Chroniques du Poney Express


Chapitre 9

RETOUR A FORT MONROE (2ème partie)

Il était quatre heures du matin quand la porte de la chambre s’ouvrit en silence. Une ombre se faufila à l’intérieur, hésita un instant, puis s’approcha du lit le plus petit et s’accroupit pour voir le visage qui reposait paisiblement dans le creux de l’oreiller. Tout doucement, une main vint se poser sur la bouche entrouverte d’où s’échappait un souffle léger. Fanny ouvrit les yeux instantanément et se retrouva nez à nez avec Hickok.
"Chut ! C’est moi, avertit-il dans un murmure.
-Qu’est-ce que tu fais là ?" demanda précipitamment la jeune fille, dès qu’il eut retiré sa main. Alors seulement elle le regarda plus attentivement et s’aperçut qu’il était habillé.
"Qu’est-ce qui se passe ?
-Les autres nous attendent dans le couloir. Il faut qu’on te parle." Fanny se redressa et jeta un regard anxieux vers le grand lit où dormaient Madeleine et Ellie. Le bruit régulier de leur respiration la rassura. Elles n’avaient rien entendu.
"D’accord, murmura la jeune fille en s’asseyant pour attraper sa chemise. Descendez dans la cuisine, je vous y rejoins." Jimmy se leva et sortit à pas de velours. Fanny enfila un pantalon et boutonna sa chemise à la va-vite sans prendre la peine d’en rentrer les pans. Cette visite nocturne ne lui disait rien de bon. Ses bottes à la main, elle descendit l’escalier avec précaution et entra dans la cuisine faiblement éclairée par la lampe à huile. Les garçons l’attendaient assis autour de la table, habillés et visiblement prêts à partir. Elle se surprit à penser qu’elle devait avoir une drôle de mine, debout devant eux, à moitié habillée, les cheveux en bataille et les yeux encore ensommeillés. Mais Jimmy ne lui laissa pas le temps de rêvasser : "On a décidé de retourner au chariot. Buck pourra peut-être identifier des traces qui nous permettront de trouver ceux qui ont fait ça."
A leur grande surprise, Fanny demeura silencieuse. Elle s’assit sans un regard pour eux et enfila rapidement ses bottes. Puis elle s’approcha de la pompe, remit de l’eau dans la cafetière en fer émaillé, la posa sur le poêle et réveilla les braises.
"Je vous comprends, finit-elle par lâcher. Je ne tiens pas non plus à ce que ce massacre reste impuni. Et comme le shérif Davenport ne bougera pas...
-On a pensé que Ike et toi pourriez rester ici, avança prudemment le Kid... Pour la petite."

Ils en avaient discuté longuement et ils savaient que c’était là le point le plus délicat de leur plan : faire admettre à Fanny qu’il valait mieux qu’elle ne les accompagne pas, sans qu’elle se sente pour autant mise à l’écart. Mais là non plus, elle ne broncha pas. Un regard un peu trop appuyé en direction de Hickok fut la seule manifestation de son mécontentement. Son attention se reporta sur Ike qui attendait anxieusement sa réponse. Il fit un geste à son intention, pour expliquer qu’Ellie avait besoin d’eux. Si Ike cherchait à la convaincre, alors elle n’avait pas les moyens de refuser. A contrecoeur, elle hocha la tête en signe d’assentiment. Les garçons firent mine de se lever, mais elle les arrêta d’une parole : "Où est-ce que vous comptez aller à cette heure-ci ?
-On veut rejoindre le chariot le plus vite possible, répondit Kid.
-C’est un poste militaire, ici. On ne vous laissera jamais sortir en pleine nuit.
-Fanny ?"
La jeune fille leva subitement la tête et découvrit sa mère qui se tenait dans l’encadrement de la porte, les cheveux défaits, un peignoir jeté à la hâte sur les épaules. Elle les dévisageait comme s’ils venaient de tomber de la lune. "Que faites-vous debout à une heure pareille ?
-Nous sommes désolés, madame MacLand, s’excusa Kid. On ne voulait pas vous réveiller.
-Oh, vous n’y êtes pour rien, commença la colonelle... Fanny, vas-tu m’expliquer ?
-Ils vont retourner au chariot tenter de trouver des traces des agresseurs de la famille d’Ellie.
-Ca ne pouvait pas attendre le matin ?"
Ca, c’était la voix pâteuse et passablement contrariée du colonel qui venait de faire son apparition. Fanny haussa les épaules : elle n’était pas maître de la situation. Carol passa devant eux sans un mot, entra dans la réserve et en ressortit avec un pain et des provisions qu’elle posa sur la table sous les yeux incrédules des jeunes gens. Elle noua ensuite son tablier par dessus son peignoir et entreprit de casser des oeufs dans une grande jatte.
"Au moins, vous ne partirez pas le ventre vide", s’amusa Fanny. Elle traversa la pièce, prit son père par le bras et disparut dans le couloir. Cinq minutes plus tard, ils entendirent la porte de l’entrée se refermer et ses pas dévaler les marches de la terrasse.

