Un destin hors du commun


Chapitre 3 (suite)

Le repas se passe dans une ambiance bon enfant. Comme Al ne comprend pas quand Ike s’exprime en langage des signes, elle reste très attentive aux traductions que Buck lui donne pour les assimiler au mieux. Et si Noah reste assez discret, Cody se charge de mettre à l’aise l’invitée en usant de son humour et de ses mimiques. Ce dernier, pas peu fier de faire rire aux éclats la jeune journaliste, regrette de plus en plus que sa place soit à l’autre bout de la table. Puis, une fois le souper terminé, Al aide Rachel à débarrasser et à ramener le tout chez elle avant de rejoindre Buck, assis sur une barrière de l’enclos. Sans un mot, les deux amis regardent le soleil décliner à l’horizon. Ils sont heureux que le hasard les ait à nouveau réunis, mais, cette fois, dans des circonstances moins dramatiques que la première. Puis Al demande au cavalier qui ne semble pas trouver les mots pour engager la conversation alors que ce silence commence à lui peser :
-"Tu m’avais dit que tu habitais Sweetwater, non ?
-Oui, mais nous avons déménagé il y a deux semaines de ça... Le relais ici avait été incendié, alors on est venu le reconstruire et finalement on est resté...
-Cette ville a l’air sympathique, non ?
-Jusque-là, on ne peut pas dire que nous ayons été particulièrement bien accueillis. Les gens n’aiment pas trop voir les choses changer..."
Comprenant que ce déménagement contrarie son ami qui avait réussi à trouver sa place à Sweetwater, Al préfère changer de sujet et tente de mieux cerner les autres cavaliers :
-"Tu as l’air très proche de Ike...
-Oui... Nous sommes très liés depuis des années. Nous avons grandi dans le même orphelinat... J’étais un paria pour les autres à cause de mes origines kiowa... Un jour, un groupe s’en est pris à moi et Ike est venu à mon secours... Depuis, nous sommes inséparables : c’est comme un frère. C’est vraiment quelqu’un de gentil, mais la vie ne le lui a vraiment pas rendu...
-Qu’est-ce que tu veux dire ?
-Il a perdu l’usage de la parole en voyant ses parents se faire tuer alors qu’il n’était qu’un enfant... Il n’a rien pu faire... Et s’il est chauve, c’est parce qu’il a eu la scarlatine..."
Comme elle a encore touché un sujet délicat, Al préfère réorienter la conversation :
-"Et les signes qu’il fait pour communiquer, c’est le langage Kiowa ?
-Oui, ça lui permet de se faire comprendre au sein du relais...
-Ca me paraît un peu compliqué, mais c’est sûr que ça doit lui changer du silence dans lequel il a dû vivre avant de te rencontrer... Et Noah ? Il a une histoire particulière ?
-Un peu, oui, son père a toujours été libre et il a lutté pour la libération des esclaves... Jusqu’à sa mort... Noah a la même soif d’égalité, mais les choses ne changeront pas aussi rapidement... Il ne faut pas le craindre, il est un peu distant au départ..."
En remarquant que le relais est tout proche du Missouri qui est esclavagiste, Al ne peut s’empêcher de demander :
-"Je suppose qu’il doit y avoir parmi vous des Sudistes… Ca ne crée pas des tensions au sein du relais ?
-Le Kid vient de Virginie, mais avec le temps, il a appris à juger les hommes en fonction de leurs actes et non en fonction de la couleur de leur peau. On vient tous d’horizons très différents, mais nous sommes très solidaires... Noah a été le dernier à nous rejoindre, mais il a su gagner notre confiance : c’est quelqu’un de droit."
Puis, comme si l’isolement des deux amis le gênait, Cody, du porche de la salle commune, se met à hurler dans leur direction:
-"Hè ! Buck ! Viens dormir !!! Demain, une dizaine de poneys arrivent et ce sera pas le moment de dormir debout quand il s’agira de les débourrer, j’ai pas envie de faire le travail tout seul !!!"
Mais la voix du Kid jaillit aussitôt du dortoir :
-"Cody !!! Tais-toi !!! Y’en a qui essaient de dormir ici !!!" Le jeune homme, bougonnant, entre à nouveau dans la pièce pour laisser les deux amis. Alyssa pour ne pas s’attirer les foudres des cavaliers avant même d’avoir commencé son enquête se tourne lentement vers le Kiowa et le sourire aux lèvres lui dit tout simplement :
-"Il a raison... Tu ferais mieux d’aller te coucher... Après ce sera de ma faute..."
Buck pose alors sur son amie un regard protecteur et comme pour lui éviter les taquineries de ses collègues, il préfère les rejoindre. Le sang mêlé se laisse donc glisser à terre, mais avant de s’éloigner, il se retourne vers la journaliste, toujours assise sur la barrière, qui le devance en disant :
-"En tous cas, c’est une très bonne surprise de me retrouver avec toi ici... Ce sera peut-être moins difficile que ce que je redoutais..."
Puis, en lisant dans ses yeux, elle ne peut s’empêcher d’ajouter, le sourire aux lèvres :
-"Moi aussi, je suis très contente de te revoir..."
Peu bavard quand il s’agit d’exprimer des sentiments, Buck sourit simplement, comme pour la remercier de lire aussi naturellement dans ses pensées et rejoint la salle commune. Alyssa profite de ces quelques minutes de solitude avant de monter dans sa chambre pour enfin passer une bonne nuit.

