Chroniques du Poney Express


Chapitre 9 (suite)

Pendant que l’apprenti installait Niño dans un box, les trois jeunes gens sortirent dans la rue. Ils discutèrent encore un moment puis se saluèrent. En tournant les talons, Buck se retrouva soudain nez à nez avec cinq jeunes gens à peu près du même âge qu’eux, qui lui barraient le passage d’un air menaçant. Le métis comprit immédiatement à leur regard haineux ce qui se passait. Il voulut les ignorer, mais celui qui lui faisait face, un garçon de même stature que lui, au visage anguleux et aux petits yeux bruns rapprochés qui lui donnaient l’allure d’une fouine, fit un pas de côté pour lui barrer la route, tout en s’adressant à lui d’un ton méprisant : "Alors, l’indien, on est venu faire un petit tour en ville ? On vient voir de près la civilisation ?
-Hé ! s’écria Fanny qui se tenait encore près de Matt. Fichez-lui la paix !
-Non. Laisse tomber, l’interrompit Buck. Ca n’en vaut pas la peine." Il voulut faire demi-tour, mais un autre gars lui coupa la retraite avec un sourire mauvais. Le premier en profita pour s’emparer de son chapeau et le faire voler au milieu de la rue encombrée de chariots et de chevaux. Fanny voulut intervenir, mais fut stoppée net par un jeune cow-boy qui faisait une bonne tête de plus qu’elle. "Rappelle-toi : ton copain t’a demandé de pas t’en mêler", lâcha-t-il. Elle leva vers lui un regard assassin qui sembla le dérouter un instant. Il hésita, prêt à faire un pas en arrière, mais se ravisa. La scène attira l’attention du chef de la bande qui délaissa Buck pour se diriger vers elle. "Alors comme ça, on aime les indiens ?" Fanny ne répondit pas, mais la lueur dans ses yeux valait tous les discours. La bande perdit soudain son assurance. Le chef vit avec surprise ses amis reculer légèrement en échangeant des regards indécis. "Quoi ? s’écria-t-il, stupéfait. Me dites pas que vous avez peur d’un avorton ?" Mais les jeunes gens ne semblaient pas décidés à s’impliquer. Le chef soupira, résigné. "Ok ! dit-il d’une voix exaspérée. Contentez-vous de surveiller l’indien. Vous allez voir ce que j’en fais, moi, des avortons !" Buck jeta un regard inquiet à Fanny. Il était maintenant séparé d’elle par deux hommes qui n’hésiteraient pas à le neutraliser s’il voulait passer outre. Il en était réduit à observer les événements. Le chef faisait à nouveau face à sa camarade qu’il toisait de toute sa hauteur.
"Toi, tu mérites une bonne correction.
-Fais pas ça, Bobby, prévint Matt d’un air entendu.
-Mêle-toi de tes affaires, Grindell." Le jeune homme soupira, résigné en regardant le cinquième compère se rapprocher de lui, la main sur son étui de revolver. Il n’était plus en mesure d’intervenir. Il se ré-appuya contre le chambranle de la porte de l’écurie et attendit.
"C’est qui l’avorton ?" demanda Fanny, sortant soudain de son silence. Le dénommé Bobby se contenta de ricaner pour toute réponse. D’un geste vif, Fanny s’empara du chapeau de son adversaire et le jeta au milieu de la rue. Il atterrit à quelques mètres à peine de celui de Buck déjà chahuté par les roues des chariots. Le sang du jeune homme ne fit qu’un tour, et son poing s’abattit violemment sur le visage de la jeune fille qui fut projetée en arrière. Lorsqu’elle se redressa, un mince filet de sang s’écoulait de sa narine gauche. Elle porta la main à son nez et regarda ses doigts tâchés de rouge. Du revers de la main, elle finit d’essuyer le sang qui coulait, en murmurant un « d’accord » décidé. D’un geste sec, elle dégrafa son ceinturon le fourra dans les bras de Matt, puis fonça la tête la première dans l’estomac de son agresseur qui tomba à la renverse.

