Un destin hors du commun


Chapitre 3

RETROUVAILLES A ROCKCREEK

De retour à Denver, Alyssa est peinée d’avoir dû quitter à nouveau les siens, mais néanmoins heureuse de retrouver ses amis et raconte longuement son retour à la ferme familiale à Sam, William et Teresa. Elle n’éprouve pas l’envie de faire partager sa joie aux autres connaissances qu’elle s’est faites depuis son arrivée et parvient à justifier habilement à son patron les jours supplémentaires qu’elle s’est octroyés. Ce dernier n’est pas dupe, mais ne lui en tient pas rigueur. A travers son regard tantôt fixé sur elle, tantôt fuyant, Al comprend que son comportement ambigu avec elle n’a pas disparu durant sa mission. Pendant le compte rendu de son voyage, Al remarque vite qu’Emerson n’est pas attentif à son récit, comme s’il était tout à fait ailleurs. Elle le regarde aller et venir dans la pièce. Quand il ferme discrètement la porte de son bureau, Al se sent tout à coup étouffer et, sans pour autant se retourner, prend garde à chacun de ses gestes quand il est dans son dos. Emerson continue ses inlassables traversées de la salle en ponctuant l’histoire de Al de quelques :
-"Ah oui... Très intéressant..."
Quand tout à coup, Al sent sa main se poser sur son épaule et remonter lentement sur son cou, elle se dégage violemment en se levant et se retourne pour lui faire face tout en faisant quelques pas en arrière pour s’éloigner de lui. Sa première réaction aurait été de le remettre en place en criant, mais elle préfère cependant se maîtriser et ordonner sur un ton sec et autoritaire :
-"Ne me touchez pas !
-Je croyais que cette mission vous avait fait plaisir...
-C’est le cas, mais si vous vous attendiez à une quelconque reconnaissance de ma part, vous vous êtes trompé ! Vous auriez mieux fait d’envoyer quelqu’un d’autre !
-Vous ne craignez pas de perdre votre emploi avec de telles remarques ?
-Vous pouvez me menacer... Ca ne me fera pas changer d’avis... Je retrouverai un emploi ailleurs...", rétorque-t-elle sèchement, le regard menaçant.

Surpris d’une telle assurance, Emerson fait à nouveau quelques pas vers la journaliste en reprenant calmement :
-"C’est ce que vous croyez... Vous pensez vraiment que je vais appuyer votre candidature si on me demande des renseignements sur vous ?
-Peu importe vos recommandations... Mon travail parlera pour moi... Et de toute façon, je crois que vous vous surestimez en pensant que votre influence peut toucher tout le pays.
-Vous devenez très impolie Mlle Mac Cartie... Sortez maintenant !", ordonne-t-il en entrouvrant la porte. Sans attendre davantage, Alyssa se faufile donc dehors, le visage sévère. Quand elle entend la porte claquer derrière elle, elle reste immobile quelques secondes en sentant la pression accumulée de ces dernières minutes s’évacuer lentement. En croisant le regard protecteur de Sam, Al comprend que son amie n’a pas besoin d’explications pour deviner ce qui s’est passé... Elle-même l’a vécu. Mais, même si elle reste très reconnaissante à Emerson de lui avoir permis de retrouver sa famille en lui confiant ce sujet, elle ne sera jamais prête à gagner sa place et ses faveurs de cette manière. Elle réalise tout à coup que l’envoyer là-bas n’a jamais été un geste gratuit, mais qu’il en attendait tout simplement une contre partie.

Les premiers jours lui sont difficiles, car ses amis ne parviennent pas à combler le vide laissé par l’absence de sa famille, même s’ils savent être très présents. Les longues conversations qu’elle a eues avec Buck lui manquent également. D’autant que la pression que Emerson met volontairement sur ses épaules n’est pas faite pour faciliter son retour à Denver. Elle a toujours entendu ses parents dire que le pouvoir et l’argent changent les gens, et il est vrai que les personnes simples qu’elle a eu l’habitude de côtoyer jusque là ne se seraient jamais permises de la manipuler de la sorte. Elle a été élevée dans un univers où on acquiert le respect et la reconnaissance des autres en les méritant, et non en déposant une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Décidément elle ne s’attendait pas à autant de changement en quittant Pacific Springs. Elle craignait tout simplement pour son intégration dans une nouvelle ville, mais ce qu’elle endure en découvrant combien les gens peuvent être manipulateurs et égoïstes dépasse largement ses craintes.

