Chroniques du Poney Express


Chapitre 7 (suite)

Lou n’osa pas revenir sur le sujet pendant le reste du trajet. Elle avait un goût amer dans la bouche. Le goût de l’échec. Et elle appréhendait d’autant plus leur retour au relais. Elle avait l’impression d’avoir donné de faux espoirs à Jimmy. Elle redoutait sa réaction quand il réaliserait que Fanny avait tiré un trait sur leur amitié. Celle-ci n’avait guère parlé depuis leur conversation. Elle semblait toujours aussi préoccupée, plus triste peut-être. Elle la surprit plusieurs fois la regardant à la dérobée. Peut-être avait-elle vraiment réussi à l’ébranler en tentant de lui révéler une bribe de son passé dont elle n’avait jamais osé parler à personne. En d’autres circonstances, Fanny aurait été la personne idéale à qui se confier. C’était une histoire si dure à raconter. A présent... son seul espoir aurait été qu’elle la questionne. Mais elle savait qu’elle n’était pas du genre à poser des questions. Elle ne voulait pas qu’on se mêle de sa vie, ce n’était pas pour se mêler de celle des autres.

Les deux jeunes filles se reposèrent une journée à St Jo, halte qui leur fut bénéfique à toutes les deux. La ville sembla redonner un semblant de sourire à Fanny. Elle avait apparemment décidé d’oublier aussi cette dispute. En y réfléchissant, elle se rendait bien compte que Lou n’avait fait qu’agir en amie. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Mais ce qui s’était passé avec Hickok, elle ne pouvait pas le pardonner. Elle aurait toujours cette blessure en elle. En parler ne l’aiderait pas plus à cicatriser. Quand elles prirent le chemin du retour, elles avaient donc décidé de faire comme s’il ne s’était rien passé. Seule leur amitié devait compter. Tout était redevenu comme avant, entre elles. Elles atteignirent Kearney deux jours plus tard. Le cheval de Fanny avait perdu un fer, ce qui les avait empêchées de mener grand train. L’incident avait ravivé sa mauvaise humeur, et son état d’esprit se reflétait de plus en plus sur son visage. Elle pestait contre elle-même, contre sa monture, contre le chef de relais qui n’avait pas vérifié le ferrage de ses bêtes, contre son manque de fortune, demandant au ciel ce qu’elle avait bien pu lui faire pour mériter tout ça. Lou essaya de la raisonner. Après tout, ce genre de contretemps arrivait fréquemment. Mais elle se rendit vite compte que c’était inutile. Certes, ça arrivait fréquemment, mais pas à Fanny MacLand !

Kearney avait poussé en moins de temps qu’il n’en faut pour seller une mule. C’était une de ces villes champignon qui s’était dressée tout d’un coup au pied du fort, comme l’avait fait Laramie. Elle faisait le bonheur des dizaines de chariots qui venaient grossir le flot désormais intarissable des pionniers venus de l’Est pour prendre la piste de l’Oregon avec femme et enfants, et tout naturellement celui des commerçants toujours plus nombreux à leur fournir le nécessaire pour la longue traversée des terres sauvages. Certains de ces pionniers, ayant trop présumé de leurs forces, s’arrêtaient là en attendant peut?être des jours meilleurs pour reprendre la route. Les plus débrouillards montaient leur propre affaire où ils employaient les moins chanceux. En peu de temps, la ville avait pris un essor considérable. De nombreux saloons offraient aux pionniers de passage, trappeurs et autres aventuriers le nécessaire pour s’amuser une soirée et oublier les aléas de leur existence, tandis que quelques hôtels de toutes catégories proposaient du repos à tous les prix. Une vive animation régnait dans la rue principale qui s’étirait en longueur. La musique coulait à flots des saloons, accompagnant les rires et les ivrognes qu’on en expulsait sans ménagement et qui venaient rouler dans la poussière jusque sous les sabots des chevaux.

Les jeunes filles s’attardèrent devant une baraque dont on finissait à peine le toit. Sur la vitre, un garçon d’une quinzaine d’années peignait en grosses lettres jaunes l’intitulé futur de l’endroit, dernier-né des bureaux du Poney Express devant remplacer l’actuel relais situé à un mile à l’ouest sur la piste. Fanny fut parcourue d’un frisson. "Pourvu qu’il ne prenne pas l’envie à Teaspoon d’émigrer en ville, lâcha-t-elle. Je ne m’habituerai jamais à être en vitrine."
Lou haussa les épaules. "On ferait mieux de chercher un maréchal-ferrant, sinon tu vas être insupportable toute la soirée." Fanny sourit. Elle savait bien qu’elle n’était pas facile à vivre. Elle avait de la chance que Lou le prenne bien. Elles remontèrent la rue, passèrent devant deux saloons, l’échoppe du barbier, le magasin général, et trouvèrent enfin la forge. Les coups de marteau résonnaient sur l’enclume tandis qu’un jeune apprenti actionnait le soufflet, entretenant un feu d’enfer. Il faisait une chaleur insupportable, mais le garçon tenait bon. Les coups cessèrent, et un jeune homme à la carrure imposante vint à leur rencontre en essuyant de son avant-bras la sueur de son front. La transpiration avait laissé une large trace humide sur le devant de sa chemise à moitié cachée par un tablier de cuir. Son visage rougi par l’effort et la chaleur luisait, mais Fanny n’eut aucun mal à le reconnaître. Il avait pourtant drôlement changé, le petit vendeur de journaux de Boston. Il pouvait rivaliser avec son jeune frère, maintenant. Sam Weidenobpf s’arrêta un instant et la dévisagea, puis un large sourire éclaira son visage moucheté de tâches de rousseur. "Je ne me trompe pas : voilà la plus cinglée des filles que j’ai jamais connues qui refait tout à coup surface.
-D’habitude, mon accoutrement est un parfait déguisement... Excepté pour les Weidenobpf !
-Que veux-tu, moi je t’ai connue comme ça. Tu auras beau faire, tu ne me tromperas pas aussi facilement, Fanny.
-Tu n’as pas l’air surpris de me voir.
-J’ai toujours su que je te reverrais un jour. Surtout depuis que nous sommes ici... Tu vois, nous avons fini par suivre ton conseil : nous sommes partis vers l’Ouest.
-J’espère qu’il était bon.
-Tu pourras en juger par toi-même si tu viens dîner à la maison."

Fanny fit mine de ne pas avoir entendu. Elle changea résolument de sujet et montra son cheval. Sam souleva l’antérieur gauche et examina le sabot. Puis, il revint vers la forge et choisit soigneusement ses outils. Il coinça le pied de l’animal entre ses cuisses et entreprit de retailler la corne. Après avoir pris ses mesures, il alla choisir un fer dans sa réserve, puis il le mit à chauffer pour le modeler au pied du cheval. Fanny le regardait faire, admirant son doigté et sa douceur avec l’animal. Il avait vite appris le métier, et nul doute qu’il était un bon forgeron. Sam essaya et modifia plusieurs fois le fer. Il en était à le fixer, lorsque son père apparut. Heinrich n’avait pas changé, et elle s’aperçut que son fils lui ressemblait de plus en plus. Une demi-heure plus tard, les cavalières et les deux forgerons entraient dans la petite maison donnant sur la rue principale qu’habitaient les Weidenobpf. Ils étaient tous là. Gertie et Hannah, Matthias, Eric qui n’était qu’un bébé lorsqu’elle les avait connus, Samuel, Heinrich et Frida qui arborait un sourire radieux. Son visage hâlé par le soleil respirait de santé et ses formes généreuses étaient sa revanche sur les années de privations. Seul Ernst n'était pas là. Mais ça, elle le savait déjà. Gertie raconta qu’il était parti depuis quatre mois. Ca lui avait pris comme ça, et il n’avait demandé son avis à personne.
"Le travail à la forge ne l’intéressait pas, expliqua Sam. Depuis que nous sommes arrivés, il parlait d’aventure. Et apparemment, il a trouvé ce qu’il cherchait.
-Je crois que ça lui va, approuva Fanny. Je l’ai vu rapidement il y a deux mois à St Jo. En fait, Lou et moi travaillons aussi pour le Poney. Nous étions en course et nous rentrons au relais de Sweetwater."
Les Weidenobpf échangèrent des regards stupéfaits. Mais Frida comprit immédiatement le parti qu’elle pouvait tirer de la situation. "Tu risques de le croiser quelques fois, dit-elle dans un anglais qui s’était considérablement amélioré, depuis trois ans. Je t’en prie, Fanny. Fais-lui la leçon. Donne-lui des conseils, dis-lui tout ce que tu veux, mais fais en sorte qu’il ne lui arrive rien.
-Mère ! Comment veux-tu qu’elle fasse ? s’exclama Gertie. Il y a tellement de coursiers, de relais ! Et puis, elle a du travail.
-Et ce n’est certainement pas à elle que je confierais le soin de prodiguer des conseils de sécurité", renchérit Sam en riant. Il ne pouvait oublier, en effet, leur course mémorable dans les petites rues de Boston et la façon dont elle l’avait entraîné sur les toits pour échapper aux surveillants du collège. Il savait par expérience que la prudence n’était pas son fort, et qu’elle était plutôt du genre à foncer tête baissée. "Et bien, voilà quelqu’un qui te connaît drôlement bien", fit remarquer Lou.
Fanny lui jeta un regard noir, mais finit par se laisser prendre par leurs rires.

Sam était assis sur la balancelle installée sous le porche, devant la maison. L’agitation nocturne de la rue ne semblait pas le déranger. Il passait lentement son couteau sur la pierre à aiguiser qu’il tenait fermement dans l’autre main. De temps en temps, il répondait d’un signe de tête à un passant qui le saluait. De l’intérieur, lui parvenaient les échos d’une discussion pleine de gaieté entre sa mère et Gertie, et les cris ravis de Matthias et Eric fascinés par les histoires de Lou. Fanny l’observa un instant depuis le pas de la porte, l’épaule appuyée contre le chambranle. Il finit par lever les yeux et lui sourit. Elle avait son air des mauvais jours. Le même que lorsqu’elle lui avait parlé du collège où on l’avait enfermée. Elle semblait si triste ce jour-là, si malheureuse à seulement revivre ces sombres journées d’emprisonnement. Il lui fit signe de le rejoindre. Fanny se redressa lentement et vint s’asseoir à ses côtés, sur le siège de bois qu’il balançait d’un rythme régulier. Elle ramena ses jambes contre elle, ferma ses bras autour et appuya son menton sur ses genoux, profitant du lent bercement. Elle écoutait le crissement du couteau sur la pierre, mais chaque aller retour l’éloignait un peu plus de la ville.
"Tu as l’air bien malheureuse. Sainte Clothilde est pourtant loin, maintenant.
-Quand mes parents sont venus me sortir de ce collège, je suis retournée dans North End. Je vous ai cherchés. Mais l’appartement était occupé par quelqu’un d’autre. Personne ne savait où vous étiez.
-On a quitté Boston six mois après que tu te sois fait prendre. Père avait enfin compris qu’on n’arriverait jamais à rien dans cette ville. Alors on s’est donné une dernière chance.
-Ca vous a réussi, à ce que je vois.
-C’est un peu grâce à toi. Si tu n’avais pas parlé de l’Ouest... Qu’est-ce qui ne va pas, Fanny. La dernière fois que je t’ai vu cette tête, c’est quand ils t’ont attrapée pour te ramener au collège.
-Sainte Clothilde, Boston, le vieux Bart... C’est tellement loin. Il y a longtemps que j’ai oublié ces mauvais souvenirs.
-Alors, je ne vois pas ce qui peut te donner une mine aussi sombre. Tu es chez toi, dans ta prairie, tu es libre, et pourtant, on dirait que tout le malheur du monde pèse sur tes épaules. Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’il y a un homme là-dessous."
Le coeur de Fanny s’arrêta. Elle sentit le sang quitter son visage et fut saisie d’un léger tremblement. Son estomac se noua et lui monta au bord des lèvres. Elle sentit la main de Jimmy sur sa joue. Sa main si chaude, si maladroite... Sam ne mit pas longtemps à s’apercevoir qu’il avait visé juste. Il arrêta la balancelle et la regarda. "Qu’est-ce qui s’est passé ?
-J’ai pas envie d’en parler, répondit-elle d’une voix sombre.
-C’est un tort. Tu en as grandement besoin.
-Qu’est-ce que tu en sais ?
-J’ai un peu d’expérience en la matière, figure-toi. Tu te rappelles quand tu m’as parlé du collège et des punitions ? Tu t’es sentie mieux ensuite. Le seul fait de le raconter t’avait comme délivrée.
-C’est différent Sam, répondit Fanny avec amertume. J’étais encore une enfant.
-Oh oui ! confirma le jeune forgeron avec un hochement de tête entendu. Trois ans, ça fait une sacrée différence. En trois ans, te voilà devenue forte comme Atlas." Fanny le regarda de biais avec une moue contrariée.
"Tu sais ? Atlas, le géant qui portait le monde sur ses épaules...
-Je sais qui est Atlas, merci, rétorqua-t-elle avec aigreur. Est-ce que tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?
-Ce que je veux dire, c’est que tu es peut-être forte, mais pas assez pour garder tous tes problèmes pour toi sous ce prétexte. Un jour, ça deviendra beaucoup trop lourd à porter. Tout le monde a ses limites, Fanny. Toi comme les autres."
La jeune fille le regarda dubitativement. Comment faisait-il pour toujours trouver les mots justes, pour être si convainquant ? Il ne leur avait fallu que quelques jours pour devenir des amis indéfectibles. Quelques jours pour avoir une totale confiance l’un envers l’autre. Elle se rendait compte qu’il avait une emprise certaine sur elle. Mais lui n’avait jamais cherché à en profiter, si ce n’est pour l’aider. Comme maintenant. Il était le seul à qui elle ait jamais osé tout raconter... Autant continuer. "Que veux-tu que je te dise ? Je ne sais pas de quoi j’ai besoin. Un conseil ? Une oreille amicale ? Quelqu’un qui agirait à ma place ? J’en sais rien, Sam. Je suis complètement perdue, et c’est la première fois de ma vie.
-Qui c’est, ce gars ?
-Un cavalier du relais.
-Vous vous êtes disputés ?
-C’est un peu ça, répondit-elle après un long moment d’hésitation... Je croyais que je pouvais avoir confiance en lui..."
Sam poussa un soupir. S’il la laissait faire, elle continuerait éternellement à tourner autour du problème. Qu’était donc devenue la jeune fugueuse si directe qu’il avait rencontrée dans North End ? Elle ne devait pourtant pas être bien loin. Il suffisait de creuser un peu, de la provoquer, de la brusquer. "Arrête de te raconter des histoires, Fanny, s’exclama-t-il soudain. T’en as jamais rien eu à faire des autres. Un de plus ou un de moins... T’as pas confiance en lui ? Et alors ? T’as jamais eu confiance en personne, de toute façon. Vous ne vous entendez pas ? Et bien tant pis. Passe à autre chose.
-Parce que tu crois vraiment que je peux oublier ce qui s’est passé ? s’emporta-t-elle. Jamais, tu entends !
-Qu’est-ce qu’il y a ? Il t’a sauté dessus ?" s’esclaffa Sam en se remettant à aiguiser son couteau.
Fanny piqua du nez entre ses bras. Elle se sentait tellement honteuse. Sam la dévisagea, abasourdi. "Est-ce que...est-ce qu’il t’a...
-Non, lâcha-t-elle, la voix pleine de colère.
-Alors, de quoi as-tu peur ?
-Il aurait pu... Il aurait pu faire ce qu’il voulait."
Sam soupira de soulagement. Il y voyait un peu plus clair. Ce n’était pas à lui qu’elle en voulait. Probablement qu’elle n’y arrivait même pas. Elle s’en voulait à elle-même. Elle s’en voulait parce qu’elle avait perdu le contrôle des événements. Elle s’en voulait de sa faiblesse. C’était bien dans son caractère. Il éclata de rire à cette seule pensée. "Remue le couteau dans la plaie, lança-t-elle d’un ton farouche. Surtout, ne te gêne pas. Tu ne pourras pas m’humilier plus que je ne le suis déjà.
-Je t’en prie, Fanny. Tu n’as rien d’une martyre. Tu te trompes peut-être totalement sur son compte. Je ne crois pas qu’il ait voulu te blesser. Il a simplement été maladroit... Sinon, tu aurais une bonne raison de pleurer.
-Pour ça aussi, tu as une certaine expérience ? demanda-t-elle, cynique.
-Je me mets à sa place. Si tu crois que c’est facile de te parler... Je crois qu’en fin de compte, il t’apprécie beaucoup, et que toi...
-Quoi, moi ?
-Je crois que toi aussi, tu as certains sentiments pour lui, répondit-il en posant la main sur son épaule. -Oui, répondit-elle avec amertume. Avant ça, j’avais appris à l’apprécier. On était amis et on aurait pu le rester s’il n’avait pas tout gâché.
-Je ne parlais pas d’amitié, Fanny... Et tu le sais très bien."
La jeune fille opposa un air farouche au regard franc de son ami. Elle ne put pourtant pas l’affronter bien longtemps et détourna les yeux, gênée.
"Samuel Weidenobpf, c’est bien la dernière fois que je viens prendre conseil auprès de vous, dit-elle en posant le menton sur son bras. Si c’est pour entendre ce genre de sottises...
-Pense ce que tu veux, mais je suis persuadé que le temps me donnera raison. Ça se voit dans tes yeux."
Fanny haussa les épaules. Décidément, les chevaux étaient moins bêtes que les humains.

Appuyée contre le mur, de l’autre côté de la porte ouverte, Lou ne put retenir un sourire de satisfaction et remercia la providence d’avoir placé Sam Weidenobpf sur leur chemin.

Chapitre suivant

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil