Chroniques du Poney Express


Chapitre 6 - 1ère partie

LE MIROIR AUX ALOUETTES

JUILLET 1860

Depuis quelques jours, une chaleur étouffante écrasait le relais et toute la région environnante. Après un beau mois de juin, l’été s’était installé tout naturellement, avec son soleil cuisant, son ciel plombé et son atmosphère accablante que pas un souffle d’air ne venait troubler. Chaque après-midi, les habitants de la région guettaient avec inquiétude les gros nuages gris cotonneux qui s’accumulaient au dessus de la prairie, priant en leur fort intérieur pour qu’ils déversent enfin leurs torrents sur les cultures rabougries. Mais les nuages s’éloignaient toujours pour aller se déchirer sur les sommets des monts Laramie, ne laissant derrière eux qu’un peu d’humidité qui rendait l’air irrespirable.

Pour les cavaliers du Poney Express, obligés d’acheminer le courrier contre vents et marrées, les courses étaient devenues une véritable corvée. Les chevaux, souffrant autant de la chaleur que les hommes, supportaient moins bien l’effort, et les coursiers étaient obligés de faire halte au moindre point d’eau pour leur permettre de tenir la distance. Si la Sweetwater, alimentée par les orages des montagnes, ressemblait encore à une rivière, nombre de ruisseaux et de mares étaient devenus des flaques d’eau croupie et de boue qui étaient d’un bien maigre secours pour ces voyageurs. Ces conditions difficiles allongeaient les temps de parcours et fatiguaient plus que d’habitude montures et cavaliers. Les jeunes gens, conscients de l’enfer qui les attendait sur la piste, mettaient moins d’empressement à se porter volontaires pour ces missions. Leur tour habituel leur suffisait amplement, et ils préféraient désormais s’épuiser aux travaux du relais et rester à proximité de la citronnade qu’Emma ne manquait pas de préparer tous les après-midi. Teaspoon avait entrepris de creuser un nouveau puits au cas où la source actuelle viendrait à se tarir. Manquer d’eau, c’était la mort assurée pour tous leurs chevaux et la fin du relais. Après quelques recherches, le vieil homme pensait avoir localisé une nouvelle source en bordure de la piste de Laramie, et avait mis les garçons au travail, avec pelles et pioches. Le filet d’eau trouvé après deux jours s’étant révélé prometteur, il ne restait plus qu’à canaliser l’eau et installer la pompe qu’il avait fait venir exprès de Saint-Louis.

En émergeant du trou dont le fond ne cessait de se remplir d’eau, Cody aperçut un cavalier qui arrivait au grand galop sur la piste de Laramie. Quelques instants plus tard, Hickok lança la mochila à Lou qui talonna Eclair. Il arrêta son cheval, sauta à terre et se précipita vers le broc qu’Emma venait de poser sous la véranda en dégrafant précipitamment son col. Il dut avaler deux verres entiers avant d’arriver enfin à articuler un mot. La poussière de la piste lui brûlait encore la gorge et les yeux. Son visage ruisselait de transpiration et sa chemise était trempée, sous son épaisse veste beige. Il se laissa tomber sur le banc et contempla la cour avec le regard satisfait du travail enfin accompli. Laissant son Palomino boire tout son saoul à l’abreuvoir, il entra dans le dortoir, prit une chemise propre et se dirigea vers la pompe. Le seau sous le bec était plein. Il y plongea la tête, puis s’aspergea à grande eau pour se débarrasser de toute la poussière accumulée sur la route. Par une chaleur pareille, il aurait volontiers préféré la rivière, mais il n’avait pas le temps pour ça. Quand il se sentit enfin mieux, il enfila sa chemise et retroussa ses manches. L’après-midi touchait à sa fin. Les garçons étaient en train de distribuer le foin aux bêtes et Emma avait regagné sa cuisine. C’était le moment idéal pour ce qu’il avait à faire. Comme il l’avait prévu, il trouva Fanny dans la sellerie où elle remettait en place le matériel qu’elle et Ike venaient d’utiliser pour le dressage des deux poulains achetés par Teaspoon deux semaines plus tôt. Après un long débat, elle avait réussi à le convaincre de lui confier le débourrage des bêtes. Ainsi, depuis quinze jours, Ike et elle expérimentaient une nouvelle méthode de dressage.
Elle contemplait l’étagère sans la voir, plongée dans une profonde réflexion dont Hickok hésita tout d’abord à la tirer. Pourtant, il finit par demander innocemment :
"Qu’est-ce que tu fais ?
-Je réfléchis."
Evidemment, il aurait dû s’y attendre. A question idiote... Mais Jimmy ne se laissa pas intimider. S’avançant vers elle, il sortit une feuille de papier de sa poche. "Je voudrais te montrer quelque chose." La jeune fille daigna détacher son regard de l’étagère et se tourna vers lui. L’aspect du papier qu’il lui tendait l’intrigua aussitôt. "Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en s’en saisissant.
-Je ne sais pas. Je l’ai trouvé dans la poche de ma veste après mon départ de Laramie. C’est comme si quelqu’un l’avait glissé là sans que je m’en aperçoive." Fanny caressa la texture de la feuille. Elle avait déjà quelques années, à en juger par son grain épais et sa teinte jaunâtre. Elle la déplia et fronça les sourcils.
"Alors ?
-On dirait un poème." Elle se rapprocha de la fenêtre pour profiter du jour et le parcourut une deuxième fois. Puis, elle replia la feuille et releva la tête, les yeux dans le vague. Elle semblait encore plus absorbée qu’à son arrivée. Comme Jimmy s’impatientait, elle relut le poème à voix haute :

