Un destin hors du commun


Chapitre 2

RETOUR AUX SOURCES

De retour à Denver, Alyssa s’empresse de mettre au propre ses notes pour présenter son travail à Emerson. Au fur et à mesure que les lignes noircissent ses pages, elle s’angoisse à l’idée que le résultat ne corresponde pas à ses attentes et qu’elle ne soit plus retenue pour le poste. Dans ce cas, elle retournerait à Pacific Springs, le goût amer de la défaite dans la bouche. Elle serait la risée de ses concitoyens qui auraient vite fait de connaître la raison de son retour. Elle ne désespère pas pour autant et s’acharne à améliorer chaque mot qu’elle ne trouve pas à la hauteur du ton du sujet. Pendant deux jours, elle ne quitte pas le petit appartement qu’elle a trouvé à louer au dernier étage d’une belle bâtisse appartenant à de riches exploitants de coton, Maggie et Brent Russel. Ces derniers ont choisi de se construire un petit pied à terre à Denver pour s’éloigner de temps en temps du Sud qui commence à être divisé entre les abolitionnistes et les antiabolitionnistes. Ses propriétaires l’ont prévenue lors de son emménagement qu’ils ne seront pas présents régulièrement et c’est pourquoi la jeune femme aura également comme colocataires deux employés : Hayden Smith, le jardinier, un jeune homme de 25 ans environ ; Al n’a pas compris de manière précise la raison de sa venue en ville, mais elle le sent tourmenté par d’anciens démons ; et Teresa Hudson, la trentaine, que la journaliste sait veuve.

Quand elle réapparaît au journal, ses collègues l’accueillent de façon inégale : William Stiller, l’ancien hors la loi s’avance vers elle spontanément pour lui présenter l’équipe présente au complet dans les locaux. Amical, il rassure Al anxieuse de devoir faire face à Emerson avec ses notes. Samantha Hurley, la prostituée qui avait eu le courage de quitter la maison close dans laquelle elle avait grandi sans savoir ce qui s’y passait avant d’atteindre l’âge où elle a éveillé le regard des hommes de passage en leurs murs, semble aussi prêter attention à cette nouvelle arrivante qui va ajouter une touche féminine au groupe.

Andrew Detmers, le shérif d’une bourgade voisine qui se plaît à raconter ses exploits en les enjolivant quelque peu, fait également partie de l’équipe. Il reste au fond de la pièce, dans la pénombre, un cigare aux lèvres, les pieds sur le bureau, tout comme son acolyte qu’on appelle toujours par son nom : Baker. En ce début d’après-midi, ces deux derniers ne semblent pas très productifs et se reposent tant que le soleil tape encore trop dehors. Ils lèvent à peine le nez pour découvrir la silhouette d’Al qui cherche quelques regards réconfortants, mais qui tombe sur des visages froids qui ne se dérident pas devant elle. Puis William lui montre la porte du bureau d’Emerson, fermée elle aussi : il doit certainement faire la sieste. Sur les conseils de Samantha, elle quitte donc le bureau et, en sa compagnie, découvre les rues de la ville qu’elle a à peine parcourues depuis son déménagement. Chaleureuse, cette belle brune d’une trentaine d’années aux longs cheveux bouclés semble prendre plaisir à guider Al dans cette nouvelle étape de sa vie. Comme une grande soeur, elle lui parle de ses collègues : elle ne va trouver que très peu de soutien de la part de Detmers et Baker, mais ils resteront tout de même corrects envers elle. Al apprend avec peine de la bouche de Sam que William a perdu récemment sa femme, emportée par le choléra alors qu’elle était partie rendre visite à ses parents tandis qu’il était en mission au Nouveau Mexique. Il ne se montre aucunement effondré, mais chacun sait combien il est peiné. Et comme pour combler ce manque, il donne de son temps pour s’occuper des orphelins entassés dans une grande maison à l’extrémité nord de la ville.

Quand elles regagnent le journal sur les coups de 17 heures, elles trouvent Emerson en pleine forme à l’annonce du retour de son nouveau salarié. Au grand étonnement d’Al, il lit son papier d’une traite et, sans un commentaire, le fait passer à William pour qu’il ait sa place dans la prochaine édition. Il ne change même pas une virgule, alors qu’Al a déjà entendu parler de sa manie toute particulière de retravailler un texte pour l’approcher au mieux de la perfection. Puis, apparemment intéressé de savoir si sa nouvelle recrue a trouvé quelques repères dans la grande ville de Denver, il lui demande si elle a un toit et lui donne, lui aussi, quelques conseils pour s’intégrer dans sa nouvelle vie. Malgré la distance de Detmers et Baker, Al ne se sent pas rejetée et se fait doucement à la situation. Elle trouve ainsi aisément sa place au sein de cette équipe et grâce au soutien et à l’amitié de William et Sam, elle tisse des liens qui lui permettent de passer au-dessus du manque constant de sa famille.

Au fil des semaines, elle se prend à la vie aisée de Denver qui offre à ses habitants un théâtre, ainsi que de nombreuses activités qu’elle était loin de soupçonner avant de quitter Pacific Springs. De même, elle garde toujours un oeil surpris et séduit devant le choix que les magasins généraux proposent à leurs clients. Et malgré tout le luxe qui s’étale devant elle, Alyssa essaie de rester sage et d’adopter le comportement le plus correct possible, pour que ses parents puissent être fiers d’elle comme s’ils avaient constamment un oeil sur leur fille. Elle garde cette même simplicité qui séduit toujours ceux qui ne la connaissent pas et met régulièrement en avant ses valeurs même si elles ne s’accordent que rarement avec celles des "gens de la ville" qu’elle côtoie quotidiennement.

Chez elle, elle forme un trio simple avec Hayden et Teresa. Rapidement, les deux jeunes femmes se confient. Al est heureuse de profiter de l’expérience et des conseils de Teresa, tandis que cette dernière est ravie de cette venue féminine dans son quotidien terne. En effet, au fil des conversations, Al apprend que depuis la mort de son mari, survenue lors d’un banal accident de cheval, Teresa ne sort que très peu et a beaucoup de mal à s’ouvrir aux autres comme elle le faisait il y a encore quelques années. Hayden, quant à lui, apporte la force et le calme au sein des colocataires. Plus distant vis à vis d’Al, il se contente de faire ses tâches et ne s’attarde jamais bien longtemps au sein de l’ambiance bavarde et agitée créée par les deux jeunes femmes. Il ne se montre aucunement agressif à son égard, mais préfère simplement sa tranquillité. Grâce aux deux cercles qui forment maintenant sa vie, Al trouve son équilibre entre ses collègues et les habitants de la maison des Russel.

Tandis que sa vie professionnelle connaît un essor au fil des semaines grâce aux sujets simples et dans les alentours qu’Emerson lui confit, Al voit avec une certaine déception son statut relationnel n’avancer que très peu, surtout dans ses fréquentations masculines. Elle a bien croisé le chemin de quelques célibataires séduisants, mais aucun n’a réussi à lui ébranler le coeur comme ce cavalier du Pony Express, auquel elle pense encore de temps en temps. Avant sa rencontre avec ce Hickok, elle n’éprouvait aucune envie d’unir sa vie avec celle d’un homme. Elle se voulait assez forte pour s’assumer toute seule, mais depuis Chimney Rock, elle a pris conscience que vivre une si forte émotion avec quelqu’un pourrait la faire changer d’avis sur le mariage : partager le quotidien de celui qui sait faire battre son coeur par un simple sourire doit être quelque chose de merveilleux selon son idéal.

Cependant, malgré ce retournement vis à vis du mariage, Al n’a aucune intention de céder aux avances intéressées du premier venu, même si elle tend à être séduite par le charme naturel de William qui ne fait pourtant rien pour attirer son attention. Mais sa gentillesse et le fait qu’il sache donner de son temps pour les plus démunis touchent Al. Ce dernier, bien que très attentif à la jeune femme ne semble pas vouloir être aussi entreprenant que ces hommes qui choquent bien souvent Al. William, quant à lui, reste très respectueux envers elle et met un point d’honneur à être présent quand elle en a besoin, sans pour autant lui faire sentir qu’elle doit lui être redevable de quelque façon que ce soit.

