Chroniques du Poney Express


Chapitre 6 - 1ère partie (suite)

Lou et Fanny rentrèrent dans la journée du lendemain, arrivant par les deux pistes opposées au même moment. La première annonce d’un cavalier en approche n’avait pas plutôt retenti, que Cody prévenait déjà de la deuxième arrivée. Le Kid et Ike se tenaient prêts, attentifs à prendre la bonne sacoche et à ne pas se gêner mutuellement au moment du départ. Les deux jeunes filles sautèrent à terre et laissèrent leurs rênes à Buck et Hickok, tandis que Teaspoon les regardait d’un oeil amusé depuis le porche. "C’est ce qu’on appelle une synchronisation parfaite, déclara-t-il, ravi... Mais l’un de vous deux est en retard.
-Je sais, s’excusa Lou, en nage. Mais les points d’eau se réduisent dangereusement. J’ai dû faire plusieurs détours pour en trouver."
La mine du vieil homme se rembrunit. La situation de l’eau devenait préoccupante. S’il ne se mettait pas à pleuvoir rapidement, il faudrait interrompre le transport du courrier. Les chevaux ne tiendraient jamais la distance. Une nouvelle fois, Teaspoon se félicita que le deuxième puits soit presque terminé. Il ne restait plus qu’à espérer. Lou et Fanny se changèrent rapidement, mais tandis que la première s’allongeait sur sa couchette pour profiter enfin d’un peu d’ombre, la deuxième ressortit précipitamment et se dirigea vers l’écurie. Jimmy, qui était encore occupé à bouchonner Niño, ne l’entendit pas entrer. Sursautant, il se retourna brusquement au son de sa voix : "Je te dois des excuses, Jimmy.
-Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il en la dévisageant, surpris.
-Le poème, répondit la jeune fille. Tu avais raison. Il a très certainement un sens."

Hickok lui jeta un regard mauvais, avant de se remettre à frotter vigoureusement le mustang avec son bouchon de paille. "Je sais que ma réaction t’a bien fait rire, grogna-t-il, vexé, mais c’est pas la peine d’en rajouter.
-La croix de l’homme veillait encore / Cachant le fabuleux trésor / Son blanc reflet dans le miroir / Offrait la clé de sa mémoire, récita la jeune fille, imperturbable. La croix : je l’ai trouvée."
Cette fois, il lâcha le bouchon et la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue. D’un geste, il lui fit signe de continuer.
"En revenant de Laramie, on passe devant le Lac du Rocher Noir, expliqua-t-elle. Tu as dû voir que son niveau avait sacrément baissé.
-Avec cette sécheresse, ça n’a rien d’étonnant.
-L’endroit où on fait boire les chevaux d’habitude était trop vaseux, alors j’ai fait le tour pour trouver mieux. Et pendant que Niño buvait, j’ai aperçu le reflet d’une croix blanche sur la surface.
-Une tombe ?
-Oui. On ne la remarque pas d’habitude, parce qu’elle est à l’entrée d’un bosquet de bouleaux, sur la rive opposée à la piste. Tu sais, c’est là où il y a cet à pic qui tombe verticalement dans l’eau. Elle est au sommet, mais en temps normal, quand le lac est à son niveau habituel, elle doit être tout au bord de l’eau.
-Et alors ? demanda le jeune homme, de plus en plus intéressé.
-Alors, je suis allée la voir de plus près. Il y avait une grosse dalle au pied de la croix. Et sur la pierre, il y avait un dessin."

