Chroniques du Poney Express


Chapitre 4 (suite)

Fanny l’entendait se retourner dans son lit depuis plus d’une demi-heure. Finalement, elle rejeta ses couvertures et alluma la lampe. Hickok s’immobilisa. "Je sais très bien que tu ne dors pas, Jimmy.
-Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
-Ça me dérange de ne plus entendre tes ronflements, répliqua-t-elle.. Je m’y étais habituée."
Hickok se souleva sur un coude et la regarda, surpris par sa réflexion moins agressive que d’habitude. Fanny ne put s’empêcher de lui sourire en voyant qu’il avait plutôt bien pris la chose. Elle savait parfaitement qu’elle était la dernière personne à qui il se confierait. D’ailleurs, elle ne tenait pas le moins du monde à ce qu’il le fasse. Mais au moins, elle était soulagée. Aussi, elle se recoucha en lui souhaitant une bonne nuit. Le jeune homme regarda un moment la forme allongée sur le lit d’en face, intrigué. Ce n’était pas Mac qui venait de lui parler.

La fête battait son plein à St-Jo. Pendant que Teaspoon Hunter retrouvait ses collègues et revoyait avec eux les différents itinéraires de son secteur, les cavaliers s’amusaient comme des enfants et tentaient de distraire Hickok de ses idées noires. Cody avait revêtu sa plus belle veste à franges avec la ferme intention de faire quelque agréable rencontre, mais il déplorait que ses deux camarades aient refusé de lui prêter main forte dans ce petit jeu. A vrai dire, Jimmy chassait un autre gibier. Il était certain, à présent, que Mac cachait bien plus de choses qu’il ne le laissait croire. Le visage qu’il avait vu la nuit précédente avait maintenant disparu ; il était pourtant certain de n’avoir pas rêvé et était déterminé à découvrir la vérité. Il ne se doutait pas encore qu’il n’en était plus très loin.

Cody venait de disparaître dans le sillage d’une jolie jeune fille endimanchée, laissant ses deux rabat-joie de collègues devant l’étal d’un vendeur de couteaux, lorsqu’une exclamation de surprise les fit sursauter : "Ca alors ! Fanny MacLand !"
La jeune fille se figea en voyant un visage parsemé de tâches de rousseurs de pencher devant elle. Elle aurait voulu l’ignorer, mais Hickok la dévisageait déjà en pâlissant. La catastrophe était inévitable.
"C’est bien toi ? Ben ça ! J’y crois pas ! Tu te rappelles pas de moi ? Ernst...
-Ernst Weindenobpf... conclut-elle dans un murmure, en tentant de reprendre contenance. Ernst, je te présente James Hickok." Fanny l’avait désigné sans le regarder. Elle craignait trop ce qu’elle aurait pu voir sur son visage : stupéfaction ? Plutôt moquerie, mépris, imaginait-elle. Ernst saisit chaleureusement la main du cavalier et l’accompagna d’un "Salut !" enjoué qui montrait qu’il n’avait pas pris toute la mesure de la situation. "Je savais bien qu’un jour, je finirais par tomber sur toi, si je restais dans les parages, enchaîna le jeune homme. On en a souvent parlé, avec Sam. Et puis tu vois, ça arrive. Alors, Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
-Attends, le coupa Hickok, qui, recouvrant enfin la parole, voulut immédiatement éclaircir les choses. T’es une fille ?
-Une sacrée drôle de fille, même ! répondit Ernst avant que Fanny ait pu dire le moindre mot. Je connais plus d’un garçon qui ferait pas le poids face à elle.
-Qu’est-ce que ça veut dire ?
-Quoi, qu’est-ce que ça veut dire ? s’énerva Fanny. Je suis une fille, et alors ? On va pas en faire une montagne.
-C’est pas possible ! s’exclama Hickok, aux cent coups. Mais comment t’as fait ça ?
-J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda Ernst, réalisant soudain la stupeur du jeune homme.
-Trois fois rien, répondit Fanny en haussant les épaules. Jimmy pensait que j’étais un garçon.
-Tu étais un garçon ! insista Hickok.
-Je me suis fait passer pour un garçon. Nuance. Tu crois vraiment que j’aurais été engagée, sinon ?
-C’est pas un boulot de fille.
-Ah oui ? Et qu’est ce que je fais, depuis trois mois ? Il me semble pourtant que je ne m’en tire pas trop mal, s’énerva-t-elle.
-C’est pas surprenant, dit Ernst en souriant. Elle a toujours été comme ça. Alors, c’est pour faire quoi, que tu leur as joué ce tour ?
-Je travaille pour le Poney Express. Au relais de Sweetwater."
Ernst éclata de rire. Lui était au relais de Capper Creek et avait aussi accompagné son chef de relais. L’évocation du grand patron fit frissonner Fanny. Il semblait que son avenir soit bien compromis, maintenant. Mais déjà, Ernst prenait congé. Il voyait ses compagnons qui l’attendaient impatiemment de l’autre côté de la rue. Il serra la main des deux jeunes gens, promit à Fanny de saluer Sam et traversa en courant.
"C’est qui, Sam ?"
Fanny sursauta. Elle se tourna vers Jimmy qui la regardait avec curiosité.. "C’est son frère, répondit-elle, une pointe de mélancolie dans la voix. Je les ai rencontrés à Boston.
-T’as été à Boston ? siffla Hickok, impressionné.
-En pension, oui. Mais c’est du passé.
-J’ai l’impression que t’as un drôle de passé, remarqua le cavalier. Raconte.
-Pourquoi je te raconterais ça à toi ? demanda-t-elle, méfiante.
-Je sais pas, répondit-il en haussant les épaules. Mais il va peut-être falloir me convaincre de ne rien dire à Teaspoon.
-Hé ! C’est du chantage !" s’offusqua la jeune fille, avant de voir le sourire narquois qu’il affichait. Elle scruta son visage, persuadée qu’elle allait dans un instant voir ses lèvres se plisser en ce rictus méprisant qu’il avait toujours quand il lui réservait un mauvais coup. Pourtant, rien ne se passa. Son expression ne changeait pas. Il soutenait sans broncher ce regard aigu qui l’avait mis si mal à l’aise quelques jours plus tôt. La jeune fille avait une décision capitale à prendre. Il lui semblait qu’elle jouait son avenir sur un coup de poker.

"Vraiment, tu garderais ça pour toi ?" Hickok haussa les épaules d’un air qui signifiait "peut-être". Fanny pesa rapidement le pour et le contre. Mais au point où elle en était, elle n’avait de toute façon plus grand-chose à perdre. Elle l’entraîna à l’écart des étals, et ils s’assirent sur les marches du trottoir. Elle laissa planer un temps de silence, réfléchissant à ce qu’elle allait dire et ce qu’elle garderait pour elle. Des semaines de méfiance et d’animosité ne pouvaient pas s’effacer aussi vite. Il fallait lui expliquer les grandes lignes, mais surtout ne pas se dévoiler entièrement. Ne voyant rien venir, ce fut finalement lui qui provoqua la discussion :
"Mac c’est pas ton vrai nom. Alors ?
-Fanny MacLand.
-T’es vraiment orpheline ?
-En fait... MacLand, c’est le nom de mes parents adoptifs. Mes vrais parents sont morts pendant le guerre du Mexique.
-Et les autres, pourquoi tu les as quittés ?
-Hé ! s’insurgea Fanny. Tu deviens bien bavard, tout à coup. Qu’est-ce qui te prend ?
-Je te l’ai dit, j’ai besoin d’être convaincu.
-De quoi ? Que je suis vraiment une fille ?
-Commence pas à te braquer, ça sert à rien, répondit Jimmy, maîtrisant son agacement. Pour une fois que je suis prêt à t’écouter, tu devrais plutôt en profiter, non ?
-Mais moi, j’ai pas forcément envie de me confier à toi.
-Y’a personne d’autre. Alors, pourquoi tu es partie ?"
Fanny le regarda du coin de l’oeil, méfiante. Mais il avait raison. Mieux valait profiter de ses bonnes dispositions.
"Je... Je crois que j’avais des choses à prouver. En fait, comme mon père adoptif n’avait que des filles, il m’a élevée comme un garçon. Dès mon plus jeune âge, j’ai appris à monter à cheval, à tirer, à chasser, à me battre. Dès qu’il y avait une bagarre avec les autres enfants, il fallait que je sois dedans. Je prenais des coups, j’ai vite appris à en donner. Mais ça restait quand même des jeux d’enfants. Je ne savais pas pour autant ce que je valais réellement... ou plutôt, moi je le savais, mais eux, je n’en suis pas sûre.
-Et le gars de tout à l’heure ?
-Ernst ? Je te l’ai dit, c’était à Boston... D’accord, soupira-t-elle, résignée, avant de reprendre son récit. Un jour, quand j’ai eu douze ans, un vieux type a débarqué chez nous. Il disait qu’il était mon grand-père, et que j’étais son unique héritière. Il voulait m’emmener à Boston pour faire mon éducation.. Il m’a enfermée dans un pensionnat pendant deux ans. En réalité, il ne m’aimait pas. Il avait juste besoin de moi. Il avait arrangé un mariage avec le fils d’une riche famille de Boston. J’étais une monnaie d’échange... Et encore une monnaie dévaluée.
-Pourquoi dévaluée ?
-Mon père avait épousé la fille de péons mexicains. C’est leur sang qui coule dans mes veines. Ceux qu’ils appellent "ma race" étaient peut-être de grands guerriers autrefois, mais aujourd’hui, ce sont des paysans. Ils sont pauvres, ils ont les yeux noirs et la peau cuivrée. Pour ceux du collège, je n’étais qu’une métèque. Et ils ne se privaient pas de me le faire sentir. Un jour, je n’ai plus supporté cette malveillance et toutes ces intrigues. Je me suis enfuie du collège. J’ai erré dans les bas-fonds de Boston. Je voulais trouver un moyen de repartir vers l’Ouest. C’est là que j’ai rencontré Sam Weidenobpf, le frère de Ernst. Il avait le même âge que moi et il travaillait comme crieur de journaux. On s’est tout de suite très bien entendus. Comme je n’avais nulle part où aller, sa famille m’a hébergée. C’étaient des immigrés allemands arrivés depuis peu aux Etats-Unis. Ils étaient pauvres, mais ils m’ont accueillie à bras ouverts. Malheureusement, je n’ai pas pu en profiter longtemps. Les cerbères du collège m’ont retrouvée et ramenée. Et je n’ai plus eu aucune occasion de leur fausser à nouveau compagnie. Jusqu’au jour où mes parents adoptifs ont réussi à me récupérer, après de houleuses "négociations" avec mon grand-père. Ca a été la fin du cauchemar. Ils m’ont ramenée au Kansas, et je me suis jurée que désormais, je serais seul maître de ma vie et de mes choix."

Hickok l’avait écoutée avec attention, tout en regardant le va et vient de la rue devant eux. Il semblait perdu dans ses pensées, comme si quelque chose lui échappait.
"Et tu dis que tu avais besoin de faire tes preuves ? lâcha-t-il brusquement. Je vois pas...
-Ecoute Hickok, le coupa-t-elle, agacée. C’est déjà dur pour moi de me remémorer tout ça. Et je t’en ai dit plus qu’à n’importe qui. Alors restons-en là.
-Tu sais, on a tous eu une histoire un peu difficile. La tienne vaut bien les nôtres... Mais je dois dire que je t’ai mal jugée.
-Bien sûr, répondit-elle avec un sourire maussade. Tu croyais que j’étais un garçon
-Je veux dire... T’avais pas tout à fait la même façon que nous de parler ou de te tenir. Tu savais toujours plein de choses. Et puis, t’es parfois un peu autoritaire, alors moi, ça me braquait. En fait, j’avais l’impression que tu te sentais supérieure à nous, que finalement, t’en avais rien à faire, de nous.
-Si j’ai pu te faire penser ça, j’en suis désolée. J’avais seulement besoin de m’imposer dans le groupe, et en tant que fille, ce n’était pas toujours facile.
-En fait, tu as plus d’éducation, c’est tout.
-Hé ! Ca doit pas t’impressionner, se récria Fanny, qui sentait poindre la timidité chez son camarade. Si ça peut t’aider, je vais me mettre à cracher et à jurer.
-Surtout pas, répondit-il en riant. Au contraire, ça change.
-Ca veut dire qu’avec le même caractère et le même comportement, tu m’accepterais mieux en tant que fille qu’en tant que garçon ?
-Peut-être. Maintenant que je comprends pourquoi tu es comme ça, c’est plus facile."

Fanny sourit. Elle n’aurait jamais cru que le fait d’avouer la vérité puisse faire de Jimmy Hickok un ami. Lui qu’elle craignait par dessus tout, lui dont elle était persuadée qu’il serait le premier à la rejeter, voilà qu’il lui proposait une trêve. Son aveu avait fait plus pour les rapprocher que tous les efforts de Teaspoon et de l’équipe réunis. Une fois de plus, elle loua les vertus de la vérité. Il était parfois profitable de faire tomber le masque. Une angoisse restait quand même dans son coeur. Comment Hickok allait-il maintenant réagir vis à vis des autres ? Elle lui avait parlé parce qu’elle n’avait pas le choix, mais cela ne voulait pas dire qu’elle souhaitait en faire de même avec les autres. Peut-être que les garçons réagiraient de la même façon, mais Teaspoon ? L’équation était simple : la compagnie n’embauchait que des hommes. Si Teapoon connaissait la vérité, il la virerait sur le champ, quels que soient ses propres sentiments. D’autant que le fait qu’une fille partage le même dortoir que six garçons n’était pas vraiment en accord avec la morale. Jimmy avait pensé à cela lui aussi, et cette idée l’avait d’abord fait rougir. Il ne se sentirait certainement plus jamais aussi à l’aise dans le baraquement. Mais pour les autres, il faudrait pourtant jouer la comédie. Sa décision était prise. Elle lui avait fait confiance en lui révélant son secret, c’était maintenant à lui de l’aider.

Les deux jeunes gens finissaient de se préparer et s’apprêtaient à descendre rejoindre Teaspoon et Cody au restaurant de l’hôtel, quand un bruit de pas s’arrêtant devant leur porte attira leur attention. Quelqu’un glissa un morceau de papier sous la porte et repartit précipitamment. Intriguée, Fanny se baissa pour ramasser la feuille pliée en quatre sur laquelle était tracé d’une plume maladroite le nom de J.B. Hickok. Comme elle lui tendait le message, il la pria, d’un air gêné, de le lire. Elle déplia le papier qu’elle parcourut d’abord silencieusement. Puis, le visage impassible, elle reprit à voix haute :
"Je t’attends dans le corral derrière l’écurie de louage. Tu ne me ridiculiseras pas deux fois. Signé : l’homme qui a tué Wild Bill Hickock."
Quand elle leva les yeux vers lui, elle découvrit son visage pâle comme un linge. Elle n’avait aucune peine à deviner son état d’esprit et les sentiments contradictoires qui le submergeaient. Sentant ses craintes se confirmer, elle le vit desserrer le poing et mettre son chapeau pour sortir.
"N’y va pas, l’adjura-t-elle en le retenant par le bras, sans que son expression trahisse pourtant la moindre émotion.
-Ecarte-toi.
-Je ne veux pas que tu fasses une bêtise que tu regretteras toute ta vie.
-Tu crois vraiment que c’est à toi de m’en empêcher ?" répondit-il en la fusillant du regard.
L’éclair de colère qu’elle aperçut fugitivement dans ses yeux la tétanisa. Il suffit à lui faire comprendre tout l’enjeu de ce combat. Hickok profita de cet instant de flottement pour l’éviter et disparaître dans le couloir. Reprenant ses esprits, elle attrapa son ceinturon et s’élança derrière lui.

Ils sortirent de l’hôtel par l’escalier de secours pour éviter de se retrouver nez à nez avec Teaspoon, et Hickok s’engagea immédiatement dans la petite rue qui menait à l’écurie. Malgré l’heure matinale, la rue principale était déjà bien animée. Aussi, il préférait ces étroits passages entre les maisons de bois. Ainsi qu’il l’avait prévu, ils ne croisèrent pas âme qui vive. Et cela valait certainement mieux. Tournant à l’angle de l’énorme bâtiment de l’écurie de louage, Hickok aperçut enfin le corral. Le jeune cavalier qui l’avait défié la veille était déjà là, négligemment appuyé contre la barrière, confiant. Son chapeau ramené en arrière laissait voir ses traits enfantins éclairés par le lumineux soleil du matin. Un pied sur la barre inférieure de la clôture, il jouait avec un lacet de cuir sur lequel il faisait et défaisait toutes sortes de noeuds.. Le sourire aux lèvres, l’oeil joyeux, il ne semblait pas conscient qu’il avait peut-être, en cet instant même et en ce lieu, rendez-vous avec la mort.
Immédiatement, le regard de Hickok se porta vers son ceinturon sur le côté droit duquel pendait un colt chromé pratiquement neuf. L’étui était encore fermé. Se retranchant dans l’ombre du mur, il se tourna vers Fanny pour tenter une dernière fois de la dissuader de le suivre. Mais elle savait se montrer aussi bornée que lui. Puisqu’il avait décidé de faire une bêtise, il fallait bien que quelqu’un limite les dégâts. Soucieux de ne pas perdre son temps en paroles inutiles, Hickok finit par hausser les épaules et enfila ses gants. Après quelques minutes, il sortit de l’ombre, sans quitter des yeux son futur adversaire. Fanny avait contourné les bâtiments et surveillait elle aussi l’inconnu depuis une petite rue. Elle dégagea la lanière de cuir qui maintenait le chien de son arme baissé, prête à intervenir, quand, apercevant son ennemi, l’adolescent se redressa.
"Tu t’es enfin décidé, Wild Bill. J’ai failli attendre."
Il rabattit le chapeau sur ses yeux et rangea rapidement le lacet de cuir dans la poche de sa veste trop grande dont il repoussa les pans en arrière, découvrant ainsi son arme.
Jimmy s’avança vers lui, les paumes en avant. "OK, je suis là maintenant. T’es content ?
-Je serai content quand je t’aurai battu.
-Comment tu t’appelles ?
-Ton vainqueur s’appelle Sid Hooper, claironna le jeune cavalier d’un air arrogant.
-Wild Sid Hooper... ricana Hickok. Ca sonne pas vraiment bien. C’est même un peu ridicule... Ecoute, Hooper. Evite de te ridiculiser un peu plus et abandonne cette idée idiote.
-C’est toi qui risque d’être ridicule. Je suis meilleur que toi.
-D’accord, soupira Hickok, visiblement agacé et pressé d’en finir. Si tu penses que tu es plus rapide que moi, d’accord. Je suis disposé à te croire. Tu es content ?
-Non ! Je veux t’affronter. Je te tuerai en combat singulier. Comme ça, ce serait trop facile. On ne me croirait pas.
-Sois raisonnable..." Hooper ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Hickok anticipa son geste vers son colt, dégaina et tira. Le jeune cavalier tomba sur les genoux et bascula en avant, le nez dans la poussière. Immobile, le bras ballant et les doigts crispés sur son revolver à crosse de nacre, Jimmy restait silencieux. Fanny dut lui retirer l’arme des mains pour l’entraîner loin de sa victime.

Bien sûr, Teaspoon n’avait pas du tout apprécié son histoire. Hickok lui avait désobéi en répondant à la provocation et en allant au rendez-vous. Pourtant, il avait bien dû se rendre à l’évidence que c’était finalement un cas de légitime défense. Fanny lui avait raconté que Jimmy avait voulu éviter le combat et raisonner son adversaire, mais la jeune tête brûlée ne lui avait pas laissé le choix. Elle se permit même de préciser que si Hickok n’avait pas tiré à ce moment-là, c’est elle qui l’aurait fait. Cette dernière affirmation impressionna fortement le vieil homme qui la dévisagea tout en fermant son oeil droit. S’il était surpris, il ne le montra pas plus que ça. Pourtant, il ne chercha pas à en savoir davantage et considéra à partir de cet instant que l’incident était clos. Le lendemain, lui et son équipe reprenaient la route pour Sweetwater.

Après quelques nuits à la dure, les jeunes gens retrouvèrent avec plaisir le confort relatif mais familier du dortoir. Certes, ça ne valait pas les lits moelleux de l’hôtel de St Jo, mais au moins, c’était chez eux. Pourtant, le calme de ces nuits peuplées des traditionnels ronflements de ses amis n’arrivait pas à défaire Fanny de son amertume. Comme un rituel, lorsque tous étaient endormis, elle continuait à guetter chaque bruit dans l’obscurité pour entendre Hickok tourner et retourner sur sa paillasse, hanté par ce mort qui lui ressemblait tant. Elle finissait pourtant par fermer les yeux et s’enlisait à son tour dans un sommeil sans rêves.
Une nuit, le grincement de la porte du dortoir la tira de l’état de somnolence où elle venait de sombrer. Dans la salle éclairée d’un unique rayon de lune, tout était calme. Mais le lit de Jimmy, juste en face du sien, était vide. En silence, elle se faufila dehors. Il était assis sur les marches de la terrasse, le visage dans les mains. Il sursauta en l’entendant se glisser à ses côtés et leva vers elle un visage tourmenté ruisselant de sueur. Cette vision alarma la jeune fille. Mais elle fut incapable de parler. Elle lui sourit simplement, comme elle l’avait fait dans la chambre de St Jo, peu avant qu’il ne sache. Finalement, ce fut lui qui brisa le silence : "J’ai peur, tu sais. Toutes les nuits, je vois son visage. Il me regarde, mais ses yeux sont vides. Toutes les nuits, je le regarde cracher son sang et s’affaler dans la poussière... Il était comme moi. Ca aurait pu être moi. Je ne voulais pas le tuer, Fanny. Je ne voulais pas...
-Alors, pourquoi y es-tu allé ? Tu savais que ça pouvait finir comme ça. Tu n’étais pas obligé d’y aller, Jimmy.
-Il le fallait... Il fallait que je l’affronte d’une façon ou d’une autre. Par les mots ou par les armes. Il fallait que je sache si j’en étais capable.
-Tu es bien avancé, maintenant que tu sais. Qu’est-ce que ça change ?
-Tu ne comprends pas ? J’ai été incapable de le raisonner, Fanny. Tu as bien vu qu’il ne m’a pas laissé le choix.
-Tu avais le choix de ne pas y aller.
-A quoi bon ? Il m’aurait certainement retrouvé tôt ou tard, comme les autres : tous ceux qui viendront après lui, attirés par un titre de gloire dont j’ai rien à faire. Et je serai obligé de les affronter, parce que c’est la seule chose que je sache faire.
-Jusqu’au jour où il y en aura un plus rapide que toi... Tu es en train de te condamner, Jimmy. C’est vraiment ce que tu veux ?
-Ce que je veux, c’est oublier. J’aimerais pouvoir revenir en arrière, avoir une chance de changer ce que j’ai fait.
-Tu referais exactement la même chose. On ne tire de leçon que des erreurs qu’on a commises."
Il la contempla un long moment. Elle avait ramené ses jambes contre elle. Elle regardait droit devant elle. Il se prit à penser qu’elle n’avait pas parlé que pour lui. Quelles erreurs avait-elle pu commettre qu’elle regrettait aussi amèrement que lui ? "Quand le vin est tiré, il faut le boire, ajouta-t-elle en se levant. Mon père me répétait ça à chaque fois que je me lamentais sur mes fautes. Tu sais, le vrai courage, c’était d’assumer ses actes et de tirer parti de ses erreurs.
-Qu’est-ce que tu en sais ?"
Fanny sourit. Elle lui tendit la main. Il considéra dubitativement cette main bienveillante et finit par refermer ses doigts dessus. Elle lui semblait si chaude et si petite. Ses yeux se voilèrent. Stupéfaite, Fanny vit deux larmes rouler sur ses joues. Elle s’agenouilla devant lui et le prit dans ses bras. Jimmy posa la tête sur son épaule, soulagé de pouvoir enfin baisser sa garde.

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