Au matin, Al est réveillée en sursaut par des hurlements et une horde de chevaux martelant le sol et hennissant comme s’ils étaient pris de panique. Quand elle s’approche de la fenêtre, elle découvre les cavaliers qui poussent de grands cris en faisant de larges mouvements avec leurs bras pour accompagner les chevaux à entrer dans le corral. Elle ne reconnaît pas chaque silhouette distinctement. Certains sont sur leurs chevaux, tandis que d’autres sont restés à pied pour refermer les portes rapidement. Après une petite toilette, la journaliste descend dans la grande pièce au rez-de-chaussée, mais ne trouve personne. Elle file ensuite dans la cuisine et découvre Rachel en train de faire la vaisselle du matin. Elles s’échangent poliment un souriant « bonjour » comme si le matin n’était pas propice à de grandes discussions. En gardant le silence, la belle blonde verse un grand bol de café à son invitée et lui coupe quelques tranches de pain.

Tout à coup, l’ambiance calme qui règne dans la pièce vole en éclats quand trois hommes font irruption dans la maison en martelant de leurs bottes le plancher. Sans montrer son nez, Rachel semble savoir de qui il s’agit et les invite à les rejoindre :
-"Venez déjeuner ici..."
Un homme bedonnant, la cinquantaine, aux cheveux gras et mi-longs, s’avance le premier. Son visage moite du sueur, sa barbe de trois jours et ses vêtements couverts de poussière indiquent qu’il a dû parcourir de longs kilomètres avant de rejoindre le relais.
Al porte tout de suite une attention particulière au colt qu’il porte à son ceinturon, mais ne tarde pas à le regarder dans les yeux quand il s’adresse à elle, les pouces coincés derrière des bretelles roses passées :
-"Ah... Mais c’est notre petite journaliste !"
Comme par réflexe, Al se lève pour le saluer :
-"Oui, Alyssa Mac Cartie...
-Moi, c’est Teaspoon Hunter...
-Monsieur Emerson vous fait ses amitiés...
-Ah... Ce vieux coyote...", laisse-t-il échapper dans un soupir nostalgique. Puis il jette son chapeau sur la chaise dans l’angle de la pièce pour s’asseoir à table.

Tout à coup, il hurle pour que toute la maison l’entende :
-"Les garçons... Venez ! J’ai quelqu’un à vous présenter..."
Peu sûr de lui, un jeune homme, plus jeune que les autres, flottant quelque peu dans une chemise grise tourne brièvement la tête vers Al. C’est le premier qui ne porte pas de revolver dans ce relais. Il se découvre vite pour serrer la main de la jeune femme avec un timide sourire :
-"Jesse James...
-Enchantée, Monsieur James, je m’appelle Alyssa Mac Cartie...
-Appelez moi Jesse...", répond il simplement... Puis Al détourne le regard du jeune homme pour découvrir le dernier entré, mais son cœur s’emballe quand elle reconnaît la veste beige de Hickok. Et lorsqu’elle croise son regard sous son chapeau noir qu’il n’a pas enlevé, il n’y a plus de doutes, il s’agit bien du cow-boy qui lui a sauvé la vie à Chimney Rock. Ce dernier ne se déride pourtant pas devant elle, comme s’il ne l’avait pas reconnue. Destabilisée de se retrouver tout à coup face à lui après avoir tant pensé à leur rencontre, Al reste muette. Elle n’ose même pas faire un pas vers lui et les quelques secondes face à Jimmy lui semblent des heures, tant par l’émotion de ces retrouvailles inattendues que par la pesante ambiance qui règne tout à coup dans la pièce. Sans un mot, impassible, le jeune homme fait un pas en arrière et sort de la maison, bien que Teaspoon le rappelle plusieurs fois à l’ordre pour qu’il reste avec eux pour déjeuner. Sans comprendre sa réaction, Al garde le regard figé sur la porte derrière laquelle il a disparu en silence. Pourquoi ? Pourquoi une telle réaction ?

