Chroniques du Poney Express


Chapitre 9 (suite)

Carol MacLand n’était pas femme à se lamenter. Elle connaissait assez son mari et sa fille pour comprendre que rien de ce qu’elle pourrait dire ne les ferait changer d’avis. Il fallait donc se faire une raison et tirer le meilleur parti de la situation. Elle avait sa fille pour encore une journée, autant en profiter. D’un autre côté, elle éprouvait une immense fierté en voyant ce qu’était devenue l’enfant que son mari lui avait un jour ramenée du Mexique. Une petite orpheline de trois ans à moitié mexicaine, mais qui avait su gagner en force et en caractère en grandissant. Elle avait su se servir de ces handicaps pour se blinder contre les mauvais coups que lui réservait l’existence. Au fond d’elle-même, Carol savait que Fanny était sans doute la mieux armée de ses filles et qu’elle était maintenant capable de tout affronter. Elle contempla un instant par la fenêtre de la cuisine la jeune fille qui se tenait debout contre la rambarde de la terrasse. La lumière filtrant à travers les carreaux éclairait de profil son visage tourné vers l’obscurité de la place d’armes. Carol remarqua alors seulement combien elle avait changé pendant ces huit mois. Les rondeurs de l’enfance avaient disparu pour laisser la place à des traits fins et réguliers. Son corps avait acquis des courbes plus féminines, et si elle n’avait pas cherché délibérément à modifier ses gestes et sa démarche, il aurait été difficile de ne pas voir ce qu’elle était vraiment.

Fanny laissa encore quelques minutes s’écouler. Elle attendit que les trois soldats qui discutaient joyeusement se soient éloignés, puis elle rejoignit Buck en bas des marches. Elle s’assit à ses côtés et l’entendit soupirer imperceptiblement. Malgré toute son habileté à dissimuler ses émotions, elle le sentait nerveux, mal à l’aise. Il avait besoin d’une explication. Elle sentit au son de sa voix qu’il était en colère contre elle.
"Pourquoi tu ne m’as rien dit ? finit-il par demander, en continuant de fixer le sol.
-Je crois que jusqu’au dernier moment, j’ai espéré que ça n’arriverait pas.
-Tu savais parfaitement que tu n’y échapperais pas. Tu aurais dû me raconter. Tu pensais vraiment que je ne comprendrais pas ?"
Fanny haussa les épaules. Elle n’osait pas le regarder. Elle réalisait maintenant combien son attitude avait été stupide. Voilà où l’avait menée sa manie de ne faire confiance à personne. Elle s’était enfermée dans des peurs non justifiées au lieu de demander de l’aide et d’affronter la réalité. Elle avait joué avec sa peur, comme si elle se complaisait dans cet état de malaise. Pourtant, maintenant que tout était dit, elle était soulagée, délivrée. Buck avait raison. Elle aurait dû lui parler, lui raconter ce qui l’effrayait. Elle l’avait mis dans une position inconfortable qu’il ne méritait pas. Mais elle ne pouvait pas lui avouer qu’elle avait honte. Contrairement à ses amis, elle avait une famille vivante, bien portante, dont elle n’avait pas à rougir, une famille qui l’aimait et qu’elle avait quittée par orgueil. Elle avait renié ce que eux auraient tout donné pour avoir, et elle n’en était pas fière. Maintenant, elle ne redoutait qu’une chose : que Buck lui pose la question que Jimmy lui avait posée à St Jo : pourquoi ? Elle n’avait plus de réponse à donner.
"Je suis désolée, Buck. Je me suis conduite comme une imbécile. Je voulais éviter une scène de famille, mais en fin de compte, j’ai fait tout ce qu’il fallait pour en arriver là.
-Je ne te juge pas, Fanny. Tes choix n’appartiennent qu’à toi. Mais la prochaine fois, fais au moins confiance à tes amis... Ca leur évitera de se sentir de trop." Les deux jeunes gens se regardèrent et finirent par esquisser un sourire de réconciliation.
"Je les ai vraiment accumulées, ces derniers temps, hein ? déclara Fanny, d’un sourire entendu, en faisant allusion à toutes ses erreurs d’appréciation et ses décisions.
-Ca, je dois dire que tu t’es surpassée, confirma le jeune indien. Quoique... tu t’en es pas trop mal sortie avec les cheyennes.
-Question action, j’ai jamais vraiment eu de problème. Par contre, question jugement...
-Un vieux sage m’a dit un jour : "C’est en faisant des erreurs qu’on apprend."
-Ouais, je la connais aussi, celle-là, affirma la jeune fille en riant. Et bien tu peux me croire, j’ai drôlement appris, ces temps-ci !
-J’espère bien, s’exclama Buck. Sinon, je n’oserai jamais rentrer au relais et annoncer à Teaspoon qu’on peut encore s’attendre au pire."