En arrivant à Independence, Ike, Kid et Jimmy se dirigèrent immédiatement vers le bureau du shérif. Ils mirent leurs chevaux à l’attache et entrèrent, Ike tenant par la main la fillette qui s’accrochait à lui comme à une bouée de sauvetage. Le shérif les détailla un long moment, surpris de voir soudain débarquer dans sa petite ville bien tranquille un tel équipage. Il devait bien avoir le même âge que Teaspoon, comme en témoignaient sa moustache et ses cheveux blancs qui commençaient à déserter le devant de son crâne. Pas très grand, un peu bedonnant, vêtu simplement mais proprement, il avait l’air d’un homme qui avait passé sa vie à tenter de faire régner l’ordre et la justice et en était maintenant fatigué. Il finit par se lever et s’avança à leur rencontre d’un pas lourd.
"Je suis le shérif Davenport. Qu’est-ce que je peux faire pour vous messieurs ?
-Bonjour, shérif, répondit poliment Kid. On est du Poney Express, et on a trouvé cette fillette hier après-midi sur la route de Salina. C’était la seule rescapée d’une attaque de chariot. On a enterré toute sa famille." Le shérif se pencha vers l’enfant en hochant la tête d’un air perplexe. Aussitôt, la petite se retrancha derrière Ike en s’agrippant à lui. Ce geste de méfiance sembla vexer le vieil homme. Il se redressa et dévisagea les trois garçons. "Vous auriez dû la ramener sur Salina. L’orphelinat est là-bas.
-Mais on avait à faire ici, répondit Jimmy. Maintenant, si vous ne voulez pas en prendre la responsabilité...
-Ce n’est pas ce que je voulais dire, se défendit le shérif, piqué au vif. Bien. Je la confierai à une famille d’ici le temps de prévenir l’orphelinat.
-Et pour le chariot, vous allez envoyer du monde ? demanda le Kid que la mauvaise volonté de l’homme de loi commençait à agacer.
-Vous m’avez bien dit que vous les aviez enterrés, non ?
-Oui, mais on peut peut-être retrouver ceux qui ont fait ça.
-Ceux qui ont fait ça ? Il y a des chances pour qu’ils soient bien loin, maintenant. Probablement en Oklahoma. Ces milices, c’est du gibier de potence", répondit le shérif d’un air désabusé. Ike interrogea ses amis du regard. La fillette s’était un peu plus serrée contre lui, comme si elle avait compris l’enjeu de la conversation. Kid voulut revenir à la charge, mais le shérif le prit de vitesse : "Croyez-moi, il n’y a rien de plus à faire. Vous feriez mieux de vous occuper de ce qui vous a amenés ici. J’espère que vous n’êtes pas venus chercher des ennuis. C’est une ville tranquille, ici. On n’aime pas les histoires.
-Rassurez-vous, répondit Kid en maîtrisant sa colère. Dès qu’on aura trouvé nos amis, on s’en ira." Ils s’apprêtaient à sortir. Ike s’accroupit devant l’enfant pour tenter de lui faire comprendre qu’il était temps de se séparer. Au même instant, un adolescent entra en trombe dans le bureau en criant : "Shérif ! Venez vite ! Y’a Bobby Glendale qui se fait dérouiller !
-Ca devait bien arriver, grommela le vieil homme en mettant son chapeau. Et à qui est-il allé chercher des poux, cette fois ?
-Fanny MacLand, répondit le garçon.
-Nom de Dieu ! Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le shérif, en hâtant le pas.