Comme pour excuser son protégé, Teaspoon bredouille à Al :
-"Quelle mouche l’a piqué celui-là ce matin ?"
Rachel, pour faire oublier ce petit incident, demande alors au contremaître du relais :
-"Tout s’est bien passé ?
-Oui, nous avons ramené de bons chevaux... Certains vont devoir être débourrés, mais je pense qu’ils vont bien nous convenir...", répond le Marshall, tandis qu’Al et le petit Jesse s’assoient à leur tour. Ce dernier, mange sans lever la tête de son bol, peut-être impressionné par la présence de la journaliste. Il savait pourtant, comme tous les autres, que quelqu’un devait venir de Denver pour écrire un article consacré au travail des cavaliers du Pony Express, mais il ne s’attendait peut-être pas à ce que ce soit une femme... Hunter et Alyssa occupent chacun un bout de la table, tandis que le jeune Jesse s’est installé entre eux. La journaliste garde un moment le regard dans le vague. Est-ce réellement le même cavalier qu’elle a croisé à Chimney Rock ? Plus elle se remémore sa réaction, moins elle est sûre qu’il s’agissait bien de lui...

Tout à coup, Teaspoon sort l’invitée du relais de ses pensées :
-"Vous avez fait bon voyage ?
-Oui, merci... Ca a été long, mais tout s’est bien passé..."
Soudain, Jesse interrompt les deux adultes :
-"Teaspoon ! Où avez connu ce Emerson ?"
Quand Al pose sur l’adolescent son regard vert, elle découvre un visage radieux, avide d’aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Comme si chaque histoire qu’on lui racontait lui permettait de rêver à ce que serait son avenir. Le vieil homme se tourne vers le jeune Jesse qui semble être son protégé malgré son manque apparent de politesse et sa curiosité intarissable. Après une petite réflexion, il se décide à raconter leur rencontre :
-"Ah... Emerson... Nous avons été Texas Ranger ensemble...
-Pardon... Monsieur Hunter... Là, j’ai vraiment un doute... Nous parlons bien de la même personne ? Parce qu’il ne me semble pas que le métier de Texas Ranger lui corresponde...", ne peut s’empêcher d’interrompre Al.
Teaspoon, un oeil à moitié fermé, se retourne vers la jeune femme qu’il a enfin réussi à faire sortir de ses pensées. Le sujet semble tout à coup la passionner à voir la lueur qui brille au fond de ses yeux. Il reprend donc :
-"Je peux vous assurez que nous avons travaillé ensemble pendant près d’un an...
-Emerson sait vraiment se servir d’une arme ?", demande-t-elle alors sceptique.
-"Et mieux que la plupart des personnes vantardes que j’ai croisées...
-Je suis vraiment étonnée... Je ne le vois pas du tout porter un revolver...
-Ma chère Alyssa… Il faut que vous sachiez que votre employeur a enduré des épreuves qui lui ont fait raccrocher les armes...
-Je ne suis pas sûre que cette histoire me regarde, mais je serais tout de même assez intéressée pour l’entendre..."
Finalement la curiosité du petit Jesse a aiguisé celle de Al qui espère pouvoir comprendre davantage son patron grâce aux explications de son vieil ami. Ce dernier, conscient que son rôle n’est pas d’exposer la vie passée de son camarade à son employée, se contente de répondre :
-"Non, effectivement, cette histoire ne vous regarde pas… Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est quelqu’un de très droit et qui a toujours fait son travail du mieux qu’il a pu...
-J’ai vraiment du mal à l’imaginer habillé autrement qu’en costume et portant un revolver... Il a vraiment changé de vie dans ce cas..."
Alyssa voudrait en savoir plus, seulement le contremaître du relais n’est apparemment pas disposé à lui en apprendre davantage. Il semble même à la jeune femme que revenir sur cette partie de sa vie lui est désagréable. Le vieil homme semble tout à coup soucieux, voire triste en gardant un instant le regard fixé sur son assiette. Les deux amis ont dû vivre des moments difficiles pour que le simple fait d’en reparler le touche à ce point. Tout à coup, Teaspoon se tourne vers Jesse pour lui ordonner :
-"Tu as fini de manger ? Va donc aider les garçons dans ce cas...
-Mais Teaspoon...
-Ne discute pas Jesse !", intervient soudain Rachel restée à sa cuisine pendant toute la conversation.