Peu après la pause de midi, Jimmy, Kid et Ike arrêtèrent leurs chevaux. Le jeune muet pointa son doigt en direction du ciel, désignant une étrange nuée noire, assez loin devant eux. En y regardant de plus près, ils s’aperçurent qu’il s’agissait d’un vol d’oiseaux tournoyant autour d’un point précis.
"On dirait des vautours, remarqua Jimmy avec un dégoût mêlé d’appréhension.
-C’est peut-être juste une charogne d’animal, hasarda le Kid, cherchant à dédramatiser.
-Ou peut-être pas."
Ike fit un geste nerveux en regardant ses amis. "Tu as raison, approuva Kid. Le meilleur moyen de savoir ce qu’il en est, c’est d’aller voir." Les trois cavaliers mirent leurs montures au galop en direction du vol de vautours. Au débouché du chemin, ils s’arrêtèrent pour contempler le spectacle macabre qui s’offrait à leurs yeux.
"J’avais raison, c’est pas une charogne", conclut Jimmy, la mine sombre. Devant eux gisait la carcasse d’un chariot dont la bâche en loques volait à tous les vents. Il n’y avait plus de bêtes de trait, mais de là où ils étaient, ils distinguaient clairement trois corps allongés autour de la caisse à demi calcinée. L’un des oiseaux se posa à proximité du cadavre le plus isolé, tandis que ses congénères se rapprochaient un peu plus chaque minute. Hickok sortit son arme et tira un coup en l’air, ce qui eut pour effet de disperser les charognards. "Je déteste ces sales bestioles", dit-il en rengainant son revolver. Les trois garçons s’avancèrent pour examiner de plus près les restes du chariot.

Ils ne mirent guère de temps à découvrir que c’était une famille entière qui gisait là : les trois corps autour du chariot semblaient être ceux du père et de ses deux fils. Le plus vieux avait à peine leur âge. Ils avaient dû se battre avec l’énergie du désespoir. Ils portaient plusieurs traces de blessures, signe que les agresseurs avaient dû s’acharner longtemps avant d’en venir à bout. Pourtant, à voir leurs vêtements, ils n’avaient l’air que de pauvres fermiers. Du genre de ceux qu’on voyait défiler à longueur de saison maintenant. Ceux qui allaient chercher un peu d’espoir à l’Ouest. Sous le caisson, à demi dissimulée derrière une caisse éventrée, ils trouvèrent la mère qui serrait encore dans ses bras son bébé. Les larmes de peur qu’elle avait versées avaient tracé deux sillons sombres sur ses joues blanches. Ses mains étaient crispées sur la couverture tâchée de sang séché qui contenait le corps du nouveau-né, mort lui aussi, une balle en pleine tête. Kid ne put réprimer une grimace de dégoût devant ce spectacle d’horreur pure. Ce n’est qu’en fermant les yeux qu’il remarqua l’odeur qui flottait déjà autour d’eux. Il leva les yeux vers le ciel. Le soleil était au zénith, et il faisait encore chaud pour la saison. L’armée des vautours avait reformé les rangs et tournoyait au-dessus d’eux, attendant visiblement le départ des intrus pour festoyer.
"Il faut les enterrer", annonça le Kid, en revenant vers Jimmy.

Le jeune homme contemplait d’un air désolé les corps désarticulés des hommes. Lui aussi avait perçu l’odeur. Il convint d’un hochement de tête que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Il se tourna vers Ike pour avoir son approbation, mais réalisa avec surprise que celui-ci n’était plus avec eux. Les deux garçons contournèrent la carcasse de bois en appelant et finirent par le trouver, accroupi dans la caisse du chariot. Ce n’est qu’en s’approchant qu’ils découvrirent ce qui avait retenu son attention. Dissimulés derrière un pan de la bâche déchirée, deux immenses yeux bleus effrayés, perdus dans un petit visage noir de terre et de sang les dévisageaient. Kid voulut parler, mais Ike le coupa d’un geste calme. Les yeux ne s’attardèrent pas longtemps sur eux et se reportèrent sur le jeune muet. Ike rabattit son chapeau à larges bords dans son dos, révélant le foulard qui ceignait son crâne. Son visage maintenant en pleine lumière s’éclaira d’un sourire plein de tendresse. Il pencha la tête sur le côté et tendit une main devant lui, paume ouverte vers le ciel. Les yeux se baissèrent vers la main puis revinrent sur son visage avenant. Ike allongea prudemment le bras, sans provoquer plus de réaction.. Lentement, il se pencha en avant, jusqu’à effleurer les cheveux hirsutes qui encadraient le petit visage rond. L’enfant eut un léger mouvement de recul, mais ne chercha pas à fuir. A nouveau, son regard se reporta sur le sourire confiant du jeune homme. Celui-ci, prudemment, écarta une mèche qui barrait le visage, puis posa sa main amicale sur la tête de l’enfant, pendant que de l’autre main, il lui faisait signe d’approcher. Il vit alors le regard hébété se voiler. L’instant d’après, un petit être vêtu d’une robe rose sale et déchirée de toute part jaillit de dessous la bâche et s’agrippa désespérément à son cou. Ike referma ses bras autour de la fillette dont les doigts se crispaient maintenant sur ses propres vêtements. Il pouvait sentir son petit coeur battre à tout allure contre sa poitrine, tandis qu’il la berçait de son mieux, désemparé à l’idée de ne même pas pouvoir lui fredonner une comptine apaisante.

