Chroniques du Poney Express


Chapitre 9

RETOUR A FORT MONROE (1ère partie)

OCTOBRE 1860

Teaspoon hésita longtemps avant de se lancer. Il pesa le pour et le contre, évalua les risques, s’efforça de faire le tour des conséquences probables de sa décision. Il n’y en avait pas cinquante. Il risquait tout bonnement et simplement de perdre un cavalier. Mais pouvait-il faire autrement ? Plusieurs fois il sembla prêt, puis recula au dernier moment de peur de briser sa famille. Après tout, peu importaient toutes ces considérations. Ces jeunes cavaliers étaient les seuls enfants qu’il ait jamais eus, et rien n’était plus important que ça. Puis le doute l’assaillait de nouveau, sa conscience le travaillait. Il ne pouvait pas. C’était se voiler la face, entretenir le mensonge. Le groupe devait reposer sur des bases solides et il avait là une faille qui risquait à tout moment de faire vaciller son petit univers. Non, décidément, il n’avait pas le droit de faire comme s’il ne s’était rien passé. Il fallait que les choses soient claires pour tout le monde. Adossé au pilier du auvent, le vieil homme regarda ses protégés d’un oeil attendri qui dissimulait mal la blessure qu’il venait de s’infliger. L’heure était sans doute venue de se séparer de l’un d’eux et son coeur en saignait plus qu’il n’aurait jamais cru. Pourtant, cette fois il ne reculerait pas.

Lorsque chacun eut fini ses corvées, les cavaliers se rassemblèrent autour de la table où trônaient les plats fumants mitonnés par Emma. Comme tous les soirs, Teaspoon dit le bénédicité, puis les jeunes gens tendirent avidement leurs assiettes pour se faire servir. Le concert des couverts heurtant joyeusement plats et assiettes allait commencer, quand le vieux cow-boy prit la parole : "Fort Laramie vient de nous confier un courrier spécial à acheminer. C’est un voyage de plusieurs jours. Buck et Mac, vous partez demain à l’aube."
Le jeune métis acquiesça d’un hochement de tête et sa camarade se contenta de hausser négligemment les épaules en signe d’assentiment. Puis, comme elle s’inquiétait avec le même empressement de leur destination, le chef de relais répondit en l’observant du coin de son oeil à demi fermé : "Fort Monroe, au Kansas."
Fanny sentit son coeur s’emballer et faillit lâcher sa cuillère. "Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta Lou qui, lui faisant face, avait remarqué son expression livide.
-Je... je me suis brûlée", bredouilla-t-elle.
Puis, évitant le regard inquisiteur du maître des lieux, elle bafouilla quelque excuse l’obligeant à renoncer à cette course. Mais Hunter n’était pas du genre à s’en laisser compter. Sachant ce qu’il savait, elle n’avait aucune prise sur lui. Il démonta habilement ses arguments l’un après l’autre, allant même jusqu’à la menacer de renvoi quand elle fit mine de trop s’entêter. La jeune fille n’insista pas. Elle baissa les yeux vers son assiette à laquelle elle ne toucha plus, et attendit docilement la fin du repas qui la délivrerait des regards inquisiteurs de ses camarades.