Une fois l’adolescent dehors, Teaspoon se redresse péniblement sur sa chaise pour reprendre :
-"Je sais ce que vous voulez savoir... Vous vous demandez comment un homme qui a vécu dans une bourgade perdue pendant des années pour faire respecter l’ordre peut du jour au lendemain se retrouver dans une grande ville à la tête d’un journal, enfermé entre les quatre murs de son bureau... Vous voulez certainement savoir ce qui l’a rendu si manipulateur avec toutes les personnes sur lesquelles il a une quelconque influence... Si froid et distant avec tout le monde, comme s’il s’interdisait de partager quoi que ce soit..."
Al ouvre de grands yeux de stupeur en découvrant que le vieil homme a conscience des conditions de travail dans lesquelles elle est obligée de vivre et hoche la tête quand il reprend :
-"Ce que je vais vous dire devra rester entre nous... Emerson avait une femme quand il était Texas Ranger... Un jour, nous avons eu le tort d’enquêter sur des détournements d’armes. Les coupables s’en sont pris à elle pour être certains que nous arrêterions les investigations... Mais à cette époque, on croyait encore à la justice... Pour la plupart, c’étaient des gens respectables de Santa Fe... Ils ont eu l’influence nécessaire pour nous faire arrêter nos recherches, mais aussi pour le faire accuser du meurtre de sa femme... Du jour au lendemain, il n’a plus été le même... Il a perdu la foi en ce qu’il faisait... Il a commencé à user de son autorité à des fins personnelles... C’est là que nous nous sommes perdus de vue... Je ne supportais plus sa façon d’agir..."
Puis, estimant que ce sujet est clos, Teaspoon demande à Al des nouvelles d’Emerson. Il la rassure ensuite quant aux comportements qu’elle va rencontrer au relais. Selon l’homme, les cavaliers font preuve d’une grande solidarité face à l’adversité et risquent leurs vies tous les jours avec les attaques indiennes qui se généralisent dans la région et les bandits en tout genre qui s’attaquent à eux croyant trouver de l’or dans la mochila.
-"Ces p’tits gars ne sont pas des tendres, mais ce sont des braves...", dit-il comme pour conclure. Puis en se levant péniblement de la chaise sur laquelle il était affalé, il dit à Rachel :
-"Je retourne au bureau..."
Après avoir posé délicatement son vieux galurin passé et poussiéreux sur sa tête, il le pince légèrement de l’index et du pouce pour saluer Al avant de quitter la maison.

Al reste encore pensive quelques secondes, puis s’excuse auprès de Rachel :
-"Je vais finir de ranger mes affaires..."
En remontant dans sa chambre, elle essaie de s’imaginer Emerson avec un insigne accroché à la poitrine... Cet accoutrement est si éloigné de celui dont elle supporte les menaces chaque jour depuis qu’elle a refusé de succomber à ses avances. Pour en avoir parlé avec Sam, elle sait que cet homme ne cherche aucunement une femme avec laquelle faire sa vie, mais uniquement quelques instants de plaisir et la satisfaction de dominer toutes celles qui ne se refuseront pas à lui. Et après les explications de ce Hunter, elle comprend mieux, sans pour autant excuser son comportement, pourquoi il ne veut plus s’attacher à quiconque. Certainement la peur de perdre à nouveau ceux auxquels il tient. Mais sa manière de manipuler tout son entourage est-elle une sorte de vengeance qu’il impose pour faire vivre aux autres ce qu’il a vécu quand on l’a forcé à arrêter les investigations sur ces vols ?

Mais ce qui la pousse réellement à se retirer, c’est qu’elle supporte mal de devoir faire face aux regards des gens qui ne la connaissent pas suffisamment pour comprendre son émotion, après l’humiliation qu’elle a essuyée avec Hickok. Sentant une grosse boule lui envahir la gorge, elle s’affaire à empiler soigneusement ses vêtements dans l’armoire que Rachel a mise à sa disposition dans sa chambre. Elle tente de s’occuper l’esprit, en vain, car le regard vide et agressif de Hickok reste gravé dans sa mémoire et il lui est difficile de penser à autre chose. Si c’est vraiment lui, elle ne comprend pas pourquoi cet homme a été aussi prévenant avec elle à Chimney Rock, pourquoi il s’est ouvert à elle, pourquoi ils ont passé tant d’heures ensemble pour finalement faire comme s’il la méprisait aujourd’hui. Aurait-il rencontré une autre femme entre temps ? Refuse-t-il que ce qu’ils ont vécu à Chimney Rock ne vienne perturber son quotidien ? Qu’a-t-il pu se passer ? Jouait-il un rôle à Chimney Rock ? Déconcertée et surtout fatiguée par le voyage en diligence, Al ne tarde pas à s’assoupir...