Il lui faut donc presque deux semaines pour retrouver ses marques et son enthousiasme naturel qui avaient séduit son entourage. Peu à peu, elle reprend ses habitudes et parvient à se contenter des petits sujets que lui confie Emerson, toujours amer du rejet qu’il n’a pas accepté. La transition entre le calme reposant de Pacific Springs et l’agitation constante et fatigante de Denver se fait lentement, et finalement elle recommence à accepter les sorties proposées par Sam et profite tout particulièrement des activités que la ville lui offre.

Un soir, alors qu’elle se rend à l’opéra avec son amie, son attention est attirée par une fillette qui colle une affiche sur le mur d’un des magasins généraux de la ville. La journaliste lui murmure un courtois « bonsoir » en s’approchant pour lire l’annonce des représentations théâtrales de la famille Brat. La gamine se retourne à son tour pour saluer poliment son interlocutrice. A voir son visage couvert de poussière, il semble qu’elle ait passé sa journée dehors. Alyssa ne peut alors s’empêcher de lui demander :
-"Tu ne devrais pas être chez toi à une heure aussi tardive ?
-Maman m’a demandé de coller toutes ces affiches aujourd’hui parce que nous commencerons les représentations demain soir... Mais je ne pensais pas que cette ville était aussi grande..."
La naïveté de l’enfant touche tout de suite la journaliste qui jette un coup d’œil complice à Sam pressentant l’intention de son amie. Alyssa se baisse à la hauteur de l’enfant, qui semble ressentir une grande fierté à assumer sa tâche au mieux, pour continuer :
-"Tu veux de l’aide peut-être ?
-Non, vous êtes gentille madame, mais j’ai presque fini... Il ne m’en reste que trois...
-Très bien...", conclut Al en se relevant. Elle regarde la gamine s’éloigner sans se retourner pour traverser la rue en courant, ses affiches sous le bras. Al s’étonne de voir cette enfant d’une dizaine d’années arpenter la ville avec autant d’insouciance alors qu’il fait déjà nuit. Mais à cet âge, on ne peut pas encore être conscient des dangers que l’on peut courir. Ses parents doivent avoir cruellement besoin de chacun pour mettre à ce point leur fille à contribution.
-"On va y aller maintenant ? Sinon, on ne verra pas le début...
-Oui... Excuse-moi Sam... J’étais ailleurs..."
En la fréquentant depuis plus d’un mois maintenant, Sam sait ce qui se passe dans la tête de son amie. Elle tente alors de la déculpabiliser pour ne pas avoir davantage insisté pour accompagner la fillette :
-"Tu sais que tu ne peux pas aider tout le monde sur cette terre...
-Mais tu as vu son âge ?
-Elle n’est pas malheureuse cette enfant, je t’assure Al... Ses parents n’ont peut-être pas le choix et doivent partager les tâches entre chacun... -Oui, peut-être...", murmure Al, soucieuse en observant la petite fille placarder une affiche de l’autre côté de la rue.

Contrariée, Al suit tout de même son amie à l’opéra comme il était prévu. Mais pendant toute la séance, elle ne peut se sortir de l’esprit le regard gris pétillant de la fillette. C’est comme si elle avait toujours vécu ainsi. En la revoyant s’afférer, Al pense que leur rythme de vie ne doit pas être facile. Le lendemain, elle propose à Emerson de faire un papier sur l’existence de ces acteurs qui se produisent de ville en ville sans jamais s’installer dans le seul but de faire partager leur passion de la comédie dans l’Ouest. Heureux, pour une fois, de ne pas avoir à rechercher lui-même un sujet, son patron l’encourage contre toute attente. Al ne sait pas si il attend une quelconque gratitude pour son soutien, mais pour l’instant, tout ce qui lui importe, c’est de pouvoir faire partager à ses lecteurs la vie que cette famille a choisie.

La journée lui paraît bien longue mais le soleil finit par décliner derrière l’horizon et Al se rend enfin à la représentation des Brat. Elle a déjà fréquenté à plusieurs reprises cet immense théâtre avec ses grands rideaux rouges vifs tombant des balcons qui entourent la grande salle principale. Ils créent, avec les lampes qui dégagent une lueur jaune chatoyante, une ambiance chaude. Mais ce soir, c’est comme si c’était la première fois qu’elle y entrait : elle sent une profonde anxiété monter peu à peu en elle, comme si elle ressentait le stress des acteurs. A cet instant, elle regrette bien d’avoir refusé la proposition de Sam de l’accompagner, mais elle préfère traiter ses sujets sans y faire interférer des proches. C’est donc avec une certaine appréhension qu’elle balaye du regard tous les visages qu’elle croise en espérant retrouver celui de l’enfant.

Tout à coup, son attention se porte sur une petite silhouette : elle a failli ne pas la reconnaître dans son l’habit fushia d’ouvreuse. L’enfant semble s’acquitter de son travail avec une étonnante satisfaction. Aidée d’une seconde jeune fille, de dix ans son aîné, elle accompagne chaque spectateur à son siège avec un sourire radieux, comme si chaque représentation était la première pour elle. Al fait en sorte de choisir la file qui lui permettra de croiser son chemin. Au premier regard, la fillette la reconnaît et sans dire un mot, ni même prendre garde à son ticket, lui attrape la main et l’emmène au balcon gauche qui surplombe presque la scène. Touchée par une telle attention, Alyssa murmure :
-"Ce n’est pas la place que j’ai achetée, tu sais...
-Oui... Elles sont réservées pour nos proches... D’ici, tu verras mieux...
-C’est très gentil à toi..."
Avant qu’elle ne disparaisse derrière le rideau, Al la retient par le bras :
-"Moi, c’est Alyssa...
-Moi, c’est Michelle... J’espère que tu aimeras la pièce..."
Le naturel et la gentillesse gratuite de cette enfant touchent profondément Al qui commence à s’habituer à la méchanceté et l’arrivisme de ses concitoyens de Denver. Tout ce qu’elle espère, c’est ne jamais devenir comme eux, égocentrique et superficielle.

Toute la famille Brat se retrouve bientôt sur les planches : les deux parents d’une quarantaine d’années et leurs trois enfants, un garçon la quinzaine, Michelle, et Al reconnaît rapidement la deuxième ouvreuse, l’aînée la vingtaine. Elle suit toute la pièce avec un intérêt tout particulier. D’autant plus quand elle voit entrer la petite Michelle dans une robe à corset rose pale qui semble terriblement gêner sa respiration. Mais elle ne retient pas son jeu pour autant. Il apparaît rapidement que chaque acteur doit assumer plusieurs rôles, mais les enchaînements se font avec une rapidité telle que peu de spectateurs doivent le remarquer. Ils changent en effet de costumes et de perruques pour chaque personnage. L’habileté et l’expérience font merveille dans ce domaine. La pièce raconte la vie d’une famille bourgeoise qui rencontre des difficultés avec leurs enfants. L’aînée prend plaisir à braver l’autorité paternelle en s’amourachant d’un officier trop âgé un rien tête brûlée. Le second semble bien décidé à échapper au destin militaire que son père lui a choisi en fricotant avec une bande de vauriens de la ville voisine. Les jeunes acteurs semblent ravis d’endosser ces personnages apparemment si éloignés de leurs vies. Et l’humour qui se dégage des dialogues allège agréablement le tout.

A la fin du spectacle, Al reste un instant dans ses pensées. Comment va-t-elle faire pour approcher les parents et leur proposer de faire un article sur eux. C’est la première fois qu’elle doit convaincre pour le sujet de son article et avoir le consentement des personnes concernées. Jusque-là, elle n’a traité que des évènements publics, mais il n’est pas question pour elle d’écrire sur cette famille à leur insu. Tout à coup, le rideau derrière son fauteuil confortable se soulève légèrement et Michelle apparaît radieuse, apparemment satisfaite de la représentation. La passion de la comédie se lit sur son visage. Si elle a été bercée dans cette ambiance depuis sa plus tendre enfance, elle a fini par la gagner également. Tout à coup, l’enfant lui demande :
-"Tu as aimé ?
-Oui, beaucoup, c’était très original...
-C’est mon papa qui a écrit la pièce... Tu veux voir nos loges ? Ici, elles sont superbes !"
Sans attendre une réponse, Michelle attrape une seconde fois la main d’Alyssa et la précède dans les coulisses. Consciente de la chance qu’elle a de se retrouver de l’autre côté de la scène, la journaliste profite tout particulièrement de la visite guidée par la fillette.