Ike sortit la fillette du chariot, l’éloigna et entreprit de nettoyer son visage et ses mains, pendant que ses amis alignaient les corps de la famille décimée et commençaient à creuser les tombes. Quand ils eurent fini de les recouvrir, le soleil déclinait à l’horizon. Ils allumèrent du feu et piochèrent dans les réserves que leur avait données Emma. Normalement, ils auraient déjà dû être à Independence. Il ne leur restait donc pas beaucoup de vivres. Jimmy fit la grimace en voyant la ration que lui tendit le Kid. Puis son regard tomba sur l’enfant qui, pelotonnée contre Ike, venait de s’endormir, et il eut soudain honte d’avoir seulement songé à se plaindre. Vu l’état des cadavres, l’attaque devait dater d’au moins deux jours durant lesquels la fillette n’avait pas dû boire ni manger. Il la contempla un moment sans un mot, essayant d’imaginer son calvaire. "Elle a dit quelque chose ?" finit-il par demander à Ike. Celui-ci répondit d’un signe de tête négatif. Il était visiblement inquiet, songeant sans doute à ce que lui-même avait vécu, cet événement si semblable qui lui avait fait perdre l’usage de la parole, peut-être pour toujours. D’un geste machinal, il caressa d’une main rassurante la chevelure emmêlée de l’enfant endormie. Kid crut bon de faire diversion : "A votre avis, quel âge peut-elle avoir ?" Ike ouvrit la main en grand, fit une moue indécise, puis rajouta un doigt.
"Qu’est-ce qu’on va en faire ? demanda Jimmy, sans la quitter des yeux.
-Le mieux est de l’amener à Independence. Là-bas, il y aura bien quelqu’un qui pourra s’en occuper en attendant...
-En attendant quoi ? Un orphelinat ?
-Qu’est-ce que tu veux faire, Jimmy ? L’adopter ?
-C’est Teaspoon qui ferait une drôle de tête", remarqua Hickok en riant doucement. Il constata avec satisfaction que cette idée avait réussi à arracher un sourire à Ike que la perspective de l’orphelinat ne semblait pas enchanter non plus.
"En attendant, reprit Hickok, j’aimerais bien mettre la main sur les ordures qui ont fait ça.
-On en parlera au shérif en arrivant demain matin, répondit le Kid.
-C’est quand même bizarre que Buck et Fanny ne les aient pas trouvés avant nous. Même sans s’arrêter, ils auraient probablement envoyé quelqu’un en arrivant à Independence.
-Sauf s’ils sont passés par un autre chemin. Le chef du relais de Fairmont nous a bien dit qu’on pouvait prendre par là ou par la piste de Council Grove.
-Il a dit aussi que cette piste était un vrai piège si on ne la connaissait pas.
-Je te parie que Fanny la connaît, dit Kid, d’un air entendu. Après tout, elle est du Kansas, non ?
-Tu crois qu’elle connaît aussi Fort Monroe ? intervint Ike.
-Ce serait un début d’explication au comportement de Teaspoon", approuva Kid.

Pour la première fois de sa vie, Buck fut réveillé par le clairon. Il ouvrit instantanément les yeux pour découvrir la pièce encore baignée dans la pénombre. Une lueur blafarde filtrait à travers la fente de l’épais rideau de la fenêtre. Il réalisa qu’il ne faisait pas encore jour et il décida de profiter encore un peu de la chaleur du matelas de laine. Voilà qui changeait agréablement des fines paillasses qui leur tenaient lieu de couchettes dans le dortoir du relais. Et l’édredon de plumes qui le couvrait n’avait rien à voir avec les couvertures râpeuses dont il avait l’habitude. Buck se cala dans l’oreiller et se mit à l’affût des bruits de la maison. Après quelques minutes, il entendit les marches de l’escalier craquer malgré la légèreté du pas qui le descendait. Ce devait être Madeleine. Quelques instants plus tard, un pas plus précipité apparemment chaussé de bottes dévala les marches. Plus aucun doute, Fanny était levée. Buck se convainquit qu’il ferait mauvaise figure s’il tardait trop, d’autant que ce n’était pas dans ses habitudes. Il écarta avec regret l’édredon et s’habilla rapidement. Puis il traversa le couloir et descendit prudemment pour arriver dans l’entrée. La pièce où ils avaient dîné la veille, à sa droite, était plongée dans l’obscurité, mais une bonne odeur de café lui parvenait déjà par la porte de gauche entrebaîllée. Comme il poussait timidement la porte, le sourire avenant de la colonelle l’accueillit.