Quelques heures plus tard, elle est réveillée en sursaut quand Rachel frappe à sa porte pour lui demander :
-"Alyssa ? C’est l’heure du repas...
-Oui, oui, j’arrive Rachel...", dit-elle d’une voix enrouée. Elle se lève d’un bond et passe ses mains sur sa robe pour la défroisser un peu, puis se rafraîchit le visage avec un peu d’eau froide afin de se réveiller, jette un regard furtif dans la glace et remet dans son filet les quelques mèches qui en sortent. Quand elle descend au rez-de-chaussée, Rachel lui sourit et s’excuse :
-"Désolée, ce n’était pas un réveil délicat...
-Ce n’est pas grave, je ne devrais pas dormir dans la journée..."

Alyssa est très anxieuse à l’idée de devoir à nouveau faire face à Hickok, mais elle empoigne fermement les plats encore tièdes et traverse la cour sous une chaleur étouffante. La journaliste reprend sa place en bout de table et se retrouve en face de Teaspoon. Elle jette un regard complice à Buck et fait preuve de plus de discrétion que la veille pour lui faire comprendre qu’elle est contente de le savoir à ses côtés. Puis, à bien regarder le cavalier assis sur le côté gauche de Teaspoon, elle reconnaît bien Hickok. De tout le repas, il ne tourne pas la tête dans sa direction et préfère faire comme si elle n’était pas là. Elle a été bien naïve de le surestimer à ce point. Il est pire que les autres finalement... Elle n’aurait jamais soupçonné un instant pouvoir être manipulée à ce point… A l’inverse de la veille, elle se montre beaucoup plus renfermée, bien trop mal à l’aise et persuadée que tous les cavaliers ont remarqué la tension entre Hickok et elle, et ne prend la parole que pour répondre brièvement aux questions que lui pose Teaspoon.

Après avoir passé du temps avec Rachel pour tout ranger, Alyssa rejoint les garçons dehors et, en gardant tout de même ses distances, s’assoie sur la barrière du corral pour les regarder dresser les chevaux qu’ils viennent d’acquérir. Cody, pressé de faire ses preuves devant la journaliste, enfourche avec précaution un mustang noir ébène. Ses poils reflètent la lumière intense de cet après midi torride. Ses grandes oreilles vont d’avant en arrière, comme s’il s’inquiétait de l’agitation qui règne autour de lui. Le cheval reste quelques secondes immobile comme pour donner un faux espoir de domination au beau blond, mais bientôt, il se met à ruer et, en moins d’une minute, désarçonne le pauvre cavalier qui s’étale de tout son long dans la poussière. Si ses collègues se moquent de lui, Al garde un regard grave et ne se déride pas en pensant combien il peut avoir mal. Cependant, elle ne montre rien et ne peut s’empêcher de lâcher :
-"C’est pas comme ça qu’il faut si prendre..."
Seulement sa remarque ne passe pas inaperçue :
-"Ah... La dame de la ville sait dresser un cheval sauvage maintenant !", rétorque sur un ton dédaigneux le jeune Hickok qui se redresse pour que son agression verbale ait plus de poids. Les autres préfèrent garder le silence. Buck, resté aux côtés de ses amis, se trouve très mal à l’aise vis à vis d’Al, car il sait qu’il ne trouverait pas les mots pour adoucir son ami et il préfère ne pas participer aux hostilités. Hickok, fier d’avoir rabattu le caquet de la jeune femme, tourne les talons et file vers l’écurie, tandis que Ike tente sa chance avec le mustang.
Bien que très affectée par cette agressivité gratuite et incompréhensible, Al ne se laisse pas pour autant démonter et lui emboîte le pas pour le rejoindre au milieu des chevaux. Là, elle lui demande sur un ton qui exige une réponse :
-"Qu’est-ce qui se passe ?
-Je n’ai rien à vous dire...
-Oh... J’apprécie vraiment vos efforts pour entretenir la conversation !", rétorque-t-elle ironiquement. Hickok se tourne alors vers elle et fait quelques pas dans sa direction, le regard menaçant pour lui répliquer sèchement :
-"Mais qu’est-ce que vous croyez ? Vous pensez que je suis imbécile au point de ne pas voir votre petit jeu ? Vous, tous les journalistes, vous êtes tous aussi pourris les uns que les autres ! Toujours prêts à utiliser la vie des autres pour vous faire un nom !
-Vous n’y êtes pas du tout...
-N’essayez même pas de me convaincre ! Vous perdez votre temps ! Vous avez essayé de m’utiliser moi là-bas...
-Je...
-Laissez tomber, vous ne me manipulerez pas une deuxième fois...Maintenant, sortez d’ici avant que je ne vous mette dehors..."
La jeune femme n’insiste pas davantage et retourne vers le corral où Kid essaie à son tour de dominer l’animal encore sauvage et mord la poussière après être resté sur son dos une vingtaine de secondes. Al fait mine de regarder les efforts des cavaliers, mais en réalité, elle pense à Hickok. Lui qui était si ouvert à Chimney Rock, comment peut-il refuser le dialogue à ce point ?

Une fraction de secondes, son regard croise celui de Ike qui se détourne quasi instantanément comme s’il était gêné, mais elle a cru y déceler de la compassion car il sait combien Hickok peut être dur. Al ne fait pas le pas pour s’avancer vers le groupe, pourtant délaissé par Hickok, car elle les sait solidaires. Quand le soir approche et que les cavaliers se dispersent pour ranger la cour, Buck en profite pour approcher Al qui le devance :
-"Je ne te demande pas de prendre parti... Je comprends que tu soutiennes ton ami...
-Je ne suis pas d’accord avec sa manière d’agir, mais, dans ces moments là, il n’écoute personne...
-Il a eu une mésaventure avec un journaliste pour haïr notre profession à ce point ?
-Oui, tu as vu juste. Un jour, il a eu des mots avec un certain Markus au saloon et, pour se venger, ce gars a écrit une histoire faisant de lui un tueur à gages. C’était un tissu de mensonges... Nous le savons ici... Mais sa vie a été bouleversée à cause de cet homme : des gens sont venus de partout pour défier la fine gâchette que ce Markus avait décrite dans ses livres...
-Ah... D’accord, je comprends un peu mieux sa réaction à mon égard, mais je suis quand même déçue qu’il n’ait pas davantage confiance en moi..."
Buck ne saisit même pas que son amie lui suggère qu’elle a déjà rencontré le farouche cavalier et semble plutôt inquiet pour elle quand il lui dit :
-"Fais attention à toi ! Il ne va pas te ménager... C’est quelqu’un de très dur et souvent il ne se rend pas compte que les autres n’ont pas la même endurance que lui...
- Merci, Buck...", ne trouve-elle qu’à répondre à son ami qui pose sur elle un regard soucieux.
Depuis le temps qu’il travaille avec Hickok, il sait combien il va être difficile à vivre avec la journaliste, malgré la demande explicite de Teaspoon de coopérer.

Au souper, Al adopte le même comportement qu’à midi : elle ne se mêle pas trop des conversations. Seules les taquineries des garçons sur les liens que Buck entretient avec elle la font sourire, sans même lui donner envie de se justifier. Une fois au lit, elle ne peut s’empêcher de penser à Hickok. Doit-elle accepter ce rejet ? Ou doit-elle essayer de lui prouver qu’il a tort ? Que sa vision du journalisme est fausse ? Elle s’endort difficilement en ne cessant de ressasser ces questions auxquelles elle ne trouve aucune réponse satisfaisante.
Le lendemain, elle ne sait toujours pas quel comportement adopter avec Hickok, mais elle va tâcher d’interviewer au mieux les cavaliers pour faire un papier à la hauteur des espérances d’Emerson. Elle se lève à l’aube et en profite pour descendre prendre l’air… En traversant la cour où tout est fouetté par un vent sec et violent qui vient directement de la plaine, Al jette un regard sur sa grande robe déjà poussiéreuse et réalise qu’il lui faudra faire quelques achats pour passer davantage inaperçu dans cette bourgade où elle n’est déjà pas très bien accueillie. Discrète, elle se faufile dans l’écurie. Une fois au contact des chevaux, elle se sent plus sereine et s’emploie à brosser la jument de Buck et à dénouer ses crins pendant de longues minutes. Le calme du pur-sang rassure la jeune femme qui se vide peu à peu la tête. Et pendant presque une demie heure, Al, assise sur le rondin de bois qui soutient sa mangeoire, susurre à l’oreille attentive de la jument tout ce qu’elle ressent comme si le fait d’en parler la soulageait. D’autant que sa confidente ne répétera pas ses confessions !

