Un destin hors du commun


Chapitre 5 (suite)

Alors que le cavalier aidait Al à rattraper son cheval en train de brouter quelques mètres plus loin, elle lui empoigna énergiquement le bras et lui murmura :
-"William… Cette femme ne m’inspire pas confiance…
-Alyssa… Je comprends que vous lui en vouliez parce qu’elle vous a fait chuter, mais ce n’est pas une raison pour l’abandonner… Elle a besoin de nous…
-Je ne vous parle pas de ça… Bien sûr, je ne suis pas ravie d’être tombée par sa faute, mais je ne suis pas sûre qu’elle nous ait dit la vérité… Vous avez remarqué qu’elle se dit veuve, mais qu’elle ne porte même pas d’alliance ? Je ne crois pas qu’on puisse l’enlever aussi vite après le décès…"
Cody tenta alors de connaître le fond de la pensée d’Al :
-"Je ne vous comprends pas… Vous réagissez comme si vous étiez jalouse…"
Incapable de contenir cette remarque, Cody posa sur son amie un regard inquisiteur, curieux de voir comment elle allait réagir à la présence d’une autre femme pour la fin de leur voyage. Mais Al se rapprocha du cavalier, l’air amusée par le sous-entendu et ajouta :
-"Je ferai comme si je ne vous avais pas entendu… Ce n’est absolument pas une question de jalousie, mais d’intuition…"
Surpris par le sang froid de la journaliste qui ne laissait même pas paraître une once de jalousie bien qu’elle ait remarqué le jeu de séduction de l’inconnue, Cody parvint à bredouiller :
-"Admettons… Vous auriez préféré qu’on passe notre chemin sans se retourner ?
-Peut-être…
-Mais enfin ! Alyssa ! Elle est terrorisée cette femme ! Ca se voit !"
Al jeta un rapide coup d’œil sur la blonde : c’est vrai qu’elle avait l’air terriblement angoissée, mais était-ce réellement pour les raisons qu’elle avait annoncées ? Puis Cody ajouta en bombant le torse comme pour se donner une contenance :
-"Je ne suis pas du genre à abandonner quelqu’un qui a besoin d’aide…
-Je ne vous blâme pas pour cela… Au contraire, c’est une grand qualité… C’est juste que j’ai un étrange pressentiment. Mais nous n’allons pas revenir sur votre parole et nous allons l’accompagner jusqu’à St Jo, puisque nous y allons aussi…", finit-elle par conclure, toujours aussi peu convaincue de la bonne foi de la voyageuse solitaire.

Prudente, Alyssa laissa passer cette Séréna entre Cody, qui ouvrait la marche, et elle, comme pour la surveiller. Le cavalier n’avait pas voulu prendre en compte ses réticences, et pourtant, Al s’était rarement trompée quand il s’agissait de son sixième sens. Il se retournait régulièrement vers les deux jeunes femmes pour vérifier qu’elles le suivaient toujours. Ils quittèrent bientôt le raccourci accidenté pour reprendre la piste au galop ce qui semblait davantage convenir à Séréna qui n’hésitait pas à pousser son cheval, déjà très épuisé par cette fuite. Personne n’ouvrit la bouche jusqu’à l’arrivée à Johnson’s Ranch. Là, Al et Cody changèrent de montures, tandis que Séréna resta en selle, visiblement très pressée de rejoindre St Jo.

Anxieuse, l’étrangère ne cessait de se retourner pour vérifier que ses poursuivants n’étaient pas à ses trousses et tombait à chaque fois sur le regard froid d’Alyssa. Mais la charmante blonde lui souriait inlassablement pour essayer d’apaiser l’animosité de la journaliste à son égard. Quand ils atteignirent le dernier relais avant St Joseph, Elwood, Séréna ne cachant plus son impatience pressa Cody et Al qui eurent à peine le temps de boire un verre d’eau et de saluer les autres cavaliers pendant qu’ils changeaient de montures. Cette blonde ne manquait décidément pas de toupet à se comporter de la sorte ! Alyssa fut bien tentée de la remettre à sa place une fois sur la route, mais le regard apaisant de Cody lui suggéra de rester calme : il ne leur restait en effet plus que trois heures à passer ensemble.

