… De même, Al avait remarqué à son arrivée la carrure frêle du cavalier, mais sans y attacher plus d’intérêt que ça. Cody, encore plus bavard qu’à l’habitude ne remarqua même pas la stupeur qui s’affichait sur le visage de Al à la lueur du feu… Il lui raconta comment la cavalière avait rejoint l’équipe du Pony Express après s’être échappée de l’orphelinat où elle avait grandi avec son petit frère et sa jeune sœur. Elle non plus n’avait visiblement pas été gâtée par la vie. Le Pony Express était le seul emploi respectable qui lui permettait de gagner l’argent nécessaire pour faire sortir sa famille de cet Etablissement tenu par des sœurs. Tout à coup, Alyssa esquissa un sourire et ne put s’empêcher de demander :
-"Il y a quelque chose entre elle et Kid… Je ne me trompe pas ?"
Cody releva la tête et croisa les yeux verts, remplis de curiosité, de sa camarade :
-"Je ne sais pas vraiment… C’est un peu compliqué, je crois… Mais je pense que oui…", répondit-il avec détachement, comme si la situation le dépassait. Avec un sourire, en coin, heureuse de pouvoir enfin comprendre pourquoi Lou était aussi distant et agressif vis à vis d’elle, Al reprit :
-"Ca se sent à des kilomètres… Elle ne supporte pas que je m’approche de lui, que je lui parle… En y réfléchissant, elle l’a rappelé régulièrement à l’ordre quand il discutait avec moi… J’aurais dû faire le rapprochement plus tôt…", conclut-elle. Une femme au sein de l’équipe… Ca, c’était un scoop et pourtant, elle ne pourrait pas le publier pour la protéger. Car elle se doutait bien que si elle était couverte par ses collègues et peut-être même par Teaspoon ; Russel, Majors et Waddell, eux, avaient bien stipulé dans leur annonce qu’ils ne recherchaient que des garçons. Avec le recul, Al comprenait pour une fois cette discrimination. Pour n’avoir chevauché qu’une journée auprès de Cody, elle se rendait bien compte qu’une bonne endurance était absolument nécessaire pour assumer les miles. Et bien qu’elle recherchait souvent l’égalité entre hommes et femmes, cette fois-ci, Al reconnût volontiers que certaines tâches devaient être confiées à des hommes.

Malgré les conditions et le manque de confort, Alyssa ne tarda pas à s’endormir, trop fatiguée par la mauvaise nuit de la veille et sa journée à cheval. Cody la regardait silencieusement. Il s’imaginait combien elle devait être exténuée, mais il savait qu’elle ne le lui avouerait pas et ne demanderait jamais qu’il ralentisse la cadence. Il trouvait chez elle une grande force de caractère qui imposait le respect. Mais au fil des heures qu’ils avaient passées ensemble, il avait su voir également en elle ce côté qu’elle aurait aimé davantage cacher, celui qui la montrait plus sensible, plus faible, plus dépendante des autres. Il avait déjà croisé le chemin de quelques jeunes femmes sur lesquelles son regard s’était un peu arrêté. Des femmes en lesquelles il avait aimé voir un avenir… Il se souvenait surtout de Jenny St Clair et de Maria, la belle Mexicaine. Il n’avait jamais vraiment fait le pas vers elles, mais avait tout de même été peiné quand le destin les avait éloignées de lui. Et quand il posait son regard sur cette belle journaliste, il ne pouvait pas contenir toutes ses pensées. Tous les deux, ils semblaient si différents : elle si posée, si droite et lui si taquin, si insouciant ; et ils se ressemblaient à la fois par leur honnêteté et leur solidarité envers les autres. Il ne pouvait s’empêcher d’être jaloux de la complicité qui s’était créée entre elle et son collègue Kiowa. Il savait pourtant qu’il ne pourrait jamais effacer ce que les deux amis avaient vécu ensemble à South Pass, mais il aurait tellement voulu gagner cette place de numéro un dans son cœur.