Quand elle pousse la porte de sa loge, Al décèle dans les yeux de l’enfant une étrange fierté, comme si elle avait rarement l’occasion d’être accueillie dans des locaux si luxueux. Sa grande sœur, se démaquillant devant la grande glace illuminée par de nombreuses ampoules, se retourne pour regarder qui accompagne la petite dernière. Michelle dit alors :
-"C’est Anna, ma grande soeur..."
Mais comme si l’aînée ne prêtait aucune attention à ces présentations, elle s’adresse à la cadette sur un ton autoritaire :
-"Si maman l’apprend, tu vas encore te faire gronder...
-Mais non...", répond-elle incrédule. Mais quand la porte s’ouvre une seconde fois, les visages des enfants se figent de stupeur. L’aînée ne trouve alors rien d’autre à dire pour éviter la punition que :
-"Je n’ai rien à voir avec ça ! Maman !"
Mais la mère des filles n’a aucun besoin d’explication pour avoir vu la cadette arpenter les coulisses, cette adulte au bout du bras :
-"Michelle, je t’ai déjà expliqué des centaines de fois de ne pas amener d’étrangers dans les coulisses..."
Michelle baisse alors les yeux en murmurant tout de même :
-Mais ? Maman... C’est pas une étrangère, c’est mon amie : Alyssa ! Tu sais ? La dame que j’ai rencontrée hier soir...
-Ah oui..."
Sentant la réprimande proche pour l’enfant, Al ne peut s’empêcher d’intervenir, car vue la réticence de la mère de famille à faire entrer dans son cercle de nouveaux visages, la journaliste sait qu’elle n’aura pas de meilleure occasion pour se présenter et lui faire sa proposition. A la première approche, la femme est très réticente, mais son mari qui les a rejointes en cours de conversation parvient à la convaincre.

Ainsi Alyssa découvre avec plaisir le théâtre et s’investit de longues heures dans ce sujet, car la profession d’acteur n’est pas plus reconnue que la sienne. Ils sont en effet souvent injustement considérés comme des personnes marginales qui n’exercent pas un métier noble. Pendant les trois derniers jours où la famille Brat reste sur Denver, elle s’intègre à leur équipe. A sa grande joie, par son professionnalisme et l’amour qu’elle a pour son métier, elle parvient à gagner la confiance des parents Brat, Lynne et Eric, plus rapidement qu’elle ne l’aurait cru. Le couple retrouve chez la jeune journaliste cette même volonté, celle qui permet d’affronter tous les regards, tous les obstacles, celle qui ne peut pas altérer cette passion qui brûle au fond d’eux. Al assiste à leurs représentations, vit avec eux le stress qui précède chaque spectacle, les soutient pendant leurs répétitions. Elle espère ainsi faire partager leur mode de vie le plus justement possible à ses lecteurs. Si Michelle et Alyssa se sont vite attachées l’une à l’autre, il a fallu un peu plus de temps pour l’aînée, mais finalement, Anna se prend d’amitié pour la journaliste à qui elle parle de sa passion même si elle l’oblige à parcourir les routes pour présenter leur pièce. La jeune actrice souffre également de la solitude imposée par leur vie nomade, mais tâche de le dissimuler du mieux qu’elle peut. Alyssa sait qu’elle ne pourra lui apporter qu’une écoute de courte durée, mais la jeune comédienne semble y être habituée. Pendant leur séjour à Denver, Alyssa trouve avec justesse sa place au sein de cette famille unie par l’amour de la comédie. La journaliste prend beaucoup de plaisir à écrire ce papier, même si ces nouvelles amitiés se soldent encore par une séparation émouvante. En effet, les Brat doivent continuer leur route vers l’est.