Fanny rageait de ne pas les accompagner. Mais elle était bien obligée de reconnaître qu’ils avaient raison. Ellie avait besoin de Ike, et laisser Ike seul au fort n’aurait pas été correct envers lui. Il fallait pourtant mettre toutes les chances de leur côté. Et là-dessus, elle avait sa petite idée. Elle traversa en courant la place d’armes, monta l’escalier d’un large bâtiment de deux étages, s’arrêta au premier et entra dans le dortoir. Elle passa en silence entre les rangées parfaitement alignées, et finit par s’arrêter devant un lit dont l’occupant ronflait paisiblement. Elle s’approcha de la tête du lit, posa une main sur l’épaule du dormeur et murmura quelques mots dans son oreille. L’homme s’agita, finit par ouvrir les yeux et la dévisagea avec stupeur.
"Qu’est-ce que tu fais là ? s’exclama-t-il. Et dans cette tenue, encore !
-Moins fort, idiot. Tu vas réveiller la garnison.
-Fanny, t’as rien à faire dans le dortoir.
-Faut que tu me rendes un service, Jeremiah.
-A cette heure-ci ?... De quoi il s’agit ? finit par demander le soldat, résigné, en se grattant la tête.
-Mes amis partent à la recherche de ceux qui ont attaqué le chariot de la petite. Je voudrais que tu les accompagnes.
-Fanny, je fais pas ce que je veux, tu le sais bien.
-Mon père est d’accord. Ils vont avoir besoin de quelqu’un qui connaît la région. Je t’en prie, tu peux bien faire ça pour moi.
-Fanny MacLand qui supplie ! s’amusa Jeremiah Kingston. J’aurais au moins vécu assez longtemps pour voir ça !
-Alors ?
-C’est bon j’arrive... Attends-moi dehors."

Quand le ciel commença à s’éclaircir, Carol et Ike finissaient d’enfermer les provisions dans les sacs de selle, Kid et Jimmy étaient en train de s’occuper des chevaux, et Buck étudiait une carte de la région avec John MacLand et l’éclaireur Jeremiah Kingston. Alors que ses amis s’étaient, comme à leur habitude, montrés méfiants envers l’éclaireur, Buck s’était tout de suite senti en confiance avec cet homme que Fanny leur avait adjoint. Peut-être parce qu’ils se ressemblaient. Kingston était métis lui aussi, de sang Arapaho, et Buck imaginait facilement combien se faire accepter pour ce qu’il était, en particulier au sein de l’armée, avait dû être dur. Mais cela semblait être maintenant une chose acquise, et le jeune homme ne l’en apprécia que plus pour ce tour de force.
Tandis que Kid sortait Katy pour la mettre à l’attache, Fanny se dirigea vers l’écurie et repéra la stalle du palomino de Hickok. Le jeune homme finissait de fixer son paquetage quand elle entra en poussant la croupe de l’animal. Jimmy lui dit qu’il était presque prêt, mais la jeune fille s’arrêta devant lui, sans mot dire.
"Qu’est-ce qu’il y a ?"
Pour toute réponse, elle posa les mains sur ses épaules, se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa franchement. Tout d’abord surpris, Jimmy comprit rapidement que ce baiser n’avait rien de fraternel. Délaissant son paquetage, il saisit son visage entre ses mains et ferma les yeux pour le lui rendre. Quand enfin ils se séparèrent, ses doigts s’attardèrent un instant sur les lèvres de la jeune fille. Elle baissait les yeux, comme si elle réalisait tout juste ce qu’elle venait de faire. Jimmy la serra dans ses bras, caressant ses cheveux puis sa nuque, murmurant un "Je t’aime" auquel elle ne sut répondre que : "Je sais" en se blottissant contre lui. Puis elle s’écarta et le contempla en posant sa petite main abîmée par les travaux sur sa joue chaude.
"Ne va pas jouer les héros, Jimmy. Ce n’est pas nécessaire... Les autres t’attendent." Elle lui tourna le dos et disparut comme elle était venue.
Tandis que les quatre cavaliers se mettaient en selle, Jimmy n’arrivait toujours pas à détourner ses pensées de ce baiser. Pourtant, il ne restait plus rien dans son attitude de ce moment : elle était à nouveau elle-même, maître de la situation, pragmatique, presque indifférente. C’est à peine si elle avait eu une parole pour leur souhaiter bonne chance. Maintenant qu’il la regardait discuter avec l’éclaireur comme de vieux complices, il en concevait presque de la jalousie. Il se réprimanda intérieurement, mais sentit son sang bouillir quand il la vit donner une tape amicale sur la jambe du soldat et que celui-ci lui répondit avec un sourire de connivence : "T’inquiète pas. Tout ira bien."

Le petit groupe atteignit les restes du chariot en fin de matinée. Ils avaient marché à bonne allure, soutenus par l’espoir qu’il subsisterait quelques traces. Sans les corps gisant tout autour, le tableau était moins impressionnant. Pourtant, l’état de l’épave laissait présumer de la sauvagerie de l’attaque. Les cinq tombes étaient alignées près d’un bosquet, leurs croix frêles se dressant dérisoirement au dessus d’un sol stérile. Kingston ôta son chapeau en passant devant, mais ne s’attarda pas. La main en visière, Kid scrutait l’horizon. Mais il n’y avait rien à plusieurs lieues à la ronde. Ils étaient seuls avec ce chariot et ces tombes.
Après quelques minutes à observer le sol, Buck se redressa et demanda l’avis de son aîné. Celui-ci, encore accroupi, l’index dessinant une forme à quelques centimètres au-dessus du sol, semblait songeur.
"Ca va pas être évident, finit-il par répondre. Ca a été pas mal piétiné, par ici.
-Ah oui ? lança Jimmy. C’est pourtant vous qui avez dit que tout irait bien." L’éclaireur leva les yeux, surpris par l’agressivité du ton, et dévisagea Hickok. Un sourire amusé se dessina bientôt sur ses lèvres et il secoua la tête en revenant à la piste qu’il avait trouvée. "Heureusement qu’il n’y a pas eu de vent, continua-t-il, comme si l’intermède n’avait jamais eu lieu. J’ai là des empreintes qui n’ont rien à voir avec les nôtres.
-J’en ai ici aussi, annonça Buck depuis l’autre côté de la carcasse de bois. Il y a un fer auquel il manque un clou.
-Mes traces sont plus larges. Probablement les chevaux de l’attelage. Elles continuent toutes dans la même direction. Groupées. Ils ont dû les emmener.
-Vous avez une idée de combien ils sont ? demanda Kid.
-Pas assez d’indices. Les empreintes sont trop anciennes. Par contre, je peux vous dire qu’ils sont partis vers le nord-est.
-Alors qu’est-ce qu’on attend pour les suivre ? les pressa Jimmy, en se hissant sur sa selle.
-Il est toujours comme ça ? demanda Kingston au Kid, en mettant le pied à l’étrier.
-C’est ce qui fait son charme", répondit le jeune homme d’un air entendu.

