Chroniques du Poney Express


Chapitre 7

FACE A FACE

AOUT 1860

"C’est bien ma veine, maugréa Fanny. C’est probablement le jour le plus chaud de l’année, et me voilà à courir les routes avec le roi de la gâchette !
-Dis tout de suite que ma compagnie te déplaît, rétorqua Hickok, vexé.
-Allons, tu sais bien que ce n’est pas toi. Seulement, j’imagine que les autres sont bien installés au frais au bord de la rivière, pendant que nous on avale de la poussière. Tout ça pour un pli soi-disant urgent de l’armée. C’est le genre de chose qui ne m’a jamais réussi. La dernière fois que j’en ai porté un, je me suis retrouvée au milieu d’une fusillade où j’ai récolté ma première balle."
Jimmy la regarda avec un sourire indulgent et se dit que décidément, elle ne changeait pas. A force de la côtoyer, il avait fini par ne plus prendre au pied de la lettre ses sautes d’humeur et s’accommodait du mieux qu’il pouvait de son caractère ombrageux. C’est ainsi qu’il avait pu la supporter deux jours entiers depuis leur départ de Sweetwater durant lesquels elle n’avait cessé de ronchonner. Et la chaleur étouffante qui régnait sur la région n’avait rien arrangé. Ils avaient quitté Fort Alliance à l’aube pour profiter le plus possible de la fraîcheur du matin. Mais maintenant, le soleil écrasant leur brûlait les yeux et la peau en se réverbérant sur les épais nuages qui commençaient à s’amonceler au dessus de la prairie. L’air était sec et lourd, presque irrespirable. La chaleur déformait l’horizon devant eux et brouillait leur vision. Ils avaient tous les deux hâte d’arriver, mais Sweetwater était encore loin. Il leur fallait donc supporter cet enfer. Et comme, visiblement, Fanny n’aimait pas souffrir en silence, l’enfer était double. Hickok se demanda s’il tiendrait encore longtemps face à tant de mauvaise volonté. Après tout, il n’était pas réputé pour être patient et une petite voix lui murmurait depuis quelques heures qu’elle n’allait sûrement pas tarder à passer les bornes.

"C’est pas vrai !"
Il se retourna pour voir ce qui avait provoqué une réaction si enthousiaste.
"Il pleut, grimaça-t-elle.
-C’est ça qui te gêne ? Tu devrais plutôt être contente. Ca va rafraîchir un peu l’air.
-J’ai horreur de voyager sous la pluie. J’ai l’impression d’être un torchon dans un bac à lessive qui attend désespérément qu’on vienne l’essorer.
-C’est bien des préoccupations de fille, ça, se moqua le jeune homme.
-C’est ça, rigole, grogna-t-elle, vexée... Bon, mieux vaut galoper tant qu’on n’est pas trop alourdis par l’eau. Au fait, tu penses toujours être le plus rapide ?"

Elle n’attendit pas sa réponse et talonna Niño. C’était un défi comme il les aimait ; il s’en serait voulu de ne pas le relever. Encourageant son palomino d’un claquement de langue, il le lança dans les pas du petit mustang qu’il ne tarda pas à rattraper. Fanny s’arc-bouta sur l’encolure du petit cheval qui accéléra. Elle voyait l’herbe jaunie défiler à une vitesse hallucinante sous les sabots de l’animal. Le vent qui lui fouettait le visage avait rejeté en arrière son chapeau uniquement maintenu par la jugulaire de cuir. Elle ne se sentait jamais aussi heureuse que dans ces moments là. Cette sensation d’être libre, de voler au-dessus de la piste, c’était enivrant. Elle jeta un oeil de côté. Hickok restait à sa hauteur, le regard fixé loin devant lui sur les ondulations de la prairie, concentré, presque trop sérieux. Elle savait que Niño n’était pas le plus rapide et qu’il retenait volontairement le palomino. Finalement, elle était heureuse que leur rivalité ait disparu. Elle appréciait de l’avoir pour ami. Après dix minutes de galop durant lesquelles ils restèrent pratiquement côte à côte, ils s’arrêtèrent sous un arbre. Leurs regards se croisèrent. Elle vit Jimmy esquisser un sourire en baissant légèrement les yeux et en secouant la tête. Il retenait son éclat de rire. Elle même se sentait plus légère, plus insouciante. Elle aimait lui voir cet air réjoui et détendu, comme si pour une fois, plus rien ne comptait que le moment présent.
Ce petit intermède leur avait permis d’oublier pour un temps la route encore longue, le ciel de plus en plus sombre et l’humidité qui commençait à les gagner. Et Fanny semblait enfin en de meilleures dispositions. Hickok la contempla une longue minute à la dérobée. Depuis qu’il avait appris sa vraie nature, quelque chose avait changé en lui. Surtout depuis ce soir où elle l’avait pris dans ses bras et écouté. Il n’arrivait plus à la considérer uniquement comme une camarade de travail. Il savait qu’il connaissait une Fanny dont les autres ignoraient tout. Il savait qu’elle possédait au fond d’elle-même autre chose qu’un coeur dur et impitoyable, que lui seul avait su voir. Chaque jour qui passait, il essayait de la regarder avec des yeux différents, avec les yeux de celui qui sait. Pourtant, elle restait une énigme. Elle semblait ne pas vouloir elle-même se souvenir qu’elle était une jeune fille et faisait tout pour en effacer la moindre trace.

La lumière déclina rapidement. Les quelques gouttes qui tombaient tout à l’heure se transformèrent en pluie diluvienne. Un éclair déchira le ciel, bientôt suivi d’un coup de tonnerre assourdissant. Ils n’eurent pas besoin d’une parole pour comprendre leur inquiétude commune. L’orage crevait les épais nuages. Les éclairs, de plus en plus nombreux, illuminaient les ténèbres. Un concert de tambours se déchaînait au-dessus de leurs têtes. Ils n’y voyaient déjà plus à trois pas. Il leur était désormais impossible de poursuivre leur route plus avant. Ils se mirent à la recherche d’un abri sous la pluie battante qui leur cinglait le visage. Ils avançaient à grand peine, collés l’un à l’autre pour ne pas s’égarer dans la tempête. Tout à coup, Fanny tira son camarade par la manche. A la lueur d’un éclair elle avait aperçu, à travers le rideau de pluie, la silhouette d’une bâtisse. En s’approchant de la masse fantomatique, ils découvrirent une vieille cabane dont le propriétaire avait dû être chassé soit par la solitude, soit par les indiens. Les volets battaient à tous les vents mais le toit semblait encore solide. Les deux jeunes gens entrèrent en poussant leurs chevaux devant eux et bloquèrent la porte. Un calme rassurant régnait à l’intérieur malgré la pluie qui tambourinait sur les bardeaux, et la chaude atmosphère les mit tout de suite à l’aise. Un tas de vieille paille rabougrie occupait un coin de la pièce unique au sol en terre battue. Le châlit s’était écroulé et gisait contre un mur, pêle-mêle avec les morceaux de ce qui avait dû être une table. Il n’y avait rien d’autre, dans cette pièce. Plus aucun objet ou meuble, si ce n’est les pierres noircies d’un foyer occupant l’angle opposé à la porte. "Si on veut y voir quelque chose, il va falloir faire du feu", dit Hickok en frissonnant.
Immédiatement, Fanny s’attela à la tâche, utilisant le combustible de fortune que constituaient les meubles disloqués. Pendant que le jeune homme s’occupait de desseller et de bouchonner les chevaux, elle tendit un lasso entre deux poutres, déroula les couvertures humides et les suspendit. Puis, elle entreprit de faire chauffer les vivres qu’ils avaient apportés de Fort Alliance. Hickok ôta sa chemise dégoulinante et la déposa sur la corde. La jeune fille le regarda faire en grelottant. "Si tu restes comme ça, tu vas attraper la mort", remarqua-t-il.
Il s’approcha et lui frictionna vigoureusement le dos par-dessus ses vêtements trempés. L’eau luisait sur son visage. Ses cheveux sentaient l’herbe mouillée. Il inspira profondément et ferma les yeux pour s’en imprégner. Fanny sentit son geste perdre de sa vigueur, pour mourir en une timide caresse, puis sa main descendit lentement le long de son bras. Hickok rouvrit les yeux et son regard tomba sur sa nuque fine qu’il effleura de la main. Mais la jeune fille se retourna brusquement. Il la contemplait, surpris, émerveillé, debout dans ces vêtements mouillés qui lui collaient au corps. Elle désigna du doigt les couvertures étendues sur la corde. "Tu peux m’en passer une ?" demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

Jimmy s’approcha en la fixant toujours du regard, ce qui accrut sa gêne, et vint déposer la couverture sur ses épaules. Pour la première fois de sa vie, Fanny ne put soutenir le regard qui pesait sur elle et détourna la tête. Le contact d’une main caressant sa joue la fit soudain frémir. Elle devinait son visage se rapprochant. Elle pouvait sentir sa respiration tout contre sa tempe, et cette main qui glissait vers son épaule, emmenant avec elle le col ouvert de sa chemise détrempée. Doucement, il déposa un baiser au coin de ses lèvres. Affolée, elle tourna violemment la tête et fit un pas en arrière pour se dérober à ses caresses. Mais il la saisit par les poignets, l’attira contre lui et l’enlaça pour l’embrasser. Tandis qu’elle sentait ses lèvres sur son visage et son cou, elle eut soudain l’impression d’être un jouet, une marionnette entre ses mains. Elle se débattit aussi violemment qu’elle put pour échapper à son étreinte, finit par se dégager en le frappant au visage, perdit l’équilibre et tomba à la renverse sur le petit tas de paille. Stupéfait, comme émergeant d’un cauchemar, Hickok la vit ramener maladroitement sur son épaule sa chemise mouillée.. Elle leva vers lui un regard incrédule, dans lequel se mêlaient désarroi et fureur. Deux larmes de rage coulaient sur ses joues. Jimmy bafouilla de pauvres excuses. Il contempla un instant, incapable de justifier son acte, la frêle jeune fille assise dans la paille, inerte, la tête penchée sur le côté, les paupières crispées sur ses beaux yeux verts. Hickok se sentit soudain submergé par une vague de détresse et se dit que jamais il ne pourrait racheter son geste. Il lui tourna le dos, sortit et attendit une longue heure, debout sous la pluie, une aide providentielle qui ne vint pas. Fanny s’essuya rageusement les yeux, s’allongea et ramena la couverture sur elle. Quand il revint, il la trouva endormie, enfin apaisée, mais n’osa s’approcher d'elle.

Un timide rayon de soleil déchira les nuages et vint réchauffer le sol détrempé qui exhalait une forte odeur d’herbe et de terre mouillée. Un à un les habitants de la prairie sortirent de leurs cachettes, s’appelant de loin en loin. La brise d’été balaya le ciel, laissant accrochées ça et là de tendres petites boules de coton qui se teintèrent de rose. Un chant harmonieux monta des hautes herbes jaunies, en même temps que le soleil s'élevait à l’horizon.
Jimmy contempla longtemps les lumières de l’aube, cherchant l’apaisement dans ses couleurs chatoyantes. Il repassait sans cesse dans sa tête les événements de la nuit et cherchait une cause à son comportement. Pourquoi s’était-il montré aussi direct et entreprenant ? Ca ne lui ressemblait pourtant pas. Pourquoi avait-il insisté ? Pourquoi n’avait-il pas compris immédiatement qu’elle le repoussait ? Il s’était laissé aveugler par ses sentiments, persuadé qu’elle les partageait ou au moins qu’ils suffiraient à la convaincre.

Quand les brumes du matin se furent dissipées, il sut qu’il était temps de reprendre le voyage. Il appréhendait de se retrouver face à elle. Comment allait-elle réagir ? Lui pardonnerait-elle son geste ? Il la contempla encore, blottie dans sa couverture de laine, son visage baigné de soleil reposant sur la paille, et il lui revint en mémoire une illustration d’un vieux livre de sa mère, qu’étant enfant il avait souvent admirée. La scène représentait une jeune fille aux longs cheveux tressés, vêtue d’une tunique d’étoffe fine drapée sur sa peau d’albâtre et de sandales lacées sur une cheville délicate. Dans son dos pendait un carquois de cuir brun dont dépassait l’empennage de quelques flèches. Elle était agenouillée sous un saule, au bord d’une rivière argentée, une main tendue vers l’onde tandis que de l’autre elle tenait un arc de bois brun. Trois petits angelots blonds et rieurs, couronnés de feuilles de chêne jouaient autour d’elle, déposant des fleurs dans ses cheveux baignés de soleil.

Longtemps cette Diane avait hanté ses rêves d’enfant. Avec le temps, il avait fini par l’oublier. Et voilà qu’elle resurgissait du passé, tel un fantôme des années heureuses. Plus que la vision, le lien qu’il établissait avec la jeune fille endormie le perturbait. Il secoua la tête pour chasser l’image de ses pensées et s’approcha de Fanny pour la réveiller. La jeune fille sursauta et recula vivement. Gêné, Hickock s’excusa du mieux qu’il put, puis lui expliqua qu’il était temps de se remettre en route. Elle le regarda avec une méfiance mêlée d’incertitude, mais ne dit rien. Le repas du matin fut rapidement expédié, l’un et l’autre mangeant du bout des lèvres. Ils plièrent tout aussi vite le bivouac et sans un mot, reprirent le chemin de Sweetwater. Durant le reste du trajet, Fanny resta muette. La crainte qu’il avait pu voir sur son visage à son réveil avait maintenant disparu. Ses traits s’étaient figés en un masque impénétrable. Ce même masque qu’elle arborait à son arrivée au relais et qu’il avait réussi à faire glisser. Et maintenant, fallait-il tout reprendre à zéro ? Ce fut avec soulagement qu’il aperçut enfin le relais de Sweetwater. Il espérait que parmi les autres elle oublierait plus vite et qu’ils pourraient redevenir amis.

Redevenir amis ? Vite dit. En tous les cas, Fanny ne semblait guère encline au pardon. De façon générale, elle préférait l’éviter et ne lui adressait plus la parole. Il semblait que la confiance qu’elle lui portait était morte. Elle avait beau se raisonner, elle n’arrivait plus à voir en lui le compagnon de travail, mais le monstre qu’avait créé son imagination. Chaque fois qu’elle croisait son regard, elle croyait y lire le souvenir de son geste, et ce souvenir la torturait. La plupart du temps, elle détournait vivement les yeux. Il y avait trop de doute et de colère en elle, et elle savait que ses yeux la trahiraient. Alors autant éviter l’affrontement. Et puis, il ne fallait pas que les autres sachent. Elle craignait trop leur réaction s’ils venaient à apprendre ce qui s’était passé. Ils la rejetteraient probablement. Ou alors, ils essaieraient de la manipuler comme Hickok avait essayé de le faire. Elle était certaine qu’elle n’aurait plus sa place dans l’équipe, s’ils savaient. Non. Elle devait surmonter l’épreuve seule. Dans la journée, tout semblait aller pour le mieux. Elle arrivait à donner le change... mis à part qu’elle battait froid le pauvre Jimmy. Mais lorsque venait la nuit, le silence et la solitude, ses démons refaisaient surface, envahissant insidieusement son sommeil. Des sentiments tellement contradictoires se bousculaient dans son coeur et son esprit qu’elle ne savait plus à quel saint se vouer. Quelle attitude adopter, comment réagir ? Les scénarios les plus insensés défilaient en boucle dans sa tête, qu’elle n’arrivait pas à chasser, et elle se retrouvait généralement en nage sur sa couchette, les yeux humides. Un comble, pour elle qui n’avait jamais versé une larme, même grelottante de froid au fond de l’affreux cachot du collège Sainte Clothilde. Jamais, tout au long de son séjour dans cet affreux collège où elle avait perdu deux ans de sa vie, jamais elle n’avait douté d’elle, de qui elle était et de ce qu’elle avait à faire. Et aujourd’hui, alors qu’elle aurait dû être plus forte que jamais, elle était complètement désorientée. Hickok se désolait de la voir ainsi. Lui seul parvenait à deviner son désespoir sous des allures sereines. Il aurait tant voulu l’aider, lui, le responsable de cette détresse. Mais il ne pouvait plus l’approcher. Il était le proscrit, le pestiféré. Pourtant, il faudrait bien qu’elle comprenne un jour qu’il n’avait pas voulu lui faire de mal. Il désirait tellement réparer. Comment pouvait-elle ne pas voir la tristesse de son regard quand, par mégarde, leurs yeux se croisaient ? Fallait-il qu’elle soit aveugle ? La nuit, sachant qu’elle ne trouverait pas le sommeil, il guettait le moindre de ses mouvements. Il voulait veiller sur elle malgré elle.

C’est ainsi qu’il l’entendit un soir se glisser hors de sa couchette et sortir. Inquiet, il la rejoignit bientôt sous le porche. Alertée par le grincement de la porte, Fanny se retourna vivement, sur la défensive : "Qu’est-ce que tu veux ?
-Juste savoir si tu vas bien. Je me fais du souci pour toi."
Il fit un pas vers elle, mais elle recula brusquement vers la rambarde. "Ne m’approche pas !
-Mais, Fanny...
-Jimmy ! dit-elle, à bout de nerfs, ses yeux assombris lançant des éclairs. Si tu me touches, je peux te jurer que tu t’en repentiras ! Ne crois pas que je me laisserai faire une seconde fois. Alors va t’en. Laisse-moi tranquille."
Le jeune homme s’effraya de sa réaction et voulut une fois de plus se justifier. Mais Fanny recula encore vers les escaliers. "Va t’en", répéta-t-elle, la voix déformée par la rancoeur.
Elle le regarda encore un instant avant de s’enfuir vers l’écurie. Elle avait besoin de passer sa rage sur quelque chose. Elle lança violemment le poing contre une poutre. L’onde de choc lui paralysa le bras et elle tomba à genoux en gémissant. Sa gorge nouée laissa soudain échapper ses sanglots, et pour la première fois de sa vie, elle laissa libre cours à ses larmes. Epuisée, elle s’effondra en pleurs sur un ballot de paille où elle finit par s’endormir. C’est ainsi que Teaspoon la trouva, alors que, réveillé par l’agitation anormale des chevaux, il faisait une ronde nocturne. D’abord surpris, il se dit qu’il était temps de régler une fois pour toutes le différend entre ses deux cavaliers et posa une couverture sur les épaules de celui qu’il appelait encore Mac.

"Jimmy, je peux te parler ? demanda Lou au jeune homme qui, en compagnie de Buck et Cody, examinait les fers des chevaux du relais.
-Je t’écoute, répondit-il sans se détourner de sa tâche.
-C’est personnel", dit Lou d’un ton abrupt.
Jimmy se redressa, visiblement surpris et dévisagea la jeune fille dont le regard n’avait franchement rien d’engageant. Il lâcha le pied du cheval, jeta un oeil circonspect à ses camarades et la suivit. Quand elle prenait cet air sévère et chargé de reproches, ça n’annonçait généralement rien de bon.
-Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, une fois qu’ils furent assez loin pour n’être entendus de personne.
-C’est à toi de me le dire", rétorqua Lou en croisant les bras et en le fixant sévèrement de ses yeux sombres par dessus ses petites lunettes cerclées de fer.
Jimmy comprit immédiatement de quoi il s’agissait. Après tout, c’était peut-être mieux ainsi. Autant crever l’abcès. Et il savait que seul, il n’y arriverait pas.
"Fanny est venue te voir ? demanda-t-il en évitant son regard, tant il était persuadé qu’elle le voyait déjà comme un monstre.
-Non, justement. Je vois bien que ça ne va pas, mais je ne peux rien en tirer.
-Elle ne t’a rien raconté ? insista Jimmy, entrevoyant une lueur d’espoir.
-Jimmy, il s’est passé quelque chose pendant votre voyage à Fort Alliance ?"
Le jeune homme baissa les yeux et acquiesça. Lou l’observait, dubitative. "Vous commencez à m’agacer, tous les deux. Un jour vous vous battez, le lendemain, vous vous entendez comme larrons en foire, le surlendemain vous ne vous supportez plus... Un peu plus de constance dans vos rapports faciliterait la vie de tout le monde au relais. Qu’est-ce qu’il y a, cette fois ?"
Le jeune homme détourna les yeux, trop mal à l’aise pour prononcer un mot. "Jimmy, qu’est-ce qui s’est passé ?" insista Lou, que l’attitude du cavalier commençait à inquiéter sérieusement. Le jeune homme prit une profonde inspiration pour se donner du courage. Il se doutait que Lou n’allait pas apprécier son histoire, et il redoutait déjà son jugement. Mais il fallait en passer par là.
"Au retour de Fort Alliance, on a été pris par l’orage et on s’est abrités dans une cabane abandonnée. Elle était frigorifiée et ses vêtements étaient trempés, alors j’ai voulu la réchauffer, mais... elle... elle sentait bon, et puis... elle était...si... belle. Je... je crois que j’ai perdu la tête." Les yeux de Lou s’agrandirent de stupéfaction, elle ouvrit la bouche sans arriver à en faire sortir un son, puis chercha son regard qui se dérobait sans cesse.
"Jimmy ! finit-elle par articuler, médusée. Tu l’as forcée ?
-Ca va pas ? s’indigna le cavalier. Non ! Je te jure que non ! J’ai juste voulu la toucher, l’embrasser. Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte qu’elle se débattait. C’est... quand elle m’a frappé et que je l’ai vue pleurer...
-Mais pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu as insisté ?
-Je t’assure que je ne voulais pas lui faire de mal... Je l’aime, tu comprends ?
-Tu as une drôle de façon de le montrer, remarqua Lou en l’observant du coin de l'oeil.
-Ecoute Lou, ce n’était qu’un baiser...
-Tu devais pourtant te douter qu’elle n’était pas prête.
-D’accord, j’ai fait une bêtise", s’emporta Hickok, tentant de masquer sa gêne par cet accès de colère. Mais il était conscient qu’il était en tort et que sa réaction n’était pas de mise. Il fit un effort pour se contrôler et reprit en soupirant : "Le problème... c’est que maintenant, je ne sais plus comment m’y prendre. Je vois qu’elle ne va pas bien, mais je ne sais pas comment je pourrais l’aider.
-L’aider ? Je crois que tu en as assez fait comme ça, le sermonna Lou... Ecoute, je suis persuadée que ça peut s’arranger. Seulement, il va falloir lui laisser un peu de temps. Je vais essayer de lui parler.
-Merci, Lou, dit Hickok profondément reconnaissant.
-Ce n’est pas pour toi que je le fais, répondit la jeune fille, d’un ton sévère.
-Alors, merci pour elle."

Lou ne s’attendait certainement pas à ce genre de révélation en venant voir Jimmy. Naïvement, elle avait pensé que l’attitude de Fanny pouvait être due à son propre changement de situation. En effet, pendant leur voyage à Fort Alliance, Teaspoon avait découvert malencontreusement la nature de Lou, et il en avait résulté une longue explication et la conclusion d’un pacte. Tout le monde avait décidé de faire comme s’il ne s’était rien passé, et Lou conservait ainsi sa place au sein de l’équipe. Elle avait donc suggéré à Fanny de tout avouer à son tour, et elle pensait que c’était peut-être cette idée qui la mettait mal à l’aise. Comme elle le lui avait expliqué quelques temps plus tôt, Fanny ne jouait pas cette comédie par nécessité, mais parce qu’elle préférait sa condition actuelle à celle d’une femme. Révéler son secret, c’était s’avouer vaincue et redevenir ce qu’elle ne voulait pas être. Mais continuer à mentir, c’était rester dans une position des plus inconfortable. Maintenant, Lou comprenait qu’il valait mieux différer cet aveu. Après ce qui s’était passé et dans son état d’esprit actuel, Fanny serait en position de faiblesse et incapable d’affronter Teaspoon. Avant tout, il fallait qu’elle redevienne elle-même.

Lou avait déjà une petite idée derrière la tête. Elle avait vu l’amitié de Jimmy et Fanny naître et grandir depuis le voyage à St Jo. Elle avait vu les sentiments du jeune homme évoluer, et elle savait au fond d’elle-même qu’ils étaient sincères. C’était maintenant à Fanny de franchir une étape. Mais pour ça, elle avait besoin d’aide. Il fallait lui montrer que ce qu’elle venait de vivre n’était pas insurmontable et faisait partie des choses naturelles. Lou ne s’inquiétait pas trop à ce sujet. Fanny était dotée d’un caractère peu commun, et elle était persuadée qu’elle finirait par reléguer cette malencontreuse histoire au plus profond de sa mémoire, pour ne laisser place qu’aux bons souvenirs. Pour cela, l’idéal était de l’éloigner quelques temps de Hickok. Et c’est Teapoon qui venait de lui en fournir l’occasion. Aussi, au repas du soir, quand il annonça à l’équipe que Lou prenait un long relais pour Saint-Joseph, celle-ci demanda le plus naturellement du monde à ce que ce soit Mac qui l’accompagne. La requête surprit le vieil homme, mais ayant lui aussi remarqué le comportement nerveux de son cavalier, il se dit que finalement, ce n’était pas une mauvaise idée de le faire changer d’horizon. Lou et Fanny partirent donc dès le lendemain pour Saint-Joseph, emportant avec elles un courrier spécial. L’alchimie entre les deux jeunes filles fonctionnait plutôt bien. Malgré leurs opinions divergentes sur leur situation, elles s’entendaient à merveille et se comprenaient. Lou était d’un secours fort agréable pour l’âme abîmée de Fanny, car elle savait lui occuper l’esprit et l’empêcher de ruminer ses idées noires. Pourtant, elle savait qu’à un moment ou un autre, il lui faudrait forcer ses défenses pour l’obliger à regarder en face ce qui s’était passé. Par trois fois, elle avait bien essayé d’aborder le sujet Hickok sur le ton de la plaisanterie, mais chaque fois, le mur qui s’était dressé devant elle l’avait fait reculer. Fanny esquivait la question en faisant comme si elle n’avait pas entendu ou en changeant délibérément de sujet. Lou ne manquait pas de remarquer qu’à chaque fois, son visage se fermait totalement. Après quatre jours de ce petit jeu, Lou se résolut à adopter une approche plus abrupte. Il lui fallait à tout prix crever l’abcès maintenant, sinon ce voyage n’aurait servi à rien. C’était leur dernier bivouac avant St Jo : le moment idéal. Après, ce serait la ville puis le retour, et les occasions iraient en se raréfiant.

La nuit était maintenant tombée. La lune n’était pas encore levée et l’obscurité enveloppait la prairie. Les deux jeunes filles étaient assises devant un feu dont les petites flammes montaient vers le ciel étoilé en crépitant joyeusement. Elles avaient trouvé un bosquet protégé du vent pour établir leur bivouac. A quelques pas, leurs chevaux broutaient paisiblement, les deux antérieurs entravés par un lien de cuir. Lou observait Fanny depuis un moment déjà. Celle-ci contemplait le feu, fascinée par les braises rougeoyantes qui semblaient animer le bois d’une vie surnaturelle. De temps en temps, elle les déplaçait du bout de son bâton pour les recentrer. Elle n’avait pratiquement pas dit un mot depuis la fin de leur repas.
"On ne peut pas dire que tu sois d’une compagnie particulièrement distrayante, ce soir", lâcha Lou, reportant son attention sur le feu.
Fanny tourna lentement la tête vers elle, sans mot dire, puis reprit sa posture initiale. Mais Lou n’avait pas l’intention de la laisser gagner aussi facilement : "Bon sang Fanny, j’ai connu des portes plus bavardes que toi, tu sais !
-Pourquoi m’as tu emmenée avec toi, Lou ?"
Surprise, la jeune fille sursauta. "Pourquoi ? Parce que je voulais un autre genre de compagnie que celle des garçons. Ils manquent parfois de... délicatesse.
-Mauvaise réponse, lâcha Fanny. Tu m’as emmenée parce que tu voulais me tirer les vers du nez." Lou se tourna vers son amie et tomba sur son regard aigu posé sur elle. Son visage était impénétrable. Rien qui laissât deviner si elle était en colère ou si elle attendait simplement une explication.
"Et à propos de quoi, je te prie ? demanda-t-elle, reportant son attention sur le feu et s’accoudant à sa selle.
-Hickok.
-Tu as quelque chose à me dire là-dessus ?
-Ca fait trois jours que tu essaies de me faire parler. Mais je n’ai rien à dire.
-Dans ce cas, tu n’aurais pas abordé le sujet."
Fanny jeta un regard inquisiteur dans sa direction. Lou gardait un air totalement détaché, serein, malgré une légère ride sur son front qui trahissait sa préoccupation.
"Ne me prends pas pour une imbécile Lou, soupira Fanny en remuant les braises.
-Toi ne me prends pas pour une imbécile ! s’exclama la jeune fille en se redressant brusquement, piquée au vif. Tu peux te jouer la comédie, mais tu ne me trompes pas. Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis incapable de comprendre ce que tu ressens ? Je peux t’aider Fanny, mais il faudrait encore que tu le veuilles.
-Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin d’aide ?" demanda Fanny en la regardant droit dans les yeux, imperturbable. Lou sentit son assurance fondre comme neige au soleil devant tant de froideur.
"Je vous ai vus discuter la veille de notre départ, continua Fanny. Je serais curieuse de savoir ce qu’il t’a raconté.
-Ecoute...
-Je suis sûre qu’il a dû bien arrondir les angles. Ca ne s’avoue pas ce genre de choses.
-Tu te trompes Fanny. Il est conscient qu’il t’a fait du mal. Il le regrette. Et puis qu’est-ce que tu crois à la fin ? Ce n’est pas insurmontable, tu sais !
-Je surmonte très bien la situation, s’emporta Fanny en se levant. D’ailleurs, qu’est-ce que tu peux bien savoir de tout ça ?
-Peut-être plus que tu ne crois, répondit Lou d’un ton amer. Et peut-être que moi je n’ai pas eu ta chance..."
Fanny se tourna vers elle. Une ombre de surprise passa fugitivement sur son visage. Lou attendit anxieusement, espérant qu’elle avait peut-être réussi à ébranler la carapace. Fanny enfonça les mains dans ses poches.
"Le sujet Hickok est clos", conclut-elle en lui tournant le dos. D’un pas assuré, elle s’éloigna dans l’obscurité pour vérifier les entraves des chevaux.

Suite

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