Au fil des semaines, si Alyssa passe beaucoup de temps avec ses amies Sam et Teresa, elle partage également avec William de plus en plus d’émotions, sans qu’il y ait la moindre ambiguïté entre eux. Alyssa le sait encore en deuil de sa femme et ne lui apporte qu’une présence amicale réconfortante. Cette situation aurait pu être délicate et gêner Alyssa à son arrivée à Denver, mais elle découvre rapidement qu’elle tient plus à avoir un frère à ses côtés qu’un fiancé qui tendrait forcément à être un minimum possessif et protecteur vis à vis d’elle alors qu’elle ne se sent pas encore prête à changer de vie. Cette amitié n’est pas perçue d’un bon œil par leurs collègues et tout particulièrement leur patron qui ne se résout pourtant pas à se séparer de l’un des deux, puisque chacun a son style d’écriture et sa manière d’aborder les sujets qui fait la richesse de son journal.

Jaloux et agacé par cette complicité grandissante, Emerson y voit un soutien qui peut aider la jeune femme à lui tenir tête. Il décide donc d’envoyer William couvrir la découverte d’or sur le territoire du Nouveau Mexique, à la frontière du Kansas. Il a en effet appris que cette nouvelle attire toutes sortes d’individus qui rêvent d’abord d’une richesse dite facile et instantanée. Emerson considère donc important d’informer les gens qu’en succombant à cette tentation, il faut s’attendre à de longues recherches, aux luttes régulières pour conserver sa concession, et aux heures épuisantes quotidiennement passées à espérer la pincée de poudre ou la grosse pépite. Mais, secrètement, il est aussi impatient de voir comment le jeune homme qui se consacre maintenant aux orphelins va gérer l’agressivité de ces prospecteurs qui se ruent dans des petites bourgades où l’accueil est très hostile.

Inquiète pour son ami, c’est le cœur gros qu’Al le regarde partir pour Cripple Creek, à quelques kilomètres au sud de Colorado Springs, pour couvrir ce sujet dangereux. Elle n’est pas dupe, elle sait que cette mission est la conséquence de la distance qu’elle entretient vis à vis d’Emerson et de la jalousie du directeur devant les liens qu’elle a créés avec William. Cependant, elle ne veut pas se laisser perturber par cette tentative maladroite de séparation. A son départ, William lui a promis de la tenir au courant de son enquête. Alyssa n’est donc pas surprise de recevoir presque une lettre par semaine.

Ce temps record d’acheminement du courrier est possible depuis le 3 avril 1860, grâce à trois hommes, Russell, Majors et Waddell, qui ont eu l’idée de remplacer les lents chariots postaux par "le Pony Express", des cavaliers, "nerveux, émérites et volontaires, de préférence orphelins", selon l’annonce de recrutement, qui parcourent le territoire de St Joseph à Sacramento, le plus rapidement possible, grâce à des relais construits tous les 25 kilomètres environ. En quelques mois d’existence, ces convoyeurs ont gagné le respect des Américains grâce à leur courage. Ce Hickok qu’elle a croisé à Chimney Rock en fait partie et Alyssa sait combien ils méritent cette reconnaissance tant il est dangereux de chevaucher régulièrement sur ces terres encore sauvages.

Comme Emerson est informé de tout ce qui peut se passer en ville, il sait rapidement que sa journaliste reçoit régulièrement des lettres de Cripple Creek. Cette dernière ne fait pourtant aucun cas des remarques de son patron et continue de mener sa vie paisible en lui rapportant des articles percutants sur les petits sujets qu’il lui confie ces derniers temps. Frustré de voir que l’éloignement géographique qu’il a mis entre les deux collègues n’altère en rien leur complicité, Emerson supporte de moins en moins l’assurance d’Alyssa qui a retrouvé ses marques à Denver. Il sait maintenant qu’elle n’a aucunement besoin de son soutien pour se faire un nom ou avoir une vie sociale remplie. Son simple charme et son naturel lui permettent d’élargir naturellement son cercle amical à l’occasion de quelques soirées. Se heurtant à une femme de plus en plus distante vis à vis de lui, Emerson ne tarde pas à lui poser l’ultimatum auquel elle s’attendait depuis qu’elle a pris connaissance des attentes de son patron : il exige en quelques sortes de profiter de ses charmes sans pour autant s’investir dans la relation. Et devant un refus toujours aussi catégorique, Emerson prend la décision de l’envoyer en mission de manière à l’éloigner de Denver. Sachant William à Cripple Creek depuis maintenant un mois, il espère ainsi que leurs liens se fragiliseront avec le temps.

Seulement il ne choisit pas n’importe quelle destination pour Alyssa :
-"J’ai contacté un vieil ami... Il s’occupe d’un relais du Pony Express dans le Nebraska... Puisque tout le monde en parle, vous allez me ramener un papier sur le quotidien de ces cavaliers si extraordinaires. Je veux du concret, du vécu. Je veux que le lecteur ait l’impression de vivre ce que vous raconterez. Vous me comprenez ?"
Même si elle est rapidement terrorisée à l’idée de devoir vivre avec ces cavaliers à la forte réputation, elle n’en montre rien à son employeur et demande avec détachement :
-"Je vais partir longtemps ?
-Tout dépendra de l’évolution de votre rapport... Mais pas moins de deux mois, je pense...
-Deux mois ? Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse là-bas toute seule pendant deux mois ? A ce que j’ai entendu, ces cavaliers ne sont pas commodes !
-Vous me tenez tête depuis des semaines, alors vous allez goûter à la vie que vous auriez pu éviter !
-Vous me punissez ! Vous n’avez pas le droit d’abuser de votre position !
-Et qu’est-ce que vous comptez faire ?
-Rien contre vous ! C’est sûr ! Je n’aurais aucun poids face à votre réputation ! Mais j’ose espérer qu’un jour les salariés seront protégés contre de tels abus de la part de leur hiérarchie !
-Vous et votre besoin d’égalité et de justice ! Jamais vous ne vous rendrez à l’évidence que les hommes auront toujours le pouvoir et que ce seront toujours les mêmes qui seront au bas de l’échelle ?"
Restée digne devant ces attaques, Alyssa encaisse cette dernière remarque en serrant les dents et essaie de se contenir, car elle se sait déjà toute proche de perdre son emploi. Elle se doute que cette mission est une sorte de dernière chance. Mais elle sait que quelles que soient les menaces ou les difficultés, elle n’aura pas changé d’avis à son retour et qu’Emerson lui inspirera toujours autant de dégoût par sa façon de manipuler tout le monde.

A sa sortie du bureau de leur patron, Alyssa fait un compte rendu à Sam, très fière de sa force de caractère, malgré ce qu’elle risque de perdre. Sam la soutient donc et l’accompagne à la maison des Russel pour préparer ses affaires. Dans le même temps, elle écrit une lettre à William pour le tenir informé de sa nouvelle mission, mais aussi pour l’avertir de ne plus lui écrire à Denver. Elle fait ses adieux à Teresa et Hayden, attristés à l’idée que leur colocataire s’absente encore une fois et ce pour plusieurs mois.

Alyssa, anxieuse d’avoir à s’intégrer dans une équipe inconnue, s’embarque dans la diligence avec une boule dans la gorge malgré le soutien que lui apporte Sam à son départ. « Rock Creek » ? Elle doit partir pour cette bourgade à quelques miles de Saint Joseph. Entre les correspondances qui nécessitent parfois de longues attentes et les imprévus, le voyage dure presque une semaine. Les mauvaises nuits qu’elle passe dans des hôtels plus ou moins miteux ne lui permettent pas de récupérer de sa fatigue. De même, les longues heures de traversée sans interruption lui engourdissent les jambes. La destination approchant, Alyssa sent l’anxiété croître en elle sachant qu’elle va devoir avant tout faire face à cette équipe de cavaliers qui se sont forgés une grande réputation en risquant tous les jours leur vie pour faire passer le courrier coûte que coûte.