Tout à coup, elle se détache de la jument pour regarder les autres chevaux autour d’elle, un bel alezan pie, un isabelle racé, un baie brun foncé fin et le palomino fougueux d’Hickok. Comme si elle croyait encore en la communion qu’elle a eu avec lui sur la plaine de Chimney Rock, elle s’approche de son box en lui parlant. Doucement, elle pose la main sur sa croupe et remonte jusqu’à l’encolure. L’œil attentif du palomino montre qu’il est sur ses gardes, mais comme l’intruse n’est pas brutale et tend lentement sa main vers ses naseaux pour se laisser sentir, il ne bouge pas et se laisse caresser. En gardant un contact avec son pelage beige, elle sort de sa poche des sucres et les lui donne. Seulement, si le cheval en raffole, elle est rapidement happée en arrière sans ménagement par une main puissante et manque de trébucher au milieu des chevaux. Quand le palomino, surpris par ce geste brusque, commence à s’agiter, elle retrouve son équilibre et s’en éloigne rapidement pour faire face à Hickok furieux. Se dégageant alors violemment de sa main, elle lui crie :
-"Mais enfin ! Qu’est-ce qui vous prend ? Vous voulez me faire tuer ?"
Mais comme s’il ne s’intéressait aucunement de son sort, il lui ordonne sur un ton sec :
-"Arrêtez de lui donner des sucreries !!!
-Ca ne lui fait pas de mal !
-Vous lui donnez de mauvaises habitudes ! Occupez vous de vos affaires ! Vous me comprenez ?"
Restée droite devant lui malgré son air dominant, elle lui lance un regard furieux et ne daigne pas répondre à sa question. Alors comme pour clore la discussion, il lui ordonne :
-"Maintenant : sortez !!!"
Elle s’apprête donc à quitter l’écurie sous les yeux menaçants d’Hickok qui ne supporte visiblement pas qu’elle s’approche de trop près à tout ce qui peut le toucher. Au fond de ce regard vert-gris qui l’a tant fait chavirer quelques semaines plus tôt, elle ne trouve aujourd’hui qu’agressivité et animosité.

Mais, au moment de franchir la grande porte de bois, la jeune femme manque de se faire renverser par un cheval bai brun foncé marqué d’une longue liste qui s’engouffre telle une tornade dans l’écurie. Alyssa reprend vivement son équilibre et fait volte face pour voir le cavalier et découvrir Cody. Ce dernier, aussi surpris qu’elle, saute à terre et s’avance pour s’excuser. Il semble assez troublé de la trouver aussi tôt dans l’écurie pour ne plus trouver ses mots sans bafouiller ce qui fait sourire Al, mais agace rapidement Hickok qui, en une phrase, réussit à casser l’amusante ambiance :
-"Arrête de faire le joli cœur Cody !!!"
Le beau blond n’attache pas davantage d’attention au ton méprisant employé par son ami et sourit simplement à Alyssa comme pour lui faire comprendre qu’il ne faut pas prêter attention au sale caractère de son collègue. Agacé, ce dernier s’avance vers eux pour sortir et au passage frôle Cody en lui donnant un coup d’épaule comme pour lui faire comprendre qu’il désapprouve sa façon d’agir avec cette journaliste. Surpris ce dernier est déstabilisé et se retourne pour regarder cet orgueilleux se diriger vers la salle commune. Immédiatement, Al, confuse, s’excuse :
-"Je suis désolée... C’est après moi qu’il en a...
-Il n’y a pas de mal mademoiselle... Je le connais suffisamment... Mais je ne le comprends pas toujours..."
Il ne faut pas longtemps à Cody pour remarquer le regard confus de la jeune femme, il ne peut alors s’empêcher de lui demander en emmenant son cheval dans son box :
-"Vous ne semblez pas trop à votre aise ici, je me trompe ?"
Surprise par autant de clairvoyance, Alyssa détache d’un coup ses yeux de la chambre commune où Jimmy s’est engouffré pour regarder son interlocuteur en train de bouchonner sa monture. Puis, elle lui répond simplement :
-"C’est vrai que l’accueil est mitigé..."
Pour lui changer les idées, Cody en profite donc pour proposer à la journaliste :
-"Vous voulez aller faire une ballade dans les environs ?"
Le visage d’Al s’illumine devant cette invitation si spontanée et lui répond, ravie :
-"Oui ! Ca me ferait très plaisir !"
Rapidement, Cody selle donc deux autres chevaux.

Le temps que la jeune femme passe à galoper aux côtés de Cody est un véritable moment de bonheur où tous les problèmes qu’elle rencontre au relais, et tout particulièrement avec Hickok, semblent plus lointains. Ses mots blessants s’effacent peu à peu. Elle se laisse simplement bercer par la cadence de son cheval tout en profitant du paysage qui s’offre à eux. La région est assez désertique par endroits. Une piste plus ou moins dessinée passe au travers de plaines arides, où seules résistent de hautes herbes, là où personne ne passe jamais, et de maigres arbres qui n’ont même plus de feuilles. A l’inverse, un moment plus tard, comme si elle avait fait des centaines de miles, elle trouve aussi des forêts très boisées, comme celle dans laquelle elle s’était réfugiée à Chimney Rock.

Quand Cody lui propose d’y faire une halte, elle acquiesce. Ils mettent donc pied à terre et marchent un moment sous les arbres qui dégagent un air frais, les rênes à bout de bras. Curieux, Cody alimente la conversation avec des questions pertinentes et en profite pour faire partager à la jeune femme son expérience de l’Ouest, la croyant en terrain inconnu. Elle ne peut s’empêcher de sourire devant les efforts du jeune homme pour lui être agréable, même si ses aventures lui semblent quelques peu exagérées. Mais son naturel et son humour la séduisent. Il est si exubérant et bavard à côté des autres hommes qu’elle a pu rencontrer jusque là !

Al se laisse guider par le jeune cavalier pour emprunter un chemin très accidenté où les chevaux ont du mal à s’aventurer en toute confiance. Elle arrive bientôt sur les bords d’une rivière. Le décor est absolument parfait : les remous de l’eau couvrent un peu les cris des quelques oiseaux qui ont élu domicile dans les arbres feuillus environnants, ce qui donne une douce et calme ambiance au cadre. Al s’avance sur le terrain sableux qui forme les berges et plonge ses mains dans l’eau encore bien froide en cette heure matinale pour se rafraîchir le visage. Resté quelques pas en arrière, Cody attache les chevaux sous les arbres et descend la rejoindre. Alyssa aurait passé toute la journée dans cette tranquillité, mais elle sait qu’il ne faudra pas tarder à rejoindre le relais pour que Cody ne soit pas en retard pour ses corvées. Alors bien qu’elle apprécie tout particulièrement les efforts du jeune homme pour lui faire oublier les affronts d’Hickok, elle lui fait comprendre qu’il serait bon de rentrer afin qu’il n’ait pas de remontrances de la part de Teaspoon. Devant les arguments de la jeune femme, il acquiesce et, tous deux reprennent le chemin de Rock Creek.

Arrivés au relais, les deux jeunes gens n’échappent pas aux remarques de Teaspoon pour être partis sans prévenir. Il vise tout particulièrement Cody qu’il assigne à la corvée de bois, mais Al n’est pas pour autant épargnée dans son discours qui n’admet aucune contestation, cependant, elle n’écope pas de punition, car elle n’est pas sous sa responsabilité. Quand l’ancien Texas Ranger les renvoie à leurs occupations, Al se sent confuse et, après avoir enfilé des vêtements de travail que Rachel lui a trouvés, rejoint Cody derrière l’écurie. Elle ne se sent pas la force de manier la hache pendant des heures durant, mais aide juste à ranger les bûches sur une brouette et les emmène ensuite derrière la salle commune et dans la cuisine de Rachel pour chauffer les poêles et le four de la jeune femme. Cody, égal à lui-même discute sans retenue avec la jeune femme et ne semble pas lui tenir rigueur des remontrances de son chef. Heureuse de cette soudaine complicité avec le cow-boy, Alyssa ne baisse pas les yeux quand elle passe à plusieurs reprises devant Hickok, resté sous le préau. Elle se sent tout à coup plus forte pour l’affronter grâce à la présence de Cody. Hickok, égal à lui-même dans sa morosité, secoue la tête en la regardant porter deux ou trois bûches à la fois. Cody qui a remarqué les regards de son ami rassure simplement la jeune femme :
-"Ne vous inquiétez pas pour lui ! Il trouvera toujours quelque chose à vous reprocher, mais j’apprécie vraiment que vous m’aidiez… C’est pas le travail d’une femme...
-Vous avez pris cette punition à cause de moi, alors il est normal que je vous aide..."

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