"Bonjour, monsieur Cross, lança-t-elle d’un ton enjoué. J’espère que vous avez bien dormi." Pris au dépourvu, le jeune homme esquissa un sourire confus, tout en bafouillant une réponse qui semblait être un oui. Puis il aperçut Fanny, appuyée contre le bac de la pompe, qui l’observait, un sourire amusé sur les lèvres. Madeleine vint à sa rescousse en l’invitant à s’asseoir devant la lourde table de bois qui trônait au centre de la cuisine et sur laquelle s’étalaient tous les ingrédients pour un copieux déjeuner. Tandis que la colonelle déposait dans une assiette devant lui une épaisse galette de maïs, Fanny retira le broc de café du poêle et vint s’asseoir en face de lui. Comme il hésitait encore, elle lui montra l’exemple en arrosant abondamment sa galette de sirop d’érable. "Tu peux y aller, l’encouragea-t-elle. Les déjeuners de Maman valent bien ceux d’Emma.
-Qui est Emma ? demanda innocemment Carol en retournant surveiller ses oeufs.
-Emma Shannon. C’est l’intendante du relais, répondit Fanny. C’est drôle, elle me fait beaucoup penser à toi.
-Pourquoi ? Parce qu’elle réussit bien les pancakes ? plaisanta sa mère.
-Vous avez un peu le même caractère, sourit Fanny. Je suis sûre que vous vous entendriez très bien.
-Et bien voilà qui me rassure, soupira la colonelle. Il y a au moins quelqu’un là-bas pour te remettre à ta place de temps en temps." Fanny ne chercha pas à la suivre sur ce terrain. Elle n’avait aucune envie de revenir sur son choix de retourner au relais, aucune envie de s’expliquer. Elle changea résolument de sujet et se tourna vers Buck dont l’appétit faisait plaisir à voir : "J’ai une course à faire en ville, ce matin. Tu m’accompagnes ?" La bouche pleine, le jeune homme se contenta d’acquiescer d’un mouvement de tête.

Ils firent la route avec la colonelle qui avait quelques visites à faire. Pour la première fois depuis huit mois, Fanny montait Black Storm, son mustang, qui trottinait paisiblement à côté du bogghei, suivi de Niño qu’elle tenait en longe. Buck jetait de temps en temps un coup d’oeil curieux à l’animal à la robe d’ébène. C’était la première fois qu’il voyait un mustang entièrement noir et cela l’intriguait. Mais, toujours discret, il ne tenait pas à le laisser paraître. En arrivant en ville, les deux jeunes gens se dirigèrent vers l’écurie de louage. Ils laissèrent les chevaux à l’attache et pénétrèrent dans la grange. La majorité des stalles était vide, les chevaux ayant été rassemblés dans l’enclos derrière le bâtiment. Un jeune garçon s’affairait à changer les litières. Alerté par le grincement de la porte, il leva la tête vers eux et s’immobilisa, puis appela quelqu’un. Un jeune homme châtain de bonne carrure, au visage avenant, apparut alors par la porte de derrière. Il poussa une exclamation de surprise en reconnaissant Fanny qui s’avançait vers lui, un large sourire éclairant son visage.
"Salut Matt ! J’espérais bien que tu serais encore là, s’exclama-t-elle, ravie.
-Le vieux m’a gardé, comme tu vois. Alors, te voilà de retour ?
-De passage, seulement. J’en ai profité pour te ramener Niño. J’espère qu’il ne t’a pas trop manqué.
-Je me suis débrouillé... Mais mon père n’a pas décoléré pendant une semaine. Il n’arrêtait pas de répéter que tu étais complètement folle et que je ne risquais pas de revoir un jour mon cheval.
-J’aime bien faire mentir les gens."
Matt Grindell appela le jeune apprenti, et constata que celui-ci était comme figé sur place devant Buck. Matt dut répéter son nom deux fois avant qu’il daigne cligner des yeux. Le garçon contourna prudemment le jeune homme et se mit soudain à courir pour aller chercher le cheval de son chef. "Faut pas lui en vouloir, s’excusa Matt, gêné. Je crois pas qu’il ait jamais vu un indien d’aussi près avant vous.
-Ne vous en faites pas, je suis habitué", répondit Buck d’un ton amer.

Suite

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