Sur la colline des mille étoiles
Résonne encore malgré le temps
Le cri de l’homme contre le vent
Et sa victoire vaut mille opales

Il a trouvé parmi les dunes
Le coeur brillant de son diamant
La vie s’écoule au clair de lune
Entre ses doigts en fils d’argent

La croix de l’homme veillait encore
Cachant le fabuleux trésor
Son blanc reflet dans le miroir
Offrait la clé de sa mémoire


-C’est tout ?
-Je te l’ai dit, c’est un poème.
-Pourquoi on aurait mis ça dans ma poche ?
-Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Fanny en lui tendant la feuille. Après tout, c’est peut-être toi qui l’as pris sans t’en apercevoir."
Mais Jimmy secoua la tête, visiblement peu convaincu. Même en cherchant bien, il ne se rappelait pas avoir rien mis dans sa poche. Il regarda Fanny qui s’était remise à ranger les étagères. "Tu crois que ça a une signification ?
-C’est un poème. Il y a toujours une signification. C’est pas du Whitman, mais...
-Du quoi ?"
Fanny leva les yeux vers lui, et le dévisagea un instant, perplexe. "Ca n’a pas d’importance", finit-elle par dire en secouant la tête. Mais Jimmy n’en était pas convaincu. S’il avait bien écouté, le poème parlait de trésor, de diamant, d’argent, et d’une clé. Il ne lui en fallait pas plus pour échafauder toutes sortes d’hypothèses.

Pendant tout le repas, il demeura songeur, essayant de donner un sens aux mots. Il ne l’avait entendu qu’une fois. Les phrases s’embrouillaient dans sa tête. Aussi, lorsque les cavaliers sortirent après le repas pour prendre le frais, il alla trouver Fanny qui s’était juchée sur la barrière du corral pour observer les poulains, et lui demanda de lui relire le poème. La jeune fille s’exécuta sans discuter, lentement, en essayant de lui donner l’intonation adéquate, comme sa mère l’aurait fait. Après tout, elle n’avait pas beaucoup d’occasions d’entendre des vers, depuis qu’elle était au relais, et ceux-ci lui procuraient un certain plaisir, aussi mauvais qu’ils puissent être. Elle se tut enfin, replia la feuille et leva les yeux vers les étoiles. La colline des mille étoiles. C’était quand même un joli nom. Qu’est-ce qui pouvait inciter à appeler un lieu "la colline des mille étoiles" ? Elle fut interrompue dans sa rêverie par la voix de Jimmy qui murmurait : "C’est drôle, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que ça a une signification.
-Tu crois qu’il parle d’un trésor caché ? demanda-t-elle, avec un sourire amusé.
-Pourquoi pas ?
-Tu as raison, Jimmy, déclara-t-elle en sautant de son perchoir. Il y a certainement une mine de diamants là-dessous. Ceci dit, j’ai rarement vu un chercheur d’or se transformer en poète. Même mauvais."
Hickok comprit à son ton qu’elle lui conseillait de laisser tomber cette histoire. Mais quelque chose le retenait de le faire : "Qui avait glissé ça dans sa poche, et pourquoi ?"