Quand la diligence s’arrête et que le conducteur hurle enfin "Rock Creek", Al ne sent plus ses membres et ne pense qu’à prendre un bain et se coucher. Elle prend une grande inspiration pour se donner du courage et descend précautionneusement. Une fois dans la rue principale en pleine effervescence en ce début d’après midi, elle récupère avant tout ses deux sacs. Puis, enfin, elle se tourne vers les personnes qui attendaient l’arrivée de la diligence. Tandis que les autres voyageurs retrouvent parents et amis, Al se retrouve face à deux cow boys qui la fixent silencieusement.

Le premier, les cheveux bruns au carré, petit, semble assez rachitique à première vue pour faire un tel métier… Il détourne vite les yeux et garde le visage baissé quand son collègue, grand, plus costaud, les cheveux courts, sûr de lui, s’avance vers Al avec un sourire accueillant pour lui demander :
-"Vous êtes la journaliste de Denver ?
-Oui... Alyssa Mac Cartie...
-Très bien, moi c’est Kid et lui, c’est Lou... Suivez nous, nous allons vous accompagner jusqu’au relais..."
Sans un mot de plus, le Kid empoigne les deux sacs de la journaliste et la devance en partant vers le nord-ouest de la ville. Si ce Lou reste à quelques mètres, sans décrocher un mot, le Kid, lui, engage naturellement la conversation avec Alyssa, quelque peu rassurée de rencontrer un jeune homme si sociable et si aimable. La réputation des cavaliers du Pony Express est peut-être exagérée après tout... Quoique... Une des rares fois où elle croise le regard marron de ce Lou, Al y décèle une hostilité inattendue.

Tout en discutant de la vie du relais avec le Kid, Alyssa s’attache à se repérer dans cette ville de Rock Creek : armurerie, magasin général, barbier, maison de passes, laverie, forge, docteur, officine, pompes funèbres et pension de famille. Elle compte même deux restaurants et deux banques. Ce qui attire davantage l’attention d’Al c’est que l’église se trouve en plein centre. Quand les trois jeunes gens passent devant le bureau du Marshall, le Kid y jette un coup d’œil insistant, mais continue son chemin, n’ayant visiblement reconnu personne. Puis, une fois arrivés au bout de la rue principale, ils tournent derrière le maréchal-ferrant et se retrouvent au milieu d’une grande cour : sur leur droite, un petit corral où gambadent trois jeunes poulains, sur leur gauche, un autre enclos et la grange. Devant eux se dresse une grande maison blanche à deux étages et un peu plus loin sur leur gauche, une petite bâtisse en bois et un dernier corral, immense celui-ci.

Comme si elle guettait leur arrivée, une grande blonde, arborant un grand décolleté, les cheveux en chignon, deux mèches encadrant ses yeux bleus, sort immédiatement de chez elle et s’avance vers eux. Le sourire aux lèvres, elle se présente :
-"Rachel Dune... Avec Monsieur Teaspoon Hunter, je m’occupe des cavaliers...
-Enchantée... Alyssa Mac Cartie...
-Ravie d’une nouvelle présence féminine ! Je suppose que le voyage a été long... Venez avec moi, je vais vous montrer votre chambre..."
Al se retourne vers les deux cavaliers venus l’accueillir : Lou est déjà en train de s’éloigner, tandis que Kid la laisse le précéder en montant au premier pour déposer ses deux sacs dans sa chambre, soignée avec goût.
Puis, une fois que Kid s’est retiré, l’hôte de la journaliste semble plus bavarde :
-"Vous allez dormir chez moi... Les garçons dorment dans la petite maison en bois de l’autre côté du relais. Elle n’est en fait formée que de leur chambre, alors on l’appelle la pièce commune, parce que c’est aussi là-bas qu’ils prennent leurs repas..."
A son tour, Rachel redescend au rez-de-chaussée. Al en profite donc pour défaire quelques affaires pour se sentir davantage installée et rejoint son hôte dans la grande pièce de l’entrée.
-"Vous voulez du thé ?
-Oui, volontiers..."
Puis, elles engagent simplement la conversation au cours de laquelle Al apprend que Teaspoon n’a pas pu être présent pour l’accueillir car il a dû se rendre à la ville voisine, Cottonwood, pour acheter quelques chevaux, car les Indiens, qui fournissaient auparavant le Pony Express en poneys, deviennent de plus en plus réticents à faire des affaires avec les Blancs certainement à cause des accrochages meurtriers qui se multiplient dans la région.