Tout à coup, apercevant des cavaliers devançant un large nuage de poussière à l’autre bout de la plaine, Séréna poussa un cri strident qui manqua d’effrayer le cheval d’Al, Cody la rassura rapidement et ouvrit la marche pour tenter de semer les présumés poursuivants. Quand ils durent prendre une piste étriquée, très boisée, entre deux flancs de montagne, Séréna marqua une hésitation, mais Cody lui expliqua brièvement que c’était leur seule chance de distancer les hommes qui la suivaient car il leur serait plus facile de se dissimuler là que dans la plaine qui n’offrait aucune cachette. Peu rassurée, elle se résigna tout de même à le suivre. En levant les yeux, Alyssa observa ce qui les entourait. L’endroit était sombre et humide, la végétation s’y développait certainement mieux que dans la plaine, étant protégée du vent par les flans de la montagne. Elle comprit tout à coup la réticence de la fugitive qui avait rapidement remarqué que l’endroit était idéal pour tendre un guet-apens : les arbres et les buissons offrant toutes sortes de recoins pour se cacher. Sur ses gardes, Alyssa sortit précipitamment d’une de ses sacoches le revolver que Ike lui avait confié avant son départ, attentive aux moindres mouvements et bruits.

Une fois sortie du bois, elle rangea son arme en poussant un soupir de soulagement. La ville de St Jo se dessinait à quelques miles devant eux. Séréna posa sur Cody un regard satisfait : son plan avait fonctionné et ses poursuivants avaient perdu sa trace dans cette petite forêt. Elle talonna énergiquement son cheval, à bout de force, et devança quelques instants ses deux compagnons de route, tant elle semblait pressée d’arriver.

A peine arrivés en ville, Séréna mit naturellement pied à terre devant le saloon, comme si elle y était déjà venue. Elle se retourna machinalement vers Cody pour le remercier longuement. Ce dernier buvait ses mots comme la parole biblique, ce qui ne manqua pas d’agacer Al qui ne prit même pas la peine de descendre de cheval pour lui serrer la main. Cette femme savait décidément bien user de son charme pour inciter les hommes à lui venir en aide…

Puis Cody et Al filèrent directement au relais du Pony Express. Là, la journaliste découvrit avec émerveillement les locaux dans lesquels étaient hébergés les cavaliers de la grande ville : ils se partageaient une grande maison à trois étages. Cela ressemblait même presque plus à un hôtel qu’à un relais. Rien à voir avec la petite chambre commune dans laquelle Cody cohabitait avec ses collègues. Pourtant une telle différence de confort ne semblait pas déranger le jeune homme alors qu’Al restait bouche bée devant le hall d’entrée qui suggérait que la bâtisse avait dû appartenir à une grande famille avant d’être rachetée par Russel, Majors et Waddell. Les murs de bois peints de couleur marron foncé donnaient une chaleur aux pièces qui rassurait presque Al, très intimidée. On la pria, ainsi que Cody, de bien vouloir patienter un instant avant de pouvoir monter dans le bureau de Monsieur Warren Drayton.

Quand on leur permit enfin de rejoindre le chef du relais, Al laissa Cody la précéder, comme si elle n’avait pas sa place ici. Au premier regard, la jeune journaliste fut stupéfaite par le bureau qu’occupait Drayton. Pas sûr que Teaspoon en aurait fait aussi bon usage. Dans ce relais, tout semblait prendre une dimension qu’Al était loin de soupçonner. Ce bureau aux boiseries sombres sentait bon la cire et le cuir : il était à la hauteur de la maison et offrait une immense salle de travail dont la moitié des murs était couverte d’ouvrages aux reliures de cuir, tandis que dans la partie opposée de la pièce, une table était entièrement recouverte de cartes décrivant les différentes pistes pour acheminer le courrier. Les quelques objets d’art qui décoraient la cheminée montraient le goût certain du propriétaire des lieux. Pendant que la décoration captivait toute l’attention d’Al, Cody remit en mains propres le précieux rapport à Drayton, enfoncé dans son fauteuil de cuir à haut dossier. Il semblait quelque peu coincé au premier abord : son complet trois pièces sombre et sa cravate en soie avec épingle en or lui donnaient un air très strict et sur la réserve. Ce qui ne l’empêcha pas d’inviter les deux visiteurs à passer la nuit dans son relais avant de reprendre la route pour Rock Creek. Puis ils prirent congés.

Cody ressortit de l’Etablissement enthousiasmé par sa conversation avec le maître des lieux. Al le regarda gesticuler dans tous les sens, très excité à l’idée d’être à St Jo. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer l’effervescence de St Jo avec celle qu’elle avait connue à Denver. Cette vie lui semblait si loin et pourtant, elle l’avait quittée depuis un mois seulement. Mais tant de choses s’étaient passées qu’elle avait l’impression de ne plus être la même personne. Soudain, elle remarqua que son camarade jetait des coups d’œil furtifs dans toutes les directions. Etait-il impatient de faire un tour en ville ou cherchait-il simplement Séréna ? Al penchait plus volontiers pour la seconde éventualité. Mais était-elle réellement objective quand il s’agissait de cette profiteuse ? Certainement non, car ce genre de femmes qui usaient de leur charme pour obtenir ce qu’elles attendaient de la vie lui avait toujours donné envie de vomir. Elle s’était donné une ligne de conduite et ne chercherait jamais à gagner l’intérêt ou l’aide des gens de cette manière. Les deux amis arrivèrent rapidement à un accord : ils se donnèrent quartier libre et décidèrent de se retrouver devant le relais une heure plus tard. A vrai dire, Al préférait ne pas se trouver à nouveau entre Séréna et Cody, s’ils venaient à se recroiser. Cody regarda la jeune journaliste s’éloigner de lui d’un pas décidé. Il ne comprenait pas pourquoi elle était devenue soudain si distante avec lui. Lui reprochait-elle d’être venu en aide à Séréna ? Etait-elle tout simplement jalouse de l’attention qu’il lui avait portée ces quelques heures ? Ou s’était-elle tout simplement tenue à distance, gênée par la présence de l’intruse ?

Un immense magasin de vêtements attira tout de suite l’attention de la belle journaliste. A l’intérieur, on lui proposa plus de grandes robes que d’ensembles confortables qui s’accommoderaient davantage à la vie mouvementée qu’elle avait maintenant à Rock Creek. Cependant, elle choisit avec émerveillement un pantalon beige et une chemise très féminine qui soulignaient agréablement ses formes. Avec cette tenue, elle savait qu’elle serait plus à l’aise au relais. Son paquet de vêtements sous le bras, détendue après cette longue chevauchée, elle arpentait les rues et s’appliquait à se tenir à distance de l’agitation qui l’entourait. Pour elle, cette heure était une sorte de pause, elle ne voulait pas être contrariée. Elle voulait simplement se dégourdir les jambes, penser à autre chose. Après avoir pris sur elle pour être polie avec Séréna, elle avait besoin de prendre du recul par rapport à cette femme et souhaitait juste profiter de son voyage avec Cody.

Quand elle croisa un détachement de soldats à pieds, elle n’y prêta même pas attention. Mais, tout à coup, une voix se détacha du groupe de tuniques bleues :
-"C’est elle !"
En quelques secondes Al, encerclée, dut émerger de ses rêveries. Sur ses gardes, elle fit un pas en arrière, croyant à une méprise, mais ne parvint pas à se dérober : elle était déjà entourée par la patrouille. Un gradé fendit le cercle, suivi de près par un jeune soldat qui semblait flotter dans son uniforme. L’officier demanda alors au jeune homme :
-"Vous en êtes sûr ?
-Tout à fait, capitaine !"
L’officier se tourna alors vers la journaliste qui fronçait les sourcils, ne comprenant pas la raison de cette interpellation. Le gradé lui demanda alors :
-"Vous êtes une des personnes qui est arrivée en ville avec Séréna Gleason ?"
Alyssa lèva la tête vers le ciel en soupirant :
-"Oui…
-Je suis étonné que vous soyez encore en vie…
-Pardon ?"
Alyssa n’avait jamais eu un bon a-priori sur cette femme, mais de là à prendre le risque de perdre la vie à son contact, il y avait une marge. Etonné par la surprise de la jeune femme, le capitaine reprit :
-"Vous avez beaucoup de chance… Elle a pour habitude de faire disparaître tous les gens qui sont susceptibles de la reconnaître formellement…
-Je ne comprends pas…
-Vous avez bien été prise en otage par cette hors-la-loi ?
-Non, je crois qu’il y a un malentendu…
-Mademoiselle, veuillez répondre s’il vous plait…
-Elle nous a dit qu’elle était une veuve qui fuyait des hommes armés qui voulaient la tuer pour s’attribuer ses terres… C’est tout… Et en chemin, nous avons été effectivement poursuivis par ces hommes…"
Très attentif, le capitaine garda un regard grave quand il reprit :
-"Mademoiselle… Vous avez été bernée… Les cavaliers auxquels vous faites référence font partie du détachement que j’avais envoyé à la recherche de cette fugitive…
-C’est impossible… C’étaient des civils…
-Cette femme est si maligne que nous sommes maintenant obligés d’agir en civil pour l’approcher… Gleason s’est tout simplement servie de vous pour passer au Missouri. Elle a toujours été très manipulatrice… Elle et son compagnon ont attaqué un dépôt d’armes militaires et s’apprêtent à les revendre au plus offrant… Nous voulions non seulement l’arrêter, mais également récupérer la liste de leurs acheteurs éventuels…
-Si elle passe au Missouri, elle va les vendre aux Sudistes, n’est-ce pas ? Capitaine ?
-Je ne peux pas vous répondre, madame… Elle ne vous a rien dit de plus ?"
Supposant qu’elle avait vu juste, elle répondit :
-"Avec ce que vous me dites, je remets en question tout ce qu’elle a pu nous raconter, mais je me rappelle qu’elle a beaucoup parlé de Leavensworth…
-L’armée des Etats Unis vous remercie Mademoiselle… Soldats ! Formez les rangs ! Nous quittons St Joseph dans l’heure !", conclut le capitaine sans plus s’attarder sur la journaliste, abandonnée en quelques secondes devant l’imprimerie, son sac de vêtements dans les bras, bouche bée devant la nouvelle.

Soudain partagée entre la colère et la panique, Al jeta un regard circulaire autour d’elle à la recherche de Cody… Ne l’apercevant pas, elle se précipita instinctivement dans le magasin général, certaine d’y trouver William, toujours à l’affût d’un objet insolite qui le mettrait en valeur… En remarquant enfin sa veste de daim frangée au fond de l’immense magasin, elle s’engouffra dans le rayon pour le rejoindre en hurlant :
-"CODYYYYYYY !!!"
Ce dernier sursauta et se retourna à peine pour entrevoir Al le rejoindre au pas de course.
-"Ca ne va pas de hurler comme ça ?", s’étonna-t-il, puis il demanda, d’un air enchanté, en contemplant l’image que lui renvoyait la glace :
-"Vous ne trouvez qu’elle me va bien cette plume d’aigle ?"
Exaspérée par la désinvolture de son ami, Alyssa n’attacha que très peu d’intérêt au reflet du miroir et lui répondit quelque peu sèchement :
-"William… Vous êtes pire qu’une femme quand il s’agit de votre image… De toute façon, cette plume ne tiendrait pas cinq minutes sur votre tête tellement vous courrez tout le temps dans tous les sens… Posez ça et venez avec moi !", exigea-t-elle sur un ton sec. Il s’exécuta sans relever sous l’œil amusé du gérant alerté par le cri de la jeune femme.
-"Mais qu’est-ce qui vous arrive à la fin ?
-Cette chère Séréna… Elle s’est servie de nous pour passer au Missouri…
-Arrêtez… J’ai bien compris que vous ne l’aimiez pas, mais pourquoi reparler de cette femme ? Nous ne la reverrons jamais…
-J’espère bien… Avec son complice, elle a dérobé des armes au Gouvernement pour les revendre aux Sudistes…
-Quoi ?
-Elle s’est tout simplement servi de nous comme couverture…
-Je peux pas le croire… Où est-ce que vous êtes encore allée chercher une histoire aussi farfelue ?
-William ! Ouvrez les yeux ! Je viens de me faire interpeller devant l’imprimerie par un capitaine de l’armée à cause d’elle…
-On va avoir des ennuis ?
-Non, ils croyaient qu’on était pris en otage… Mais je leur ai expliqué les faits et le capitaine en a conclu que nous avons été manipulés…
-J’ai vraiment du mal à l’imaginer… Elle est si…
-Enfin ! William ! C’est l’armée qui me l’a dit ! Que vous mettiez en doute mon intuition, passe encore ! Mais pas la parole d’un officier quand même !"
La surprise passée, Cody resta un instant silencieux, le regard perdu sur la piste Nord. Tout à coup, il lança à Al :
-"Elle n’a pas beaucoup d’avance.. On pourrait vite la rattraper…
-Et après ? Elle a certainement dû retrouver leur gang et nous n’allons certainement pas pouvoir le contenir à deux ? De toute façon, ce n’est pas notre travail… Laissons faire l’armée…"
Loin de se laisser déstabiliser par les arguments de son amie, William ajouta :
-"Mais nous, nous savons qu’elle va à Leavensworth…
-D’une part, c’est ce qu’elle a bien voulu nous dire, rien n’indique que c’est vrai. D’autre part, je l’ai aussi dit à l’armée…
-Mais ils seront trop lents à se mettre en route…
-William, soyez lucide un instant… Essayez de prendre du recul et vous verrez que nous n’avons pas notre place dans cette chasse à l’homme…
-On ne se moque pas de William F. Cody impunément !!!
-Je comprends que votre amour propre soit blessé, mais partir à sa poursuite n’est pas la bonne solution. Tout ce que nous avons de mieux à faire, c’est de rentrer à Rock Creek. J’ai été bernée aussi et pourtant, je n’ai aucune envie de le lui faire payer…
-C’est différent… Vous, vous avez senti qu’il y avait quelque-chose de louche chez elle… Pas moi…
-Comme vous dites, c’est différent, tout simplement parce que moi, je ne pouvais pas être touchée par son jeu de séduction…"
Al posa une main réconfortante sur l’épaule de son ami qui esquissa un sourire forcé pour ne pas la contrarier. Mais s’il avait été seul, il serait déjà en selle après elle. Puis, elle ajouta en le prenant par le bras :
-"Allez, venez faire un tour…"

Cody resta pendant de longues minutes, le regard dans le vague, n’attachant aucune attention à ce qui les entourait. Alyssa le remarqua tout de suite. Il devait certainement être en train d’essayer de digérer l’affront de cette belle blonde qui avait décidément bien réussi à le manipuler. La journaliste s’arrêta volontairement devant le meilleur tailleur de la ville qui exposait une belle veste de peau dans son étal, mais Cody ne posa même pas un œil dessus. Alyssa commençait à désespérer de pouvoir lui changer les idées quand le regard bleu clair du jeune homme s’arrêta enfin sur une vitrine : celle de l’armurier. L’œil pétillant, il déchiffra une pancarte sur laquelle était inscrit : "amateurs de nouveautés, venez tenter votre chance pour remporter le nouveau Colt Navy, calibre 36". Un petit sourire en coin, sûr de lui, Cody entra dans le magasin.