La jeune fille n’y pensait déjà plus, quand le lendemain, elle entra dans l’enclos, une longe à la main. Elle fit passer le plus jeune des poulains dans le rond de travail, tandis que Ike mettait la dernière main à la préparation du "cheval-professeur". Cody posa ses seaux vides au pied de la vieille pompe et les regarda faire, se demandant une fois de plus à quoi cet animal allait bien pouvoir leur servir. Son regard s’attarda un instant sur la jeune fille qui, tout en rassurant le jeune cheval de la voix et de la main, lui passait sa longe autour de l’encolure.
En la découvrant avec des yeux neufs, Cody se rendait compte que Fanny était plutôt jolie. A vrai dire, son regard l’avait toujours un peu troublé, ce qui avait provoqué chez lui une réaction effrayée. Il n’était d’habitude pas prédisposé à ce genre de sentiments contre nature, et il avait lutté avec énergie pour les faire taire. Mais maintenant qu’il connaissait le fin mot de l’histoire, plus rien ne le gênait, et il trouvait très agréable de se laisser troubler. Pourtant, il considérait qu’elle avait bien trop mauvais caractère pour qu’il se risque à envisager autre chose que de l’amitié. D’ailleurs, leur complicité lui convenait tout à fait. Il appréciait qu’elle se confiât facilement à lui, et il en était de même pour lui. Il aimait sa compagnie parce qu’elle savait l’écouter dans ses délires, tout comme lorsqu’il était sérieux, dans les bons comme dans les mauvais moments. Et si parfois elle prenait un air moqueur, ce n’était que pour lui montrer qu’au fond, ses petits malheurs étaient bien peu de choses et qu’il était tout à fait capable de les affronter. Pour d’autres, en revanche, il semblait que la boutade qu’il avait lancée le jour où ils avaient découvert la vérité, sonnait de plus en plus juste. Cody ébaucha un sourire en constatant l’air absent de Hickok. Nul doute qu’il éprouvait déjà des sentiments au-delà de la simple amitié.

"Jimmy." Le jeune homme sursauta. Il se tourna vers son ami en marmonnant un "Hum ? Quoi ?" qui conforta Cody dans son opinion. Son sourire en coin plein de sous-entendus vexa Hickok qui répéta d’un ton bourru : "Qu’est-ce qu’il y a ?
-Le seau est en train de déborder", répondit Cody, imperturbable. Hickok baissa les yeux vers le seau qui déversait son trop-plein dans le bac, et s’aperçut seulement à cet instant qu’il avait continué à actionner la pompe mécaniquement. Il poussa un juron, vida le surplus et souleva l’anse.
"Remarque, je te comprends, continua innocemment Cody.
-Tu comprends quoi ? demanda Jimmy, sur ses gardes.
-Pourquoi tu as la tête ailleurs, depuis quelques jours", répondit le jeune homme en désignant du menton le corral où Fanny venait de se mettre en selle. Raccourcissant la longe du poulain, elle l’amena à poser sa tête contre l’encolure de sa propre monture, ce qui eut pour effet immédiat de calmer le jeune cheval.
Déjà sur le qui-vive, Jimmy se braqua. "Qu’est-ce que tu veux dire, Cody ? demanda-t-il, légèrement menaçant.
-Oh, je t’en prie, s’esclaffa le cavalier. Je te connais trop. Elle te plaît bien, pas vrai ?
-Quand tu auras fini de dire des âneries, peut-être que tu pourras m’aider à remplir les abreuvoirs, répondit Hickok, d’un ton qui indiquait qu’il prenait des risques à trop insister.
-Je suis ton ami, Jimmy. Ce qui veut dire que tu peux m’en parler sans crainte, riposta le jeune homme qui n’avait pas l’intention de se laisser impressionner.
-Y’a rien à dire, Cody.
-Jimmy...
-D’accord, s’énerva Hickok en posant brusquement le seau par terre et en se tournant vers lui d’un air décidé. Qu’est-ce que tu veux savoir ? Ce que j’éprouve pour Fanny ? Si elle me plaît ? Tout ce que tu as à savoir, c’est que c’est une fille et que ça m’inquiète de la savoir seule sur les routes. Elle n’est pas à sa place. Mais comme on ne pourra pas la convaincre de laisser tomber, il ne me reste plus qu’à faire en sorte qu’il ne lui arrive rien... T’es content ?
-Je suis content", répondit simplement Cody, qui n’avait pas bronché pendant tout son discours. Jimmy lui jeta un regard noir et lui tourna le dos.
"T’es amoureux."
Le jeune homme s’arrêta net, interdit, et le dévisagea.
"T’es amoureux, répéta Cody, comme si c’était une évidence. Tu sais très bien qu’elle sait se défendre et qu’elle n’a besoin de personne, mais tu ne peux pas t’empêcher d’avoir peur pour elle... Quand je pense qu’il y a un mois, tu ne rêvais que de lui flanquer une raclée !
-Très drôle Cody.
-Si tu veux mon avis, au lieu de passer ton temps à rêver et à la regarder avec des yeux de poisson pas frais, tu ferais mieux de lui parler. Parce que si tu continues comme ça, Teaspoon va finir par se douter de quelque chose... Et tu vas tarir le puits.
-Lui parler de quoi ? maugréa le jeune homme en reprenant son seau. Et même si c’était vrai, qu’est-ce que je lui dirais ? Rien de tel pour la braquer. Non. On est de bons amis, maintenant. Vaut mieux que ça reste comme ça.
-Jimmy...
-Laisse tomber, Cody. Tu sais aussi bien que moi que c’est la meilleure solution pour tout le monde." William Cody regarda s’éloigner son ami, un peu déçu. Mais comme il aimait à le dire, on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Tout viendrait en temps et en heure. Avec leurs caractères de cochon, ces deux-là étaient faits pour s’entendre.