La jeune fille déplia une feuille de papier sur laquelle elle avait reproduit ce qu’elle avait vu. Une ligne ondulée coupait la feuille en deux et se terminait par un cercle avec cinq traits rayonnant tout autour. A droite, elle avait dessiné trois triangles superposés. A gauche, il y avait une rangée de quatre arcs de cercle surmontée d’une autre rangée de trois, et un peu plus loin encore, un double arc de cercle avec une croix à l’intérieur. De cette croix, partait une ligne droite verticale entourée de deux lignes semblables. Au dessus du double arc, trois cercles empilés en pyramide. Celui du haut contenait un cercle plus petit. Jimmy contempla dubitativement le dessin, avant de relever un mot écrit hâtivement sur le haut de la feuille.
"C’est le nom du gars qui est enterré là, expliqua la jeune fille. J’ai réussi à le déchiffrer sur la croix. Je n’ai pas pu lire la date, mais ça doit faire un bon bout de temps qu’il est là-dessous... Je sais pas toi, mais ce dessin me fait penser à une carte.
-Tu crois qu’il aurait caché un trésor et qu’il aurait laissé la carte sur sa tombe ?
-Pourquoi pas ?
-Alors, il y a de grandes chances pour que les types qui l’ont enterré aient déjà mis la main dessus.
-Sauf s’il avait fait graver sa pierre avant de mourir sans en parler à personne. Et puis, s’il n’y avait pas eu le poème, j’aurais pris ça pour des signes cabalistiques.
-Des quoi ?
-Des dessins rituels, si tu préfères."
Jimmy regarda encore une fois la feuille, l’air songeur. Puis, un petit sourire se dessina sur son visage. "Ca te dirait, de partir à la chasse au trésor ? finit-il par demander.
-Qu’est-ce qu’on risque à essayer ?" répondit Fanny en haussant les épaules.

Ils sortirent de l’écurie et tombèrent nez à nez avec Cody. A leur grande surprise, le jeune homme dévisagea étrangement Fanny, comme s’il la jaugeait, la détaillant des pieds à la tête. Mais, voyant son sourcil qui commençait à se froncer, il grimaça un sourire gêné et leur tourna vivement le dos. En fait, depuis sa séance de voyance, Cody ne tenait plus en place. Il était visible qu’il avait quelque chose derrière la tête, mais il gardait là-dessus un silence jaloux, ce qui avait fait dire à Hickok qu’il devrait peut-être aller voir Irena pour lui demander quel coup tordu leur préparait Cody. Le matin même, aussitôt ses corvées terminées, il avait rejoint le campement des tsiganes et avait discuté longuement avec Lazlo, le mari d’Irena. Personne n’avait la moindre idée de ce qu’ils s’étaient dit, mais ils avaient disparu une bonne partie de la journée, ce qui avait mis Teaspoon dans une colère noire : pendant que ses camarades s’escrimaient à terminer le puits, Monsieur Cody prenait du bon temps ! Le vieux cow-boy ne se priva pas d’en faire la remarque à l’intéressé le soir même pendant le repas, mais le jeune homme se contenta de répondre par un sourire énigmatique qui désarçonna son patron. Contrairement à son habitude, il n’avait même pas essayé de se défendre.

Le lendemain, pendant que, profitant de la fraîcheur matinale, tout le monde s’affairait autour des chevaux, Cody attrapa Lou par le bras et l’entraîna à l’écart. Il jeta un coup d’oeil autour de lui pour s’assurer que personne ne les avait remarqués, puis se tourna vers elle.
"Lou, je peux te demander un service ? Je suis en train de monter un numéro pour le spectacle que les Batthyany vont donner à Sweetwater.
-Toi ? s’exclama Lou, avec un sourire amusé. Et ça consiste en quoi ?
-Tu connais l’histoire de Guillaume Tell ?
-Non.
-Il était si habile, qu’avec son arbalète, il réussissait à planter une flèche dans une pomme posée sur la tête de son fils.
-Tu veux me poser une pomme sur la tête et lui tirer dessus avec une arbalète ? s’inquiéta Lou, l’oeil soupçonneux.
-Pas une arbalète, mais un fusil. C’est moins élégant, mais plus dans mon style.
-Et je peux savoir pourquoi tu me demandes ça à moi ? s’exclama la jeune fille, sentant l’exaspération la gagner.
-Parce que tu n’es pas quelqu’un de borné, Lou. Et puis, une fille, ça a plus de sensibilité pour ce genre de choses...
-Une fille...
-Tu sais, j’aurais bien demandé à Fanny, mais tu la connais : elle m’aurait ri au nez.
-Et bien rassure-toi, je fais comme elle. Ha ! Ha ! Ha !" rétorqua Lou en le fusillant du regard. Elle le planta là, furieuse, en lui collant sa pelle à crottin dans les mains. Il valait d’ailleurs mieux qu’elle s’en aille, sinon elle lui aurait probablement mis la pelle sur la figure, avec le crottin en prime. Comment avait-il pu oser lui proposer une chose pareille ? A croire qu’il était totalement inconscient !
Cody, quant à lui, ne se laissa pas décourager par ce refus. La première partie de son projet était tombée à l’eau, mais il avait heureusement un plan de rechange. Lâchant la pelle, il prit d’un bon pas le chemin du campement. Justement, Ilona, la jeune soeur de Lazlo émergeait du chariot. Et elle ne pouvait pas tomber mieux.

En arrivant en ville, les jeunes gens furent surpris par l’animation qui y régnait malgré la chaleur. Ils trouvèrent Sam Cain qui, appuyé contre un pilier du trottoir, regardait en riant un attroupement au milieu de la rue. En s’approchant, ils découvrirent au milieu du cercle Lazlo Batthyany et de ses frères Gregor et Janos revêtus de leurs habits traditionnels hongrois, qui s’amusaient à jongler avec Franklin. L’animal rattrapait les balles sans se priver de faire au passage quelques grimaces et démonstrations acrobatiques au son de l’accordéon de Peter, le plus jeune des frères. Le spectacle semblait ravir les habitants de Sweetwater. Ceux-ci lançaient de temps en temps une pièce au petit singe, lequel venait la ramasser avec un salut qui arrachait aux spectateurs des exclamations encore plus enthousiastes.
"Ils sont vraiment fantastiques, se réjouit Sam, en voyant les jeunes gens se regrouper autour de lui. Je les ai autorisés à donner un spectacle, après-demain. Ca se passera dans le grand corral. Il y aura toute la ville. Vous viendrez ?
-Rassure-toi Sam, je ne manquerai ça pour rien au monde, répondit Teaspoon dont l’oeil droit s’était fermé. Pour une fois qu’il y a un peu d’animation dans cette ville... Bon, c’est pas tout ça, mais faudrait voir à vous mettre un peu au travail, vous autres."
Les cavaliers laissèrent échapper des grognements mécontents, mais aucun d’eux n’osa protester plus avant. Traînant les pieds, ils se dirigèrent vers le magasin général et commencèrent à remplir le chariot des victuailles qu’Emma choisissait. Quand le dernier sac fut chargé, la jeune femme leur donna quartier libre. Pendant que les autres retournaient voir le spectacle, Jimmy et Fanny s’éclipsèrent discrètement. Ils contournèrent la banque et entrèrent dans le bureau des concessions. Le petit homme derrière le guichet les détailla du regard, avant d’ôter son lorgnon et de demander d’un ton traînant s’il pouvait faire quelque chose pour eux. Fanny s’approcha du comptoir avec assurance et demanda à consulter le registre des concessions de Sweetwater.
"Vous cherchez quelque chose de particulier ?" demanda le petit homme, d’un air inquisiteur. La jeune fille fit une moue exaspérée, puis reprit son ton le plus anodin pour déclarer : "Mon oncle a disparu dans la région il y a plusieurs années, et j’essaie de le retrouver.
-Et bien, vous n’êtes pas au bout de vos peines, se moqua l’employé, en sortant trois gros registres de son armoire et en les posant sur le comptoir.
-Si vous aviez aussi le registre des relevés topographiques, ça nous aiderait beaucoup", ajouta Fanny sans lui prêter attention, pendant qu’elle étudiait la tranche des livres. Elle avait espéré que le classement serait fait par ordre alphabétique, mais elle constata avec déception qu’il était chronologique. Voilà qui n’allait pas lui faciliter la tâche, comme venait de le faire remarquer le petit homme. Celui-ci posa devant elle quatre volumes reliés encore plus gros que les premiers, dont la couverture indiquait : "Relevés topographiques autour de la Sweetwater". Il la regarda avec un sourire narquois s’emparer du premier tome des concessions et le poser avec difficulté sur le pupitre, près de la fenêtre. Elle commença alors à tourner les pages, suivant du doigt toutes les lignes manuscrites où figurait un nom, et passant en oblique sur la description des lots. Jimmy se posta à côté d’elle pour regarder, mais, vexé de ne pas pouvoir suivre, il finit par aller s’installer à la fenêtre en lui disant qu’il préférait surveiller si personne ne venait. Fanny lui adressa un vague murmure en guise de réponse, sans lever les yeux du livre qui l’absorbait entièrement. Elle faisait de son mieux pour ne pas perdre de temps sur les détails inutiles, mais l’écriture changeante de chaque enregistrement rendait la lecture plus difficile. Fébrilement, elle tournait les pages, espérant qu’un indice lui sauterait bientôt aux yeux. Faisant les cent pas, Jimmy revenait de temps en temps se pencher par dessus son épaule, piqué par la curiosité. Lui aussi supportait mal l’attente. Seuls ces gros livres le séparaient d’un trésor. Peut-être le plus fabuleux qu’il ait jamais vu. D’accord, il n’avait pas eu l’occasion de voir beaucoup de trésors, dans sa vie. Mais tout de même... "Il a trouvé parmi les dunes / Le coeur brillant de son diamant / La vie s’écoule au clair de lune / Entre ses doigts en fils d’argent". Ca avait de quoi vous enflammer l’imagination.

Pour la dixième fois au moins, il revint se pencher au-dessus du livre. Il essaya de déchiffrer les signes, mais dut renoncer. Un livre classique, c’était déjà difficile, bien qu’il arrive à reconnaître certains mots. Mais là, la succession des lettres et des chiffres étalés sur le papier lui paraissait totalement obscure.
"Tu y comprends quelque chose ? finit-il par demander.
-Je m’en sors", répondit Fanny sans détourner les yeux. Son soupir laissait clairement entendre que son manège commençait à l’agacer. Il fit mine de lire le haut de la page, mais elle leva la tête et le dévisagea curieusement.
"Franchement Jimmy, pourquoi tu n’apprends pas à lire ? demanda-t-elle en revenant au registre.
-A quoi ça me servirait ? riposta-t-il, dédaigneux en s’écartant du pupitre.
-Pour commencer, à m’aider", répondit Fanny en tournant la page d’un air exaspéré.

Pendant qu’elle se débattait avec les noms, les lieux et les dates du registre des concessions, Cody avait lui aussi faussé compagnie à l’équipe. Ce n’est pas que le spectacle ne lui plaisait pas, bien au contraire. Il se sentait dans son élément, au milieu de ces nomades qui vivaient de leurs talents artistiques. Il en était même à se dire que Irena avait raison : il était un saltimbanque, comme eux, et il attendait avec impatience la représentation. L’occasion de sa vie. Enfin il avait une chance de sortir du lot et d’être reconnu. Elle lui avait prédit que le spectacle le mènerait à la gloire, et il avait bien l’intention de tout faire pour lui donner raison au plus vite. Le problème était de trouver rapidement une idée, de préférence géniale. Il avait misé beaucoup sur Guillaume Tell, mais après la réaction véhémente de Lou, il ne pouvait pas se risquer à demander à quelqu’un d’autre. Il était pourtant fin tireur et sûr de son coup. Mais apparemment, pas encore assez bon pour eux.
Sa discussion avec Ilona n’avait pas non plus contribué à lui remonter le moral. Elle lui avait bien fait comprendre que le moindre de leurs arts nécessitait des heures et des heures d’apprentissage. Lui, n’avait pas tout ce temps. Il devait absolument être prêt pour la représentation. Il avait bien quelques idées en tête, mais rien pour l’instant qui lui permette de marquer les esprits et de se faire reconnaître pour un véritable artiste. Rien. Si ce n’est... Lentement, la bouche entrouverte en une expression de totale adoration, il s’approcha de la vitrine.

"Je l’ai !"
Jimmy se précipita vers le pupitre où Fanny pointait du doigt un paragraphe écrit à l’encre violette, au milieu du deuxième registre.
"Casper Van Heflin, lut Fanny. En 1837, il a déclaré une concession dans les collines au nord de la Sweetwater, à Moon Valley. Pas de mention de son activité. Il s’est agrandi cinq ans plus tard en rachetant le lot voisin : quelques hectares de cailloux impropres à la culture, si j’en crois la description qui est là... Pourquoi racheter des cailloux ?
-Probablement parce qu’il y avait quelque chose de plus intéressant en dessous", répondit Jimmy avec un sourire entendu.
Fanny constata avec plaisir qu’ils s’étaient compris. Elle nota la référence du lot et son emplacement au dos de son dessin et referma le registre. Il était temps de rejoindre les autres s’ils ne voulaient pas qu’ils se posent des questions. Avec un peu de chance, ils pourraient revenir demain pour consulter les relevés topographiques. Elle espérait bien trouver une carte un peu plus précise de la zone de la concession, et des indications sur la nature du terrain. Peut-être un indice qui lui permettrait de resituer son schéma. N’importe quoi qui lui indiquerait ce que pouvait cacher Moon Valley.

Avec la tombée de la nuit, une légère fraîcheur descendait sur la prairie. Et l’on pouvait encore y entendre le cri aigu des chiens de prairie qui s’appelaient de loin en loin avant de regagner leurs trous. Une odeur de foin roussi s’était répandue dans l’air que Teaspoon huma avec attention. Il y avait sans doute eu un feu, plus loin dans la prairie. Les cavaliers sortirent du dortoir et le suivirent au campement des tsiganes, répondant ainsi à l’invitation d’Anton. Leur feu de camp brûlait encore, éclairant les visages de ses flammes dansantes, soulignant cette part de mystère que reflétaient leurs yeux. Le chef de clan, les mains dans les poches, s’avança à leur rencontre et les accueillit avec un sourire qui accentuait ses traits tourmentés de curieuse manière, lui donnant l’aspect de l’un des insolites habitants des lointaines forêts magiques de sa Hongrie natale. Tout le clan était réuni autour de lui. Lazlo avait sorti un violon d’un étui usé, et en tirait une suite de notes aiguës et précipitées qui résonnaient comme une plainte vers le ciel étoilé. Les jeunes gens s’assirent sur les bottes de paille disposées en cercle. Pendant que Cody essayait désespérément de se débarrasser de Franklin qui prenait un malin plaisir à tirer sur les perles de sa veste... ce qui fit déclarer à Jimmy que l’animal avait sans doute senti immédiatement qu’ils étaient faits pour s’accorder... Anton s’approcha de Teaspoon et lui mit dans les mains un gobelet de grès. Il lui présenta une bouteille enroulée dans un torchon, et la déboucha avec un sourire énigmatique. Tout en versant un breuvage à l’arôme entêtant, il commença à leur raconter comment lui et sa famille avaient quitté la Hongrie cinq ans plus tôt. Ils étaient venus en Amérique pour fuir les persécutions que subissait leur peuple et depuis, ils sillonnaient les états, s’arrêtant dans les villes qu’ils traversaient pour donner un spectacle et gagner ainsi l’argent nécessaire à la poursuite de leur voyage. Toutes les richesses du clan tenaient dans ces deux chariots. Ils n’avaient pas d’attache. Ils n’en voulaient pas. S’arrêter de voyager, c’était mourir.

Teaspoon huma le fameux alcool, se demandant s’il était bien prudent d’y goûter. Avec précaution, il porta le gobelet à ses lèvres. "Sacré Dieu ! s’exclama-t-il en retenant un hoquet. J’ai bu un peu de tout dans ma vie, des tord-boyaux, des grands alcools... Mais ça..." Sans pouvoir poursuivre, il désignait le gobelet de son autre main, un oeil fermé et l’autre pleurant presque. Anton et Lazlo éclatèrent de rire devant sa mine mi-figue mi-raisin. Teaspoon étouffa un nouveau juron qui lui attira un regard réprobateur de la part d’Emma.
"Qu’est-ce que vous mettez là-dedans ? trouva-t-il enfin la force de demander.
-Secret de fabrication, répondit Anton avec un sourire plus amusé qu’énigmatique.
-Vous survivrez, Teaspoon ?" demanda Cody, tandis que les autres étouffaient un fou-rire.
Le chef de relais prit une profonde inspiration, bomba le torse pour se donner une contenance et déclara d’une voix assurée : "T’en fais donc pas pour moi, Cody. En tout cas, les garçons, je vous interdis de toucher à ça." Et là-dessus, il vida sec le fond de son gobelet.

Les jeunes gens s’installèrent, pour écouter les mélodies étranges de Lazlo. Fanny vint s’asseoir à côté de Teaspoon et posa les coudes sur ses genoux tout en fixant le musicien d’un regard émerveillé. Au bout d’un moment, elle se tourna vers son patron et demanda, d’un air détaché : "Teaspoon, ça fait longtemps que vous êtes à Sweetwater ?
-Un certain temps, répondit distraitement le cow-boy.
-Un certain temps ?
-Ca fait déjà quelques années que je traîne dans la région. Pourquoi ?
-Je me disais... vous avez dû en rencontrer, des gens."
Le vieil homme se tourna vers elle, intrigué. Mais elle se balançait toujours au rythme du violon, les yeux dans le vague, comme si ses pensées l’avaient emmenée très loin de là.
"Qu’est-ce qui t’arrive, Mac ? demanda-t-il, reportant son attention sur le feu que les hommes entretenaient malgré la chaleur. De temps en temps, ils y jetaient une poignée d’herbes à l’odeur âcre, qui semblaient miraculeusement repousser les insectes.
-Et bien, commença-t-elle, après une hésitation. Ce matin, j’ai trouvé une tombe, avec un nom dessus, et je me demandais..."
Heureusement, Teaspoon ne remarqua pas la réaction vive de Jimmy qui s’était redressé net et lançait un regard lourd de reproches à la jeune fille. Sinon, cela lui aurait mis la puce à l’oreille. Fanny, elle, s’en rendit compte, mais elle se contenta de lui adresser un signe de tête confiant.
"Tu sais, enchaînait le vieil homme, les tombes, c’est pas ce qui manque, le long des pistes.
-Justement, celle-là est à l’écart de la piste, j’ai trouvé ça bizarre, alors je me demandais... Peut-être que vous avez connu l’homme qui est enterré là.
-Depuis quand tu t’intéresses aux vieux morts ?
-Je trouvais juste que c’était un drôle d’endroit pour se faire enterrer. J’aurais bien aimé savoir quel genre d’homme avait pu avoir une telle idée."
Teaspoon l’observa une minute. Elle n’avait toujours pas bougé, et parlait d’un ton détaché en haussant négligemment les épaules. "C’était quoi, le nom ? demanda-t-il en se ré-appuyant contre la botte de paille.
-Casper Van Heflin."
Teaspoon éclata d’un rire tonitruant. Tous les regards convergèrent vers eux, et cette fois, celui de Hickok lançait des éclairs.
"C’est pas croyable, s’exclama Teaspoon d’un ton jovial. Ne me dis pas que tu as trouvé la tombe du Hollandais !
-Vous le connaissez ?
-Qui n’a jamais entendu parler du Hollandais à Sweetwater ! C’était déjà une légende de son vivant, à ce qu’il paraît."
Jimmy se rapprocha imperceptiblement. Ses traits s’étaient légèrement décontractés, la colère et la méfiance faisant place à la curiosité. "La légende du Hollandais ? demanda Fanny, prenant soin de rester sur un ton léger.
-La légende de la mine du Hollandais, rectifia Teaspoon d’un ton solennel. Cette mine... Tout le monde l’a cherchée, personne ne l’a jamais trouvée. On se demande même si elle a jamais existé.
-C’était une mine de quoi ?
-Ca, personne non plus ne l’a jamais su. Van Heflin est arrivé sur la Sweetwater il y a un peu plus de vingt ans, avec tout un attirail de mineur. Il répétait à qui voulait l’entendre qu’un songe lui avait révélé qu’il trouverait un grand trésor en Amérique. Il disait qu’il avait même vu l’endroit, et que c’était la Sweetwater. Pendant des années, il a arpenté les collines dans tous les sens. Il redescendait en ville une fois l’an. Mais, avec le temps, il devenait de moins en moins loquace, comme s’il économisait ses mots. Certains ont dit qu’à force, il en avait oublié le langage. En tout cas, à chaque fois, il paraissait plus vieux, plus usé. Peu avant sa mort, il a lâché un jour qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, mais qu’il devait maintenant prévoir les aménagements nécessaires pour l’exploitation. Qu’une fois qu’il se serait organisé, ce serait la fortune. Plus personne ne le croyait. Tout le monde se disait que si c’était vrai, il aurait ramené une preuve : une pépite, un diamant...
-... Une opale, murmura Fanny, les yeux dans le vague.
-Non, continua Teaspoon en secouant la tête, sans lui prêter attention. Si ça avait été le cas, les gens l’auraient vu. Il était comme tous les mineurs. Il se serait payé un bon bain, un habit neuf, une fille et une cuite. Mais comme il n’avait toujours pas un sou vaillant, il est reparti dans sa montagne comme il en était descendu. Finalement, ils sont tous tombés d’accord pour dire que la solitude l’avait rendu cinglé, et plus personne n’a prêté attention à ce qu’il racontait. Quelques temps plus tard, il est revenu avec tout son matériel. Deux jours après, on l’a trouvé mort dans sa chambre d’hôtel. Le docteur a dit qu’il était parti des poumons. La seule chose qu’il laissait, c’était une lettre, dans laquelle il demandait à être enterré au dessus du Lac du Rocher Noir, et qu’on mette sur sa tombe la pierre qu’il avait gravée, pour l’aider à passer dans l’autre monde.
-Dites donc, intervint Cody. Elle est pas réjouissante, votre histoire.
-Et il en existe tellement, des comme ça, soupira le vieil homme. Toujours est-il qu’après sa mort, certaines personnes se sont dit que la mine existait peut-être, et ils ont sillonné les collines à leur tour. Mais ils n’ont jamais rien trouvé. Je crois que la plupart n’ont même jamais su où Van Heflin avait vécu pendant tout ce temps.
-Ils n’ont même pas trouvé une cabane ? s’étonna Fanny.
-Non. A croire qu’il n’a fait qu’errer dans les collines pendant des années sans jamais se fixer nulle part.
-Et peut-être y erre-t-il toujours aujourd’hui pour protéger son trésor, déclara Fanny d’une voix à laquelle elle donna une profondeur inattendue et des modulations sinistres.
-Tu crois qu’il hante sa mine ? demanda Cody, avec un sourire en coin.
-Ces hollandais sont capables de tout, s’esclaffa la jeune fille. Je disais ça parce que l’histoire de Teaspoon m’a fait penser à celle du Hollandais Volant."

