Chroniques du Poney Express


Chapitre 4

PORTRAIT IDYLLIQUE D'UN RELAIS DU PONY EXPRESS

JUIN 1860

Le vent s’était levé quelques heures après son départ de Laramie. Une légère brise, tout d’abord. Fanny arriva en vue du relais de Norton où une monture fraîche l’attendait. Elle passa la mochila sur son épaule gauche, déchaussa ses étriers et prit les rênes dans la main gauche. Elle ralentit en abordant le cheval que le gardien du relais tenait par la bride, prêt à partir. Puis, elle attrapa son pommeau, passa la jambe gauche par-dessus l’encolure, lança l’animal frais au galop, rebondit sur le sol et se remit en selle. Mais en quittant la cour, elle était maintenant accompagnée de violentes rafales qui manquèrent d’emporter son chapeau. La brise de printemps s’était transformée en bourrasques qui soulevaient des nuages de poussière et masquaient la trace des chariots.
Vue de la piste, Needle Pass semblait sinistre. Le vent s’engouffrait entre les aiguilles rocheuses dont le défilé tirait son nom et émettait de lugubres sifflements. La topographie de l’endroit répercutait et amplifiait les sons, leur donnant un écho surnaturel. Au voyageur impressionnable, il semblait entendre une litanie de plaintes et de gémissements inquiétants, ce qui avait longtemps fait dire aux indiens que la passe était le refuge des âmes égarées. Sous les assauts du vent, des pierres instables se détachaient parfois et dévalaient les parois abruptes jusqu’au chemin serpentant au fond du gouffre.
Fanny releva son vieux foulard gris sur son nez et remit son cheval en avant. De l’autre côté du défilé, il y avait le dernier relais avant Sweetwater. Elle avait déjà pris beaucoup de retard sur l’horaire. Elle ne pouvait plus attendre. Laissant des rênes longues à sa monture dont le pas était plus hésitant, elle descendit le chemin menant à l’entrée du défilé. Elle se sentit comme aspirée par les rafales qui s’engouffraient entre les aiguilles de roche verticales, et il lui fallut lutter pour ne pas se laisser emporter. Elle se courba sur l’encolure de son cheval. Les tourbillons de poussière l’enveloppaient, l’empêchant de garder les yeux ouverts. Les puissants hurlements résonnaient à ses oreilles comme si des centaines de voix implorantes l’appelaient à les rejoindre. Fanny aurait voulu se boucher les oreilles, ne plus les entendre. Elle avait besoin de toutes ses facultés pour sortir de cet endroit infernal. Elle sentait le mustang nerveux frémir entre ses jambes. Il ne lui aurait pas fallu grand-chose pour céder à la panique et prendre le galop. La jeune fille raffermit sa main. Il ne fallait pas le laisser partir. Le chemin était semé d’obstacles. Un galop sans visibilité, c’était du suicide.

Une bourrasque rabattit brutalement la porte derrière elle quand elle entra dans la salle commune. Le Kid se précipita pour coincer le loquet pendant que Lou l’aidait à se débarrasser de son manteau couvert de poussière. "On ne t’attendait plus, dit Teaspoon en s’emparant des sacoches. Tu aurais dû rester chez Norton.
-C’est ce que je me suis dit en arrivant. J’ai mis tellement de temps que j’ai cru que j’avais manqué le relais", répondit-elle en retirant le foulard qui protégeait sa bouche et son nez.
Ses yeux rougis par le vent pleuraient, traçant deux sillons dans le masque brun qui recouvrait le haut de son visage. Emma lui désigna de son aiguille un saut d’eau à peu près propre. Fanny saisit l’anse, des vêtements de rechange, et passa dans l’appentis. De la main, elle écarta la fine pellicule de poussière qui recouvrait la surface du seau et commença sa toilette. Quand elle reparut, ils étaient tous à table. "Tu as eu une sacrée veine de ne pas te perdre, dit Cody en riant. On aurait pu te retrouver à des kilomètres en train d’errer à la recherche du relais... Ou pire.
-Dommage, lâcha Hickok avec un sourire mauvais. T’as encore raté une occasion de faire une bonne action."
Cody lui jeta un regard chargé de reproches. Mais Fanny préféra le traiter par l’indifférence : "Ce n’est pas de la chance, Cody. J’ai le sens de l’orientation, moi... On ne peut pas en dire autant de tout le monde.
-Tu dis ça pour qui ?" intervint Hickok, bien décidé à ne pas se laisser ignorer. Surprise, la jeune fille tourna la tête vers lui et le dévisagea un instant. Pourquoi fallait-il toujours qu’il lui cherche des poux dans la tête ? Il ne pouvait donc pas l’oublier cinq minutes ?
Jimmy Hickok allait revenir à la charge, mais Emma le prit de vitesse en versant sans ménagement une grande louche de soupe aux pois dans son assiette. Le regard désapprobateur de la jeune femme suffit à le persuader qu’il avait tout intérêt à en rester là.

Parmi le courrier que Fanny avait pris en relais à Laramie, Teaspoon trouva une lettre de la compagnie. Il ajusta ses lorgnons sur son nez et se concentra sur les lignes dactylographiées. Les cavaliers scrutaient son visage grimaçant, oubliant un instant la soupe fumante dont la bonne odeur leur chatouillait les narines. "Bonnes nouvelles ?" demanda Ike, d’un geste rapide. Buck répercuta la question. Teaspoon leva les yeux, comme si la voix du jeune métis l’avait surpris. "Ike demande si ce sont de bonnes nouvelles, répéta Buck.
-La compagnie invite les chefs de relais à St Jo pour faire un bilan des premiers mois.
-Vous partez quand ?
-Dès que le vent se calmera. Avant trois jours, j’espère. J’aimerais que quelques-uns d’entre vous m’accompagnent."
A ces mots, Cody et Hickok se levèrent si précipitamment qu’ils bousculèrent la table et vidèrent les assiettes d’une bonne moitié de leur contenu, provoquant une exclamation furieuse de la part de la cuisinière. "D’accord, les garçons... Mac, tu viendras aussi."
Fanny faillit s’étouffer. "J’ai rien demandé, moi. Je suis très bien ici.
-Je te trouve une petite mine. Je pense que quelques jours de vacances te feront le plus grand bien, répondit le vieil homme d’un ton badin.
-Vous parlez de vacances", grommela-t-elle en échangeant avec Hickok un regard farouche.
Chacun replongea le nez dans son assiette, laissant planer un silence qui n’augurait rien de bon pour ce voyage. Seul Cody poussait de temps en temps quelques soupirs en songeant qu’en effet, les vacances s’annonçaient mouvementées.

Le vent tomba peu avant l’aube du deuxième jour. Les quatre cavaliers prirent donc la route au lever du soleil. Leur rythme de croisière, quoique plus lent que lors des courses, leur permettrait d’atteindre Saint-Joseph en six jours durant lesquels Hunter espérait bien voir s’améliorer l’ambiance entre Hickok et Mac. Son choix de l’emmener n’était pas innocent. Il déplorait la tension qui existait entre eux. Ne sachant pas à quoi l’attribuer, il ne savait pas comment la combattre. Il s’était dit que ce voyage serait une occasion idéale de les observer et de trouver enfin une solution, car leur différend était la seule ombre venant ternir la vision idyllique qu’il avait de son relais. S’il n’arrivait pas à y remédier, il lui faudrait certainement se séparer de l’un des deux avant que la situation ne s’envenime, et il ne pouvait s’y résoudre.
Teaspoon pensa un moment s’être inquiété pour rien. Certes, Jimmy faisait la tête, mais ça n’avait rien d’extraordinaire. C’était même plutôt habituel. Mac semblait décontracté et se souciait peu de son lugubre compagnon. Quant à Cody... Après avoir passé la matinée à regretter sa nuit interrompue, il avait recouvré sa bonne humeur et chantait faux. Personne ne faisait donc attention à lui. Quand ils s’arrêtèrent pour bivouaquer, peu avant la tombée de la nuit, chacun s’activa à ses tâches habituelles sans lâcher un mot... Si ce n’est que Cody vit ses talents de chanteur vivement critiqués et fut condamné à se taire, sous peine de se voir bâillonné. Ils installèrent le bivouac, allumèrent un bon feu et mirent du café à chauffer.
Après le repas, Teaspoon déroula sa couverture et s’allongea, confortablement calé contre sa selle. Il tapota son ventre repu et poussa un soupir de contentement. "Je suis ravi de faire ce petit voyage avec vous, les enfants.
-Tant mieux pour vous, marmonna Jimmy.
-Personne t’a forcé à venir, intervint Fanny.
-T’as raison, j’aurais mieux fait de rester au relais. Au moins, j’y aurais eu la paix quelques jours.
-Si ma présence te gêne, dis-le tout de suite.
-Parfaitement, elle me gêne.
-Hou ! Monsieur Hickok a ses humeurs, on dirait, siffla la jeune fille avec un sourire provocateur, avant de prendre un air implorant. Que Sa Majesté daigne pardonner au pauvre petit vermisseau ignorant que je suis d’avoir osé me montrer en sa présence. Sa Majesté est libre, si elle le désire, de me punir en me réservant le plus terrible des châtiments. Il en sera fait selon les désirs de Sa Majesté."
Cody pouffa de rire, tout en échangeant un regard entendu avec Teaspoon, lequel soupira de désespoir. Vexé par l’attitude moqueuse de Mac plus encore que par sa répartie, Hickok chercha auprès du vieil homme un peu de soutien, mais celui-ci jugea prudent de ne pas prendre parti et, ramenant son chapeau sur ses yeux, il s’enroula un peu plus dans sa couverture et fit mine de s’endormir. Jimmy comprit qu’il n’y avait rien à en attendre. Comme il fallait bien passer sa mauvaise humeur sur quelqu’un, il se rabattit sur Cody.
"Et toi, ça te fait rire ! lui lança-t-il, d’un ton brutal.
-Et toi, mon pauvre Jimmy, tu n’as absolument aucun humour", rétorqua Cody, nullement piqué, avant de s’allonger à son tour et de fermer les yeux.

Hickok haussa les épaules d’un air dédaigneux. Son regard tomba alors sur Mac qui le fixait étrangement, ce qui le mit mal à l’aise. Le jeune homme finit par lui tourner le dos, ramena sa couverture sur ses épaules et se cala contre sa selle. Fanny garda longtemps les yeux ouverts, perdus dans l’obscurité. Elle avait du mal à comprendre l’attitude de Hickok à son égard. Depuis le début, elle avait la sensation de le déranger, comme si elle était une menace pour lui. Ou alors, il ne supportait tout simplement pas qu’elle lui tienne tête. Après tout, elle était très forte à ce petit jeu, et plus d’un s’y était déjà laissé prendre. Ensuite, soit ils étaient devenus d’irréductibles ennemis, soit ils avaient fini par comprendre et s’étaient transformés en amis loyaux qui la prenaient parfois à son propre piège. Malheureusement, Hickok semblait plus enclin à entrer dans la première catégorie. Elle n’avait pourtant pas l’impression d’avoir forcé le trait et de s’être montrée particulièrement détestable. Du moins, pas au début. A bien y réfléchir, ce n’était pas elle qui avait ouvert les hostilités. Quoiqu’il en soit, le mal était bien là. Leurs rapports conflictuels étaient en train de compromettre l’harmonie de toute l’équipe. La seule question qu’elle devait se poser maintenant, était de savoir si le jeu en valait vraiment la chandelle. Après tout, elle avait fait ses preuves et ses camarades la respectaient comme un équipier à part entière. Elle leur avait montré qu’elle n’était pas du genre à se laisser impressionner et qu’on pouvait compter sur elle. Le temps était peut-être venu de mettre de l’eau dans son vin et de se montrer plus conciliante pour le bien de l’équipe. Fanny ferma les yeux sur cette résolution qui ne lui demandait somme toute qu’un peu de bonne volonté : elle allait enterrer la hache de guerre et faire des efforts. Même si elle avait du mal à lui faire de grands sourires amicaux, au moins, elle ne le provoquerait plus.
Cette décision marqua agréablement le voyage du lendemain, à la grande surprise de Teaspoon qui la vit désamorcer deux attaques en règle de Hickok par un sourire étonnamment indulgent. Cette réaction sembla désarçonner le jeune homme qui jugea finalement préférable de ne pas insister. Avait-il compris qu’il avait peut-être une part de responsabilité dans leur querelle permanente ? Rien n’était moins sûr, mais il parut se faire une raison. Puisqu’ils avaient plus de dix jours à passer constamment ensemble, autant ne pas mettre de l’huile sur le feu.

Le soir tombait, lorsqu’ils descendirent vers la Platte pour traverser. L’entrée du gué était bloquée par un chariot. Sur le banc du meneur, une jeune femme encourageait les deux mules de la voix et du fouet, tandis que, les pieds dans la boue, son mari faisait des efforts désespérés pour relever la caisse du chariot et le sortir de la rivière. Les cavaliers mirent pied à terre. L’homme venait de lâcher prise, épuisé. Le chariot recula des quelques centimètres gagnés. Un peu plus loin, au bord de l’eau, la roue brisée par les pierres de la Platte s’était échouée. Fanny attrapa les mules par le montant de la bride, pendant que ses compagnons venaient prêter main forte au malheureux voyageur. Quand chacun eut assuré sa prise, elle cria un ordre ferme aux animaux en faisant claquer le fouet de la jeune femme au-dessus de leur tête, et les tira en avant. Surprises par cette voix nouvelle aux intonations brutales, les mules relevèrent la tête et firent un pas. Fanny les encouragea par des ordres vifs et brefs. Le chariot s’ébranla et monta la petite berge. Les hommes reposèrent la caisse et se redressèrent pour souffler. La meneuse posa les guides sur le pare-botte, mit un pied sur le rayon de la roue et descendit. "Je ne sais comment vous remercier, dit l’homme, quand il eut repris son souffle. Nous n’y serions jamais arrivés sans votre aide. Je m’appelle Jeremy Dempsey. Voici ma femme, Amélie.
-Vous allez à Laramie ? demanda Teaspoon.
-Oui, nous devons rejoindre un convoi d’émigrants pour l’Oregon.
-En tout cas, vos bêtes méritent bien une double ration d’avoine, dit Fanny.
-Elles l’auront, assura Amélie Dempsey, soulagée. Et vous ? Vous partagerez bien notre repas, ce soir ?"
Teaspoon ôta son chapeau et s’inclina sur la main de la jeune femme avec un sourire enjoleur. "Ce sera avec joie, madame Dempsey. D’autant que vous aurez besoin d’aide pour changer votre roue."
Pendant que la jeune femme allumait son feu et préparait le repas, Fanny détela les mules, ôta les harnais et les bouchonna. Puis, elle s’occupa de leurs propres bêtes qu’elle mena à boire à la rivière. Lorsque Amélie les appela, la roue de rechange était en place et l’ancienne fixée sur le côté du chariot. Ils pourraient la faire réparer à Laramie. Ereintés, Cody et Hickok s’affalèrent sur un tronc, adossés l’un contre l’autre. La nuit était tombée, le ciel était clair, il ne faisait pas encore froid. Un bon feu crépitait sous la marmite de la jeune cuisinière. Cody se sentait un coeur de troubadour. Tout en sirotant son café, il se mit à siffloter "Yankee Doodle". Jeremy Dempsey sourit et fit signe à sa femme qui sortit du chariot une petite guitare. Ravi d’être accompagné, Cody attaqua avec plus d’ardeur le deuxième couplet et invita Mac à l’imiter. Leurs chansons montèrent aux étoiles jusque tard dans la nuit, puis les jeunes pionniers regagnèrent leur chariot tandis que les cavaliers s’enroulaient dans leurs couvertures. Le lendemain, chacun reprit sa route, les uns vers Laramie, les autres vers Saint-Joseph.

Ceux qui connaissaient déjà la petite ville du Missouri furent surpris par l’expansion qu’elle avait prise en peu de temps. Une ambiance de fête y régnait ; partout se dressaient des baraques de foire présentant diverses attractions et jeux, autour desquelles des gens de tous les horizons se pressaient. Des guirlandes colorées pendaient aux fenêtres et tous les balcons étaient garnis de fleurs, vraies ou en papiers, qui ajoutaient à l’ambiance chaleureuse. D’immenses banderoles tendues au-dessus de la rue principale invitaient la population et les voyageurs à prendre part aux festivités et annonçaient les attractions, plus variées les unes que les autres. Un concours de tir où l’on pouvait gagner le dernier modèle de carabine attira immédiatement l’attention de Cody. On demandait aussi des participants pour un concours de lutte doté d’une belle somme, un rodéo et un concours de poker. Des clowns au visage coloré et des acrobates faisaient la réclame pour le cirque installé au bout de la rue principale, pendant que deux nains et un singe dressé attiraient les spectateurs vers les estrades où s’exhibaient une femme à barbe, un homme tronc, un hercule, une femme d’au moins quatre cents livres et tant d’autres curiosités de la nature. Partout résonnaient des appels et des invitations à découvrir l’extraordinaire. Ici un cracheur de feu, là un avaleur de sabres, plus loin un charlatan au remède miracle. Une faune aussi incroyable que disparate déferlait dans les rues de St Jo, pour le plus grand plaisir des enfants et des plus grands.

Le groupe s’arrêta devant un petit hôtel. Le gérant remit à Teaspoon deux clés qu’il garda un instant dans le creux de sa main, comme s’il prenait le temps de peser les conséquences de ce qu’il allait faire. Finalement, il se tourna vers ses employés distraits par le spectacle de la rue, et brandit une des clés.
"Bien, s’exclama-t-il de son air le plus satisfait, pour attirer leur attention. Mac et Jimmy, vous prenez la 17, Cody et moi on occupera l’autre.
-Hein ! ? s’écria Hickok, stupéfait.
-Vous pouvez pas nous faire ça ! protesta Fanny d’un ton véhément.
-Vous voyez, vous êtes déjà d’accord sur quelque chose, commenta le vieil homme d’un ton malicieux qui n’appartenait qu’à lui.
-C’est pas possible, intervint Cody. Vous voulez vraiment qu’il y ait un mort avant la fin du voyage.
-En tout cas, ça sera pas moi, rétorqua Hickok, sans prendre la peine de dissimuler son irritation.
-Des menaces, Jimmy ?
-Non Teaspoon. Je vous avertis seulement que j’aime encore mieux aller dormir avec les chevaux.
-Allons donc. Vous partagez bien le dortoir. C’est pas tellement différent... Et comme ça, vous aurez enfin l’occasion de vous taper dessus sans que personne vienne vous séparer.
-Sauf que si j’ouvre la porte, je vous y trouverai certainement derrière, l’oreille collée contre la serrure", maugréa Fanny qui n’était pas dupe de son manège.
Teaspoon fit l’innocent, mais Hickok comprit aussitôt ce qui était en jeu. Il leur imposait cette ultime épreuve avant de prendre une décision.
"La confiance règne, à ce que je vois", lâcha-t-il, vexé, en s’emparant de la clé que le vieil homme tenait encore. Le visage fermé, leurs sacoches sur l’épaule, les deux jeunes gens montèrent l’escalier sans un mot. Jimmy ouvrit la porte qui leur était réservée, entra le premier et s’affala sur le lit près de la fenêtre tout en annonçant qu’il gardait la clé.
"Fantastique, murmura la jeune fille d’un ton las, tout en défaisant son paquetage.
-Ca te pose un problème ?
-Absolument aucun. Et puis, s’il n’y a que ça pour te faire plaisir... répondit-elle avec une moue dédaigneuse. D’ailleurs, tu peux être rassuré : quand, plus tard, je raconterai ce fabuleux voyage à mes petits-enfants, je ne manquerai pas d’y souligner le rôle primordial que tu t’apprêtes à y jouer en tant que gardien des clés !
-Tes petits-enfants ! ricana-t-il. Faudrait encore que tu trouves une fille qui veuille bien de toi. Et ça, c’est pas gagné !
-Je ne te le fais pas dire", répondit Fanny avec un sourire en coin qu’il ne comprit pas.

Les trois jeunes gens se retrouvèrent peu après dans le hall et finirent par décider qu’à tout prendre, il valait mieux profiter de l’occasion pour s’amuser plutôt que de continuer à ruminer. Comme Cody était certain de gagner la fameuse carabine et ne voulait pas perdre de temps, ils se frayèrent un passage parmi la foule qui obscurcissait la rue et débouchèrent bientôt devant le stand du concours de tir. Le jeune homme s’acquitta de sa participation. Le préposé à la caisse lui remit en échange un ticket avec un numéro de passage et lui expliqua les règles du concours. Ce faisant, il s’adressait aussi à Hickok et Fanny, espérant les pousser à s’inscrire eux aussi. Comme les deux jeunes gens ne semblaient guère motivés, l’homme mit tout son enthousiasme à leur vanter les mérites de l’arme qui était en jeu et avec laquelle ils devaient tirer, mais sans succès. Après avoir une dernière fois refusé poliment, ils se dégagèrent de la foule, au grand soulagement de Cody qui n’aurait pas aimé avoir Jimmy comme adversaire. Tandis qu’on l’appelait pour tirer ses trois essais, ses deux compagnons restèrent en retrait, assistant de loin à ses exploits dans un silence de mort, aucun d’eux n’ayant la moindre envie d’engager une quelconque conversation qui aurait de toute façon dégénéré en dispute. D’ailleurs, ils n’avaient rien à se dire. Cherchant à éviter Mac au possible, Jimmy laissait aller son regard sur la rue, quand il remarqua bientôt un jeune cavalier qui l’observait avec insistance depuis l’autre trottoir. Cody, émergeant du stand de tir où il avait réussi un sans faute qui lui valait une place en finale, s’arrêta, intrigué, en voyant le visage de son ami se durcir. Il aperçut alors l’adolescent qui traversait la rue pour venir à leur rencontre. Le jeune cavalier se planta devant Jimmy d’un air suffisant et l’observa sans mot dire une longue minute. Comme celui-ci, appuyé contre une barre d’attache, n’avait pas bougé, il se redressa de toute sa taille et gonfla le torse : « Belle arme, n’est-ce pas ? » s’exclama-t-il avec un sourire enthousiaste, en désignant le stand du menton. La tête de Jimmy s’inclina légèrement sur le côté, comme s’il cherchait à voir le fusil, puis elle revint en place pour faire face à ce garçon d’à peine seize ans. "Belle arme, répondit-il au bout d’un temps.
-Elle ne te tente pas ? demanda le garçon, au comble de l’excitation.
-J’ai déjà ce qu’il faut.
-Oui, je sais, mais quand même..."
Pour toute réponse, Jimmy se redressa nonchalamment et fit mine de partir.
"Attends ! le retint le garçon. Et le défi, ça te tente pas non plus ?
-Non.
-Et bien ! Moi qui croyais que Wild Bill Hickok aimait les défis. Mais peut-être qu’il n’est pas assez... corsé."
Jimmy s’arrêta net. Il se retourna lentement et vit l’adolescent faire trois pas en arrière en repoussant les pans de sa veste. Instinctivement, Fanny et Cody firent un geste discret vers leur ceinturon, sur leurs gardes.
"Et oui, je sais qui tu es, claironna le garçon. Je savais bien que je finirais par te trouver, Wild Bill".
Mais Jimmy se détourna, comme s’il n’avait pas entendu. Pourtant, une lueur étrange brillait dans son regard. La voix du jeune cavalier se fit plus agressive : "Te défile pas, Wild Bill Hickok. Je suis venu pour t’affronter. Voilà un défi comme tu les aimes, à ce qu’on dit." Le murmure de la rue s’atténua et les gens reculèrent lentement vers les bâtiments. Un masque d’inquiétude figea le visage des passants. Le garçon se tenait au milieu de la rue soudain déserte, bien campé sur ses jambes, le chapeau en arrière, un sourire satisfait aux lèvres. Il attendait son heure de gloire. Hickok se retourna, arborant un air méprisant : "Tu devrais pas jouer avec des revolvers, lâcha-t-il. Tu vas finir par te blesser.
-Tu pourrais avoir bien des surprises, rétorqua l’inconnu, très sûr de lui.
-Qu’est-ce que tu me veux ?
-Me battre avec toi. Il paraît que tu es le tueur le plus rapide de l’Ouest. On dit que tu as déjà abattu seize hommes en combat singulier. Et bien moi, ta légende ne me fait pas peur. Ton règne est f
-Tu crois vraiment ces sornettes ? Il n’y a pas un mot de vrai, là-dedans. Tout ce que tu as à y gagner, c’est de mourir plus tôt que prévu.
-Ils riront bien, les journalistes qui ont écrit ton histoire, quand je leur dirai que Wild Bill Hickok a eu peur, au moment de mourir !" ricana le cavalier.
Jimmy se raidit. Son poing se crispa sur son ceinturon. L’envie de corriger le morveux le démangeait de plus en plus... Mais il avait promis à Teaspoon de ne plus se battre. Il serra la mâchoire. Il n’avait plus envie de rire. L’adolescent devenait plus nerveux au fur et à mesure que le temps passait. Il avait dégagé ses mains de son ceinturon et les gardait à hauteur de ses revolvers, prêtes à agir. "Dégaine !" cria-t-il.
Hickok ne bougea pas. Il prit une grande inspiration et tenta de se détendre. Cody aperçut le shérif qui sortait de son bureau. Il s’avançait vers eux. Avait-il l’intention d’interrompre le duel ? Rares étaient ceux qui s’y risquaient. Celui-là avait du cran. Le cavalier sortit son arme de son étui. "Je veux que tu te battes !" hurla-t-il. Puis, il tira deux balles, soulevant des gerbes de poussière devant les bottes de son adversaire. Hickok ne broncha pas. Le shérif pointa son revolver sur le provocateur et le désarma. Celui-ci vociférait une horde d’insultes à l’intention de celui qui avait décliné son défi. Il se laissa pourtant emmener sans résistance, stupéfait d’avoir échoué. Jimmy était sombre. Un éclair de rage passa dans ses yeux. Sans un regard pour son malheureux adversaire, il tourna le dos à ses camarades et entra au saloon. "Viens, dit Cody en entraînant Fanny derrière lui. Il ne faut pas qu’il se mette à boire."

Les deux jeunes gens entrèrent à sa suite. Ils le trouvèrent accoudé au bar, un verre à la main. Il considérait le liquide ambré qu’il venait d’y verser avec circonspection. Cody s’installa à ses côtés, mais Hickok ne lui laissa pas le temps de parler. "Si tu es venu pour me faire la morale, tu perds ton temps, Cody", lâcha-t-il, sans même le regarder.
Il fit tourner le petit verre entre ses doigts. Le whisky scintilla à la lumière du lustre. Soudain, il le lança contre le grand miroir du saloon, évitant de justesse le barman. Le verre brisé laissa échapper le liquide qui coula le long de l’épaisse vitre. Ne pouvant plus contenir sa colère, Jimmy se rua dehors, poursuivi par les insultes du barman.
"Quel fichu caractère..., grommela Fanny, nullement étonnée. Il y a quand même quelque chose que j’ai pas très bien compris. C’est qui, Wild Bill ?"
Cody la dévisagea, surpris. "D’où sors-tu ? Tu n’en as jamais entendu parler ?
-Ou alors, je n’y ai pas fait très attention.
-Wild Bill, c’est sa malédiction."
Cody commanda une bouteille de limonade et posa deux verres sur la table où elle s’était assise. Puis, il se laissa tomber dans l’inconfortable fauteuil en bois avec un soupir. Il regarda Mac, se demandant s’il devait lui raconter l’histoire de son ami. La jeune fille remplit les verres. Elle attendait.
"Ca s’est passé juste avant ton arrivée, mais en fait, l’origine de cette histoire remonte assez loin. Avant le Poney Express, Jimmy faisait partie d’une bande de mercenaires qui louaient leurs services à de gros propriétaires terriens. Ils se chargeaient des basses besognes... si tu vois ce que je veux dire. C’est comme ça qu’il est devenu un as du revolver. Il commençait à avoir une petite réputation. Il en rajoutait beaucoup, mais son caractère faisait qu’on réfléchissait à deux fois avant de se mesurer à lui. Puis il les a quittés, et il a été embauché par Teaspoon. Personne ne savait rien de lui, excepté qu’il aimait jouer les durs. Un jour, alors qu’on était au saloon de Sweetwater, il s’est disputé avec un type du genre "Monsieur" qui l’avait pris un peu de haut. Il a voulu lui en mettre plein la vue et il s’est vanté de ses soi-disant exploits de tireur. Ce qu’il ne savait pas, c’est que c’était un journaliste qui écrivait pour le "Log Cabin Library", ce petit journal à dix cents qui raconte les exploits des légendes de l’Ouest sous forme d’histoires romancées. Une aubaine pareille, tu penses bien que le type ne l’a pas laissée passer. Il a assaisonné l’histoire de Jimmy à sa sauce, imaginé ce surnom de Wild Bill, et l’a éditée. Remarque, il n’a pas eu besoin d’en rajouter beaucoup. Jimmy s’était chargé de lui fournir tous les éléments dont il avait besoin. Au début, il était fier de cette réputation de tueur à gages. Il était connu, on le craignait. Ça lui plaisait. Et puis, les défis ont commencé. Il a d’abord pris ça comme un jeu. Jusqu’au moment où il a fallu tuer."
Fanny reposa son verre. Elle comprenait mieux certains traits de sa personnalité. "Les seize hommes dont parlait le gars, tout à l’heure, c’est vrai ?
-Non. Jimmy n’avait tué qu’un homme, avant cette histoire. Et c’était un cas de légitime défense. Même pas un duel. En réalisant ce qui se passait, Teaspoon lui a interdit de se battre en duel. Après plusieurs provocations, Jimmy s’est rendu compte que c’était finalement une bonne chose... Même s’il crève d’envie de leur montrer qui est le plus fort.
-Monsieur a sa fierté.
-Et tu en sais quelque chose", conclut Cody avec un sourire entendu.

Suite

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