Lorsque les cavaliers furent couchés, un profond silence s’abattit sur le dortoir. Teaspoon vint rejoindre Emma sur la balancelle de la maison. L’air était calme et transparent, presque cristallin, et les étoiles scintillaient dans la nuit limpide. Il flottait une légère fraîcheur annonciatrice des temps d’hiver, qui le fit frissonner. La jeune femme reprisait une de ses vieilles chemises. Elle semblait légèrement contrariée et Teaspoon savait parfaitement pourquoi. Il n’osait d’ailleurs pas lever les yeux vers elle, de peur de lire sur son visage les reproches qu’elle n’avait pas encore formulés. Tout à coup, elle posa le vêtement sur ses genoux et soupira bruyamment en levant les yeux vers le ciel. "Vous êtes sûr de ne pas faire une erreur, Teaspoon ? dit-elle enfin.
-Je ne sais pas, répondit le vieil homme d’un ton las. J’espère que non. J’espère que j’ai raison de l’envoyer là-bas et qu’elle aura le courage d’aller jusqu’au bout.
-Alors vous croyez vraiment à l’histoire de cet officier que vous avez vu à Fort Laramie ?
-Il est temps qu’elle retrouve sa vraie famille, Emma.
-Je vous trouve tout de même bien confiant. Si j’étais vous, j’oublierais toute cette histoire et je garderais mon équipe. Comment pouvez-vous savoir que c’est bien sa fille ? Cet homme vous a peut-être bien raconté des histoires.
-Allons, Emma, la raisonna Hunter. Comment aurait-il su, si ce n’était pas vrai, ce que vous même aviez deviné depuis longtemps et que j’ai été incapable de voir ? Cette seule vérité devrait vous suffire.
-On ne sait rien de lui, tenta la jeune femme, ébranlée par une évidence qu’elle refusait d’admettre.
-Pendant la guerre du Mexique, j’étais Ranger au Texas. On nous a assimilés à l’armée régulière et je me suis retrouvé sous les ordres d’un capitaine de cavalerie : John MacLand. Un excellent officier qui a fait son chemin depuis, et qui est devenu colonel.
-Et c’est lui que vous avez vu.
-C’est lui. Je l’ai reconnu immédiatement. Il n’avait pas beaucoup changé. On s’est remémoré le bon vieux temps. Il m’a parlé de sa fille, celle qu’il avait adoptée à la fin de la guerre. Il avait décidé de l’élever comme son fils et d’en faire un soldat. La petite est devenue un excellent officier. Seulement, comme elle était d’un caractère plutôt indépendant et que la docilité n’était pas son fort, elle n’a pas supporté qu’on la renvoie de l’armée à cause de sa nature, et elle s’est enfuie. Ils n’ont eu aucune nouvelle d’elle depuis près de huit mois. Mais, le sergent Kipper lui a écrit pour lui dire qu’il l’avait vue avec nous. Alors, il est venu du Kansas. Quand j’ai dit qu’elle était partie au relais McKenna, il a préféré ne pas envoyer l’armée et la laisser faire avec les cheyennes."
Emma Shannon sourit malgré elle, vaincue. Cet homme la connaissait décidément mieux qu’eux. Et il le fallait, pour avoir une telle confiance en elle et la laisser seule face aux indiens. Il devait être fier de ce qu’elle était devenue.

Buck et Fanny prirent la route à l’aube, sans un mot. Le jeune homme s’inquiétait de la voir si peu disposée pour cette mission. Bien sûr, il connaissait les sautes d’humeur de sa camarade. Aussi, il se fit vite une raison, persuadé qu’elle se lasserait avant lui. Qu’elle refuse de parler n’était pas un problème. Après tout, il n’était pas bavard non plus. Il redoutait seulement qu’elle se mette à nouveau à douter d’elle-même, ainsi qu’elle l’avait fait quelques mois plus tôt. Elle risquait alors de devenir une charge supplémentaire en cas de problème. Et comme la route était longue, ils n’étaient pas à l’abri de ce genre de choses.

Le lendemain de leur départ, Cody fit une entrée remarquée dans le relais. Il jeta la mochila au cavalier qui l’attendait, arrêta sa monture avec une brutalité qui ne lui était pas coutumière et sauta à terre en appelant Teaspoon. Surpris par tant de précipitation, le vieil homme accourut en même temps que les autres cavaliers. Son air grave plus qu’inhabituel acheva de les convaincre qu’il ne s’agissait pas pour une fois d’une des démonstrations théâtrales de ce bon vieux Cody. Ne pouvant plus attendre, Teaspoon le pressa de s’expliquer. Le jeune homme prit à peine le temps de respirer pour annoncer du ton le plus approprié à la gravité de la nouvelle : "Il paraît que les milices du Missouri sont entrées au Kansas.
-Où t’as entendu ça ? demanda Teaspoon, sceptique.
-Partout où je suis passé. C’est même plus une rumeur, Teaspoon. Les miliciens ont attaqué plusieurs fermes qui étaient connues pour abriter des esclaves en fuite. Ils s’en sont aussi pris aux courriers qui allaient vers St Jo.
-Tu es sérieux ? intervint Jimmy, que l’inquiétude gagnait.
-Tout à fait sérieux. Il paraît qu’ils cherchent les ordres gouvernementaux qui pourraient transiter par le Poney Express.
-Ils sont signalés de quel côté ? demanda Lou.
-On en a vu un peu partout entre St Jo et Independence. C’est pas très prudent de se balader par là-bas en ce moment."

Tous les regards se tournèrent instantanément vers Teaspoon qui demeurait impassible. Jimmy, lui, n’écoutait déjà plus. Il se dirigea vers la sellerie pour sortir son harnachement. Voyant l’étonnement de Cody devant leur réaction, Kid s’empressa de raconter : "Buck et Mac sont partis hier matin pour Fort Monroe, près d’Independence." Teaspoon s’approcha de Hickok qui était déjà en train de seller son palomino.
"Qu’est-ce que tu fais, Jimmy ?
-Je vais les chercher", répondit le jeune homme d’un ton décidé, sans s’interrompre. Teaspoon soupira. Finalement, ses soupçons se confirmaient. Il eut préféré que d’autres circonstances lui donnent raison, mais l’heure n’était pas aux regrets. Il attrapa le jeune homme par le bras et l’entraîna à l’écart :
"Ecoute, Jimmy. Je n’aime pas te voir agir inconsidérément. Je voudrais pas que tu fasses une bêtise. Il faut avoir la tête froide dans ce genre de situation, et ce n’est apparemment pas ton cas.
-Où voulez-vous en venir ? s’impatienta le cavalier en se dégageant de la poigne ferme de son chef.
-C’est pas pour les beaux yeux de Buck, que tu veux y aller."
Le jeune homme se raidit, sur la défensive. Voyant qu’il avait visé juste, Hunter continua : "Fanny MacLand, ça te dit quelque chose ?
-Comment savez-vous ? bredouilla Jimmy, stupéfait.
-Tout ce que tu as à savoir, c’est qu’il y a une bonne raison pour que je l’aie envoyée là-bas. Mais ce n’est pas la question. Je ne veux pas que tu ailles te faire tuer bêtement parce que tu auras oublié de réfléchir.
-Vous avez entendu Cody comme moi, bon sang !
-Tu n’as donc pas confiance en elle ? Elle s’en est très bien sortie avec les indiens. S’il arrive quelque chose, elle saura quoi faire ici aussi.
-C’est pas pareil, Teaspoon, répondit Hickok, qui s’efforçait de garder son calme pour terminer ses préparatifs. Et puis eux feraient pareil s’il s’agissait de l’un de nous... Ecoutez, je crois que je ne supporterais pas de rester là à attendre sans savoir s’ils vont bien.
-Ils ? ... Ou elle ? demanda le vieil homme en l’observant attentivement.
-Qu’est ce que ça peut faire ?"
Concluant là la conversation, Jimmy vérifia l’arrimage de son paquetage et mit le pied à l’étrier. Teaspoon sembla réfléchir un instant. Il savait qu’il ne pourrait pas le retenir. Quand Jimmy avait décidé quelque chose, fut-ce la plus grosse bêtise de sa vie, rien ne pouvait le faire changer d’avis. Il était bien trop têtu pour être raisonnable. La seule alternative qui s’offrait maintenant au chef de relais était de le laisser partir seul, avec tous les risques que cela impliquait, ou de le faire accompagner. Mieux valait lui donner des garde-fous. Au grand soulagement de tous, Teaspoon demanda à Kid et Ike de seller leurs chevaux. Les deux jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois. Même s’il ne l’avaient pas exprimé de façon aussi vigoureuse, ils étaient tout aussi inquiets pour leurs amis et mouraient d’envie de partir eux aussi à leur recherche.

Tandis que la piste défilait sous les sabots de leurs chevaux, Hickok ne pouvait s’empêcher de ressasser les paroles de Teaspoon. Il connaissait la vérité sur Fanny et il n’en avait rien dit. Quand il avait découvert le secret de Lou, deux mois plus tôt, tous avaient pensé qu’il était temps pour Fanny de lui parler. Malheureusement, elle n’était pas à ce moment là en état de défendre sa place. Et tout ça à cause de lui, parce qu’il n’avait pas compris qu’elle n’était pas prête. Si elle avait tout révélé à Teaspoon, il aurait certainement fini par apprendre, à force de la questionner, ce qui s’était passé pendant leur course à Fort Alliance. Et cela aurait modifié sa vision des choses et sa position vis à vis de Lou et Fanny. Il n’aurait jamais accepté que cette cohabitation continue. Ils avaient donc préféré garder le silence et Lou avait entraîné son amie dans son voyage à St Jo pour l’éloigner de tous ces événements. Jimmy ignorait ce qui s’était passé pendant cette semaine, mais Fanny en était revenue transformée. Elle avait retrouvé son aplomb en même temps qu’une maturité nouvelle. Elle ne semblait plus aussi gênée de ce qu’elle était, et même si elle ne tenait pas encore à en parler à Teaspoon, elle ne cherchait plus à dissimuler à tout prix sa vraie nature. Elle n’en avait plus honte. Cette assurance nouvelle leur avait permis de redevenir amis, de regagner leur estime mutuelle et leur confiance l’un envers l’autre. De son côté, il savait que ses sentiments allaient bien au-delà. Mais tant qu’elle ne ferait pas un pas dans sa direction, il en resterait là.

Jimmy était donc certain que Fanny n’avait pas révélé son secret à Teaspoon. Il l’avait appris par un autre biais. Emma ? Même si la jeune femme avait rapidement mis à jour le stratagème des demoiselles, elle s’était bien gardé d’en parler. Elle n’aurait jamais trahi leur confiance, même dans un but charitable. Jimmy avait beau se creuser la tête, il ne comprenait pas. Teaspoon avait dit qu’il avait une bonne raison de l’envoyer à Fort Monroe. Cela avait peut-être un lien.
Il était tellement silencieux et semblait si absorbé par ses réflexions, que Kid en fut surpris et décida d’agrémenter le voyage de sa conversation. Ils avaient galopé sur plusieurs miles et il fallait maintenant laisser les chevaux souffler. Hickok sursauta en entendant la question de Kid. A croire qu’il lisait dans ses pensées : "A ton avis, comment Teaspoon a su, pour Fanny ?
-Comment je le saurais ? marmonna Hickok. Je ne m’en serais jamais douté."
Ike fit quelques gestes que Kid traduisit : "Ike dit qu’il a changé depuis l’attaque du relais McKenna.
-C’est juste, remarqua Jimmy en se tournant vers le jeune muet.
-Il s’est peut-être passé quelque chose à Fort Laramie, continua Kid.
-Maintenant que tu en parles... Le jour où les rangers ont essayé de voler le chargement d’armes à Laramie, j’avais trouvé bizarre la réaction du sergent quand il avait vu Fanny. J’aurais juré qu’il la connaissait.
-Ca n’explique pas pourquoi Teaspoon l’a envoyée à Fort Monroe, intervint Ike.
-Non, mais la réponse est là-bas", conclut Hickok en talonnant son cheval.

Buck et Fanny atteignirent la frontière du Kansas en un peu moins de quatre jours, sans incident. Fanny n’avait pas desserré les dents, mais bien qu’inquiet à son sujet, son compagnon n’osait pas la questionner. Le matin du cinquième jour les trouva sur la piste de Council Grove. Buck constata sans surprise que plus on avançait plus elle devenait sombre, comme si quelque mystérieux fantôme l’attendait au détour de la piste. En arrivant en vue d’Independence, elle arrêta son cheval, tétanisée. Pourtant, le jeune indien ne se laissa pas fléchir et l’obligea à l’accompagner jusqu’au bout, se demandant si cette frayeur avait un rapport avec les raisons qui avaient poussé Teaspoon à l’envoyer elle et pas un autre.
Fanny sentait son coeur battre de plus en plus vite dans sa poitrine au fur et à mesure que les bâtiments se rapprochaient. Quand ils entrèrent dans la ville, elle baissa la tête, évitant soigneusement les regards distraits des habitants. Puis ils prirent la route du fort. Il était désormais trop tard pour revenir en arrière. Fanny enfonça son chapeau sur ses yeux. Elle savait que c’était reculer pour mieux sauter. Mais, elle redoutait l’instant de vérité.

Deux soldats vinrent prendre leurs chevaux pour les mettre à l’attache. Le capitaine Sanders, commandant en second du poste, les attendait sur le trottoir. Buck se présenta. L’officier les conduisit au poste de commandement et les fit entrer dans la pièce attenante au bureau dans lequel il disparut. Fanny observait la pièce avec une certaine angoisse, priant secrètement pour que le colonel fût trop occupé pour les recevoir. Mais à quoi bon ? Elle savait que son père était là, de l’autre côté de la porte. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : fuir. Fuir pendant qu’il était encore temps et échapper à sa colère. Qu’était donc devenue la fille courageuse et intrépide qui avait la prétention d’être un vrai soldat ? "Sommes-nous peu de choses", songea-t-elle en entendant des pas résonner de l’autre côté du mur. Son coeur battait la chamade. Sa gorge se noua et elle se mit à transpirer. Buck ne manqua pas de remarquer son extrême nervosité. Cette réaction inhabituelle l’inquiétait sérieusement. La porte s’ouvrit soudain et le capitaine leur fit signe d’entrer.

Le colonel était assis à son bureau, tête nue, les mains croisées sous son menton, le visage empreint d’une sévérité qui imposait le respect malgré des traits encore jeunes. Buck ne se laissa pourtant pas impressionner et s’avança au-devant de l’officier : "Colonel, nous avons un message confidentiel qui nous a été confié au relais de Sweetwater. Nous devions vous le remettre en mains propres..." commença-t-il.
Mais le soldat ne l’écoutait visiblement pas. Il venait de se lever et se dirigeait vers Fanny qui aurait tout donné pour être transparente. Il lui semblait que sa tête allait exploser, tant le sang battait fort à ses tempes. Le colonel s’arrêta devant elle et l’observa, impassible. Sans un mot, il ôta le chapeau de la jeune fille. Elle n’osa pas lever les yeux, de peur de ne voir dans les siens que de la colère. Mais, elle n’y aurait rien trouvé. Ni amour, ni courroux, ni joie, ni inquiétude. Puis, la puissante main paternelle s’abattit sur sa joue. Elle avait beau s’attendre à une réaction de la sorte, elle resta effarée, tout comme Buck. Il voulut protester, mais l’officier l’arrêta d’un geste et s’adressa à son capitaine : "Faites prévenir mon épouse que nous aurons une invitée ce soir.
-Deux invités, le reprit alors Fanny en se redressant. Buck est mon coéquipier et ami, et je souhaite qu’il soit reçu comme tel."
Le colonel fit un signe d’assentiment à son second et retourna s’asseoir. "Vous avez quelque chose pour moi, je crois", dit-il au cavalier, le plus calmement du monde.
Mais le jeune homme ne voulait pas en rester là et fermer les yeux sur l’outrage dont avait été victime son amie. Pourquoi s’était-elle laissé faire ? Pourquoi n’avait-elle pas réagi ?
"Pourquoi l’avez vous frappée ? s’indigna-t-il. Vous n’aviez pas le droit !
-Monsieur Cross, lorsque vous aurez des enfants, peut-être comprendrez-vous. Mais pour l’heure, je n’ai aucun compte à vous rendre... Cette lettre ?"
Réprimant son irritation, le jeune homme sortit le message de sa veste d’un geste nerveux et le lui tendit.

Fanny semblait à présent plus calme, presque soulagée, comme si le geste de l’officier l’avait délivrée d’un poids terrible. Elle avait ramassé son chapeau et regardait le colonel glisser la lettre dans sa vareuse sans l’ouvrir. Les mains derrière le dos, il alla se poster à la fenêtre... Elle l’avait vu faire ça tant de fois qu’elle avait fini par prendre cette habitude elle aussi. C’était un moyen comme un autre de dissimuler ses émotions ou de se donner du temps.
"Comme ça, vous travaillez pour le relais de Sweetwater... C’est bien Teaspoon Hunter qui s’en occupe, n’est ce pas ?
-Oui, répondit Buck, stupéfait par ce brusque revirement. Comment le savez-vous ?
-C’est un beau pays. J’ai servi quelques temps à Fort Laramie. J’aimais beaucoup cet endroit... J’aurais dû me douter que tu retournerais là-bas, continua l’officier en leur faisant face. C’est bien là que tu as été la plus heureuse."
Fanny baissa les yeux. Elle savait maintenant combien elle aimait son père. N’étaient-ils pas pareils, tous les deux ? Amoureux des mêmes montagnes, des mêmes forêts, des mêmes ruisseaux ; courant après le même idéal. Il y avait entre eux un lien si fort, bien au-delà de l’amour filial. Ils étaient complices et se comprenaient sans un mot, sans même se regarder. Il pouvait bien dire tout ce qu’il voudrait, elle le vénérerait toujours. Le colonel fit quelques pas et posa sur elle son regard d’un bleu singulier. "Fanny, je ne t’ai jamais battue, jusqu’à présent. Bien des fois sans doute, j’aurais dû te corriger. Mais j’estimais que la vie se chargerait mieux que moi de te faire comprendre tes erreurs. Seulement cette fois, tu as dépassé les bornes. Tu n’avais pas le droit de nous laisser sans nouvelles aussi longtemps, dans la plus totale ignorance de ton sort, sans même savoir si tu étais encore en vie."
Il savait ! Inconsciemment, il avait probablement toujours su qu’elle retournerait là-bas. Mais, il avait attendu. Il lui avait laissé le choix. Il l’avait laissée tout recommencer, montrer ce dont elle était capable. Sans doute n’aurait-elle pas dû attendre si longtemps... "C’est Teaspoon qui a vendu la mèche ?
-Non... Mais Hunter est un vieux camarade de combat.
-Vous m’avez bien piégée, tous les deux.
-Tu avais besoin d’une leçon. Tu as encore beaucoup à apprendre, ma fille.
-Je crois que j’ai fait le mauvais choix en voulant vous effacer. J’espère que tu ne m’en veux pas trop. J’espère qu’un jour tu pourras être fier de moi, Papa."

Comme tous les logements de garnison qu’ils avaient habités durant l’enfance de Fanny, la colonelle avait fait du petit appartement au coeur de l’enceinte du fort un nid douillet et agréable. Fanny y retrouvait avec émotion les meubles qui les avaient suivis dans tant de déménagements, les objets familiers de sa vie quotidienne, ses souvenirs d’enfance. Le petit salon était toujours aussi paisible, avec son feu crépitant déjà dans la cheminée, le vieux fauteuil en cuir de son père et le fauteuil à bascule au vernis écaillé qui les avait bercées, elle et ses soeurs. La table était mise et la soupe fumait dans les assiettes de porcelaine. Le parfum d’une tarte aux prunes comme seule sa mère savait les faire leur parvenait de la cuisine, en même temps que l’écho d’une chanson qu’elle fredonnait. "Il y a longtemps que Maman n’avait pas chanté ainsi, fit remarquer Madeleine. La maison est si triste sans vous toutes.
-Les filles ne sont pas rentrées du collège ? demanda Fanny, surprise, en reprenant sa place habituelle autour de la table rectangulaire.
-Comme tu le sais, Cathy est restée en France après ses vacances. Laura est partie pour Philadelphie après avoir obtenu son diplôme. Tu sais bien qu’elle veut étudier le droit. Alors en attendant d’être admise à l’université, ce qui à mon avis n’est pas pour tout de suite, elle corrige des épreuves dans un petit journal. Victoria est toujours au collège, quant à Beth...
-Il est arrivé quelque chose ?
-Elle a quitté St Louis il y a environ six mois. Depuis elle n’a donné aucune nouvelle... Elle est partie avec Harry Weyland."
Carol MacLand ferma les yeux et laissa échapper un soupir de petit animal blessé. Son expression peina Fanny bien plus que la nouvelle. Le colonel, quant à lui, ne sembla pas relever les dernières paroles de sa fille, mais Fanny remarqua le léger tremblement, immédiatement contrôlé, qui avait saisi sa main posée sur la table. Elle résolut de détourner la conversation et se tourna vers sa soeur : "Et toi, que deviens-tu ?
-Martin et moi devons nous marier au mois de mai prochain, répondit la jeune fille en rougissant. J’aimerais tant que tu sois là, Fanny.
-Tu n’as pas à t’inquiéter, Maddy, intervint sa mère en souriant. A présent qu’elle est rentrée, je ne vois pas ce qui pourrait l’en empêcher."
Assis en face d’elle, Buck leva un regard interrogateur vers Fanny, pendant que celle-ci piquait du nez dans son assiette. Le colonel, toujours aussi calme, attendait sans doute de voir comment elle allait s’en sortir. Il savait bien que si sa ruse grossière avait pu la ramener, elle ne suffirait pas à la retenir. Déconcertée par le silence gêné qu’avait engendré sa question, Carol MacLand fixa son attention sur sa fille, en quête de son approbation. "Je n’ai pas l’intention de rester, Maman, déclara alors la jeune fille, recouvrant tout son aplomb. Je repars après-demain pour Sweetwater avec Buck."
Sa mère ouvrit de grands yeux effarés et se tourna vers son mari. Mais celui-ci ne broncha pas. "Enfin, John ! C’est ta fille, dis quelque chose ! s’emporta Carol.
-C’est sa décision, répondit simplement le soldat.
-Tu ne dirais pas cela s’il s’agissait d’Elysabeth. Fanny est encore trop jeune.
-Laisse Elysabeth en dehors de ça !" explosa soudain le colonel, tandis que son poing s’abattait avec violence sur la table, faisant sursauter l’assistance. Madeleine, redoutant la colère de son père, se tassa sur sa chaise. "Que cette fille de rien ne se présente pas devant moi avant longtemps ! continua l’officier, au comble de la fureur. Ni elle, ni ce monstre indigne qui la séduite et a déshonoré notre uniforme ! Parce que, par l’enfer, je les tuerai de mes propres mains !
-John ! s’exclama sa femme, en fronçant les sourcils. Je te prie de ne pas jurer de la sorte. Seigneur ! Dis-moi que tu n’en penses pas un mot.
-Je pense tout à fait ce que je dis. Elysabeth a trahi la confiance que j’avais en elle, ce que n’a jamais fait Fanny.
-Crois-tu que ce soit une raison suffisante pour la laisser ainsi livrée à elle-même ?
-C’est ainsi que nous l’avons élevée, non ? Je considère qu’elle a fait ses preuves. A présent, c’est à elle de choisir.
-Et mon choix est fait, intervint la jeune fille. Après-demain, j’emmène Black Storm avec moi à Sweetwater."

Suite

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