Al a donc trouvé auprès de William de larges épaules sur lesquelles s’appuyer. Une écoute touchante et partagée auprès de Teresa qu’elle considère comme sa soeur tant leurs éducations sont proches. A l’inverse, Sam montre à Al des côtés de la vie qu’elle n’avait jamais soupçonnés avant de la connaître. Elle apprend ainsi combien les hommes peuvent être cupides, mesquins et méprisants. Elle lui apprend à toujours garder une marge de méfiance, même vis à vis de ceux en qui on croit pouvoir avoir une entière confiance. L’ancienne prostituée a tellement souffert du mépris des autres et a si souvent été rabaissée malgré ses efforts pour retrouver un statut honorable qu’elle a une vision totalement décalée de la société par rapport à Al qui, sortant de sa petite ville, croit voir en chacun un ami et ne peut même pas soupçonner que les Hommes puissent être aussi méchants vis à vis d’un des leurs. Mais, peu à peu, sa vie à Denver le lui apprend, comme quand elle voit un jeune homme noir se faire refuser l’entrée d’un des restaurants de la ville. Les mots hautains du patron de l’établissement ont raisonné plusieurs jours dans sa tête : "Vous ne correspondez pas à notre type de clientèle". Elle revoit son regard méprisant et ne comprend pas comment un homme qui va à l’office tous les dimanches peut agir à ce point en contradiction avec la parole de l’Evangile. Pour Al, il est difficile de découvrir une telle méchanceté et cet étonnant égoïsme chez tous ces gens qui vivent pourtant les uns à côté des autres. Finies la solidarité et l’entraide dans lesquelles elle a été élevée à Pacific Springs où elle a vu tous les habitants faire bloc derrière un des leurs qui était en difficulté. Elle se fait cependant à cette nouvelle mentalité et s’adapte en suivant le conseil de Sam : se montrer plus individualiste, ne pas se mêler des affaires des autres.

Peu à peu, elle trouve tous les repères de sa nouvelle vie, après avoir changé ses habitudes et sa vision des choses. Sa renommée commence lentement à se faire quand une conversation avec Sam ébranle son assurance :
-"Tu n’as remarqué aucun comportement étrange ces derniers jours ?
-Comment ça ?
-Quelqu’un qui aurait changé de ton avec toi par rapport au début...
-Heu... Non... William est toujours aussi gentil avec moi... Detmers et Baker sont toujours aussi froids à mon égard... Non, je ne vois pas... Qu’est-ce que tu as remarqué ?
-Al... Tu sais que je t’adore : tu as un fond de gentillesse et de naïveté que je ne croyais pas possibles en ce monde, mais ça te jouera des tours d’être innocente à ce point... Ecoute, je ne sais rien de source sûre, mais le regard d’Emerson ne trompe pas quand il se pose sur toi..."
Soudain gênée, Al esquisse un sourire crispé en répondant avec incrédulité :
-"Sam... Je crois que tu te trompes... Vraiment ! Il pourrait être mon père !!!
-Là n’est pas la question ! Est-ce que tu ressens quelque chose en sa présence ?
-Honnêtement, non... Il est bedonnant, mou... Il manque d’entrain, d’élégance, de délicatesse... Ce n’est vraiment pas quelqu’un comme lui qu’il me faut...
-Ah ! Bon ! Tu sais ce que tu attends ? Toi qui n’a jamais connu l’amour ?"
Puis lançant un regard complice, Al lui répond :
-"Une fois, un homme a su ébranler mon coeur comme personne... Il n’a rien fait pour, mais il m’a séduite par son caractère entier, sa façon d’être sûr de lui... On se ressemblait en beaucoup de points. Et contrairement à ce que j’ai toujours montré, je n’ai jamais eu autant envie d’être protégée... C’est comme si je n’avais pas besoin de jouer un rôle avec lui : j’avais l’impression qu’il me comprenait avant que je lui parle...
-Et physiquement ?
-Dans les 20-25 ans, 1.80m, brun, les cheveux longs et de beaux yeux verts... Des yeux dans lesquels j’avais l’impression que je pouvais lire ce qu’il n’osait pas dire...
-Et pourquoi tu l’as laissé filer ? A t’entendre, tu n’aurais jamais dû le laisser partir...
-C’est pas si simple... J’ai dû quitter précipitamment la ville où nous nous sommes rencontrés sans pouvoir lui dire au revoir ni même savoir ce qu’il pensait..."

Alyssa est remplie d’émotion à reparler de ce beau cow-boy qui a su éveiller chez elle ce tendre sentiment, mais les questions pertinentes de Sam lui montrent qu’une femme avec davantage de confiance en elle et d’expérience ne l’aurait pas laissé s’échapper. Ce qui ne fait qu’accroître le sentiment d’infériorité qu’elle ressent souvent aux côtés de cette belle femme d’une assurance à désarçonner tout homme. Puis, voyant qu’Al est émue au point de ne plus pouvoir sortir un son de sa gorge, Sam bredouille :
-"Excuse-moi... C’est ta vie... Moi, j’aurais peut-être agi différemment, mais ce n’est certainement pas ce qui lui aurait plu. Tu sais, son rôle n’était peut-être que de te faire ressentir cette émotion... Et si c’est lui qui doit partager ta vie, et bien, vos deux chemins se recroiseront...
-J’en doute... A moins d’un grand coup de chance...
-Mais pour en revenir à Emerson, je te conseille juste de la jouer fine... C’est un homme qui a beaucoup d’influence dans notre ville. Et le pire, c’est qu’il le sait... En général, il a tout ce qu’il veut, et je ne ferai pas d’exceptions pour les femmes : quand je dis qu’il a TOUT ce qu’il veut, il a vraiment TOUT. Découvrir un pouvoir comme le sien, c’est dément quand on vient d’où je viens... Le tort des gens qui lui tiennent tête, c’est qu’ils se croient plus forts que lui, alors que je ne l’ai jamais vu plier...
-On dirait que tu en as fait les frais toi-même, non ?
-Je n’en ai jamais parlé ici... J’ai vraiment trop honte, moi qui dis à qui veut l’entendre que je ferai tout ce qu’il faut pour m’éloigner du milieu duquel je viens...
-Il t’a menacée ?
-Ce n’est pas le terme... Mais pour ne pas entrer dans les détails, j’ai dû faire ce qu’il fallait pour garder ma place..."
Le regard d’Al se noircit en lisant entre les mots de son amie qui reprend :
-"Pour moi qui ai eu l’habitude d’être payée pour être leur objet... Pour moi, ça a déjà été très difficile à surmonter, alors je ne veux pas qu’il s’en prenne à toi... Tu es trop innocente pour être salie par un porc de son espèce..."
Sam parvient à sortir ces dernières phrases alors que sa gorge se resserre en repensant à cette étape de sa vie... L’émotion qui emplit Al la pousse spontanément à serrer Sam dans ses bras comme pour la remercier de ses conseils.

La vie qu’Al croyait parfaite devient soudain un enfer... Comme par réflexe, elle se tient à distance d’Emerson et passe au contraire beaucoup de temps avec ses deux compères journalistes s’entraidant mutuellement quand il s’agit de mettre sur pieds un papier. Si c’est Sam qui a dû ouvrir les yeux de la naïve Al, William n’a nullement besoin d’explications de la part de ses amies, car il sait qu’Emerson est réputé pour abuser de sa position et faire pression sur ceux qui sont dépendants de lui. Et au changement d’attitude d’Al qui s’éloigne de plus en plus de leur employeur, William comprend que la jeune femme est devenue sa nouvelle proie, ou plutôt un défi, étant donné qu’elle sait rester professionnelle tout en étant froide et distante avec lui. De son côté, Emerson sait tout à fait s’adapter à cette situation et ne se montre aucunement entreprenant vis à vis de la jeune femme. Il est partagé entre la rage de découvrir quelqu’un de suffisamment sûr de lui pour lui tenir tête et l’admiration pour sa ténacité. Et même si ses espérances n’ont pas été exprimées explicitement, il réalise que la jeune femme n’a pas la même simplicité avec lui qu’elle a avec William. Il préfère donc mettre cette différence sur le compte de leur position sociale, plutôt que de penser à une quelconque rivalité avec ce petit journaliste.

A la différence de ses tentatives habituelles pour lesquelles il n’accepte aucun refus, l’approche d’Emerson semble plus stratégique et lente vis à vis d’Al, au grand étonnement de Sam qui observe le manège de leur patron d’un mauvais oeil. Car à sa façon de se montrer ouvert et attachant envers Al, cette dernière pourrait se laisser tenter par cette fausse façade. Mais la belle brune est rapidement rassurée en réalisant la lucidité de son amie, malgré les efforts d’Emerson. Ce dernier, partagé entre l’envie de faire plaisir à sa protégée et celui de l’éloigner de William qui a su se faire une place dans le coeur de la jeune femme, trouve bientôt une solution : il l’envoie couvrir l’inauguration de la banque de Pacific Springs. A cette annonce, Al est ravie d’avoir la possibilité de retourner chez elle. C’est cependant le coeur gros qu’elle quitte pour quelques semaines ses nouveaux amis de la ville, mais elle ne peut s’empêcher de se réjouir à l’idée de retrouver les siens, les vrais, ceux qui n’ont besoin d’aucune explication pour la comprendre.

Pendant plusieurs jours, Al endure donc les secousses et l’ambiance poussiéreuse d’un lent voyage en diligence d’autant plus difficile pour elle qui adore monter à cheval. Pourtant elle doit supporter la proximité de ces inconnus, dont le dernier bain remonte à plus ou moins longtemps, parce qu’Emerson a décidé de lui rembourser son voyage en diligence et non la location d’un cheval, car il estime que le voyage en solitaire est trop long et trop dangereux pour Al. Vers 18 heures, quand elle arrive à South Pass, une ville voisine de Pacific Springs, elle découvre avec agacement qu’elle n’a pas de correspondance le lendemain pour sa ville qui est pourtant à une dizaine de kilomètres. Pressée de rentrer chez ses parents, elle va trouver le maréchal-ferrant, un ami de son père, et lui loue une monture endurante pour partir au plus tôt le lendemain matin et préfère rester à l’hôtel pour passer une bonne nuit, afin d’être reposée pour terminer le voyage.

Enfin arrivée dans sa chambre, Alyssa soupire d’avoir eu à porter seule son sac et le dépose au pied du lit comme pour libérer rapidement ses mains qui, trop occupées à porter la plume, ont perdu l’habitude du travail. Lentement, elle s’approche de la fenêtre comme à chaque fois. Puis, par réflexe, elle ne peut s’empêcher de rechercher inconsciemment le palomino ou la silhouette de ce cavalier du Pony Express qu’elle espère toujours recroiser dès qu’elle quitte Denver. Ce doux rêve reste dans un coin de sa tête, mais elle sait que la probabilité de le revoir est infime vue l’étendue du territoire qu’il doit couvrir pour distribuer le courrier...

Tout à coup, des coups de feu provenant du fond de la rue principale la font sortir de ses pensées et attirent immédiatement son attention. Elle a à peine le temps d’apercevoir une silhouette s’engouffrer dans l’hôtel qu’elle distingue une masse d’hommes armés lui emboîter le pas en proférant des injures... Sa curiosité la pousse à retraverser sa chambre pour ouvrir la porte qui donne sur un couloir encore à peine éclairé par les rayons du soleil déclinant et comprendre les raisons de cette chasse à l’homme. Mais elle se retrouve soudain nez à nez avec un homme dont la chemise bleue à rayures est tachée de sang. Ses longs cheveux noirs ébènes lui collent au visage et pourtant devant cette allure effrayante, Al ne recule pas et ressent la détresse de cet homme à travers son regard marron foncé. En quelques secondes, elle revit la peur qu’elle a ressentie quand elle s’est faite attaquer par les Sioux à Chimney Rock.

Aujourd’hui, il semble que la donne soit inversée car le fugitif a le teint trop mat pour être un Blanc et surtout il tient dans son poing droit une bourse qu’il porte autour du cou, certainement une croyance de son peuple... Après avoir soutenu son regard pendant quelques instants, l’homme détourne la tête et fait quelques pas pour la contourner, mais, à bout de forces, il s’effondre à moitié dans les bras d’Al qui se sent bien faible pour le soutenir... Presque au même moment, elle entend les bottes de ses assaillants marteler les marches du plancher de l’escalier. Et tout à coup, une voix se détache des cris du groupe :
-"Fouillez moi toutes ces chambres !!! Et retrouvez moi ce sale peau rouge !!!"

Tiraillée entre l’envie de connaître la raison de cette chasse à l’homme et celle d’aider cet homme comme Hickok a su le faire pour elle, Al l’attrape énergiquement par dessous les bras et le traîne dans sa chambre. Elle le dépose précipitamment sur son lit et revient sur ses pas pour refermer la porte... Puis, elle l’installe plus confortablement en allongeant ses jambes sur les couvertures. Elle ne peut cependant s’empêcher de lui dire comme pour se sentir dominante :
-"Je fais ça uniquement parce que je ne supporte pas les actions aveugles qu’on peut commettre quand on est mené par un chef extrême. Et surtout si vous restez dehors, vous allez à coup sûr mourir sans véritable procès, quoi que vous ayez fait...
-Je n’ai rien fait...", arrive-t-il à peine à chuchoter.
A travers l’étonnante franchise de ces quelques mots et son regard perdu, Alyssa se laisserait bien tenter par son innocence clamée si calmement dans un moment aussi dramatique, cependant elle ne peut s’empêcher de se montrer dure en se penchant sur lui pour lui dire, tout de même sur la défensive :
-"Admettons, mais si vous faites un geste brusque, je sais comment vous achever, vous pouvez en être sûr... Nous nous comprenons ?
-Oui, Madame..."
Pour apporter un poids supplémentaire à sa menace, Al, assise à ses côtés sur le lit, harponne son regard en plein désarroi. Pendant quelques secondes, elle reste hypnotisée : elle ne sait pas pourquoi elle prend parti dans ce conflit, surtout pour essayer de sauver un Indien, alors que les Sioux de Chimney Rock l’auraient tuée sans aucun état d’âme.

Tout à coup, on frappe à la porte et une grosse voix ordonne d’ouvrir sans attendre. En un coup d’oeil, Al fait le tour de la chambre en cherchant à cacher tout détail suspect : d’un geste, elle recouvre le blessé de couvertures et quand elle remarque les taches de sang sur sa robe, elle ne réfléchit pas plus longtemps et l’enlève en misant sur l’effet surprenant et provocateur de sa petite combinaison de soie pour distraire ces hommes. Puis, sans davantage réfléchir, de peur de se dégonfler, elle ouvre la porte énergiquement et laisse ces regards intéressés se promener sur son corps. Pendant ce trop long moment de gêne, elle reste cependant droite et ne montre en aucun cas combien elle est terrifiée d’être découverte, mais également incroyablement mal à l’aise de se retrouver dans cette tenue devant des inconnus. Puis, comme pour en finir avec elle, un homme plutôt bedonnant à la barbe grise lui demande sur un ton qui impose une réponse immédiate :
-"Vous n’auriez pas vu un Indien, Madame ?
-Non, Monsieur, désolée...", lui dit-elle avec un large sourire, puis elle s’empresse d’ajouter :
-"Vous savez, je suis ici avec mon mari, alors nous ne nous intéressons pas trop à ce qui peut se passer en dehors de cette chambre..."
La tenue de la jeune femme et son sourire suggestif perturbent suffisamment le vieux barbu et ses hommes pour qu’ils n’aient même pas l’idée d’entrer vérifier l’identité de son prétendu mari. Ils la remercient tout simplement d’avoir pris de son temps pour leur répondre et s’excusent même pour le dérangement. A peine ont-ils les talons tournés qu’Al s’empresse de refermer la porte à clé et retourne vers l’Indien, après avoir remis sa robe tâchée. Et comme pour engager la conversation, elle lui demande poliment :
-"Vous appartenez à quelle tribu ?
-Ma mère est Kiowa et mon père est blanc...
-Métis... Dans un monde où les deux camps rejettent tous ceux qui peuvent se rapprocher de l’autre, ça ne doit pas être facile... Ils vous accusent de quoi ?
-D’avoir violé et tué une femme blanche...
-Mais vous n’êtes pas coupable ?
-Non, le tueur trouve certainement plus facile de faire accuser un Indien, parce que je n’aurai jamais droit à un procès équitable s’ils m’attrapent...
-Il y a encore beaucoup de choses qui doivent changer dans ce pays. Bon... On va déjà regarder où vous avez mal, et essayer de nettoyer vos plaies..."

Craintif, il essaie d’échapper aux mains de la jeune femme en demandant :
-"Vous êtes médecin ?
-Non, mon frère l’est et j’ai souvent été son assistante dans le village où nous vivions... Faites-moi confiance, je ne ferai rien qui serait du ressort d’un médecin, mais le minimum que je puisse faire est de vous conduire demain chez mon frère...
-Il n’acceptera jamais de me soigner...
-Il a la même philosophie que moi par rapport aux troubles qui opposent nos deux peuples. Vous savez, quand je vois ce qu’ils vous ont fait subir, j’ai vraiment honte d’être blanche...
-Il n’y a vraiment pas de raison, après l’aide que vous m’apportez...
-Vous savez, il y a quelques mois, j’ai failli me faire tuer par des Sioux vers Chimney Rock... Le fait que j’essaie de ne pas prendre parti malgré la couleur de ma peau ne se voit pas sur mon visage et ils m’auraient certainement tuée si je n’avais pas eu une aide extérieure...
-D’un Indien ?
-Non, d’un Blanc... Je vous aide uniquement pour une question de justice, la couleur de votre peau n’a rien à voir... Mais c’est vrai que j’aurais pu vous laisser dans le couloir."

Etrangement, Al ne trouve que des hématomes et des blessures superficielles sur le torse du Kiowa, comme s’il avait été battu à mort pour faire durer sa souffrance. Mais pour s’assurer que son état n’est pas plus grave qu’il n’y paraît, elle préfère lui demander :
-"Vous n’avez pas de plaie ouverte ?
-Vous savez, j’ai tellement mal partout que je ne suis plus sûr de ce que je ressens, mais je ne pense pas. Ils avaient des couteaux et des fusils, mais je n’ai senti que des coups de crosse... Et puis la douleur était telle que j’avais l’impression de ne plus rien sentir..."
Al sort alors de sa trousse de toilette un pot de verre renfermant un onguent d’une couleur marron jaunâtre et le pose sur la table de nuit pour enlever complètement la chemise de l’Indien. Ce dernier, maintenant davantage confiant, se laisse faire et l’aide. Puis, délicatement, elle pommade les hématomes en lui expliquant :
-"C’est de l’arnica. Il n’aura pas un effet miracle, mais c’est très efficace pour les coups.
-Vous semblez connaître votre affaire..."

Progressivement, elle désinfecte ses plaies qui n’ont heureusement rien d’inquiétant. Enfin, elle prend un mouchoir dans son sac, puis après l’avoir trempé dans la bassine d’eau froide destinée à sa toilette, elle revient vers lui et lui essuie lentement le visage encore brillant de sueur. Durant tous ces soins, leurs regards ne cessent de se croiser. Le Kiowa semble apprécier de rencontrer, pour une fois, une Blanche qui ne le rejette pas pour la couleur de sa peau, et surtout qui s’attache à le soigner avec autant d’attention ; ses grands yeux marrons foncés en disent longs sur sa reconnaissance, mais il ne la lui exprime pourtant pas par des mots. De son côté, Al est tiraillée entre cet excès de confiance qu’elle ressent envers cet inconnu qui porte pourtant un couteau à sa cheville et sa décision de ne plus se mêler des affaires des autres, d’autant plus quand il s’agit de prendre parti. Elle sait pourtant qu’il n’est pas question pour elle de laisser un homme mourir parce que des racistes qui ont le pouvoir ont décidé d’en faire un coupable idéal. Elle essaie de se convaincre en lisant au fond de ses yeux son innocence, car, même si elle n’en sera jamais certaine, elle sait combien il est simple d’être mis à l’écart et accusé de toutes sortes de délits et crimes pour une différence.

Puis, comme pour rompre ce moment de silence embarrassant, elle lui demande :
-"Ca va mieux ?
-Oui, je vous remercie. Peu de personnes en ont autant fait pour moi...
-Bien, il va falloir dormir maintenant..."
Le Kiowa s’apprête donc à se lever pour lui laisser le lit, mais elle le maintient couché en posant une main délicate mais ferme sur son torse.
-"Restez couché ! Dans l’état où vous êtes, il vaut mieux que vous passiez une bonne nuit pour récupérer et être en forme pour rejoindre mon frère demain."
L’Indien est trop étonné devant tant de générosité à son égard pour contester. De plus, il sait très bien qu’il n’est pas en état de passer une mauvaise nuit, si le lendemain il faut recommencer la fuite. Al remonte donc les couvertures sur lui et le laisse se reposer pendant qu’elle nettoie sa robe et la chemise du Kiowa, tâchées de sang, dans la baignoire. Puis, une fois sa besogne terminée, elle étend les vêtements sur le dossier d’une chaise qu’elle place à côté de la fenêtre ouverte.

Suite

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