Il faisait grand jour, quand Ike sortit son cheval de l’enclos et vint le mettre à l’attache à côté d’un groupe de chevaux au pansage et du magnifique mustang ébène qu’il n’avait fait qu’apercevoir la veille. Il fit le tour du mustang, le détaillant d’un regard admiratif de connaisseur, et tendit la main vers son encolure. Aussitôt, l’animal coucha les oreilles en arrière et pinça les naseaux en soufflant bruyamment, tandis qu’un frisson parcourait son échine. Ike hésita et se tourna vers Fanny qui était en train de le brosser d’un geste vigoureux : "Il est à toi ? demanda-t-il d’un geste, après avoir attiré son attention.
-Black Storm ? C’est mon meilleur ami", répondit la jeune fille en grattant vigoureusement l’animal entre ses deux oreilles. Celles-ci s’écartèrent aussitôt sur les côtés, avant de pointer de nouveau vers l’avant. L’animal ferma à demi les paupières et tendit le cou vers sa maîtresse, en quête d’une nouvelle caresse. "C’est moi qui l’ai apprivoisé. Ca fait bien dix ans, maintenant.
-Un peu nerveux, non ?
-Nerveux ? reprit Fanny en observant Black, amusée.
-Ce cheval est taré, oui !" déclara une voix derrière eux.
La jeune fille jeta un regard noir à l’auteur de cette profonde réflexion, lequel continuait à soigner sa jument. "C’est vrai qu’il n’y a pas grand monde qui puisse l’approcher. Quant à le monter, je dois être la seule.
-Même qu’il commençait à trouver le temps long, ton canasson, déclara le caporal O’Brian, qui s’afférait au pansage d’un hongre gris. J’ai cru qu’il allait devenir fou.
-Ca va, Oby. N’exagère pas.
-J’exagère rien du tout. J’espère que tu l’emmènes avec toi, parce que je suis pas assez payé pour ce genre de risques.
-Quoi ? Tu t’en vas ?" s’exclama alors le premier soldat. Il interrompit le pansage et s’appuya sur le dos de la jument pour les regarder. Fanny prit un air moqueur de circonstance : "Oups ! Aurais-je oublié de te prévenir ? J’espère que tu n’es pas trop déçu, Tom.
-En résumé, t’es venue chercher ton monstre, et bye bye. On peut savoir ce qu’il y a de plus dans ton "relais" ?
-Tu n’y es pas, Tommy.
-Ne te défends pas comme ça, mon coeur. Tout le monde ici sait très bien à quel point je te manque", rétorqua le soldat avec un sourire entendu. La brosse en chiendent traversa comme une flèche l’espace qui les séparait, tandis qu’un éclat de rire général secouait le groupe. Mais toujours vif, Tom Dandrige intercepta le projectile qui lui était destiné avec un sourire espiègle. Fanny haussa les épaules dédaigneusement. Elle savait trop bien qu’il était irrécupérable.

Les empreintes relevées par Buck et Kingston étaient devenues plus nettes au fur et à mesure qu’ils s’étaient éloignés du chariot. Ils avaient aussi trouvé des traces de sang, ce qui pouvait signifier qu’un ou plusieurs des hommes étaient blessés. Ils pouvaient maintenant évaluer leur nombre : outre les deux chevaux d’attelage, Buck avait compté sept chevaux, dont certains lui paraissaient plus chargés. Kingston confirma leur direction : les marques des sabots menaient vers Raspberry Pass et la frontière du Missouri. Jeremiah Kingston avait toujours trouvé incongru un nom aussi poétique pour un lieu aussi sinistre. A cet endroit, la piste s’enfonçait dans un profond défilé hérissé de murailles interminables qui semblaient se refermer au-dessus de l’inconscient voyageur qui s’y engagerait. Une fois au milieu de la passe, on ne distinguait même plus le ciel et deux hommes n’y tenaient pas de front, à moins de se coller aux parois. Il s’était souvent demandé s’il y avait eu un jour des framboises dans un endroit pareil, mais la réponse ne pouvait être que non.
Les quatre cavaliers s’arrêtèrent sur le tertre qui dominait l’entrée du défilé et contemplèrent les murailles rocheuses.
"J’aimerais pas passer mes vacances ici, déclara Jimmy, la mine sombre.
-Cet endroit me donne la chair de poule, renchérit Buck.
-C’est sûr. A côté de ça, Needle Pass ressemble au jardin d’Eden, conclut le Kid. Vous croyez vraiment qu’ils sont passés par là ?
-C’est pas impossible, répondit Kingston. Il y a des veines qui s’ouvrent dans les parois et qui conduisent à des grottes. C’est une bonne cachette. S’ils sont bien là, on n’a pas intérêt à s’engouffrer dans le défilé. Ils nous tireraient comme des lapins.
-Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
-On va déjà voir si la piste mène là-dedans."

Kingston poussa un soupir de soulagement en constatant qu’à quelques mètres du passage, les traces obliquaient sur la droite pour emprunter la piste qui contournait la passe. A cet endroit, il releva les signes de nombreux piétinements, comme si les hommes avaient hésité avant de continuer. Il en conclut qu’ils devaient être étrangers au pays. Sinon, ils auraient profité des cachettes que recelait Raspberry Pass. Au lieu de cela, l’endroit semblait leur avoir fait peur, exactement comme il avait effrayé ses compagnons. Kingston suivit du regard la direction que le groupe avait prise. Cette partie du Kansas était connue pour être une étendue quasiment infinie de plaines. Le relief y était très doux et relativement plat. On ne connaissait guère de montagnes dans les parages. Excepté celle vers laquelle se dirigeaient les pillards. En fait de montagne, il ne s’agissait que de collines calcaires au relief légèrement plus accidenté et dont la passe était le contrefort. Mais on pouvait y trouver quelques cachettes intéressantes. Cette perspective avait dû rassurer leur gibier plus que le défilé.
L’éclaireur se remit en selle et entraîna les jeunes cavaliers dans son sillage. Il connaissait bien l’endroit et il avait sa petite idée.

Ils avaient avancé toute la journée, le plus rapidement qu’ils avaient pu, mais à présent que le jour déclinait, Kid réalisait que leur entreprise défiait toute raison. Ils s’étaient imaginés rattraper rapidement les pillards, sans tenir compte du fait que ceux-ci avaient plusieurs jours d’avance sur eux. Ils avaient eu cent fois le temps de se partager le butin, puis de se disperser et de passer la frontière du Missouri. Pourquoi se seraient-ils attardés dans les parages ? Il fallait bien se rendre à l’évidence : plus le temps passait, plus leurs chances s’amenuisaient. Pourtant, bizarrement, l’éclaireur semblait plutôt confiant. Non, en fait il était imperturbable, comme tout bon indien qui se respecte. Kid jeta un coup d’oeil à Buck. Lui aussi restait de marbre. Il se surprit à se demander si on les éduquait comme ça ou si c’était propre à leur nature, mais il secoua bien vite la tête pour en chasser ces idées saugrenues. Ce n’était pas le moment de se poser des questions existentielles. Il décida de faire part de ses inquiétudes au soldat et talonna sa monture pour venir à sa hauteur. Kingston ne répondit rien tout d’abord. Il se contenta de regarder devant lui, les yeux fixés sur le sol dont le relief s’estompait au fur et à mesure que le ciel s’assombrissait. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Il fit signe au groupe de s’arrêter. Buck sauta à terre, et dans la pénombre, s’accroupit devant un rocher massif. Kid aperçut alors ce que ses deux compagnons avaient vu depuis longtemps : les restes d’un feu.
"Il ne remonte pas à plus d’une journée, déclara Buck. Il y a aussi des traces de sang.
-Vous croyez que c’est eux ?" demanda Jimmy.
L’éclaireur se contenta d’acquiescer de la tête. Puis il mit pied à terre, visiblement décidé à bivouaquer là lui aussi. "Il ne sont pas si loin que ça, finit-il par dire, à l’adresse de Kid. Nous avons gagné beaucoup de terrain sur eux.
-J’aurais pourtant pensé qu’ils auraient cherché à mettre le plus de distance possible entre eux et le massacre.
-Ca aurait été vrai pour une attaque préméditée. Mais il doit plutôt s’agir d’une bande anarchique. Le genre de racaille qui sillonne le pays et profite d’une aubaine quand elle se présente. Vos colons n’ont eu que la malchance de se trouver sur leur route.
-Malchance, le mot est faible, grommela Hickok.
-Si tout va bien, en ne nous arrêtant que quelques heures, on devrait les rejoindre demain. Ils vont vers Campstone, ils ne semblent pas pressés, et en plus ils ont des blessés.
-C’est quoi, Campstone ?
-Une petite ville charmante avec un marshal et une prison.
-Juste ce qu’il nous fallait", conclut Hickok.

Ike attrapa Ellie par la taille et la hissa sur ses épaules. Tenant les deux mains de la fillette enchantée, il traversa la place d’armes en imitant le galop d’un cheval et atteignit l’endroit dont lui avait parlé Carol MacLand : un rond de dressage clôturé par des barrières de rondins, dont le sol était recouvert d’une épaisse couche de sciure. Quelques soldats l’entouraient et semblaient prendre des paris. Le jeune homme s’avança au plus près et finit par découvrir Fanny en grande conversation avec un sergent blond comme les blés et taillé comme un chêne centenaire. Celui-ci lui bandait les mains en la sermonnant, ce qui semblait plus la vexer qu’autre chose : "Et moi, je te dis que tu manques d’entraînement. Y’a qu’à voir les bleus que t’as sur la figure.
-Je ne pense pas que de me faire ratatiner va améliorer cet état de fait.
-Arrête de pleurnicher, Fan. Tu vas pas te faire ratatiner. C’est seulement une leçon. Je te demande pas de te battre comme un vrai lutteur...
-Encore heureux, tiens ! Catégorie moustique contre mammouth, c’est du cinquante contre un.
-Tom n’a rien d’un mammouth, soupira le sergent Szalinski.
-Non, mais il a les mains baladeuses, et ça c’est encore pire.
-T’as qu’à faire marcher ta petite tête et te souvenir de mes leçons. Et en cas d’urgence, tu frappes là où ça fait mal. " A ces mots, le caporal Dandrige, qui venait d’entrer dans le cercle, se tourna vers eux en protestant. Mais déjà, le sergent les mettait en position de combat et commençait à expliquer la première démonstration qu’il voulait les voir exécuter. Il allait donner le signal de l’engagement, quand le docteur McLinder s’avança parmi les spectateurs. "Je t’avertis, Joseph, que je ne tiens pas à ce que tu me l’amènes en petits morceaux dans dix minutes, dit-il en désignant Fanny d’un air entendu.
-Vous en faites donc pas pour ça, major, répondit le sergent en riant. Elle est déjà assez amochée comme ça. Pas besoin d’en rajouter.
-Merci Joe", grogna la jeune fille vexée. Mais une petite flamme déterminée venait de s’allumer dans ses yeux. Elle allait leur montrer qu’elle n’était pas encore bonne pour l’hospice.

D’abord inquiet à l’idée de voir s’engager un combat sous les yeux de sa protégée, Ike finit par se détendre et regarda avec un intérêt grandissant la démonstration. Quelques années plus tôt, le sergent Szalinski, ancien lutteur, avait eu l’idée d’adapter les techniques de ce sport au combat au corps à corps pour en faire profiter ses camarades. Depuis, il donnait régulièrement ce genre de cours, dispensant d’abord la théorie à l’aide de deux démonstrateurs, puis organisant des séances de mise en pratique. Aujourd’hui, c’était un peu particulier. Il avait trouvé la prestation de son élève préférée contre Bobby Glendale plus que moyenne, ce qui l’avait contrarié. Une petite mise au point s’avérait nécessaire. Voilà ce qui avait conduit Fanny dans cette arène, pour son plus grand désespoir. Pourtant, comme elle venait de se le promettre, elle lui montra bien vite qu’elle n’avait rien perdu de ses leçons. Au bout de deux assauts, attentive aux conseils du maître, elle avait retrouvé sa vivacité, sa technique et la fantaisie qui faisaient de ses combats de grands moments de divertissement. Se tortillant comme une anguille, elle filait entre les doigts du caporal, le narguait et s’abattait soudain sur son dos, profitant de l’effet de surprise pour le plaquer au sol et lui faire toucher les épaules.
Après le quatrième assaut, Joe Szalinski jugea préférable de faire cesser les hostilités avant que l’orgueil du caporal Dandrige ne soit vraiment atteint. Il était hors de question que sa petite leçon dégénère. Il avait vu ce qu’il voulait voir, il avait rechargé les batteries de son élève, c’était suffisant. Essuyant la transpiration qui coulait sur son visage, Fanny aperçut Ike derrière la barrière. Il avait visiblement suivi la séance avec beaucoup d’intérêt et d’amusement. La jeune fille lui fit un signe pour le prier de la rejoindre. Ike craignit tout d’abord de n’avoir pas compris. Pourtant, elle était bien en train de lui demander s’il voulait essayer. Le jeune cavalier hésita un instant, jetant des coups d’oeil confus autour de lui. Mais même les soldats semblaient l’encourager. Confiant Ellie au major McLinder, il se glissa entre deux rondins et rejoignit son amie. Il n’avait pas grand chose à faire qu’à écouter attentivement les instructions du sergent et à essayer de les mettre en pratique.
Le premier engagement l’étendit de tout son long, le nez dans la sciure, sous le regard hilare de Fanny et des soldats. Joe Szalinski lâcha un soupir désespéré en rappelant à Tom Dandrige que profiter de l’effet de surprise avec un novice n’était pas très fair-play. Mais dès la deuxième tentative, suivant les conseils, Ike avait saisi l’astuce : comment éviter de donner prise à l’adversaire, retourner son attaque contre lui, l’immobiliser au sol. D’accord, le caporal s’était un peu laissé faire cette fois-ci ; mais c’était tout de même plutôt amusant. Obéissant au maître de cérémonie, Ike relâcha son adversaire et se releva. Il s’essuya le front du revers de sa manche, rajusta son foulard sur son crâne et aperçut les yeux admiratifs d’Ellie qui battait des mains, ravie. Elle n’était d’ailleurs pas la seule. Les hommes rassemblés tout autour semblaient apprécier le divertissement. Le jeune homme adressa un clin d’oeil à sa jeune admiratrice, se tourna vers Fanny qui l’encouragea d’un sourire, et se remit en position. Cette fois, ce fut Tom qui eut le dessus. Alors que celui-ci le maintenait immobile, Szalinski expliqua comment se dégager en pareille circonstance, ce que Ike résolut de mettre en pratique. Au bout de dix minutes d’affrontement, le sergent mit fin à l’exercice. Ike se releva, épuisé, en sueur, pensant probablement aux innombrables courbatures qu’il lui faudrait supporter le lendemain, mais ravi de l’expérience. Il avait appris quelques prises qu’il se ferait fort de recaser si l’occasion se présentait. Après avoir fait passer Ellie dans le clos, Fanny vint le féliciter et ne put s’empêcher d’ajouter que maintenant qu’il connaissait un peu la lutte, elle se ferait un plaisir de l’entraîner de temps en temps. Elle éclata de rire quand, tout en essuyant son visage ruisselant, Ike lui fit comprendre qu’il la jugeait bien trop forte pour lui.

Suite

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