Un homme d’une cinquantaine d’années derrière le comptoir les fit ressortir par derrière pour rejoindre le stand de tir installé à l’extérieur de la ville, derrière l’armurerie. Une cible était placée en direction de la plaine, à environ deux cents mètres. Après avoir demandé une participation de 2$, le gérant mit entre les mains de Cody une carabine. Il la cala lentement sur son épaule et se concentra pour viser. Le coup de feu partit. Le vieil homme fit un rapide aller-retour pour ramener la feuille de papier trouée. En remarquant qu’il n’avait pas atteint le centre de la cible, Cody marmonna un grognement et s’éloigna sans même se retourner. Alyssa le rattrapa au pas de course et le retint par le bras :
-"Cody… Attendez… Ce n’est pas si grave…
-Alyssa… Vous êtes bien gentille d’essayer de m’aider, mais ce que vous ne comprenez pas, c’est qu’en temps normal, j’aurais réussi… Cette femme… Elle me contrarie au point de m’empêcher de toucher ma cible…
-Vous teniez à le remporter ce colt ?
-Bien sûr ! Qui ne rêve pas d’avoir le nouveau colt Navy ?"
Al esquissa alors un sourire en le prenant par le bras pour le ramener devant le stand de tir en disant :
-"Venez avec moi…"
Puis une fois à nouveau devant le vieil homme, elle reprit :
-"Voici 2$, monsieur…
-Désolé, mademoiselle, mais chacun n’a le droit de participer qu’une seule fois…
-Ce n’est pas pour lui, c’est pour moi !", ajouta-t-elle, sûre d’elle. L’homme, amusé par l’assurance de la jeune femme, s’empressa de calmer ses ardeurs :
-"Mademoiselle, excusez-moi d’insister, mais les femmes n’ont pas le droit de participer non plus…
-Vous avez une bonne raison pour cela, monsieur ?"
Comme aucune réponse ne se fit entendre, elle reprit :
-"Ecoutez monsieur, je comprends très bien qu’une femme ne puisse pas être l’égale de l’homme dans tous les domaines, ceci-dit, j’ai tout de même envie de tenter ma chance… Vous n’avez rien à perdre. Si je ne suis pas à la hauteur, vous aurez gagné 2$… Et comme le ridicule ne tue pas, je veux bien essayer…"
L’homme l’écouta silencieusement. C’est vrai qu’il n’était pas encore prêt à refuser 2$. D’autant qu’il était persuadé que sa charmante interlocutrice surestimait largement ses capacités.
-"Très bien…", finit-il par dire en acceptant les deux pièces de 1$ que la jeune femme lui tendait. Alyssa empoigna la carabine laissée sur la table par Cody et l’arma patiemment. Lentement elle tenta de se concentrer. Il n’était pas question de rater cette cible. Elle ferma son œil droit posément en focalisant toute son attention sur la cible en se répétant intérieurement :
-"Il n’est pas question de la manquer celle-là, ma p’tite Al… Allez, c’est encore plus facile que la chasse… La cible ne bouge pas… Tu as tout ton temps…"
Tranquillement, elle remplit ses poumons et bloqua sa respiration. Le coup de feu retentit enfin. Le temps que l’homme ramène la feuille de papier, Cody conservait un regard sévère : il avait bien vu que le tir n’était pas mauvais. L’homme hésita à poser la feuille près de la carabine, sur la table. Cody, impatient, la lui tira presque des mains pour vérifier le résultat de son amie : il avait bien vu juste… Al avait touché le centre même de la cible. Cody posa sur Al un regard stupéfait… La connaissant, il ne se serait jamais permis de mettre en doute ses capacités, de peur de la vexer, mais de là à être aussi précise avec une arme, il ne l’aurait pas soupçonné. Fier comme s’il avait lui-même atteint le centre de la cible, il réclama le prix au gérant qui sembla avoir du mal à accepter qu’une femme le gagne cette fois-ci. Visiblement contrarié, il tendit à Al le Colt Navy flambant neuf. Silencieuse, cette dernière le garda un instant dans les mains pour le contempler. A Pacific Springs, elle n’avait jamais eu le droit de participer à un concours de tir. Si elle avait réussi à s’imposer dans les courses de chevaux, son père lui avait toujours interdit de fanfaronner avec une arme. C’est pourquoi cette récompense lui procurait beaucoup de fierté. Elle resta de longues minutes silencieuse… L’armurier, écœuré que son gain ait été emporté par une femme, avait rapidement délaissé les deux étrangers pour retourner à son magasin. Cody, quant à lui restait aux côtés de son amie. Il la scrutait silencieusement. Décidément cette jeune femme était pleine de ressources. Et celui qui la sous-estimait faisait une grosse erreur quel que soit le défi.

Tout à coup, elle se tourna vers Cody et lui tendit le colt en disant :
-"Voilà… Vous le vouliez… Il est à vous…
-Non, Al… Je suis désolé, mais je ne peux pas accepter… C’est vous qui l’avez gagné… Il vous revient de droit, moi, j’ai échoué…
-Mais je n’ai pas concouru pour gagner… C’était seulement un défi que je voulais relever… Vraiment, il est pour vous !!! Je n’ai pas besoin d’un revolver… Je vous assure !
-Vous savez très bien que par ici, justement, vous en aurez toujours besoin un jour ou l’autre… Votre geste me touche, mais gardez-le…", ajouta-t-il en repoussant de ses mains gantées l’arme que Al lui tendait.
-"Très bien… Je vous remercie, mais je ne suis pas sûre de pouvoir m’en servir sur un homme de toute façon…
-Si vous y êtes obligée, vous n’allez pas y réfléchir à deux fois… Faites moi confiance…"
Pendant qu’il disait cela, Alyssa le surprit à poser un regard rempli de convoitise sur le revolver, mais elle savait qu’il n’accepterait pas le cadeau qu’elle voulait lui faire, même s’il mourait d’envie de porter ce Colt Navy. Dévisageant la journaliste, il comprit vite qu’elle avait facilement lu en lui. Il apprécia tout particulièrement qu’elle n’insistât pas, le devinant assez gêné d’avoir échoué, là où il excellait en temps normal.

Puis, sur le chemin du relais du Pony Express, Cody reprit :
-"Je ne savais pas que vous manipuliez les armes avec autant de précision…
-Ce n’est pas un choix… J’ai dû apprendre assez rapidement quand mon frère aîné a quitté la ferme familiale. C’était une tâche qui imposait énormément de responsabilités, alors je m’y suis appliquée…
-Je crois que vous m’étonnerez toujours !"
Les liens que Al sentait se construire lentement entre eux lui faisaient chaud au cœur. Elle posa sur lui de petits yeux taquins : ce garçon était vraiment d’une gentillesse désarmante. Finalement, en apprenant à les connaître, elle réalisait que tous les cavaliers du relais de Rock Creek étaient foncièrement bons et honnêtes. Mais dans le regard de Cody brillait cette lueur d’espoir qu’elle ne retrouvait pas par exemple chez le taciturne Hickok. Cette malice qui faisait dire à tout le monde qu’il croyait en ce qu’il attendait de la vie. Son assurance pouvait souvent être déstabilisante pour son entourage, mais restait à coup sûr un énorme atout pour atteindre ses objectifs.

Le soir-même, ils dînèrent dans la salle réservée à la restauration au rez-de-chaussée du relais. S’ils restèrent l’un à côté de l’autre autour d’une grande table, Al et Cody étaient tout de même mêlés aux autres cavaliers qui n’hésitaient pas à questionner le grand blond sur la présence d’une femme sur les pistes. S’ils furent d’abord réticents, ils se radoucirent aussitôt en apprenant qu’elle étaient chargée d’écrire un article sur leur vie. La majorité semblait ravie de savoir que le monde allait enfin connaître les conditions dans lesquelles ils travaillaient et les risques qu’ils prenaient chaque jour pour faire passer le courrier.

Le lendemain, les deux cavaliers reprirent la route. Cody profita du premier repas qu’ils passaient seuls pour revenir sur un sujet qui le tracassait depuis St Jo :
-"Vous m’en voulez ?
-Pardon ? Je devrais vous en vouloir pour quoi ?
-A propos de Séréna… Je vous ai imposé ma décision en sachant que vous n’étiez pas d’accord et finalement, vous aviez raison…
-William…Vous êtes quelqu’un de généreux… Je n’ai vraiment pas de raison de vous en vouloir pour ça…
-Vous étiez si distante depuis que je pensais que ça avait un rapport…
-Non, si j’étais différente, c’est juste parce que je la surveillais. Si j’ai été froide avec vous, je m’en excuse, ce n’était pas du tout mon intention."
Les deux amis échangèrent un regard complice et Cody essaya de se convaincre des arguments que lui avait avancés la jeune femme. Il tenait tellement à leur relation qu’il s’en serait voulu de la mettre en péril pour une femme qui l’avait finalement manipulé.

Le retour sembla plus court que l’aller à Al même si elle avait du mal à récupérer du cumul de fatigue de ces derniers jours. Cody n’était pas dupe. Il voyait très bien que la jeune femme souffrait du dos et qu’elle ne tenait presque plus à cheval, mais comme elle ne voulait pas avoir la faiblesse de le lui avouer, il ne dit rien, mais ralentit tout de même un peu la cadence.

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