Alors que les deux cavaliers quittaient à peine Troy, Al se sentit soulagée de savoir que seul le relais de Johnson’s Ranch les séparait maintenant de St Jo. Quand ils entamèrent une piste accidentée et caillouteuse, un raccourci de deux heures aux dires de Cody, Alyssa ralentit la cadence de son cheval pour lui laisser choisir son chemin. Elle baissait régulièrement la tête pour éviter les branches des arbres qui encombraient le passage. Tout à coup, couchée sur l’encolure, Al ne vit pas l’ombre surgir devant elle et sentit sa monture se dérober brusquement et la désarçonner. Elle s’étala de tout son long sur le côté, sa hanche gauche heurtant violemment le sol. Le temps que Cody entende la chute et revienne sur ses pas, il la trouva couchée sur le dos, se tenant le côté, grimaçant de douleur. Il sauta à terre pour l’aider à se relever.
-"Al ? Ca va ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Je ne sais pas…"
Tous deux levèrent la tête au même moment pour chercher ce qui avait pu effrayer le cheval. A quelques mètres d’eux, ils remarquèrent une jeune femme blonde, d’une grande classe, en selle, en train de les fixer silencieusement. Comme Al se redressait lentement pour dévisager l’inconnue, cette dernière finit par ouvrir la bouche :
-"Je suis désolée : je ne vous ai pas vue…
-Vous ne pouvez pas faire attention quand vous coupez une piste ? J’aurais pu me faire très mal…
- Excusez-moi, mais il y a des situations où l’on ne peut pas perdre de temps…"
Intrigué par le sous-entendu, Cody ne put s’empêcher de demander en se rapprochant d’elle :
-"Un problème, madame ?"
L’inconnue baissa les yeux et détourna la tête un instant, comme si elle hésitait. Puis, elle finit par expliquer :
-"Je suis poursuivie par des tueurs…
-Pourquoi ?", interrompit Al, sceptique, venue rejoindre son ami qui se tenait maintenant devant le cheval blanc d’écume de la jeune femme. -" Ils veulent les terres de mon mari… Ils l’ont assassiné il y a deux jours et depuis, j’essaie de les semer, mais ils me retrouvent à chaque fois que je crois en être débarrassée…"
Elle raconta son histoire sur un ton plaintif qui ne tarda pas à émouvoir Cody qui était d’autant plus touché que la jeune femme cherchait avec insistance ses yeux bleus. Alors qu’elle descendait de cheval, la fugitive ajouta en s’adressant cette fois-ci à la journaliste qui jetait sur elle un regard incrédule :
-"J’espère que vous ne vous êtes pas blessée… C’est vrai, tout est entièrement de ma faute, je ne regardais pas où j’allais…
-Je crois que j’ai vu pire…", rétorqua Al sèchement en jetant un regard sur ses belles boucles dorées. Pour une fugitive, elle était très coquette... Mais Cody ne tarda pas à se mettre entre les deux jeunes femmes pour demander à la blonde, un peu troublé par son regard insistant :
-"On peut vous aider peut-être… Madame ?
-Séréna Gleason… Non, je ne pense pas… Vous êtes très gentil…"
Elle jeta un coup d’œil furtif aux alentours, visiblement très inquiète, puis hésita une seconde avant d’ajouter :
-"A moins que vous puissiez m’indiquer le chemin le plus court pour aller St Joseph où j’ai de la famille… Je souhaiterais les rejoindre, mais je ne connais pas très bien la région…
-C’est justement là-bas que nous allons ! Nous allons vous accompagner !", s’exclama le jeune homme, satisfait. Al, quant à elle, détourna le regard en secouant la tête. Elle ne pouvait décidément qu’en conclure que les hommes étaient trop faciles à manipuler. D’autant que cette femme ne le savait pas encore, mais elle avait la chance d’être tombée en plus sur une personne d’une générosité incroyable. Non seulement Cody était un modèle de loyauté, mais elle ne pouvait pas mieux trouver comme garde du corps, ses talents de tireur n’étant plus à démontrer.

Suite

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