Chroniques du Poney Express


Chapitre 6 - 2ème partie

Debout au milieu du corral, la longe dans une main et l’autre passée autour de l’encolure du poulain, Fanny suivait du coin de l’oeil les préparatifs de Hickok. Il lui avait annoncé une heure plus tôt qu’il comptait aller faire un tour du côté de Moon Valley. Voulant protéger ses arrières, il avait obtenu de Teaspoon l’autorisation de s’absenter toute la journée en prétextant une reconnaissance des points d’eau. Après ce qu’avait dit Lou, le chef de relais ne s’était pas fait prier. Il avait même voulu lui adjoindre un coéquipier. Par chance, Cody s’était esquivé subrepticement, faisant comme s’il n’avait pas entendu. Ike venait de prendre son relais, Buck était de corvée pour l’installation de la pompe, et il ne restait que Lou et elle pour s’occuper des chevaux.
Fanny poussa un soupir en voyant Jimmy se mettre en selle. Dire qu’elle était coincée ici avec les poulains ! Jamais elle n’aurait cru regretter un jour d’avoir pris la responsabilité de leur dressage. Et pourtant, elle aurait préféré mille fois accompagner son ami. Cette chasse au trésor avait pris tant d’importance pour elle qu’elle rageait d’en manquer une seule étape. Qui sait s’il n’allait pas avoir la chance de tomber sur la mine. Et elle ne serait même pas là pour le voir ! Mais si elle dérogeait à l’accord passé avec Teaspoon à propos des poulains, elle pouvait être sûre que le patron ne lui confierait plus jamais le débourrage des chevaux. Elle marmonna un juron et reporta toute son attention sur son élève qui donnait déjà des coups de dents en direction de sa poche, persuadé qu’elle était, comme d’habitude, bourrée de friandises. Tandis que Teaspoon pestait une fois de plus contre l’absence de Cody, Jimmy talonna son cheval et prit la piste de Laramie. Le vieil homme ne le suivit pas longtemps des yeux, tant l’attitude de Cody le préoccupait. Depuis l’arrivée des tsiganes, on ne le voyait pratiquement plus. Il évitait toutes les corvées, laissant faire ses travaux quotidiens par ses camarades. Ceux-ci l’auraient sans doute accepté s’il leur avait expliqué pourquoi, mais Cody restait muet sur ses raisons. Lui d’habitude si volubile n’ouvrait pratiquement plus la bouche lors des rares moments qu’il passait avec eux. Lou était la seule à savoir qu’il préparait quelque chose pour le spectacle des tsiganes, mais il lui avait fait jurer le secret. Pourtant, elle n’arrivait pas à imaginer que ce soit la seule raison de son attitude pour le moins étrange.

Quand il fut sûr que personne ne ferait attention à lui, Cody sortit son cheval de l’écurie, contourna discrètement le bâtiment et mit le pied à l’étrier. Quelques secondes plus tard, il galopait en direction de Sweetwater. Arrivé en ville, il se dirigea droit vers le magasin général et mit l’animal à l’attache. Il monta sur le trottoir pour s’arrêter devant la vitrine et contempler, l’oeil étincelant, la magnifique redingote à queue de pie noire et revers de satin posée élégamment sur le valet. Une petite chaîne en or en reliait les deux pans, et un superbe haut de forme aux reflets soyeux la couronnait. C’était comme si ce magnifique habit avait été exposé là pour lui. Il l’attendait. Avec ça et le concours d’Ilona, il était sûr de son triomphe. Confiant en sa bonne étoile, le jeune homme poussa la porte du magasin et vint admirer de plus près le magnifique vêtement. Quand il approcha la main de la manche, la voix de l’épicier retentit derrière lui.
"Tu veux quelque chose, Cody ?
-Tompkins ! s’exclama le cavalier, affichant un sourire radieux pour masquer sa surprise. Je m’émerveillais devant ce magnifique habit. Vous ne l’aviez pas...
-Il est arrivé hier. Tu peux admirer, mais pas toucher.
-Vous le vendez ?
-Non, je vais m’en servir pour l’épouvantail du potager... Bien sûr que je le vends. Pourquoi ? Il t’intéresse ?
-Qui moi ? Ca doit être hors de portée de ma bourse.
-Je ne te le fais pas dire, conclut Tompkins en attrapant le crayon sur son oreille et en se replongeant dans ses comptes.
- ... Pas que de la mienne d’ailleurs."
Surpris, le vieil homme leva les yeux. Il l’interrogea du regard.
«"Je disais que je ne vois pas qui à Sweetwater pourrait se payer ça...
-Ca, c’est mon problème, pas le tiens.
-Moi je dis ça... Mais à force de rester là, il va se défraîchir, se démoder... Bientôt, on n’en voudra même plus comme veste d’intérieur... Alors qu’il pourrait avoir une magnifique carrière."
L’épicier dressa l’oreille. Il connaissait assez l’oiseau pour deviner quand celui-ci essayait de noyer le poisson. "Tu le veux ?"
Cody se mordit la lèvre. Une fois de plus, ce vieux renard de Tompkins l’avait éventé. Il n’avait plus qu’à abattre ses cartes. "Je me disais qu’à crédit...
-Non, répondit simplement le vieil homme en retournant derrière son comptoir.
-Et le louer ? Juste pour une soirée. Après, je vous le rends comme neuf.
-Je t’ai dit non. D’ailleurs, qu’est-ce que tu en ferais ?
-Je veux présenter un petit numéro pendant le spectacle. Il faut que je sorte de l’ordinaire. Allons Tompkins, un bon mouvement. Dites-vous que vous faites ça pour l’amour de l’art.
-Ce n’est pas ça qui me fera vivre, Cody."
Le jeune homme s’avança vers le comptoir pour tenter de le distraire de ses comptes.
"Vous vous rendez compte ? Je vous offre l’opportunité de devenir mécène. Vous avez la chance de pouvoir m’aider à prendre mon envol dans le monde du spectacle.
-C’est toujours non.
-Allons quoi ! Que craignez-vous ? C’est juste un numéro.
-Dans lequel tu voudrais peut-être jouer avec des couteaux ou que sais-je d’autre ? rétorqua Tompkins en haussant le sourcil. C’est une redingote que j’ai achetée à un grand tailleur parisien, et je ne tiens pas à ce que tu en fasses des confettis... à mes frais.
-Monsieur Tompkins, vous n’avez aucun esprit d’aventure, lâcha Cody, vexé.
-Pas à ce prix-là, en effet.
-Un jour, je serai riche et célèbre. Et ce jour-là, vous regretterez votre attitude d’aujourd’hui, déclara Cody, d’un ton solennel.
-Alors je suis tranquille, ce n’est pas pour tout de suite", répondit Tompkins, moqueur, avant de se replonger dans son livre de comptes.

Quand Fanny eut terminé sa séance de dressage, elle alla seller Niño et prit le chemin de Sweetwater. En y réfléchissant, elle ne pensait pas que Jimmy trouverait quelque chose, mais son repérage pourrait toutefois leur être utile. Avec les informations qu’elle arriverait à glaner, ils pourraient peut-être faire assez de recoupements pour avoir une piste sérieuse. En réalité, elle n’espérait pas vraiment réussir là où tant d’autres avaient échoué alors même que le souvenir de Van Heflin était bien présent. Tant de saisons étaient passées sur ces collines qu’elles devaient avoir effacé les moindres traces... Si elles avaient seulement existé. D’un autre côté, ce qu’avait dit Teaspoon lui laissait penser que personne n’avait jamais songé à vérifier l’enregistrement de la concession, et comme elle s’y attendait, personne ne semblait avoir fait le rapprochement entre les signes sur la tombe et le secret du Hollandais. A croire que personne n’avait jamais eu le poème entre les mains. Mais alors, d’où venait-il, ce poème ?
Elle avait ressassé ces questions durant tout le trajet sans pouvoir apporter de réponse, et maintenant la ville se dressait devant elle. Elle accéléra le pas et prit la direction de la banque. En passant dans la rue principale, elle remarqua bien le cheval de Cody qui semblait dormir au-dessus de son abreuvoir, mais elle avait trop peu de temps pour se préoccuper de lui. Elle verrait ça après. Elle tourna à l’angle de la banque et entra dans le bureau des concessions. Le petit homme la dévisagea avec insistance par-dessus ses lorgnons et reprit son travail d’écriture, qu’il ne consentit à interrompre de nouveau que lorsqu’elle s’accouda au comptoir et l’interpella pour la deuxième fois d’un ton nettement plus impératif. Il sortit à nouveau les quatre registres, les déposa sur le comptoir, et se replongea dans ses travaux. Un à un, Fanny ouvrit les énormes livres et étudia la table des matières, jusqu’à ce qu’elle tombe sur le passage qui l’intéressait : la zone nord de Sweetwater, qu’on appelait communément les Sept Collines. Surprise, elle déplia son dessin, et les deux rangées d’arcs de cercle lui sautèrent aux yeux : il y avait bien sept arcs. D’un pas fébrile, elle porta le registre sur le pupitre et se plongea dans son exploration.

Jimmy réapparut à la nuit tombée. Fanny, qui le guettait depuis le seuil du baraquement, quitta son poste d’observation et le rejoignit aussitôt dans la grange où il s’occupait de son cheval. Le jeune homme se retourna vivement en entendant la porte grincer, et poussa un soupir de soulagement en la reconnaissant. A sa mine sombre et fatiguée, elle comprit qu’il avait fait chou blanc. Mais elle avait de quoi lui remonter le moral. Sans un mot, elle déplia son dessin et le brandit devant lui. Son regard brillait de malice et elle avait visiblement du mal à réprimer le sourire de satisfaction qui lui montait aux lèvres. Comme il ne comprenait pas où elle voulait en venir, elle désigna du doigt la double rangée d’arcs de cercles. Il remarqua alors qu’elle avait rajouté une phrase à l’encre, entre les deux rangs.
"S’il te plaît, Jimmy, rien que pour moi, déchiffre ça", finit-elle par murmurer, un sourire malicieux sur les lèvres. Le jeune homme lui prit la feuille des mains et fronça les sourcils en observant les lettres. Il réussit à trouver le début, mais brûlant d’impatience, la jeune fille termina pour lui : "Les Sept Collines"
Jimmy leva vers elle un visage stupéfait. "Tu crois que c’est là ?
-J’en suis certaine. Ca correspond tout à fait à la description du terrain.
-C’est par là que je suis allé, aujourd’hui, mais je n’ai rien remarqué.
-Pourtant, je suis sûre que ces signes correspondent à des repères naturels. Les triangles, par exemple, ça pourrait bien être une forêt, et la ligne ondulée, une rivière.
-Attends un peu !" s’exclama soudain Hickok en lui prenant brusquement le dessin des mains. Il releva la tête, comme s’il cherchait quelque chose dans ses souvenirs. La jeune fille le regarda, intriguée. Finalement, il se tourna vers elle et montra la pile de cercles dont le plus haut contenait un cercle plus petit : « Je crois que j’ai vu un rocher qui pourrait ressembler à ça. C’était une sorte de pilier dont le sommet était percé d’un trou assez large.
-Il y avait une rivière ?
-J’ai cru que c’était un sentier, mais en y réfléchissant, il y avait de la mousse séchée sur les pierres, et pas mal d’éboulis au milieu du passage.
-C’est sûr qu’avec cette maudite sécheresse, tout le paysage est transformé.
-En tout cas, j’ai remarqué qu’il descendait vers le sud. C’est à la limite de Moon Valley. Après, ça devient un peu plus raide.
-Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
-Si tu es sûre de toi, autant y retourner demain pour en avoir le coeur net.
-Parce que tu crois vraiment que Teaspoon va nous laisser partir comme ça ? Il a déjà passé ses nerfs sur Cody, aujourd’hui, alors...
-Tu sais qu’il y a encore pas mal de points d’eau à repérer ?"
Fanny jeta un regard en coin au cavalier et surprit le clin d’oeil qu’il venait de lui adresser. Après tout, qu’avaient-ils à perdre à essayer ? Il aurait été dommage de renoncer si près du but.

Quand les premiers rayons du soleil transpercèrent la brume matinale, Hickok et Fanny abordaient le sentier louvoyant dans les premiers contreforts des Sept Collines. Il faisait déjà chaud malgré l’heure matinale, et Jimmy se demanda en s’essuyant le front du revers de la manche s’ils auraient assez d’eau pour tenir toute la journée. Il pestait toujours contre sa camarade qui avait fait semblant de ne pas l’entendre lorsqu’il avait remarqué qu’elle aurait mieux fait de prendre des gourdes supplémentaires plutôt que ce fichu matériel qui alourdissait sa monture inutilement. La jeune fille s’était contenté de hausser les épaules en enfournant dans ses sacoches une lampe à huile, une torche et plusieurs mètres de corde. Il lui jeta un regard discret. Elle aussi semblait souffrir de la chaleur, mais elle faisait son possible pour ne pas le montrer, peut-être pour ne pas lui donner le plaisir d’admettre qu’il avait raison. Elle était bien assez fière et têtue pour ça. Jimmy poussa un soupir de lassitude en se demandant s’il arriverait un jour à la comprendre. La jeune fille ne sembla pas le remarquer. Elle le dépassa sur le chemin en lui adressant un "Alors, tu traînes ?" moqueur qui ne fit qu’aggraver son agacement.

Il était presque midi quand ils atteignirent enfin l’embranchement qu’avait repéré Jimmy. Là, le sentier principal était coupé par un autre plus petit et plus caillouteux qui descendait vers le sud. Les pierres en étaient plus blanches que celles qu’ils avaient vues jusqu’ici, et certaines portaient des traces de mousses et de lichens séchés. Celles du centre présentaient d’ailleurs une nette différence de forme et de couleur avec celles des bords, et Fanny en tira la même conclusion que son ami : il s’agissait bien du lit d’un ruisseau.
"Alors, demanda-t-elle, lorsqu’elle eut fini d’examiner les lieux. Nord ou Sud ?
-On va le remonter vers le Nord. C’est par là que j’ai vu les rochers." Sans un mot, la jeune fille engagea prudemment Niño dans le lit du ruisseau. Ils suivirent le chemin improvisé une bonne demi-heure, avant d’apercevoir enfin, se dressant au-dessus de la cime des arbres, l’immense cheminée des fées dont Jimmy avait parlé. Fanny déplia sa carte et compara son dessin avec le pilier gris et blanc dont elle ne voyait encore que le sommet. Ca pouvait être en effet une bonne interprétation. Encourageant son cheval d’un claquement de langue, elle reprit sa lente progression, laissant l’animal choisir ses appuis sur le sol irrégulier dont les pierres instables roulaient sous ses sabots à chaque pas. Quelques instants plus tard, ils débouchèrent sur un plateau rocailleux et dénudé que surplombait la colonne de granit qui les avait guidés. Derrière elle, s’élevait une gigantesque muraille rocheuse qui bloquait l’horizon. Quelques petits résineux rabougris s’y accrochaient ça et là, mais la majeure partie n’était que roche dénudée n’offrant aucun abri. La falaise scintillait sous l’effet du soleil se reflétant sur les milliers de petites incrustations de quartz et de mica. La colline des mille étoiles. Il n’y avait plus aucun doute. Ils avaient trouvé.

La route s’arrêtait là. Ils jetèrent un regard circulaire alentours et s’aperçurent bientôt que le ruisseau était la seule voie y menant. Et lui même disparaissait ensuite dans la muraille. Les deux jeunes gens mirent pied à terre et attachèrent leur chevaux à l’ombre de l’un des rares arbres qui se dressait au milieu de ce désert où même la présence d’une petite herbe rase et jaune, semblait incongrue.
"Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Jimmy en débouchant sa gourde et en la tendant à sa camarade.
-On cherche un trou, répondit la jeune fille en avalant une gorgée.
-Pourquoi un trou ?
-Les trois traits verticaux, répondit-elle en lui rendant la gourde. Plus j’y pense, plus ça me rappelle un puits." Jimmy se tourna vers elle, surpris. Il raccrocha la gourde au pommeau de sa selle sans un mot et observa de nouveau le plateau. "D’accord, finit-il par dire. Il est midi. On se donne deux heures pour trouver. Après ça, il faudra prendre le chemin du retour si on veut arriver avant la nuit." Fanny approuva en silence. Elle fouilla dans sa sacoche, en sortit une large tranche de pain de son qu’elle lui lança. Après quoi, elle s’éloigna en direction de la colonne de granit. Elle n’avait fait que quelques pas, quand un renfoncement dans la roche attira son attention. Elle se rapprocha prudemment. Ce n’était pas vraiment une grotte, seulement un surplomb assez large pour protéger la zone des intempéries. Fanny s’arrêta net. Devant elle, contre la paroi rocheuse, une série de planches étaient posées à même le sol, collées les unes aux autres, comme un couvercle. Elles avaient l’air passablement vermoulues et couvertes de mousses, à tel point que de loin, on les confondait avec le sol.
"Jimmy ! appela la jeune fille, sans bouger. Viens voir."

Allongés à plat ventre au bord du trou, les bras croisés sous leur poitrine, les deux jeunes gens laissaient leur regard se perdre dans l’obscurité, perplexes. Ils avaient percé le secret du Hollandais, et maintenant qu’ils touchaient au but, ils restaient là, immobiles, fascinés par ce puits sans fond, comme s’ils en attendaient un miracle.
"Tu crois que ça fait quelle profondeur ? finit par demander Jimmy, plus pour briser le silence religieux qui s’était instauré que pour obtenir une réponse.
-Aucune idée", répondit Fanny en secouant la tête. Finalement, elle étendit le bras et ramena à elle sa sacoche. Elle en sortit une boîte d’allumettes ainsi que le bâton qu’elle avait transformé en torche à l’aide d’un grand morceau de chiffon. En la regardant faire, Hickok réalisa qu’il était finalement heureux qu’elle ait fait la sourde oreille à propos des gourdes. Fanny gratta une allumette et enflamma un bout du tissu. Quand elle fut sûre que la torche avait bien pris, elle la maintint un instant au dessus du trou béant et la lâcha. Ils virent la flamme tomber en tournoyant sur elle même, devenant de plus en plus petite au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de l’ouverture. Puis, elle s’immobilisa avec un bruit sourd et lointain, et continua à brûler doucement.
"A vue de nez, une bonne quinzaine de mètres. Peut-être vingt, déclara Fanny.
-Ta corde ne sera pas de trop." La jeune fille approuva d’un signe de tête, sans quitter la torche des yeux. C’était peut-être un effet de son imagination, mais il lui semblait qu’une galerie débouchait sur le puits. D’un autre côté, s’il s’agissait d’une mine, ça n’avait rien d’extraordinaire. Jimmy se releva et retourna près de son cheval pour accrocher sa veste et son chapeau à la selle.
"Je vais descendre, déclara-t-il en revenant vers l’ouverture.
-Il vaudrait mieux que ce soit moi, l’interrompit Fanny.
-C’est trop dangereux. Je ne veux pas que tu prennes ce risque.
-Les risques que je prends ne regardent que moi, Jimmy. De toute façon, ce n’est pas le problème.
-Et c’est quoi, le problème ?
-Si tu descends et qu’il t’arrive quelque chose, je serai incapable de te remonter.
-Tu n’en auras pas besoin. Tout se passera bien.
-Ne sois pas stupide, insista la jeune fille en s’interposant entre lui et le puits. Cet endroit n’a pas été visité depuis près de vingt ans. Tu ne sais pas dans quel état sont les parois. Tout peut s’écrouler... J’ai pas envie que tu restes là-dessous." Hickok l’observa un instant, reporta son attention sur le trou, puis ramena son regard sur son visage inquiet. Il esquissa un geste vers sa joue, mais le retint au dernier moment. Il savait qu’elle avait raison. Ils avaient plus de chances de réussir si c’était elle qui descendait. Arrêtant sa décision, il s’empara de la corde de chanvre, la passa autour de la taille de la jeune fille et fit un double noeud qu’il serra au maximum.
"S’il y a le moindre problème, appelle, ordonna-t-il. Je te remonterai. N’attends pas, Fanny." La jeune fille acquiesça sans un mot. Elle s’empara de la lampe, l’alluma et la suspendit au bout libre de la corde qui devait la précéder, pendant que Jimmy attachait l’autre extrémité à l’arbre le plus proche. Elle s’assit au bord du trou, les jambes dans le vide, tandis qu’il se calait contre un rocher et se préparait à la retenir de tout son poids. Fanny enfila ses gants de peau, posa son chapeau dans l’herbe et lui jeta un dernier regard. Quand il lui fit signe qu’il était prêt, elle laissa pendre la lampe dans l’ouverture, prit appui sur ses coudes et commença à glisser lentement contre la paroi de terre. Jimmy laissait filer la corde petit à petit, prenant garde à éviter tout à-coup. Il savait qu’il devait maîtriser au maximum la descente pour éviter un accident. Il avait entre ses mains la vie de sa camarade. La plus petite erreur pouvait lui être fatale. Pourtant, il ne fallait pas y penser. Il devait garder la tête froide. Même s’il ne pouvait s’empêcher de frissonner à l’idée qu’il lui arrive quelque chose... et qu’il en soit responsable. Et cette descente qui n’en finissait pas...

Tandis que la corde se déroulait et qu’elle s’éloignait de la lumière du jour, Fanny se mit à observer les parois. Par endroits, subsistaient les restes d’un coffrage de bois plus ou moins vermoulu. Quelques instants plutôt, elle l’avait effleuré du pied et des mottes de terre s’en étaient détachées. Si elle n’y prenait garde, elle risquait de tout prendre sur la tête. Elle se demanda comment de vieux Van Heflin avait pu trouver le courage de descendre dans un tel endroit tous les jours, sans savoir s’il reverrait jamais la lumière du jour. Le peu de travaux de sécurité qu’il avait entrepris sur le puits avaient dû lui prendre un temps incroyable. Elle constata rapidement que le puits était étayé jusqu’en bas. Il avait dû lui en falloir de l’obstination, pour arriver au bout de ses peines ! Plus elle descendait, plus l’odeur de la terre se faisait pénétrante. Ici, elle était plus humide au toucher, plus compacte et donc plus sûre. Mais mieux valait ne pas aller cogner trop fort contre la paroi. Fanny leva les yeux. L’ouverture n’était plus qu’un petit cercle lumineux. Un sentiment d’oppression s’insinua sournoisement en elle. Elle eut soudain l’impression que ses poumons refusaient de lui obéir et qu’elle allait étouffer. Elle baissa les yeux vers la lampe : la flamme brûlait toujours vivement. Ce n’était qu’un effet de son imagination. Il y avait assez d’air pour respirer. Si elle arrivait à garder son calme, tout se passerait bien. Quelque part, savoir que Jimmy était à l’autre bout de la corde la rassurait. Il ne la laisserait pas tomber. Finalement, la lampe toucha le sol, et la jeune fille sentit enfin la terre ferme sous ses pieds. Quelques instants plus tard, elle vit la silhouette de Hickok occulter la lumière. Elle lui cria que tout était OK, puis détacha la lampe, l’éleva à hauteur de son visage et tourna lentement sur elle-même.
"Il y a une galerie, finit-elle par déclarer. Je vais jeter un coup d’oeil.
-Ne lâche pas la corde !" cria Jimmy.
La jeune fille comprenait tout à fait son angoisse. A vrai dire, l’idée de s’enfoncer ainsi sous la terre ne la rassurait pas plus que ça. Mais puisqu’elle était là...
Allongé au bord du trou, Jimmy vit la petite lumière disparaître, laissant derrière elle un halo qui s’estompa peu à peu. Il continua pourtant à scruter les ténèbres, guettant le moindre changement de luminosité, le moindre son.

Fanny constata avec surprise qu’elle avait à peine à se baisser pour ne pas toucher la voûte. Van Heflin avait creusé une galerie d’une taille suffisante pour qu’un homme ne s’y sente pas trop à l’étroit. Le plafond était étayé de planches grossièrement taillées dans du résineux. Des poutres de soutien s’appuyaient sur le sol régulier. Fanny approcha sa lanterne et en effleura une du bout des doigts. Le bois semblait encore sain. Le coffrage avait l’air solide, même si de temps à autre elle sentait en frissonnant un filet de terre lui glisser dans le cou. Le Hollandais avait abattu un travail de titan, surtout si on songeait qu’il était seul ! Elle avait sous les yeux le résultat de plusieurs années de travail acharné. Et dire que tout cela était encore debout... Fanny s’arrêta en butant sur quelque chose. Elle baissa sa lampe et découvrit à ses pieds une pelle, ainsi qu’une caisse soigneusement fermée et rangée contre la paroi. Un cadenas condamnait la serrure. Posant la lanterne à côté d’elle, elle sortit son revolver de son étui et frappa le cadenas avec la crosse. Après plusieurs tentatives, celui-ci finit par céder. Elle souleva le couvercle avec précaution. Voilà donc tout ce qu’il restait de Van Heflin ? Une couverture, une vieille gamelle, une flasque de whisky quasiment vide et un cahier rongé par l’humidité. Et voilà pourquoi on n’avait jamais trouvé trace de lui dans la montagne : pendant tout ce temps, il avait vécu dans sa mine. Elle feuilleta rapidement le cahier. Cela ressemblait à un journal de bord : ses recherches, ses marches interminables dans la montagne, les premiers indices dans la structure géologique du terrain, la découverte du site, le début de l’exploitation. Tout était consigné là de la main même du mineur. Parfois, une phrase en une langue inconnue venait ponctuer les notes. Probablement du hollandais. Fanny referma le cahier et le glissa dans sa poche. Elle aurait tout le temps de l’examiner à la lumière du jour. Elle souleva la couverture et laissa son geste en suspend. Le sang afflua brutalement à son cerveau et vint battre à ses tempes. Elle s’adjura au calme, maîtrisa le tremblement de ses mains et reposa délicatement la couverture sur les trois bouteilles de nitroglycérine calées au milieu de chiffons qu’elle venait de découvrir. Après tant d’années, l’explosif devait être plus instable que jamais. Au moindre faux mouvement, il ne resterait rien d’elle ni de la mine. Et dire qu’elle s’était acharnée sur le cadenas ! Très lentement, elle referma le couvercle, prit une profonde inspiration et se releva. Son premier sentiment fut de revenir sur ses pas. Finalement, elle se ressaisit. Elle n’avait quand même pas fait tout ça pour échouer si près du but ! Si elle faisait demi-tour maintenant, elle le regretterait toute sa vie... Et elle ne pourrait certainement plus jamais regarder Hickok en face.

Tout en maintenant la lampe devant elle à hauteur de ses yeux, elle reprit donc sa lente progression dans l’obscur couloir où la roche se mêlait maintenant à la terre. Au bout de cinq minutes, son regard fut attiré par un scintillement dans la paroi. Elle avança encore. Le point se transforma en une traînée qui courait à hauteur d’homme le long de la galerie. La veine blanchâtre augmentait en largeur au fur et à mesure qu’elle avançait. Elle constata bientôt qu’une autre traînée de même aspect avait fait son apparition sur la paroi d’en face. Toutes deux brillaient de mille feux dans l’obscurité. Fanny approcha sa lampe de la veine la plus grosse. Surprise, elle ôta son gant pour mieux se rendre compte. La surface en était rugueuse. Les multiples facettes des cristaux irréguliers accrochaient la lumière de sa lampe et la décomposaient en une symphonie de couleurs, comme un véritable arc-en-ciel. Fanny esquissa un sourire. Déposant la lampe à ses pieds, elle tira le couteau Bowie de sa botte et entreprit de détacher un échantillon de cristal de la paroi. Quand elle l’eut en main, elle le fit tourner dans sa main, admirant la façon dont il captait la flamme, puis vivement, elle le mit dans sa poche, ramassa la lanterne et se hâta vers la sortie.

Suite

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