Jimmy ruminait encore, vexé de s’être laissé percer à jour si facilement, quand Cody le poussa du coude. Il voulut l’envoyer paître, persuadé qu’il revenait à la charge, mais son expression l’en dissuada. Levant la tête dans la direction qu’il lui désignait, il aperçut à son tour les deux chariots qui approchaient lentement du relais. Tout en finissant de déverser son seau dans l’abreuvoir, Cody appela Teaspoon, tandis que Jimmy s’avançait au-devant du convoi. Dans l’enclos, Fanny et Ike immobilisèrent les chevaux. Les chariots s’arrêtèrent, laissant aux jeunes gens tout loisir d’observer les nouveaux arrivants. Jamais ils n’en avaient vus décorés de la sorte de tissus chamarrés et peints de couleurs vives. Les voyageurs paraissaient étrangers à en juger par leurs accoutrements colorés et l’accent roulant de l’homme qui s’adressa à Teaspoon. Il devait avoir à peu près le même âge que lui, comme le laissait voir sa chevelure brune parsemée de gris. Une fine moustache noire barrait son visage brun marqué par le temps. Une petite cicatrice qui descendait de son oeil gauche vers l’oreille lui donnait un air intimidant. A bien y regarder, cette oreille n’existait même plus. Ce constat fit frissonner les garçons mais ne sembla pas impressionner Teaspoon qui s’avança à sa rencontre lorsque, confiant les guides à sa femme, l’homme sauta de son chariot. Il était d’assez haute stature, dominant le chef de relais d’une bonne tête. Dans un anglais correct, il demanda un endroit où camper et un peu d’eau pour ses bêtes. Comme Teaspoon lui indiquait le terrain derrière la grange et leur proposait l’eau de la source, Anton Batthyany, ainsi qu’il se nommait, le remercia en serrant dans ses grandes mains noueuses celles du vieil homme, et invita ses hôtes à partager leur repas quand ils le désireraient.

Sans un mot, les garçons regardèrent les chariots contourner la grange et s’immobiliser. Ils retournèrent à leurs tâches en gardant un oeil méfiant sur les étrangers qui installaient leur campement. Ils virent alors avec surprise un clan entier émerger des chariots. Il y avait là une bonne dizaine d’adultes, hommes et femmes, dont le doyen, appuyé dignement sur une canne, dirigeait les plus jeunes par de petits ordres brefs dans une langue qui échappait totalement aux jeunes cavaliers. Autour d’eux, couraient deux garçons en bas âge, et un adolescent qui semblait prendre très au sérieux la tâche qu’on lui avait confiée, à en juger par le ton arrogant sur lequel il s’adressait aux enfants.
Soudain, Cody attira l’attention de ses amis et leur désigna le deuxième chariot d’où sortaient deux ravissantes jeunes filles aux cheveux bruns serrés dans une longue et souple tresse qui pendait dans leur dos. Elles ne devaient pas avoir plus de dix-huit ans. Leurs yeux sombres rayonnaient sous leurs longs cils noirs, donnant à leur visage clair une expression mystérieuse. Chacune tenait une poignée d’une lourde malle d’osier qu’elles manoeuvraient avec dextérité. Sans s’arrêter, la première adressa quelques mots à sa cadette qui jeta un coup d’oeil discret en direction des cavaliers appuyés contre la barrière du corral, un sourire niais sur les lèvres. Les jeunes filles échangèrent quelques confidences en riant sous cape, jusqu’à ce qu’une voix autoritaire les rappelle à l’ordre. Debout près des bêtes, un homme d’une vingtaine d’années à la peau sombre et ressemblant au chef de clan, leur lança un regard lourd de reproches tout en les invectivant. Le sourire des jeunes filles s’effaça aussitôt et, assurant leur prise sur la malle, elle hâtèrent le pas dans sa direction.

"Méfiez-vous, les garçons, intervint Teaspoon qui avait suivi toute la scène avec amusement. Les tsiganes ne sont pas commodes quand il s’agit de l’honneur de leurs femmes.
-Mais on ne faisait rien de mal, Teaspoon, intervint Buck, tandis que les jeunes gens se rassemblaient autour de lui.
-Ca commence par un sourire, et Dieu seul sait comment ça peut se finir, lança le vieil homme d’un air docte. Dans ma jeunesse, j’ai connu une tsigane. Une véritable panthère. J’avais tout juste vingt ans et j’en étais fou amoureux.
-Et vous l’avez épousée, ironisa Cody.
-Non, monsieur Cody. C’est pas que j’aurais pas voulu, mais ce n’était pas aussi simple que ça, continua Hunter, nostalgique. Elle était promise à un homme de son clan.
-Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Hickok.
-Ses frères ont mis ma tête à prix pour venger leur honneur bafoué. Ils ont réussi à m’attraper, et ils m’auraient égorgé si la jeune fille ne leur avait avoué qu’elle n’était pas amoureuse de moi, mais qu’elle avait joué la comédie pour rendre son fiancé jaloux.
-Egorgé ? grimaça Kid. Voilà de drôle de coutumes.
-Les tsiganes ont le sang chaud et leur honneur est la seule chose à laquelle ils tiennent, déclara alors une voix à l’accent mélodieux dont les « r » roulaient comme les pierres d’un torrent. Mais ne craignez rien. Nous ne sommes pas des sauvages.

En se retournant, les jeunes gens découvrirent l’une des femmes du convoi. Elle se tenait droite et fière devant eux, son seau plein à bout de bras. Une large jupe à volants rouge et noire tombait sur ses bottes en cuir luisant. Elle portait un corsage blanc échancré dont les manches descendaient juste au dessous du coude, et son épaisse chevelure noire comme le charbon était emprisonnée dans un foulard rouge d’où s’échappaient quelques mèches. Deux petits anneaux d’or pendaient à ses oreilles, éclairant son visage d’un ovale parfait. Réagissant le premier, Buck se précipita pour la débarrasser de son seau. Au même instant, un petit singe vêtu d’un gilet bleu brodé d’argent bondit sur la jupe de la jeune femme, vint se percher sur son épaule et les salua profondément.
"Je m’appelle Irena, et lui c’est Franklin", déclara la jeune femme, en tendant la main vers Teaspoon avec un sourire avenant. Aussitôt, le vieux séducteur ôta son chapeau, et s’inclina profondément sur cette main délicate en lui adressant un compliment dont lui seul avait le secret. La jeune femme éclata d’un rire cristallin : "Je comprends que ces tsiganes aient mis votre tête à prix. Vous êtes un véritable danger pour une femme. Vous avez les mains d’un homme généreux et droit pourtant, continua-t-elle en observant la main qu’elle avait gardé dans la sienne. C’est peut-être ce qui les séduit. Je constate d’ailleurs que vous avez eu beaucoup de femmes dans votre vie, monsieur Hunter."
Teaspoon retira sa main en rougissant légèrement, embarrassé. Si Irena avait voulu les impressionner, c’était réussi. Tous la dévisageaient maintenant avec admiration d’avoir réussi en si peu de temps à cerner aussi bien leur patron. La jeune femme s’en rendit compte et expliqua : "Les mains sont le reflet de l’âme. Votre caractère y est gravé comme dans la pierre. On y lit le passé, le présent et l’avenir.
-Vous lisez dans les lignes de la main ?" demanda Buck, impressionné.
"Et dans d’autres choses. Je suis voyante. Dieu m’a donné ce don que j’essaie d’utiliser au mieux. Veux-tu connaître ton avenir ?"
Buck recula d’un pas, visiblement mal à l’aise. Tout ce qui touchait au monde des esprits était à manier avec précaution, et il trouvait qu’elle prenait ça bien trop à la légère.
"Moi je veux bien", annonça soudain Emma qui les observait depuis un moment. Elle s’avança au milieu du groupe et tendit sa main gauche à la jeune tsigane en souriant. Irena saisit la main et en suivit les différents plis d’un doigt léger, puis elle sourit : "Vous avez une très belle ligne de coeur, remarqua-t-elle, provoquant ainsi quelques sourires entendus chez les cavaliers. Et je vois un mariage pour bientôt.
-J’espère que Sam est au courant, lança Cody d’un air entendu, avant de se retourner pour rendre au singe la grimace qu’il venait de lui adresser.
-T’inquiètes pas, répondit Hickok. Emma va bien réussir à le mettre sur la voie."
La jeune femme leur adressa un clin d’oeil malicieux, puis elle accompagna Irena jusqu’à son campement.

En fin d’après-midi, Fanny prit un relais pour Laramie, laissant à Ike le soin de s’occuper des poulains. Malgré les corvées, les conversations allaient bon train, à propos des tsiganes, et les cavaliers ne pouvaient s’empêcher de jeter des coups d’oeil dans la direction de leur camp lorsqu’ils passaient à proximité. Ce qui excitait le plus Cody, c’était la prédiction qu’avait faite Irena à Emma, et il n’arrêtait pas de discourir sur tout le bien qu’on pouvait retirer de la connaissance de son avenir. Jimmy fit sombrement remarquer qu’il avait déjà une vague idée de ce que l’avenir lui réservait sans avoir besoin de faire appel à une voyante. Pour les autres, il leur suffisait de savoir que demain il ferait jour. Cody fronça les sourcils, vexé. "Et bien moi, ça m’intéresse de savoir ce qui se prépare, déclara-t-il d’un ton décidé.
-Ca, on n’en doutait pas, répondit Kid. Je te parie même que je connais la question que tu vas lui poser.
-Est-ce qu’un jour je serai riche et célèbre, termina Buck avec un sourire ironique.
-C’est ça, moquez-vous. Mais le jour où ça arrivera, inutile de venir gratter à ma porte."
Le soir même, Cody sauta le pas. Il n’en pouvait plus de se ronger les sangs, alors qu’elle était là, à quelques mètres de lui, et qu’elle pouvait lui faire une révélation capitale. Peu avant la tombée de la nuit, il se présenta donc au campement et demanda à voir Irena. Il avait tellement de questions à poser ! Il voulait tout savoir. La jeune femme rit de tant d’enthousiasme, mais calma vite son ardeur. Elle ne répondrait qu’à une seule question. L’avenir, disait-elle, est toujours en mouvement. Il est ce que l’on en fait, et il n’est pas bon de vouloir le cerner complètement. Il faut lui laisser une part d’ombre pour pouvoir le façonner. "D’accord, concéda Cody, en écartant de la main Franklin qui venait de s’installer devant lui et recommençait à lui faire des grimaces. Mais pour ma question, vous m’en direz le plus possible ?
-Je te dirai tout ce que je verrai.
-Alors je veux savoir si je vais devenir riche et célèbre."
La jeune femme lui fit choisir sept cartes dans son jeu de tarot, qu’elle étala devant lui. Puis, elle les retourna une à une. Ses yeux s’illuminèrent. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas vu un tel jeu. "On dirait bien que oui, en effet, conclut-elle. Ces deux cartes représentent la réussite que tu iras chercher par ton enthousiasme et ta détermination. A côté, il y a le Monde. Celui que tu découvriras.. C’est le voyage. Tu es un saltimbanque, William, comme nous. Tu n’as pas d’attaches. Tu aimes le spectacle. Tu sauras exploiter ton don pour te faire un nom. Je pense que ton rêve se réalisera. En tout cas, tu as tous les atouts en toi pour y arriver."
Cody sourit de satisfaction. Il n’en demandait pas plus.

Suite

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil