Chroniques du Poney Express


Chapitre 5

REDEMPTION

JUIN 1860

Ike remua légèrement et ouvrit les yeux dans la pénombre de la chambre. Les rideaux étaient tirés, laissant à peine passer un rai de lumière. Son regard s’habitua à l’obscurité et se posa sur les jolis meubles qui habillaient la pièce. Il reconnut l’endroit. C’était une des chambres de l’étage de la maison d’Emma. Une odeur fleurie lui parvint. Il s’aperçut qu’elle venait du lourd drap de toile blanche qui le couvrait. Emma mettait toujours des petits paquets de fleurs séchées dans ses armoires pour parfumer le linge. Ils en avaient bien ri en l’apprenant. Maintenant, Ike appréciait cette habitude. Elle l’aidait à se sentir moins désemparé. Il tenta de se redresser. Une douleur sourde lui lacéra l’épaule. Il sentit la tête lui tourner et retomba sur l’oreiller en grimaçant. Aussitôt, il perçut de l’agitation dans la pièce. Brusquement tirée de sa somnolence, Emma se leva de son fauteuil et vint s’asseoir sur le bord du lit. Son sourire chaleureux réconforta le jeune homme. A l’aide d’un linge propre, elle épongea son front encore brillant de transpiration, en prenant bien garde de ne pas toucher au bandage qui ceignait son crâne. Ike la regarda faire et esquissa un geste.

"Non, ne dis rien, l’interrompit Emma à mi-voix. Tout va bien. Tu es tiré d’affaire." Ike refit un geste, accompagnant ses mains d’un regard interrogateur.
"Ca fait deux jours que tu es inconscient. Mais tout le monde avait confiance en toi."
Une douleur fulgurante lui traversa le crâne au moment où il allait poser une nouvelle question. Emma fit la moue et lui signifia une nouvelle fois de se tenir tranquille. C’est alors qu’il prit conscience du silence qui régnait. "Où sont les autres ?" demanda-t-il dans son langage de gestes. La jeune femme sembla réfléchir un instant.
"Ike, tu te souviens de ce qui s’est passé ?" Le jeune homme fouilla dans sa mémoire. Oui, tout était là et lui revenait petit à petit. L’homme qui l’avait attaqué. Comment il s’était traîné péniblement jusqu’à Cody. Puis un grand trou noir et le souvenir de s’être réveillé dans cette même chambre, avec tous ses amis autour de lui. Il avait pu leur décrire l’homme qui avait volé la sacoche. Mais après... Que s’était-il donc passé ?
"Les garçons sont partis sur les traces de ton voleur, raconta Emma, comme si elle avait deviné sa pensée. Et puis tu t’es évanoui de nouveau. Le docteur a dit que c’était à cause du choc à la tête.
-Ils l’ont trouvé ?
-Je ne sais pas. Ils ont appris qu’il travaillait pour un dénommé Boggs. Un trafiquant d’armes, d’après Sam Caine. Je crois qu’ils ont pris la direction de son camp. Ils espèrent y débusquer ton voleur."

Emma avait prononcé ces derniers mots d’une voix plus sombre, et l’inquiétude de son regard n’échappa pas à Ike. Elle avait visiblement quelque chose sur le coeur, dont elle ne savait pas si elle devait lui en parler. Sans la quitter des yeux, Ike posa sa main sur la petite main blanche d’Emma qui reposait à côté de lui sur le drap. La jeune femme fit un effort pour sourire. "Qu’est-ce qu’il y a ?" , demanda-t-il, portant un doigt à son front. Comme Emma hésitait à répondre, il serra un peu plus fort sa main dans la sienne pour l’inviter à parler.
"Je suis inquiète pour Lou, finit par avouer la jeune femme. Je pense qu’il connaît Boggs... Il est rentré le soir avant leur départ en disant que son frère et sa soeur avaient disparu de l’orphelinat et qu’il partait à leur recherche. Mais quand Sam a parlé de Boggs, il est devenu très sombre. Au lieu de partir seul comme il l’avait prévu, il a accompagné les autres... Tout ça ne me dit rien de bon, et j’ai peur qu’il ne fasse une bêtise."
Ike fit quelques gestes saccadés, mais la jeune femme l’interrompit en lui prenant la main : "Ne va pas si vite, Ike. J’ai du mal à te suivre.
-...
-Oui, je sais que Lou est intelligent et raisonnable. Mais dans certaines circonstances, la raison n’est pas ce qui prime."
Le jeune cavalier comprit ce qu’elle voulait dire. Brusquement, il repoussa le drap. Quand elle lui demanda, surprise, ce qu’il faisait, il répondit d’un geste vigoureux qu’il allait les rejoindre. Emma le retint, sachant qu’il ne tiendrait jamais le coup. Il était encore trop faible. D’ailleurs, la nausée qui le saisit presque aussitôt eut très vite eu raison de sa volonté. Il se recoucha, contraint et forcé.

Pourtant, deux jours plus tard, il était sur pieds. Et cette fois, ni Emma, ni Teaspoon ne purent l’empêcher de partir. Le temps passant, il avait décidé de se rendre à l’orphelinat. Si réellement Boggs avait un rapport avec la disparition du frère et de la soeur de Lou, c’était le meilleur endroit par où commencer ses recherches. Sinon, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il en avait pour une journée de cheval en marchant bien. Une fois là-bas, il aviserait. En le voyant s’éloigner, Teaspoon poussa un soupir. Il n’aimait pas les savoir tous loin de lui et engagés dans ce genre d’histoires. Nul ne savait ce qui pouvait arriver avec des individus comme Boggs. Le relais était maintenant désert. Il n’avait plus qu’à attendre le retour de son dernier cavalier, en espérant qu’il ne se passe rien de grave.

Fanny arriva en vue du relais de Sweetwater en fin de matinée. Elle rentrait de Fort Kearney où, accompagnée d’un coursier de Laramie, elle avait pris en charge la paie des cavaliers. Alerté par Emma, Teaspoon s’était posté au milieu de la cour pour l’accueillir. Elle remarqua immédiatement le calme inhabituel qui régnait sur la propriété. Elle descendit de cheval, tendit la sacoche cadenassée à Teaspoon et jeta un regard circulaire sur la cour et les bâtiments.
"Qu’est-ce qui se passe, ici ? Vous avez viré tout le monde ?" Mais la jeune fille se reprit aussitôt en constatant la mine anxieuse de son patron. Emma ne semblait pas dans un meilleur état d’esprit. "Où sont les autres ? insista-t-elle.
-Occupe-toi de ton cheval, je te raconterai après, se contenta de répondre Teaspoon.
-Il est arrivé quelque chose ?
-Rien de grave, s’empressa de la rassurer Emma. Dépêche-toi. Tu dois avoir faim, après toute cette route."

Comprenant qu’il faudrait en passer par là, Fanny attacha Niño à la barrière et le dessella avant de lui donner à boire et à manger. Teaspoon était resté à ses côtés, mais son regard se perdait sur l’horizon, vers la piste de Larchwood. Fanny comprit qu’elle ne trouverait pas meilleure occasion. Son attitude était bien trop inhabituelle pour qu’il ne s’agisse que d’une péripétie sans importance. Elle s’aperçut rapidement que le vieil homme ne demandait en fait pas mieux que de parler. Si bien qu’elle n’eut pas à insister beaucoup pour lui faire raconter l’aventure de Ike et ses conséquences. Mais plus il avançait dans son récit, plus la jeune fille sentait ses muscles se contracter et ses lèvres trembler. Obéissant au sentiment de rage qui la gagnait, elle empoigna sa selle pour préparer un cheval frais. Elle avait bien l’intention de rejoindre ses amis et de leur prêter main forte. Il n’était pas question de les laisser tomber face au danger. Sa réaction ne surprit pas Teaspoon. Il en fut même fier. Elle était le symbole des liens puissants qui unissaient ses élèves. Pourtant, il était hors de question de la laisser partir. Aussi, très calmement, il s’interposa et la pria de reposer son harnachement : "Ca ne sert à rien, Mac. Maintenant, tout est certainement terminé, et les gars seront bientôt de retour.
-Sauf s’ils sont morts ! s’insurgea-t-elle.
-Dans ce cas, que ferais-tu de plus ? Aller te faire tuer toi aussi ne les aiderait pas. Crois-moi, reste là.
-Pourquoi vous n’avez pas dit ça à Ike ? Il était blessé et vous l’avez quand même laissé partir !
-Ike se sentait responsable de cette histoire. Je n’aurais pas pu l’en empêcher. Ecoute, Mac. J’ai besoin de toi ici. Tu es le seul cavalier qui me reste. Sois raisonnable... En plus, tu es fatigué par ta route. Tu serais plus un fardeau pour eux qu’autre chose."
Teaspoon avait visé juste. Dans l’énervement du moment, Fanny avait oublié la fatigue. Mais maintenant qu’il la lui avait remise en mémoire, elle ressentait plus vivement ses reins et ses épaules endoloris, ses jambes lourdes et sa vue qui se brouillait par instants. Une fois de plus, il avait parfaitement raison. Après son équipée, elle n’était pas en état de faire face à une bande de trafiquants d’armes.

Ike s’arrêta au milieu de la piste, à bonne distance de l’orphelinat, et examina un long moment les massifs murs d’adobe. Les abords de l’ancienne mission que les religieuses avaient transformée en lieu d’accueil pour les orphelins de la région étaient déserts. Pourtant, le lieu le fit frissonner. En un instant, lui revinrent en mémoire l’attaque de sa ferme et les années qui l’avaient suivie. Toutes ces années où il s’était senti si seul au milieu des autres enfants, séparé d’eux par ce mur de silence. Les surveillantes le considéraient comme un simple d’esprit. Aucune n’avait jamais pris la peine de lui parler et de l’aider à retrouver sa confiance en la vie. Il hésita, saisi par le doute, et faillit faire demi-tour. Mais la pensée de ses amis aux prises avec les trafiquants d’armes le retint. Finalement, il remit son cheval au pas, parcourut les derniers mètres et vint s’arrêter devant le lourd portail de bois. Là, il mit pied à terre et tira la chaîne qui pendait le long du pilier. Après quelques instants, une lucarne s’entrouvrit à hauteur des yeux, et le visage ceint de blanc d’une religieuse apparut dans l’encadrement. Comme elle lui demandait ce qu’il voulait, Ike refoula le sentiment de frustration qui montait en lui. Il devait surmonter cette peur maladive de revivre les moments humiliants de son enfance. Il était un homme, à présent. Tout en s’adjurant au calme, il ôta son chapeau et tenta d’expliquer à la religieuse qu’il ne pouvait pas parler, mais qu’il aurait souhaité un peu d’eau. Celle-ci jeta un coup d’oeil méfiant aux alentours, puis finit par ouvrir une petite porte découpée dans le portail. Elle enjamba le seuil et lui demanda de lui remettre son arme. Ike s’exécuta immédiatement, confus. A vrai dire, son air timide eut vite fait de rassurer la soeur qui l’invita à le suivre. Alors qu’il traversaient la cour, Ike lui tapa sur l’épaule pour attirer son attention. Puis, il posa sa question, choisissant les gestes les plus simples et les plus significatifs qu’il connaissait. La soeur l’observa avec attention, et bientôt son visage s’illumina :
"Cinq cavaliers. Ils vous cherchent ?... Non, vous les cherchez !" Le jeune homme opina de la tête avec un large sourire, tant il était heureux d’avoir affaire à quelqu’un de bien plus subtil qu’il ne l’avait espéré. Il entreprit alors de décrire Lou, pensant qu’il serait plus facile à identifier, puisqu’il avait vécu ici. Mais à sa grande déception, la religieuse secoua la tête. Elle n’avait pas vu ses amis. Ike pensa qu’il n’avait peut-être pas réussi à se faire comprendre. Après un instant de réflexion, il se baissa et traça une suite de lettres dans le sable. Aussitôt, la religieuse ouvrit de grands yeux stupéfaits et le dévisagea : "McCloud ? Vous cherchez Louise McCloud ?" Cette fois, ce fut au tour de Ike de rester bouche bée. Mais, visiblement inquiète, la femme ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage : "Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous lui voulez ?"
Ike lui fit un signe d’apaisement et traça dans le sable : "AMI". La soeur allait lui poser une nouvelle question, quand le carillon de l’entrée retentit de nouveau. Elle hésita un instant à le laisser là au milieu de la cour, puis retourna vers l’entrée. Cette fois, elle adressa une exclamation de remerciement au Ciel et ouvrit immédiatement la porte en grand, pour laisser entrer les cavaliers. Ils étaient tous là, sains et saufs. Ike poussa un soupir de soulagement en voyant ses amis déposer à terre deux enfants et descendre à leur tour de cheval. Tandis que la soeur serrait sur son coeur Theresa et Jeremiah McCloud, les cavaliers aperçurent le jeune homme qui venait au-devant d’eux, visiblement tout à fait rétabli. Coupant court aux retrouvailles, celui-ci se tourna vers Lou et lui adressa quelques gestes. Lou hésita un instant, mais Buck vint à sa rescousse en traduisant : "Il te demande qui est Louise.
-Ben, c’est moi", répondit son amie sans oser vraiment le regarder en face.

Les garçons guettaient sa réaction, mais Ike sembla encaisser la nouvelle avec philosophie, tout comme eux l’avaient fait quelques heures plus tôt, lorsque, face à Boggs, Lou n’avait pu se cacher davantage. Le jeune homme finit par sourire et tendit la main au petit cavalier à lunettes qui l’observait avec inquiétude par-dessus ses verres. En prenant cette main amie, Lou réalisa que son passé était maintenant derrière elle : Boggs, cet homme abject que leur mère avait fui pour protéger ses enfants, ce père qu’elle haïssait, avait été tué.. Avec lui, elle enterrait les mauvais souvenirs, les maltraitances, les humiliations. Avec lui était aussi tombé le masque du cavalier Lou McCloud. Maintenant que ses compagnons avaient découvert sa véritable identité, la donne avait changé. Elle réalisait qu’elle ne serait jamais plus ce cavalier. Lou ressentit un petit pincement au coeur à l’idée d’abandonner sa famille. D’un autre côté, elle avait maintenant la possibilité de recommencer une nouvelle vie où elle n’aurait plus a se cacher.
Ce n’est qu’en arrivant en vue du relais que Lou s’arrêta enfin. Les garçons se tenaient à sa hauteur, tandis qu’elle contemplait avec nostalgie l’éolienne et les trois bâtiments du relais se dressant sur la prairie. Elle avait maintenant une décision à prendre.

Fanny venait de déboucher dans la cour par la piste de Sweetwater où Emma l’avait envoyée faire une course, quand elle les aperçut : six cavaliers immobiles, au loin dans la plaine. Ils s’étaient arrêtés près du bosquet, à l’endroit où la piste de Larchwood se confondait avec la piste principale. D’un côté on allait vers le relais et Sweetwater, de l’autre on rejoignait Laramie. Ils attendaient, comme s’ils hésitaient encore sur la route à prendre. Le cheval de la jeune fille fit un tour sur lui-même, alors qu’elle ne quittait pas des yeux les silhouettes sombres. Intrigué, Teaspoon vint au-devant d’elle. Elle lui désigna l’horizon du menton : "Je crois que c’est eux", dit-elle tout en talonnant son cheval pour les rejoindre. Un large sourire éclaira le visage du vieil homme qui passa les mains dans ses bretelles en signe de satisfaction.

Kid se pencha vers Lou, intrigué par son attitude. Il fut le premier à oser la questionner : "Qu’est-ce qu’il y a ?
-Oh rien", répondit la jeune fille en balayant la question du revers de la main. Le silence retomba, bientôt brisé par Jimmy qui lâcha en souriant, comme pour lui-même : "Alors t’es une fille...
-Et alors ? Ca te dérange ? demanda Lou, légèrement vexée.
-Ce qui me dérange c'est que je ne m'en sois pas aperçu plus tôt", répondit le jeune homme, qui était en train de réaliser qu’il avait déjà vécu ce genre de scène, il n’y avait pas si longtemps de ça. Il se disait d’ailleurs qu’il commençait à en avoir assez, de ces surprises. Il valait mieux que ça ne devienne pas une habitude. Il regarda tour à tour Kid, Cody, Buck et Ike... Non. Là, il n’y avait pas de danger. C’étaient bien des garçons ! Il se demanda un instant s’il n’était pas en train de rêver.
Lou avait reporté toute son attention sur le relais où un cavalier venait d’arriver.
"Ca va vraiment me manquer, de ne plus chevaucher avec vous, soupira-t-elle.
-Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda Hickok, soudain inquiet.
-Quand Teaspoon découvrira que je ne suis pas celui qu’il croit...
-Et alors ? intervint Cody. Il a pas à le savoir.
-Tu tiens en selle aussi bien que n’importe quel homme, renchérit le Kid.
-Et le premier qui dira le contraire aura affaire à moi, déclara Jimmy, immédiatement approuvé par les autres.
-Alors vous ne lui direz rien ? demanda Lou, qui n’en revenait pas de faire ainsi l’unanimité.
-Pourquoi ? Y’a rien à dire, la rassura le Kid.
-Et puis ça fait jamais qu’une fille de plus dans l’équipe", conclut Jimmy, en regardant le cavalier qui venait vers eux au grand galop.

Les jeunes gens qui allaient se remettre en route, s’immobilisèrent et le dévisagèrent, médusés.
"Qu’est-ce que tu veux dire, Jimmy ?" demanda Cody. Embarrassé, le jeune homme détourna les yeux de Mac qui venait de s’arrêter à leur hauteur. Il n’en fallut pas plus pour que tous les regards se posent instantanément sur leur compagnon. Fanny sentit le malaise la gagner.
"Qu’est-ce qui se passe, ici ?
-Attend, Jimmy, intervint Kid, qui redoutait de comprendre. Tu veux dire que... ?" Son doigt désignait Mac, mais son regard insistant était fixé sur Hickok qui n’en menait pas large, et ses mots étaient bien incapables de sortir de sa gorge. Fanny, elle, comprit immédiatement ce qui venait de se passer. Son visage s’empourpra et ses yeux verts s’assombrirent dangereusement pour fusiller le traître : "Qu’est-ce que tu leur as dit ? demanda-t-elle d’une voix sourde de colère contenue.
-Je te jure que ça m’a échappé ! se défendit immédiatement Jimmy.
-C’est pas vrai ! Comment tu as pu me faire ça ? !" s’emporta Fanny, tandis que les autres se remettaient petit à petit de leur surprise. La même nouvelle deux fois dans la journée, ça faisait quand même beaucoup !
"Et alors ? se rebiffa le fautif, tentant de dédramatiser. C’est pas si grave que ça. Tu es comme Lou, c’est tout. Ca fait jamais qu’une de plus.
-Tu perds rien pour attendre, Hickok. Je te jure que tu me le paieras." Et joignant le geste à la parole, Fanny bascula sur sa selle pour tenter de le frapper du poing. Jimmy esquiva de justesse en se retranchant derrière Buck qui se tenait les côtes. Le fou rire était d’ailleurs quasi général, et seul Cody semblait assez maître de lui pour commenter la scène d’un ton des plus philosophes, avec un sourire en coin : "C’est déjà le grand amour."

Depuis sa visite à l’orphelinat, Ike n’était plus tout à fait le même. Tout le monde s’en était rendu compte. Il s’isolait plus souvent que d’habitude et restait des heures à contempler l’horizon, perdu dans ses pensées. A tel point qu’il en oubliait souvent ses corvées. Il y avait aussi cet objet qu’il avait ressorti de sa malle. Buck ne l’avait vu qu’une fois auparavant, lorsque, enfin mis en confiance, le jeune garçon qu’était alors son ami lui avait raconté son histoire. C’était une petite cuillère en bois dont son père avait sculpté le manche, donnant vie à toutes sortes d’animaux. Il la lui avait offerte pour son cinquième anniversaire, quelques jours à peine avant l’attaque de la ferme. C’était la seule chose qui lui restait de son ancienne vie avec la montre de son père et le pendentif de sa mère. Il la conservait précieusement, bien rangée dans une poche en tissu, au fond de sa malle. Buck devina en voyant la cuillère, que ses anciens fantômes travaillaient de nouveau son ami. Bien sûr, le drame aurait marqué n’importe quel enfant, mais avec le temps, les choses devaient normalement s’estomper. Pourtant, il était manifeste que même après tant d’années, la blessure de Ike saignait encore. Aussi, le jeune métis ne fut pas surpris en constatant un matin que son lit était vide et son paquetage absent. Teaspoon eut tôt fait de confirmer ses craintes en lui expliquant que Ike avait demandé quelques jours de congés et avait pris la route du sud-est. Pour Buck, il ne faisait aucun doute qu’il retournait là où sa vie avait basculé treize ans plus tôt.

Bufford était une petite ville sans prétention dont la seule raison de vivre était les quelques petits fermiers installés sur les bords de la South Platte. Ike l’avait quittée depuis quatre ans, mais elle n’avait guère changé. La rue principale en était toujours le centre névralgique, avec son magasin général, la boutique du barbier et le bureau du marshal pour principaux bâtiments. Quelques rares constructions nouvelles étaient venues l’étoffer, mais rien qui atteste d’un essor important. D’ailleurs, la population n’avait pas beaucoup bougé non plus, comme en témoignait le panneau à l’entrée de la bourgade. Ike s’avança dans la rue, conscient des regards méfiants qui le suivaient depuis son apparition, puis s’arrêta au bout de quelques mètres. Devant lui se dressait l’austère bâtisse qui avait abrité une partie de son enfance. Comme la ville, l’orphelinat était resté tel qu’en sa mémoire : étriqué, sombre, impersonnel. Devant la porte, fidèle au poste, le vieux Gallagher était assis dans son fauteuil défoncé, son vieux mégot jaune et suintant entre les dents, et sa terrible badine reposant sur ses genoux. Le concierge lui avait toujours paru très vieux et effrayant, aussi ne fut-il pas surpris par ses traits tortueux où ne s’ouvrait qu’un oeil. Lui non plus, n’avait pas changé. Gallagher était, de son temps, la bête noire des orphelins qui avaient systématiquement affaire à lui lorsqu’ils étaient punis. Ike sentit un frisson le parcourir au souvenir de sa badine, et il se surprit à adresser une prière au ciel pour les enfants qui actuellement subissaient sa loi. Le vieux concierge était une des raisons qui avaient motivé la fuite de Ike et Buck. Aussi le jeune homme hésita longuement avant de se décider à monter les marches de la terrasse. A la perspective de se retrouver de nouveau face à face avec cet homme dont le visage ravagé reflétait parfaitement le caractère brutal, il se sentait redevenir aussi vulnérable qu’en son enfance. Il se réprimanda intérieurement. Après tout, il était un homme, maintenant, et d’autant plus capable d’affronter le vieux tyran. D’un pas décidé, il gravit les trois marches sans jeter un regard au vieux bonhomme qui l’observait du coin de l’oeil, et tira la chaînette de la cloche de l’entrée.

"Qu’est-ce que vous voulez ?" Ike se tourna vers Gallagher et le toisa froidement. Le vieil homme allait se lever quand la porte s’ouvrit. Ike resta bouche bée devant le visage pâle aux yeux clairs encadré de boucles brunes de Judith Ryan. La jeune femme le dévisagea avec méfiance, jusqu’au moment où Ike lui sourit. Aussitôt, le jour se fit dans son esprit, et elle poussa un cri de surprise. Le sourire de Ike d’abord timide, s’anima, tant il était heureux qu’elle l’ait reconnu. Judith avait été son ange gardien, durant ses années d’orphelinat. Elle était la seule à avoir jamais cherché à communiquer avec lui, à ne pas l’avoir considéré comme un simple d’esprit. Lorsque Buck était arrivé, elle avait appris les signes avec lui, et ils avaient pris énormément de plaisir à pouvoir enfin se parler. Mais Judith, à peine plus âgée que lui, était à la même enseigne que tous les pensionnaires, et ses opinions comptaient pour rien. Malgré tous ses efforts, elle n’avait jamais pu faire pencher la balance en faveur des deux garçons auprès de la directrice.

"Mon Dieu ! s’exclama-t-elle en posant la main devant sa bouche. Ike ! C’est bien toi ?" Le jeune homme fit un petit signe de tête pour la rassurer. Judith le détailla du regard puis lui sourit de nouveau : "Ma foi, Ike McSwain, vous voilà devenu un homme. Sais-tu que nous t’avons cru mort ? Tout le monde pensait que tu ne survivrais pas, seul dans cette région si hostile. Quant à moi, j’espérais, mais le temps passant, ne recevant aucune nouvelle, j’étais bien près de me faire une raison.
-Je n’étais pas seul", répondit Ike dans son langage. La jeune femme fronça les sourcils. Avec le temps, elle avait perdu l’habitude, et il lui fallut plusieurs minutes pour se remettre en mémoire les signes indiens. Puis son visage s’illumina, pour aussitôt prendre un air grave.
"Et Buck, il n’est pas avec toi ? demanda-t-elle, inquiète.
-Il va bien, répondit Ike. Mais je voulais venir seul.
-Et bien entre donc, proposa Judith. Je suis tellement heureuse de te revoir en si bonne santé."

Mais à son grand étonnement, le jeune homme secoua la tête d’un air navré. Il semblait que franchir la porte soit encore trop pénible pour lui. La jeune femme ne voulut pourtant pas céder. Elle l’attrapa par le bras et l’entraîna à l’intérieur de la maison avec un sourire rassurant.
"Tu n’as rien à craindre, lui confia-t-elle, voyant les regards inquiets qu’il jetait autour de lui. Après tout, tu n’es plus un enfant. Mais j’y pense : tu m’as l’air d’avoir fait un long voyage. Tu dois avoir faim." Judith l’entraîna dans le grand couloir qui débouchait sur la cuisine. Malgré ses réticences, Ike se laissa guider et finit par se retrouver attablé devant une miche de pain de son et un pâté que la jeune femme avait ramené du cellier. Elle s’assit en face de lui et le regarda manger avec les yeux d’une cane couvant ses canetons. "Oh ! Tu peux y aller, lui assura-t-elle. Personne ne te diras rien. Ce n’est pas comme quand nous étions enfants et que nous nous cachions pour piller le garde-manger." Ike sourit avec elle au souvenir de leurs frasques. Comme il désignait d’un geste étonné les plats et le garde-manger, elle expliqua que depuis plus d’un an maintenant, elle était surveillante et travaillait pour devenir professeur. Puis elle posa la main sur le bras de son ami en se penchant vers lui : "Et toi ? Que deviens-tu ?
-Je suis facteur, répondit-il.
-Facteur ?"
Ike mima le geste du cavalier attrapant la sacoche. La jeune femme poussa une exclamation de surprise. "Ne me dis pas que tu fais partie du Poney Express ? Oh Ike ! C’est formidable ! Je suis tellement fière de toi."
Le jeune homme rougit de confusion. Il est vrai qu’il était fier de son travail. Le relais et l’équipe des cavaliers étaient maintenant ce qui comptait le plus pour lui. Jusqu’à présent, il avait cru que cela lui suffisait. Pourtant, rien n’aurait pu le rendre plus heureux que la réaction de son amie. Qu’elle puisse être fière de lui était la plus belle des récompenses.
"Mais dis-moi, Ike. Qu’est-ce qui t’a décidé à revenir ?"

Après un instant d’hésitation, il sortit de sa poche intérieure la petite cuillère en bois et la posa sur la table. Judith la saisit avec délicatesse et la fit tourner entre ses doigts, ne manquant pas d’admirer la finesse des images sculptées. Ike lui toucha la main pour attirer son attention et, de quelques gestes simples, expliqua qu’il voulait retourner à la ferme de ses parents. Judith hocha gravement la tête. Elle savait qu’il avait toujours cherché à occulter l’événement, comme s’il refusait ce qui s’était passé. Il n’avait jamais voulu retourner sur la tombe de ses parents et en avait oublié délibérément le chemin. Et aujourd’hui, il se tenait devant elle, dominant ses peurs, résolu à panser ses blessures d’enfant. Il allait affronter ses démons et il avait besoin d’un guide. La jeune femme le regarda dans les yeux, le sonda un instant. Son visage s’illumina tandis qu’elle lui annonçait qu’elle l’accompagnerait.

Suite

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