Chroniques du Poney Express


Chapitre 6 - 2ème partie (suite)

Jimmy vit avec soulagement le halo de lumière réapparaître à l’entrée de la galerie, précédant de peu sa camarade. Il ne prit même pas le temps de demander si elle avait trouvé, tant il était pressé de la sortir de là. Quand elle lui fit signe qu’elle était prête, il s’arc-bouta sur la corde et commença à la remonter. Au bout de quelques minutes qui lui parurent une éternité, il vit émerger du trou les mains puis le visage couverts de terre de la jeune fille qui s’accrocha au rebord et se hissa péniblement hors du puits. Fanny s’assit sur le bord, les jambes ballantes, pour reprendre son souffle. Jimmy la rejoignit rapidement, pour s’assurer que tout allait bien. Rassuré, il l’aida à se relever et la sonda.
"Alors ? Tu as trouvé quelque chose ?" Le sourire énigmatique de la jeune fille le mit au supplice. Il sentit son coeur s’accélérer et ses mains trembler d’excitation quand il la vit porter la main à sa poche. Lentement, elle en sortit un objet qu’elle lui lança aussitôt.
"Tiens, le voilà ton trésor.
-Qu’est-ce que c’est ? demanda Jimmy en découvrant l’assemblage irrégulier de cristaux et en le faisant tourner entre ses doigts, perplexe.
-Du sel."

"On peut savoir où vous étiez passés tous les deux ? » demanda Teaspoon en voyant les deux cavaliers entrer dans le relais. Il se tenait debout au milieu de la cour, solidement campé sur ses jambes, les bras croisés sur son torse bombé, l’oeil droit à demi fermé, la tête légèrement rejetée en arrière. La voix était calme, mais le ton indiquait clairement qu’ils avaient intérêt à avoir une explication convainquante, et que même ça risquait de ne pas pouvoir les sauver. Fanny et Jimmy échangèrent un regard embarrassé. Ils avaient quitté le relais sans prévenir personne et étaient restés absents une journée entière. Au bas mot, ils risquaient le renvoi. Et Teaspoon n’avait pas l’air enclin à la négociation, à en juger par les éclairs que lançait son oeil bleu-acier. Mieux valait tout raconter maintenant. Les deux cavaliers descendirent de cheval et s’avancèrent à la rencontre de leur patron, pendant que leurs amis se rassemblaient autour d’eux. Jimmy fouilla dans sa poche et en sortit le gemme. Sans un mot, il le tendit au vieil homme.
"Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci sans bouger d’un pouce.
-Le trésor du Hollandais", déclara Fanny, les mains dans les poches.
Ils virent avec soulagement l’oeil droit du cow-boy s’ouvrir. Ils avaient réussi à le surprendre, et ça, c’était bon signe. Teaspoon avança la main pour s’emparer de l’échantillon, et sa stupeur redoubla. Après l’avoir examiné sous tous les angles, il le porta à ses lèvres.
"C’est bien ce que je crois ? demanda-t-il en jetant un regard de biais vers Fanny.
-Il avait découvert une mine de sel, répondit-elle en acquiesçant.
-Vous êtes sûrs que c’est bien la mine de Van Heflin ?
-Certains. J’ai trouvé ça dans la galerie." Fanny sortit de sa poche le cahier du Hollandais et le tendit à Teaspoon qui le prit religieusement, l’ouvrit à la première page et le referma presque aussitôt, relevant vers les deux jeunes gens un regard où perçait une pointe d’admiration.
"Il vaut mieux que vous le gardiez, Teaspoon. Le mieux sera peut-être de le donner à la ville pour ses archives.
-Alors, demanda soudain le Kid. Elle était hantée, cette mine ?
-Non, pas de fantômes, répondit Fanny en riant.
-Il y a quand même quelque chose que je ne comprends pas, intervint Lou. En quoi une mine de sel pouvait constituer un trésor ?" Jimmy tourna imperceptiblement la tête vers sa coéquipière. Du coin de l’oeil, il observait son visage serein. Lui aussi s’était posé cette question, et il était curieux de savoir si elle avait une réponse.. Mais ce fut Teaspoon qui répondit : "Le sel a toujours été une denrée rare dans cette région. Et pourtant, il est indispensable pour conserver la nourriture et préserver de la déshydratation. Il y a eu des guerres pour le sel. Il y a même des endroits où il était tellement précieux qu’il y avait un impôt dessus.
-Où peut-on bien faire payer un impôt sur le sel ? demanda Buck, stupéfait.
-En Europe, répondit Fanny. Ca n’a plus cours parce qu’aujourd’hui, le sel est exploité et circule plus facilement. Mais je comprends que Van Heflin ait pensé tenir là une mine d’or. A l’époque où il a trouvé la mine, les mormons ne s’étaient pas encore installés à Salt Lake City. On ne savait pratiquement rien du Grand Lac Salé. Une mine de sel dans les collines, ça voulait dire qu’on n’aurait plus à le faire venir de la côte par chariots. C’était la fortune assurée s’il avait pu l’exploiter.
-Et dire que j’espérais trouver des diamants, lâcha Jimmy avec un sourire désabusé. La fin de mes illusions dans un morceau de sel." Teaspoon posa amicalement la main sur son épaule. Après tout, c’était peut-être mieux ainsi. La fortune vous monte parfois à la tête, et vous en oubliez qui vous êtes.
"Tiens, à propos de perdre la tête, faudrait peut-être qu’on pense à se mettre en route, déclara le vieux cow-boy d’un ton enjoué.
-Qu’est-ce qui se passe ? demanda Hickok, surpris.
-Tu as oublié que c’était le jour du spectacle des Batthyany ? demanda Lou en le regardant bizarrement.
-Et alors ?
-Et bien figure-toi que Cody s’est mis en tête de nous faire découvrir ses multiples talents d’artiste au cours de ce spectacle, annonça Kid.
-C’était ça, qu’il préparait depuis trois jours ? réalisa Fanny.
-Ca promet du spectacle, en effet, déclara Jimmy, se retenant à peine de rire. Je ne raterai ça pour rien au monde."

S’appuyant sur le bras de Teaspoon, Emma posa le pied sur le marchepied et s’assit sur le banc du chariot. Teaspoon grimpa à son tour et prit place à ses côtés. Les cavaliers étaient déjà en selle. Seul Cody manquait à l’appel. Il avait quitté le relais quelques heures plus tôt avec les Batthyany pour installer la scène dans le grand corral de Sweetwater. La pénombre commençait à gagner la prairie, mais la lune se lèverait bientôt pour éclairer cette magnifique soirée encore chargée de la chaleur du jour. La nuit serait douce. Avec un temps pareil, les habitants de Sweetwater et des fermes avoisinantes ne se feraient certainement pas prier pour assister au spectacle. Les distractions n’étaient pas courantes, dans la région. Il fallait donc sauter sur l’occasion quand elles se présentaient.
Pour avoir assisté aux dernières répétitions, les cavaliers savaient que le spectacle s’annonçait de qualité... malgré Cody. Sur ce sujet, ils étaient plutôt partagés, les uns attendant de voir ce que leur avait concocté leur camarade, les autres passablement sceptiques sur ses qualités d’artiste. Ils avaient même ouvert des paris. C’est donc en échafaudant des hypothèses plus saugrenues les unes que les autres qu’ils se mirent en route derrière le chariot.

Sweetwater vibrait d’un air de fête. Bien que les décorations de la fête nationale aient été rangées, la lumière se déversant par les fenêtres des maisons illuminait la rue où flânaient de nombreux passants. La plupart se dirigeait vers le corral d’un pas de promenade en bavardant gaiement, tandis que les enfants couraient autour d’eux, excités comme un matin de Noël. Teaspoon arrêta le chariot devant le bureau du marshal où Sam les attendait. Les cavaliers mirent pied à terre et le petit groupe se joignit au flot des habitants.

Le corral était méconnaissable. Outre la cohue inhabituelle en dehors des jours de marché aux bestiaux, le grand clos était illuminé par des torches fixées sur les piquets les plus hauts. A l’intérieur, on avait disposé des bottes de foin en cercle sur plusieurs rangées quasi ininterrompues. A intervalles réguliers, un petit espace s’ouvrait entre ces bancs improvisés pour permettre le passage des spectateurs et des artistes. Tout au fond, l’un des chariots tsiganes tendu de soie cramoisie fermait la piste que les enfants du village avaient déjà envahie.
Peter, le plus jeune fils d’Anton, les attendait, juché sur la barrière près de l’entrée. En les apercevant, il sauta de son perchoir et se précipita vers eux, prenant la main d’Emma pour l’entraîner vers les places qui leur avaient été réservées. Le groupe pénétra dans l’enceinte à la suite du jeune garçon qui se faufilait entre les rangs. Emma ne manquait pas de saluer au passage quelque connaissance déjà installée et attendant la représentation avec un enthousiasme grandissant. Peter s’arrêta devant le premier rang d’où le patriarche du clan se leva en s’appuyant sur sa canne. Il tendit sa main noueuse à Teaspoon tout en lui adressant dans un mélange d’anglais et de hongrois quelques paroles chaleureuses qui devaient bien ressembler à des remerciements. Les deux hommes s’assirent côte à côte, Emma et Sam à leurs côtés, tandis que les cavaliers prenaient place derrière eux, plus remuants que des gamins. Quant au jeune Peter, il avait déjà disparu.
A envisager toute cette installation, il ne faisait nul doute pour Teaspoon qu’ils n’allaient pas avoir droit à un simple petit spectacle de nomades, mais à une véritable représentation de cirque. Pour la majorité des enfants présents, et peut-être même de leurs parents, ce serait la première fois.

Le flot des spectateurs finit par se tarir à l’entrée. Les rangs étaient pleins, certains s’étant même juchés sur les barrières faute de place. Les parents rappelèrent leurs enfants qui vinrent s’entasser devant le premier rang, à même le sol. Le brouhaha du public s’affaiblit, jusqu’à devenir un murmure à peine perceptible. Il y eut un roulement de tambour. Jaillissant de chaque côté du chariot, les deux aînés, Lazlo et Gregor, déboulèrent sur la piste en une succession de sauts périlleux et de roues qui, passée la surprise première, arracha au public au tonnerre d’applaudissements. Ils firent un tour de piste, bondissant comme des cabris, puis se retrouvèrent au centre où, sur leur invitation, Anton apparut à son tour, majestueux dans son habit traditionnel chamarré. Il était le monsieur loyal de cette soirée. Lissant sa fine moustache, il envisagea de son oeil d’aigle les habitants de la petite ville assis devant lui, suspendus à ses lèvres. Un petit sourire éclaira soudain son visage rugueux, dévoilant une rangée de dents étincelantes. Son oeil pétillait, comme s’il n’était jamais tant heureux que sur cette scène improvisée, devant un public attentif et avide de spectacle. Du spectacle, il allait lui en donner. Avec une voix de stentor, il demanda une ovation pour les deux acrobates qui, rejoints par leur troisième frère, commençaient à monter une pyramide humaine. Prenant appui sur le genou de Lazlo, puis sur son épaule, Janos se hissa à hauteur de Gregor qu’il escalada à son tour, pour se retrouver debout sur ses épaules. Dans l’assistance, les hommes se taisaient, les femmes retenaient leur souffle, quand le benjamin, vêtu comme ses frères de son pantalon noir s’arrêtant au genou et d’une large chemise blanche maintenue à la taille par une écharpe rouge, fit son entrée. Avec l’adresse d’un singe, Peter gravit la pyramide humaine pour aller s’installer sur les épaules de Janos. Un tonnerre d’applaudissement éclata dans le public quand, sur un cri de Lazlo, la pyramide vacilla, les acrobates basculant dans le vide. La foule poussa un cri de frayeur, avant de voir bientôt les garçons rouler à terre, se redresser d’un bond et venir la saluer, triomphants.

"J’espère que Cody a assez de bon sens pour ne pas se risquer à ce genre de numéro, soupira Emma qui avait du mal à se remettre de sa frayeur.
-Vous plaisantez ! C’est l’occasion rêvée d’échapper aux corvées", ironisa Hickok. Cette remarque arracha un sourire aux autres cavaliers. Ils ne pouvaient nier que leur Cody était bien assez fou pour se laisser tenter par de telles acrobaties.
Les habitants de Sweetwater n’étaient pas au bout de leurs surprises. Certes, les quatre frères Batthyany étaient de remarquables acrobates, mais ils n’avaient pas encore vu leurs soeurs. Katia et Ilona, les deux jeunes filles qui avaient tant fait chavirer le coeur des jeunes cavaliers, étaient deux virtuoses de la jonglerie. Avec elles, tout y passait : les balles, les cerceaux, les massues, les assiettes, les poignards, les torches enflammées. Rien ne leur résistait. Elles se lançaient les divers objets avec une étonnante dextérité, prenant le temps d’une pirouette, d’un pas de danse ou d’une cabriole avant de les rattraper avec une aisance et une grâce à vous couper le souffle. Les pieds sur la terre ferme ou perchées sur les épaules de leurs frères, elles ne rataient jamais leur coup. Après elles, vinrent d’autres numéros aussi époustouflants les uns que les autres. Anton lançait le couteau avec une précision qui fit pâlir Buck, et frissonner toutes les dames, tant le dangereux instrument se fichait toujours si près de sa partenaire pourtant imperturbable. Son épouse était une équilibriste confirmée, et malgré son âge dansait sur la corde tendue à un mètre du sol avec l’agilité et l’élégance d’une jeune fille. Irena émerveillait l’assistance par son numéro de voyance : les yeux bandés, elle était capable de décrire le contenu des poches d’une personne choisie au hasard par Peter, de deviner son nom et celui de sa femme ou de rendre à leurs propriétaires sans commettre la moindre faute toute une série de petits objets collectés par Peter dans le public. Quant à Anya, la jeune femme de Gregor, elle mit les enfants en joie en leur présentant Franklin, le petit singe qui l’accompagnait partout, jouait les funambules et savait se servir de tous leurs instruments de musique pour faire danser les jeunes filles. Les enfants poussaient des cris émerveillés, tendant les bras pour essayer de toucher le petit animal brun vêtu d’une superbe veste rouge à festons dorés.

Pourtant, malgré leusr rires et leur émerveillement, les pensionnaires du relais commençaient à s’agiter avec impatience. Ce qu’ils voulaient voir, eux, c’était Cody.
"Alors, à votre avis, qu’est-ce qu’il va présenter ? demanda Kid.
-J’aime autant pas le savoir, répondit Lou qui se rappelait avec une certaine appréhension la proposition qu’il lui avait faite deux jours plus tôt.
-Si on s’en tient au programme habituel d’un cirque, il manque les clowns, remarqua Fanny.
-T’as déjà été au cirque ? s’étonna Teaspoon.
-Vous savez, ça ne date pas d’hier.
-Toi, t’as pas fini de m’étonner, conclut le vieil homme en faisant pétiller son oeil à demi fermé.
-Clown, ça lui irait bien, remarqua Buck.
-Pas assez glorieux, rétorqua Lou. Je ne le vois pas devenir riche et célèbre en faisant le pitre.
-C’est pourtant quelque chose qu’il ne réussit pas trop mal", conclut Sam en riant.
Mais d’un geste, Emma les fit taire. Anton s’avançait au milieu de la piste avec un air solennel. De sa grosse voix à l’accent roulant, il demanda le silence.

"Mesdames et messieurs, l’homme que vous allez voir maintenant est un maître de l’illusion. Son numéro demandant beaucoup de concentration, je vous remercie de faire silence. Certains tours de son numéro sont dangereux, et la moindre erreur peut être fatale à sa partenaire. Pour la première fois en Amérique, j’ai l’immense honneur de vous présenter le fabuleux magicien El Magnifico !"
Les spectateurs bâtirent des mains à tout rompre pour accueillir l’entrée du magicien qui présentait bien haut la main de la jeune Ilona. Pour les cavaliers, les applaudissements restèrent un temps en suspend, quelques-uns pouffèrent le plus discrètement possible, mais les regards qu’ils échangèrent eurent rapidement raison de leur retenue, et un immense éclat de rire les secoua bientôt. Etait-ce la pensée que Cody avait osé se faire appeler El Magnifico ou son accoutrement ? Il y a fort à parier qu’eux-mêmes étaient bien incapables de le dire. Au milieu de la piste, Cody, vêtu à la mode tsigane, un foulard bleu autour de la tête et une grande cape noire sur les épaules, saluait pompeusement le public, tout en présentant sa partenaire. Un seul coup d’oeil lui avait suffi pour repérer la bande hilare sur ses bottes de paille. Ils n’étaient pas les seuls à rire. Tompkins tentait de garder bonne contenance, mais il était si rouge qu’il paraissait prêt à exploser. Et sa mine réjouie et ses yeux pleins de larmes suffisaient à confirmer que ce n’était pas la colère qui le tenaillait. Mais le jeune homme décida de ne pas y prêter plus d’attention. L’heure de son triomphe était venue. D’ailleurs, Ilona lui présentait déjà le foulard avec lequel il allait ouvrir son numéro.

S’efforçant de ne pas attacher d’importance aux sourires ironiques des spectateurs, Cody s’empara du fouloir de soie rouge et, d’un large geste, lui fit décrire un demi cercle au-dessus de lui, en même temps qu’il présentait son autre main vide au public. Rien dans les mains, rien dans les poches. Finalement, il recouvrit son poing fermé du foulard qui retomba lentement sur son poignet. Quelques gestes bien choisis, une formule magique, Ilona retira brusquement le foulard, révélant dans la main du jeune homme une rose en tissu.
Assis sur sa botte de paille, les bras croisés sur la poitrine, Teaspoon haussa le sourcil en souriant : "Hé ! P’têt bien que ce petit est doué, finalement.
-Attendons la suite, Teaspoon, répondit le Kid, amusé. Vous savez bien qu’avec Cody, les bonnes choses ne durent jamais."
Cependant, encouragé par son premier tour réussi, Cody enclenchait maintenant avec un sourire de satisfaction la vitesse supérieure. Il joua ainsi pendant quelques minutes avec des foulards, les nouant, les détachant, les faisant changer de couleur, le public n’y voyant que du feu. Même si certains soupçonnaient peut-être Ilona, ses charmant sourires et ses voluptueuses arabesques, d’être l’arbre qui cachait la forêt.
Les choses se gâtèrent quand El Magnifico délaissa les objets inertes pour tenter de faire apparaître dans son foulard une souris. Au moment où il retira le morceau de soie grise, il constata, en même temps que le public, que sa main était vide. Un silence troublant s’abattit sur l’assistance. Tout le monde retenait son souffle, persuadé que le tour n’était pas fini. Cody esquissa un sourire gêné, mais se reprit aussitôt. Comme si de rien n’était, il reposa le foulard sur sa main et prononça de nouveau la formule magique. Il ne se passa toujours rien. Quelques rires commencèrent à fuser. Le jeune homme ne chercha même pas à savoir d’où ils venaient. Il le savait parfaitement. Par chance, Ilona ne laissa pas le soufflet retomber. D’un geste vif, elle masqua la main du magicien d’un nouveau foulard et l’en retira. En sentant quatre petites pattes s’accrocher à ses doigts, Cody poussa un hurlement de surprise qui provoqua un nouvel éclat de rire chez ses amis. Et cette fois, ils n’étaient pas les seuls à en profiter !
"C’est ça, riez bien, pensa Cody, vexé. Vous rirez moins après le clou de mon numéro." Il fallait à tout prix rester concentré et ne pas se laisser déstabiliser par ces énergumènes qui se prétendaient ses amis. Cody respira profondément et fit un signe discret à Ilona. La jeune fille apporta aussitôt une boite noire décorée d’étoiles argentées qu’elle posa sur un trépied au milieu de la piste. Cody se posta sur le côté de la boîte, le nez relevé d’un air majestueux, et n’oubliant pas au passage de faire quelques effets de cape. Un à un, il ouvrit les panneaux de la boîte, de façon à montrer qu’elle était entièrement vide. Puis il les referma et posa dessus un nouveau foulard. Encore une fois, il eut recours à quelques gestes savants autour de l’objet mais, bizarrement, au lieu de finir par l’ouvrir, les spectateurs le virent soudain se pencher et coller son oreille sur la partie supérieure de la boîte. Il se releva avec un sourire embarrassé et jeta un regard désespéré à Ilona qui se tenait en retrait. "Il n’est pas là, murmura le pauvre Cody en direction de la jeune fille.
-Quoi ?
-Je crois qu’il n’est pas là, répéta-t-il, tandis qu’un nouveau silence s’installait sur l’assistance. Je ne l’entends pas." Ces mots résonnèrent étrangement, et Cody s’aperçut tout à coup que tout le monde l’entendait. Cependant, Ilona lui faisait des signes précipités, l’invitant à recommencer. Cody ne se le fit pas dire deux fois. De nouveau, il prononça les paroles magiques d’une voix caverneuse et fit quelques moulinets au-dessus de la boîte mystérieus... Et de nouveau, il se pencha au-dessus pour écouter, tournant vers sa jeune partenaire un regard piteux. En désespoir de cause, il souleva le pan supérieur de la boîte et le rabattit aussitôt. Cette fois, son regard appelait à l’aide. D’un pas décidé, Ilona franchit l’espace qui la séparait de la boîte, jeta son sort, et d’un geste vif, fit tomber les quatre panneaux de la boîte. Sur le plateau, Franklin se dressa sur ses pattes arrières en brandissant son chapeau. Une salve d’applaudissements éclata dans le public, qui ne parvint malheureusement pas à masquer les quelques quolibets moqueurs à l’adresse de l’apprenti magicien.
"Sale bête ! glissa Cody au singe qui commençait déjà à jouer avec sa cape. Profites-en bien, parce que t’es plus là pour longtemps. Il ne sera pas dit que j’aurai renoncé aussi facilement." Et, joignant le geste à la parole, Cody referma autour du petit animal les pans de la boîte. Une nouvelle formule, un nouveau tour de passe-passe... Non, cette sale bestiole était toujours là. Cody vit Ilona se rapprocher du trépied. Il lui jeta un coup d’oeil rapide : c’était maintenant où jamais. Un coup sur la boîte, les pans s’écroulèrent : elle était vide. Les applaudissements explosèrent, quand soudain, le singe surgit de dessous le trépied et entama un tour de piste sous les hourras joyeux des enfants. Cette fois, même la jeune tsigane ne put retenir son rire. "Tu avais raison, Buck, admit Lou, les larmes aux yeux. Il aurait dû choisir clown."

Il est vrai que Franklin et Cody avait eu du mal à s’entendre pendant ces trois jours, mais là, l’animal en faisait quand même un peu trop. Cody lança un regard assassin au singe qui disparut sous les jupes d’Anya avec un petit cri. Il était temps de passer au clou du spectacle. Déjà, les frères amenaient une longue boîte argentée qu’ils dressèrent au milieu de la piste. Un roulement de tambour retentit. Cody réclama le silence. Les habitants de Sweetwater firent un effort pour reprendre le contrôle.
"Mesdames et messieurs, pour clôturer cette prestation riche en... émotions... je voudrais vous présenter un numéro époustouflant, mais aussi terriblement dangereux. Dans un instant, ma charmante partenaire va entrer dans cette boîte, que je vais transpercer de part en part de quatre sabres !"
Aussitôt, des murmures de frayeur montèrent dans l’assistance. En même temps, les cavaliers virent Ilona tourner un regard consterné vers le magicien. Il allait continuer, mais elle le coupa net dans son discours : "Non non non, monsieur le Magicien. C’est hors de question, s’exclama-t-elle, les mains sur les hanches, de son accent chantant. Je ne rentrerai pas dans cette boîte.
-Euh... Ilona, tenta Cody. C’est comme ça que c’était prévu.
-Je m’en moque. Tu veux me découper en morceaux, et si ça se trouve, tu vas juste réussir à me faire disparaître Pffft !"
lança-t-elle, avec un geste d’agacement. A ces mots, de nouveaux éclats de rire gagnèrent les rangs.
"On avait dit qu’on irait jusqu’au bout du numéro ! insista Cody.
-On va aller jusqu’au bout ! trancha la jeune fille. Mais c’est toi qui rentre dans la boîte et moi qui manipule les sabres." Cody dévisagea la jeune tsigane, stupéfait. Celle-là, il ne s’y attendait visiblement pas. Maintenant, s’il ne voulait pas être plus ridicule qu’il ne l’était déjà, il n’avait plus qu’à s’incliner. Penaud, le cavalier ouvrit donc le panneau de la boîte et s’y installa. Quand Ilona referma la porte, seule émergeait la tête du jeune homme. Il ne semblait pas particulièrement à l’aise, mais il fallait bien en passer par là.
"J’espère que tu es bien installé, William.
-A merveille, répondit le jeune homme avec une moue dédaigneuse. Surtout, dis à Franklin d’en profiter. C’est pas tous les jours qu’il me verra dans cette position." La jeune fille sourit. Un roulement de tambour retentit. Avec une lenteur calculée, elle prit des mains de son frère le premier sabre qu’il lui présentait et le brandit devant elle.
Une main sur le coeur, Emma retenait son souffle. Sans quitter la scène des yeux, elle murmura à Teaspoon : "Vous êtes sûr qu’on peut laisser faire ça ? Et s’il lui arrivait malheur ?
-Vous inquiétez donc pas, Emma, répondit le vieil homme en tapotant sa main. Notre Cody a la peau tellement tannée par sa selle qu’il sentira juste une piqûre de moustique.
-Teaspoon ! Comment pouvez-vous plaisanter dans un moment pareil ?
-Et puis, il risque moins avec Ilona aux commandes que si c’était l’inverse", pouffa Jimmy.
Un murmure envahit les rangs. La jeune fille avait enfoncé le premier sabre que l’on voyait ressortir de l’autre côté de la boîte, et Cody n’avait pas bougé d’un cil. Avec la même application, un par un, elle installa les trois suivants qui traversèrent la boîte de part en part.
"Tu es toujours avec moi, William ?
-Je suis toujours là... Mais ça chatouille.
-Ne t’inquiète pas, je te libère dans deux minutes", répondit la jeune tsigane en riant, tandis qu’un tonnerre d’applaudissements saluait sa prestation. Et, petit à petit, avec une extrême précaution, elle commença à retirer les sabres. Quelques instants plus tard, El Magnifico émergeait de la boîte sous les applaudissements nourris de la foule.

Le corral était maintenant déserté. Les torches brûlaient de leurs derniers feux, projetant une lueur vacillante sur les vestiges d’une belle soirée. Assis sur une botte de paille, le menton dans les mains, Cody contemplait mélancoliquement la piste. Ca aurait dû être la plus belle soirée de sa vie. Celle de l’accomplissement de ses rêves. Il aurait dû faire un triomphe. Au lieu de cela, il s’était fait ridiculiser par un singe. Les cavaliers s’approchèrent en silence, et une main se posa sur son épaule.
"Fichez-moi la paix, grogna le jeune homme en se dégageant.
-Allons, tu ne vas quand même pas rester là toute la nuit, répondit Jimmy. On rentre au relais. Viens.
-Allez Cody, fais pas cette tête. C’est pas si dramatique que ça, renchérit Fanny. Et puis tu sais, c’est loin d’être un échec. On a beaucoup ri.
-Seulement, ce n’était pas le but ! s’emporta Cody.
-Finalement, tu aurais dû t’en tenir à Guillaume Tell, dit Lou, les mains dans les poches.
-Il faut te faire une raison, intervint Teaspoon. Tu n’es pas fait pour ça.
-Pourtant, Irena me l’a prédit, s’insurgea le jeune homme, leur offrant soudain un visage défait. Elle m’a dit que le spectacle me mènerait à la célébrité et à la fortune. Alors pourquoi ça n’a pas marché ?"
Teaspoon poussa un soupir. La fougue de la jeunesse, voilà où ça vous menait.
"Tu sais, Cody, il ne faut pas trop croire les marchands de rêve. Il vous font miroiter des choses, mais ils ne vous parlent pas de tous les sacrifices qu’on doit consentir pour les obtenir. La gloire... C’est un peu comme la mine du Hollandais. Un temps c’est une mine d’or, vingt ans plus tard, ce n’est plus que du sel. Mais ne t’en fais pas mon garçon. Je suis sûr que ton heure viendra. Peut-être pas comme tu t’y attends, mais elle viendra. Sois patient."

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