-Je crois qu’on les a trouvés", lâcha Jimmy avec un sourire satisfait. Il emboîta précipitamment le pas de l’homme de loi, aussitôt imité par Kid. Ike prit la fillette dans ses bras et sortit derrière eux. Au milieu de la rue, il s’arrêta pour ramasser le chapeau de Buck. Un attroupement s’était formé devant l’écurie de louage d’où s’élevaient des cris d’excitation et des encouragements. Le shérif se mit à courir et écarta les badauds en sommant les deux combattants d’arrêter. Les garçons virent Fanny esquiver un crochet du droit, bloquer le bras, et riposter par un coup de poing ascendant dans la mâchoire de son adversaire qui recula en titubant. Jimmy profita de l’occasion. Avant qu’elle ne se jette de nouveau sur l’autre combattant, il la ceintura en lui bloquant les bras et la souleva de terre pour l’empêcher de faire quoique ce soit. Croyant à une aide providentielle, Bobby Glendale voulut en profiter, mais le revolver que Kid brandit tout à coup sous son nez l’en dissuada. Fanny ne s’en aperçut pas. Furieuse de s’être laissée prendre par surprise, elle se débattait en hurlant rageusement à Hickok de la lâcher. Celui-ci raffermit sa prise et l’éloigna encore un peu du champ de bataille.
"Je te lâcherai quand tu auras retrouvé tes esprits", avertit le jeune homme.
Comprenant où était son intérêt, Fanny cessa de se démener. Jimmy attendit quelques secondes puis desserra son étreinte. Le jeune fille fit volte-face et l’attrapa par le col en jurant qu’il lui paierait ce geste. Mais cela ne l’intimida nullement, tant il était heureux de l’avoir retrouvée saine et à peu près sauve.
"Qu’est-ce qui vous prend ? demanda le shérif, visiblement furieux.
-Cette petite garce m’a sauté dessus !" s’écria Glendale en la pointant du doigt. Bien décidée à ne pas laisser passer un affront de plus, Fanny voulut bondir, mais l’étau des bras de Jimmy se referma à nouveau sur elle : "Reste là et n’aggrave pas ton cas", lui intima-t-il. Il vit le shérif lancer un regard noir à la fauteuse de trouble, mais c’est Glendale qu’il attrapa par le bras : "Toi, tu vas passer quelques heures en cellule, ça te rafraîchira les idées.
-Quoi ? Et elle, alors ?" s’indigna Bobby Glendale.
Sans lui prêter attention, le shérif se tourna vers la jeune fille qui tentait de remettre de l’ordre dans sa tenue : "Quant à toi... Tu as intérêt à te tenir tranquille, Fanny, ou je mettrai ton père au courant.
-Vous gênez surtout pas, shérif", répondit-elle en prenant son air buté. Mais elle changea tout à coup d’expression, en voyant la colonelle fendre le rang des spectateurs avec assurance et s’avancer vers eux d’un pas décidé. Le shérif se retourna pour la saluer en portant la main à son chapeau. Il était visible qu’il aurait préféré que cela n’arrive pas à ses oreilles.
"Que se passe-t-il donc, ici ? demanda Carol MacLand d’un air sévère. Fanny ! Tu n’as pas honte ? Pourquoi faut-il qu’à chaque fois qu’il y a une bagarre, tu sois dedans ?
-Je t’en prie, Maman, c’est pas le moment", maugréa la jeune fille, gênée. La colonelle ignora la remarque. Elle s’avança, saisit le menton de sa fille entre son pouce et son index et examina sans ménagement le visage éraflé qui commençait à virer au bleu par endroits. "Un jour, tu finiras défigurée, tu sais. Tu vas me faire le plaisir de rentrer au fort pour soigner ça. Et vous monsieur Cross, ça va ?" Buck acquiesça poliment. Il venait de récupérer son chapeau et tentait de le remettre en forme. C’est alors que Carol avisa la fillette accrochée au cou de Ike. Voyant son air surpris, le shérif Davenport crut bon de lui raconter ce qui s’était passé.
"Et bien je crois que vous avez trouvé votre famille d’accueil, déclara gravement Carol quand il eut terminé. Je vais l’emmener." Elle s’approcha en souriant et voulut prendre l’enfant dans ses bras, mais celle-ci enfouit son visage dans le cou de Ike. Le jeune homme fit quelques gestes que Kid commença à traduire. Carol le coupa, souriant toujours. Elle avait compris : la fillette n’avait pour l’instant confiance qu’en son bon samaritain. Cinq minutes plus tard, un groupe de cinq cavaliers dont l’un tenait une petite fille devant lui, escortait le bogghei jusqu’à Fort Monroe.

Les jeunes cavaliers étaient maintenant assis sur les marches devant la maison des MacLand. Après avoir réussi à mettre la petite fille en confiance, Ike les avait rejoints, laissant Carol et Madeleine lui donner un bain. Le major McLinder, le médecin du poste, l’avait examinée avec attention et n’avait relevé que quelques blessures superficielles. En sortant, il avait jeté un regard vers Fanny, et d’un sourire entendu, lui avait désigné du doigt l’infirmerie. Ce à quoi elle avait répondu par un soupir agacé en lui emboîtant le pas de mauvaise grâce. Quand elle revint, le visage nettoyé et ses blessures désinfectées, elle avait déjà un visage plus humain. Les garçons étaient en train d’échafauder des hypothèses sur l’attaque du chariot. La version du shérif ne les satisfaisait guère. D’après ce qu’ils savaient des miliciens, les migrants n’étaient pas leur préoccupation première. La thèse des indiens n’eut plus lieu d’être non plus lorsque Fanny leur apprit que les osages étaient devenus fermiers et qu’on n’avait pas vu de bandes nomades depuis plus de cinq ans. Il restait la bande de pillards ou un règlement de comptes. Ils regrettaient maintenant de ne pas avoir fait plus attention au contenu du chariot. Ils étaient incapables de dire s’il y avait vraiment eu pillage.
"Si la gosse parlait, elle pourrait au moins nous donner des indices, avança Jimmy.
–Tu oserais vraiment aller la questionner après ce qu’elle a dû vivre ? lui reprocha Kid.
–Evidemment, faudrait y mettre les formes, voulut se justifier Jimmy... D’accord, j’ai rien dit.
–De toute façon, la question ne se pose pas, trancha Buck.
–N’en croyez rien, messieurs."
Les jeunes gens se retournèrent, surpris, pour découvrir Carol MacLand debout dans l’encadrement de la porte d’entrée. "Notre jeune amie a retrouvé sa langue, et je vous annonce qu’elle s’appelle Ellie. Elle n’a encore rien d’une pie, mais je crois qu’il y a bon espoir." Des sourires ravis apparurent sur les visages. Pourtant, aucun ne rayonnait comme celui de Ike. On pouvait lire dans ses yeux l’évanouissement de toutes ses inquiétudes et la confiance retrouvée. Quand Carol les invita à entrer pour découvrir leur petite protégée coiffée et habillée de propre, les garçons firent chacun à leur tour une courbette devant Ike qui grimpa les marches au milieu de cette haie d’honneur improvisée. En le voyant entrer dans le salon, Ellie sourit pour la première fois et se jeta dans ses bras. Le jeune homme la souleva de terre, la fit tournoyer, et faillit se mettre à pleurer en entendant une petite voix cristalline murmurer "Merci" à son oreille. Puis il la reposa par terre et fit un pas en arrière pour la contempler. Elle portait une robe jaune à petites fleurs bleues qui avait appartenu à Madeleine, des bas blancs et de petites bottines marrons. Un ruban jaune retenait en arrière deux mèches de ses cheveux blonds et ondulés, tandis que les autres pendaient librement sur ses épaules. Ses jolis yeux bleus semblaient manger tout son visage qui avait retrouvé quelques couleurs, ce qui la faisait ressembler à une poupée de porcelaine. Pourtant, rien n’aurait pu dissimuler la tristesse latente de ce regard. Ike fit un geste que Carol traduisit aussitôt pour celle à qui il était destiné : "Il a dit qu’il te trouvait magnifique."

Suite

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