A leur grande surprise, ils virent les femmes du clan se signer rapidement et échanger avec les hommes des regards inquiets. Visiblement, cette évocation n’était pas faite pour les tranquilliser.
"C’est quoi, le Hollandais Volant ? demanda Lou, dont cette réaction avait piqué la curiosité.
-Un bateau fantôme, répondit Fanny avec un léger sourire. On raconte qu’il hantait la mer des Caraïbes au siècle dernier.
-Il ne faut pas évoquer le diable", intervint soudain Irena d’un air si grave, que les sourires s’effacèrent subitement.
Buck eut un geste instinctif vers son amulette, tandis que les autres échangeaient des regards intrigués et légèrement inquiets. Teaspoon jeta un oeil à Mac et constata qu’il souriait toujours. Plus discrètement sans doute, mais ces réactions l’amusaient.
"Le Hollandais Volant est toujours là, déclara Lazlo d’un ton solennel, en imposant le silence à sa femme. Malheur à celui qui le croise. Il annonce sa perte."
A nouveau, les femmes se signèrent. Teaspoon jugea préférable de mettre fin à la visite. Mac semblait prêt à prolonger la discussion encore longtemps, malgré le trouble que provoquait l’évocation de cette légende chez leurs hôtes. Les jeunes gens paraissaient impatients eux aussi de connaître l’histoire. Mais il n’aurait pas été poli d’insister. S’ils voulaient en discuter plus avant, ils avaient le dortoir pour ça. Là, ils ne dérangeraient personne... sauf peut-être Buck. Teaspoon poussa un soupir bruyant et se leva, prenant congé d’Anton. Voyant cela, les cavaliers se levèrent à leur tour, à contrecoeur. Mais puisque Teaspoon avait donné le signal du départ, ils ne pouvaient pas faire autrement que le suivre.

Pendant qu’ils s’acheminaient lentement vers le dortoir, Jimmy se rapprocha de Fanny et lui glissa, sans cacher son mécontentement : "Qu’est-ce qui t’a pris, de parler de Van Heflin à Teaspoon ?
-Quoi, c’était une bonne idée, non ? J’en ai plus appris ce soir que je n’aurais pu le faire en un mois de recherches.
-Mais il risque de se douter de quelque chose, avança Hickok, inquiet.
-Tu l’as entendu : personne ne croit à l’existence de la mine. D’ailleurs, je te parie qu’il a déjà oublié notre conversation.
-Oui, mais pour combien de temps ? Teaspoon n’est pas du genre à se laisser berner aussi facilement. Tu le sais parfaitement.
-Le temps qu’on trouve ce qu’on cherche, Jimmy. Ca suffira."
Il la dévisagea un court moment. Son visage était seulement éclairé par la lumière blafarde de la pleine lune. Ses yeux brillaient d’un éclat insolite. Il réalisa alors qu’elle tenait à faire aboutir leur entreprise peut-être encore plus que lui, mais était-ce pour le trésor, ou par simple jeu ? Quelles pouvaient bien être ses motivations ? En cet instant précis, il aurait été bien incapable de le dire.

Suite

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