Quand vient l’heure du souper, Rachel s’affaire à préparer le repas des garçons. Alyssa ne tarde pas à la rejoindre dans la cuisine pour continuer leur conversation et se rendre utile. Les plats dans leurs bras, les deux jeunes femmes rejoignent la salle commune où Rachel présente Alyssa aux autres cavaliers qu’elle n’a pas encore croisés... Un jeune homme blond aux yeux bleus, habillé d’un ensemble de peaux de daim beige avec des franges, prend alors les devants face à ses collègues et s’avance, sûr de lui, vers la journaliste pour lui serrer la main en disant avec un sourire charmeur, tout en soulevant son chapeau :
-"William F. Cody, Madame...
-Enchantée Monsieur Cody..."
Puis vient le tour d’un jeune homme noir, un fouet enroulé à sa ceinture. Ce dernier ne semble pas du tout souffrir du sentiment d’infériorité habituellement propre à ses frères de race et s’adresse à elle avec une certaine froideur :
-"Je m’appelle Noah Dixon... Et lui, c’est Ike Mac Swain...", ajoute-t-il en désignant un jeune homme, portant un bandana sur un crâne chauve... Puis, Noah reprend :
-"Il ne peut pas parler... Mais il vous comprend..."
Devant le regard vert fuyant de ce jeune homme timide qui n’a vraisemblablement pas été épargné par la vie, Al fait un pas dans sa direction et lui serre la main, puis celle de Noah, pour qu’il ne prenne pas l’oubli de ce geste comme un affront...

C’est seulement à ce moment qu’Al prête attention à ce qui l’entoure : la pièce semble étriquée avec des lits superposés contre chaque mur et cette grande table, entourée de deux bancs, au milieu qui semble prendre toute la place. Les deux fenêtres qui fendent les murs de bois laissent entrer une faible lumière en cette fin de journée. Rapidement, chacun dépose armes et chapeau pour s’installer, Ike et Cody d’un côté ; Kid, Lou et Noah en face. En un regard interrogateur, Al demande à Rachel où s’installer pour ne prendre la place de personne. Cette dernière lui indique donc le bout de la table, à l’opposé du coin cuisine aménagé dans un angle de la pièce.

Tout à coup, la porte d’entrée s’ouvre et laisse entrer en trombe une silhouette couverte de poussière... En un geste, l’homme détache son ceinturon et l’accroche machinalement au porte-manteau à côté de la porte pour enfin s’avancer vers la table, comme affamé, et se mettre entre Ike et Al sans un mot. Sans se préoccuper des regards provoqués par son entrée bruyante, il tourne tout à coup la tête vers l’invitée. La seconde qu’il faut aux yeux verts d’Al pour croiser ce regard ébène qu’elle connaît semble une éternité à la jeune femme. Enfin un soutien au milieu de ces inconnus qui semblent tous très différents des gens qu’elle a connus jusque-là. Après un sourire complice, Alyssa se lève et s’avance spontanément vers son ami pour le prendre dans ses bras. Cet enlacement surprend toute la pièce y compris Buck qui n’a jamais eu droit à une telle marque d’affection de la part de la journaliste, même s’ils sont conscients tous les deux du profond respect et de l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre. Ce geste familier auquel elle n’est pas habituée est pourtant un réflexe pour la jeune femme qui se sent enfin protégée. Rachel a fait tout son possible pour l’intégrer et les autres cavaliers n’ont pas été particulièrement froids ou agressifs vis à vis d’elle, mais la présence de Buck la rassure devant l’inconnu de cette mission. Quand Al se détache enfin du sang mêlé, elle croise tous les regards éberlués devant ces retrouvailles émouvantes et surprenantes. Cody ne peut alors s’empêcher de demander ironiquement :
-"Alors j’en déduis que vous vous connaissez, parce que moi, on ne m’a pas salué de la même manière !"
Buck, comme s’il avait déjà raconté ce qu’il avait enduré, leur dit seulement :
-"C’est grâce à Al que je suis encore en vie après South Pass...
-Ah... C’est donc vous sa mystérieuse sauveuse...", continue de taquiner Cody...

Suite

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