Chroniques du Poney Express


Chapitre 11 (suite)

"Tu crois qu’elle va plaire à Kid ?" demanda Lou, inquiète, en essayant de fermer les boutons dans son dos. Fanny se leva pour l’aider.
"T’inquiète donc pas, sourit-elle. Kid t’aimerait même sans rien.
–Fanny ! Comment tu peux dire des choses pareilles ? s’indigna la jeune fille tout en virant au cramoisi.
–Ose dire que j’ai pas raison...
–Peut-être, mais ça ne te regarde pas !" Pour toute réponse, Fanny ferma le dernier bouton et lui fit un clin d’oeil malicieux. Lou s’assit devant la glace et commença à peigner ses cheveux.
"Tu sais, ta grand-mère a raison. Je crois que ça plairait à Jimmy, de te voir habillée en femme ne serait-ce qu’une fois... Si tu veux l’achever, c’est ce que tu as de mieux à faire.
–Laisse tomber. Je ne mettrai pas de robe."
Lou s’arrêta de brosser et se tourna vers elle. Après un instant de silence, elle dit gravement : "Tu devrais aller lui parler. Il ne veut pas le montrer, mais il est malheureux de ce qui s’est passé. J’imagine que tu avais certainement de bonnes raisons de réagir comme ça, mais est-ce que ça en valait vraiment la peine ?
–Qu’est-ce que ça peut faire ?
–Il t’aime Fanny. C’est tellement évident. On dirait qu’il n’y a que toi qui ne t’en rends pas compte..."
Lou vit une expression mélancolique qu’elle ne lui connaissait pas se peindre sur le visage de son amie. Cette histoire semblait l’avoir affectée plus qu’elle ne voulait bien le laisser paraître. Lou était persuadée que Fanny luttait encore contre ses sentiments, et ce malgré tout le chemin qu’elle avait déjà parcouru. Pourquoi fallait-il qu’elle se complique tellement la vie ? Etait-ce donc si terrible d’accepter ses sentiments ? Elle la vit se lever et sortir sans un mot.

Fanny traversa le couloir et frappa à la porte. Après un moment, celle-ci s’entrebâilla et ils se retrouvèrent face à face. Il était en bras de chemise, une serviette à la main, et la regardait, impassible. Elle fit un effort sur elle-même et esquissa un sourire : "Je peux entrer ?" Le jeune homme s’effaça sans un mot pour la laisser passer. Affalé sur son lit, Cody leva le nez de son bouquin. Il se redressa et enfila hâtivement ses bottes.
"Je vous laisse. Je crois que Teaspoon m’appelle." Et il disparut sans demander son reste. Les deux jeunes gens se faisaient face, immobiles, silencieux, leurs traits légèrement marqués par la gêne qu’ils ressentaient, se demandant encore qui allait rompre le silence en premier. Fanny savait que c’était à elle de le faire, mais elle s’en sentait incapable. Face à lui, elle perdait tous ses moyens. Voilà pourquoi généralement, elle préférait l’affronter. Quand elle était portée par sa colère, son esprit se vidait. Rien ne subsistait de ses questions et de ses doutes. Elle se sentait forte. C’était plus facile, moins intimidant.
Jimmy finit d’essuyer ses mains et posa la serviette sur la table à côté de lui. Son calme ne fit qu’accentuer le malaise de la jeune fille. Elle devait faire piètre figure face à lui. Elle s’imaginait pâle, les lèvres tremblantes, le regard presque suppliant... Non, ça c’était dans sa tête. Peut-être juste un peu moins froid que d’habitude. Elle crut que son imagination continuait de lui jouer des tours quand elle sentit sa main glisser sur sa taille et la fraîcheur de ses lèvres sur les siennes. Fanny posa une main sur la joue du jeune homme et ferma les yeux. Son coeur battait la chamade. On devait l’entendre à l’autre bout de la ville. Il ne fallait pas qu’il s’éloigne maintenant. Elle passa les bras autour de son cou et prolongea le baiser. L’étreinte de Jimmy se resserra. Sa bouche glissa vers son oreille, embrassant son cou, ses cheveux. "Je ne te ferai jamais de mal, Fanny. Tu le sais. Je t’aime." Il s’écarta et la contempla, le sourire aux lèvres, lui tenant toujours les mains. Fanny sourit à son tour et baissa les yeux. Elle ne voulait pas le lâcher. Elle ne voulait pas qu’il la lâche. Finalement, elle le regarda : "J’ai bien peur qu’entre nous, ça ne soit jamais tout rose, tout lisse et tout sucré. Il y aura toujours un moment où on s’affrontera.
–Probablement.
–Mais malgré cela, n’oublie jamais que je t’aime, Jimmy."
Elle vit son sourire s’élargir. Tendrement, il la reprit dans ses bras et posa sa joue contre la sienne en fermant les yeux. "Tu l’as enfin dit..."

La porte s’ouvrit et Cody fit irruption dans la pièce. Les jeunes gens se séparèrent vivement, confus. "J’arrive à temps. A voir comme vous étiez collés, ça aurait mal fini, dit-il, railleur. Vous croyez pas qu’il serait temps d’y aller ?
–Tout le monde est prêt ?
–Il ne manque que vous et Teaspoon.
–Je vais le chercher", déclara Fanny en quittant la pièce. C’était l’occasion rêvée de remettre un peu d’ordre dans sa tête avant de rejoindre les autres.
Elle frappa à la porte du chef de relais et attendit son invitation pour entrer. Elle demeura muette sur le pas de la porte en découvrant Teaspoon devant son miroir, qui chantonnait en peignant soigneusement ses cheveux gris en arrière. Jamais elle ne l’avait vu si bien apprêté. Un dollar d’argent aussi astiqué vous éblouissait à coup sûr !
"Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle sans masquer sa surprise, en le voyant verser quelques gouttes d’eau de Cologne dans la paume de sa main et se tapoter les joues avec.
–Ca ne se voit pas ? Je mets la touche finale.
–Et qui comptez-vous séduire ? demanda Fanny, réprimant un fou-rire.
–Et toi ? rétorqua-t-il en jetant un regard à sa tenue neuve.
–Personne", bafouilla-t-elle, prise au dépourvu.
Mais Hunter avait l’oeil bien trop brillant et son allégresse l’inquiéta quelque peu. "Rassurez-moi, Teaspoon. C’est juste pour faire honneur à notre hôte, que vous vous êtes mis à ce point sur votre trente et un, n’est-ce pas ?
–Ah, Fanny, soupira le vieil homme. Ta grand-mère est une femme absolument délicieuse.
–Teaspoon, qu’est-ce que vous avez derrière la tête ?
–Oui, une femme étonnante, pleine d’entrain, de caractère, et d’une beauté encore rayonnante... Comme je les aime.
–Hé ! Je vous signale que c’est de ma grand-mère que vous parlez ! Et qu’elle a quelques années de plus que vous... enfin, je crois."
Hunter prit son chapeau épousseté pour la circonstance, l’enfonça sur son crâne d’une petite tape, ouvrit tout grand son oeil droit en passant devant elle avec un sourire ravi, et lui tapota l’épaule : "Crois-moi Fanny. Si madame la Colonelle tient de sa mère, ton père est un homme heureux !
–Teaspoon !" s’exclama Fanny, choquée, tandis qu’il la dépassait et s’engageait dans l’escalier en sifflotant.

Après l’office, les cavaliers avaient escorté la voiture où avaient pris place Sarah, l’oncle Kyle, Teaspoon, Lou et Fanny jusqu’à la grande maison où la table était déjà dressée dans la salle à manger qui ne servait que pour les grandes occasions. Quatre superbes chandeliers de cinq bougies illuminaient la pièce d’une lumière dansante, lui donnant un air de fête. Un feu joyeux brûlait dans la cheminée de pierre. Les jeunes gens avaient rarement eu l’occasion de faire aussi somptueux repas. Pour la plupart, les Noël de leur enfance se résumaient à quelques pommes de terre de plus dans la soupe, parfois un morceau de viande fraîche, et peut-être un sucre d’orge. Et tout à coup, ils avaient l’impression de vivre un conte de fée. En voyant leurs mines rayonnantes, Fanny se souvint d’un livre qu’elle avait lu ici même, étant enfant. Un livre qui parlait merveilleusement de l’Esprit de Noël. Il devait toujours être dans la bibliothèque de Sarah. Elle fut soudain prise d’une irrésistible envie de le retrouver et l’ouvrir. Pourtant, elle la réprima. Il lui faudrait se contenter de ses souvenirs. De l’autre côté de la cheminée, appuyé contre le manteau, Jimmy la regardait. Ses yeux noisettes brillaient. Elle l’avait rarement vu si serein. Une bouffée de chaleur lui monta au visage. C’était peut-être ça le bonheur. Elle détourna les yeux et aperçut Sarah, Teaspoon et Kyle qui devisaient gaiement, enfoncés dans leurs grands fauteuil, non loin de la cheminée. Voilà que Grand-Mère riait maintenant, en posant une main sur celle du chef de relais. Elle aussi semblait heureuse. Chacun avait pensé à un présent pour les autres. Pas grand-chose, mais c’était l’intention qui comptait. L’échange de ces cadeaux avait été un grand moment d’amusement. Jimmy lui avait offert un joli foulard vert pour remplacer le vieux morceau de tissu gris qu’elle utilisait pour se protéger de la poussière. Il avait précisé, presque timidement : "Il est de la couleur de tes yeux". Fanny l’avait trouvé si touchant. De son côté, elle lui avait remis un petit paquet qui contenait un étui à couteau en cuir décoré à la mode indienne.

Debout un peu en retrait, elle regardait ses amis s’émerveiller devant les petits paquets mal ficelés et s’embrasser avec chaleur pour se remercier. Dans cet élan spontané, on voyait tout l’amour qui unissait ces jeunes gens. Ils étaient véritablement une famille. Sarah s’approcha de sa petite-fille et contempla avec elle la scène d’un oeil attendri. Elle aurait aimé saisir cet instant, le fixer pour le garder toujours, malgré le temps qui passe.
Après un moment, la vieille dame lui fit signe de la suivre. Elle remonta le corridor et poussa une porte sur sa droite. La lampe qu’elle tenait à bout de bras illumina le bureau. Sarah s’approcha de sa table de travail où elle prit un recueil relié en cuir de Cordoue qu’elle lui tendit en lui souhaitant un joyeux Noël. "Ce sont les "Contes de Noël" de Charles Dickens.
–Ca alors ! s’exclama la jeune fille, émerveillée. J’y pensais justement, quand nous étions à table. Je me souviens encore, la première fois que nous les avons lus ensemble.
–Je m’en souviens aussi. J’aurais aimé les lire de la même façon à mes arrière-petits-enfants. Mais comme je doute de les voir avant ma mort, c’est à toi que reviendra cette tâche.
-Ne dites pas des choses pareilles, Grand-Mère. Je suis certaine que vous les verrez sous peu. Maddy...
–Les enfants de Madeleine peut-être, mais les tiens?"
Fanny se sentit rougir. Elle préféra ne pas répondre, de peur d’être blessante. Les siens, évidemment, ils n’étaient pas près de voir le jour ! Ses yeux rencontrèrent ceux de la vieille dame qui cherchait à la sonder. Fanny fit un effort pour se reprendre. Elle sourit et serra sa grand-mère contre son coeur. C’était le plus beau cadeau qu’elle pouvait lui faire.

Le lendemain, Fanny descendit en chantant. Dans la salle à manger, elle trouva Kyle lisant son journal devant son café froid, comme tous les matins. "Grand-Mère n’est pas encore descendue? s’étonna-t-elle.
–Elle sera en train de faire son courrier, répondit négligemment Kyle.
–Bien dormi, Oncle Kyle?"
Le vieux monsieur grommela quelques mots destinés à lui faire comprendre qu’il ne souhaitait pas répondre à ce genre de questions futiles pendant sa lecture. Fanny haussa les épaules d’un air insouciant. Rien n’entamerait sa bonne humeur, ce matin. Elle remonta les escaliers et alla frapper à la porte de Sarah. Comme aucune réponse ne lui parvenait, elle arrêta la gouvernante sur le palier. "Madame est déjà sortie ?
–Je ne l’ai pas encore vue, Mademoiselle. A cette heure-ci, elle serait plutôt à écrire.
–J’ai frappé, mais elle ne répond pas.
–C’est étonnant. Elle ne serait pas sortie sans m’avertir", dit madame Ashley en fronçant les sourcils.
Elle frappa à son tour en appelant, attendit, l’oreille collée à la porte, mais inutilement. Fanny tourna la poignée. Un silence paisible régnait dans la pièce plongée dans la pénombre. La jeune fille s’avança vers le lit tandis que la domestique tirait les rideaux. En se retournant, elle la trouva debout, immobile, tenant dans sa main celle de la vieille dame allongée sur le lit à baldaquin. Inquiète, elle s’approcha. "Elle est morte. Son coeur ne bat plus."
Le regard de madame Ashley passa rapidement du lit à la jeune fille, puis de la jeune fille au lit. Elle se pencha au-dessus de sa maîtresse qui, le sourire aux lèvres semblait dormir paisiblement. Sa poitrine ne se soulevait plus. Elle s’empara d’une épingle à cheveux posée sur la coiffeuse et souleva les couvertures. "Que faites-vous ?
– Je vérifie, répondit-elle en enfonçant l’épingle dans le cor du pied. C’est ma mère qui m’a appris."
Mais tout était fini. Sarah ne réagit pas. "Venez, Mademoiselle. Il ne faut pas rester là. Elle s’en est allé paisiblement. Venez, nous allons nous occuper d’elle."

Tous ces gens la regardaient, elle détestait ça. Ils se demandaient probablement qui elle était, pourquoi elle se tenait si près de la tombe. Quand ils passaient devant elle pour lui serrer la main, ils la transperçaient de leurs regards hypocrites. "Nous sommes de tout coeur avec vous... Comme elle doit vous manquer... Nous partageons votre peine... Vous pourrez toujours compter sur nous." Les trois quarts d’entre eux n’en avaient que faire. Oh bien sûr, tous respectaient Sarah. Elle avait tant fait pour la ville. Elle faisait partie des notables, c’est pourquoi ils s’étaient déplacés si nombreux. Tout ce qui comptait en ville était venu affronter la pluie pour son dernier adieu. Mais aucun d’eux ne savait ce qu’elle ressentait. D’ailleurs, ils s’en moquaient. Sarah n’était plus là et Fanny n’était rien pour eux. Elle aurait voulu seulement fermer les yeux et les oublier. La seule chose qui comptait, c’était que Sarah n’était plus là.
Fanny et Kyle remontèrent dans la voiture qui les ramena à la maison au pas vif des deux bais. Elle n’avait jamais vu l’oncle aussi sombre. Il n’avait guère parlé depuis l’annonce de la triste nouvelle. Il était resté des heures enfermé dans le bureau pendant que madame Ashley faisait la toilette de la défunte. Puis, il s’était assis à ses côtés et lui avait parlé, comme si elle avait pu lui répondre.
"Elle ne voulait pas que tu le saches, mais elle était malade. D’après le docteur, c’était le coeur."
Malgré le choc, Fanny ne répondit pas. Elle regardait la pluie tomber en cadence sur le pavé. "Elle a été heureuse de ta présence, Fanny. Elle craignait de s’en aller avant d’avoir pu te revoir. Elle avait si peur de la voie que tu avais choisie.
–Mais elle ne m’en a jamais rien dit.
–Et pourtant... C’est bien que tu sois venue. Tu as illuminé ses derniers jours."

Quand ils arrivèrent, les garçons étaient déjà là. Ils avaient précédé la voiture et les attendaient dans le grand salon déjà fourmillant de monde. Madame Ashley, sanglée dans une sévère robe noire faisait passer des plateaux de petits fours tandis que le maître d’hôtel accueillait les visiteurs. Fanny et Kyle apparurent dans l’encadrement de la porte. Un murmure passa sur l’assistance. Indifférente, elle se fraya un chemin jusqu’à ses amis, répondant d’un sourire forcé aux gens qui la saluaient au passage. En voyant le visage mélancolique de Teaspoon, elle crut qu’elle allait faiblir. Mais le vieil homme la serra contre lui sans un mot. Jimmy lui tendit une tasse de thé et son sourire la réconforta. Elle s’adossa au manteau de la cheminée et observa avec dégoût cette fourmilière qui s’abreuvait aux frais de la disparue. Elle aurait tant préféré être seule, dans un tel moment. Elle aurait tant voulu mettre dehors tous ces parasites. Seulement, il y avait le nom et la notoriété de Sarah. Pour sa mémoire, elle devait se plier au protocole. Le carillon retentit une fois de plus, et la lourde porte en chêne pivota sur ses gongs. Quelques personnes se retournèrent pour voir entrer les nouveaux venus. Pendant que l’homme de tête ôtait ses gants blancs et les passait à sa ceinture, un gros bourgeois s’avança à sa rencontre, un sourire mielleux sur les lèvres. L’officier lui rendit son salut d’un geste empreint d’une raideur toute militaire et fouilla l’assistance du regard. Son second lui indiqua presque aussitôt la cheminée et le général Frémont se fraya un passage parmi les visiteurs qui le dévisageaient, surpris de voir se déplacer en personne le gouverneur militaire. Il arriva bientôt à hauteur de Fanny que la conversation compassée de monsieur le maire ennuyait à mourir. Celui-ci s’interrompit aussitôt en voyant le visage de la jeune fille se faire tout à coup plus expressif. Il se retourna, tomba nez à nez avec l’officier et le salua comme un vieux camarade de classe. "Bonjour George", répondit laconiquement le général, se tournant aussitôt vers la jeune fille. A ses côtés, le colonel Clapton lui adressa un sourire amical. "Fanny, j’ai appris le malheur qui vous touche et je suis venu vous présenter personnellement mes plus sincères condoléances. Je tenais aussi à vous renouveler, ainsi qu'à vos parents, toute mon amitié, déclara alors le général.
–Votre présence me touche, mon général. Je leur ferai part de vos paroles.
–Ecoutez... je vous ai connue toute enfant, je ne vous ai jamais vraiment perdue de vue, et votre avenir m’inquiète. Mon conseil vaut ce qu’il vaut, et je sais de toute façon qu’il ne vous influencera pas, mais ne tardez pas à retourner à Fort Monroe. La situation se dégrade rapidement. La région se trouve prise entre deux feux, et vous risquez votre vie inutilement.
–Pensez-vous vraiment que Fort Monroe soit plus sûr ?
–Vous seriez plus à l’abri derrière ses murs qu’à courir les routes pour du courrier."
Devant le silence froid de la jeune fille, le général crut bon d’ajouter : "Le colonel Clapton m’a longuement entretenu de vos rencontres. Je sais parfaitement ce qui vous retient.
–Alors il n’est pas nécessaire d’en discuter plus longtemps."
Le général ne dit mot, mais son soupir parlait pour lui.
"Je pars demain pour Pittsburgh leur annoncer la triste nouvelle, continua Fanny. Je leur ferai vos amitiés.
–Un régiment part aussi pour l’Est. Voulez-vous que...
–Merci de votre sollicitude, mon général, mais je tiens à faire ce voyage seule."

La pluie tambourinait sur le toit du quai, éclaboussant les voyageurs qui se tenaient trop près du bord. D’ailleurs, peu d’entre eux avaient osé se risquer hors de la tiédeur de la salle d’attente. Debout sur le quai, Jimmy regardait l’énorme locomotive enveloppée d’un nuage de vapeur qui avançait lentement vers eux dans un sifflement de plus en plus aigu.
"Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne ?
–Ne t’inquiète pas, Jimmy. Tout se passera bien. Je serai de retour au relais dans une quinzaine de jours... Dis à Ike de prendre bien soin de Black. Je le lui confie.
–T’en fais pas pour ça." Elle se hissa vers lui et déposa un baiser sur ses lèvres. Hickok aurait voulu la retenir, la serrer dans ses bras pour l’empêcher de partir si loin de lui, mais c’était inutile. Elle se tourna vers l’Oncle Kyle, l’embrassa sans un mot et monta dans le wagon. Le sifflet émit une plainte stridente, la locomotive lâcha un jet de vapeur et l’essieu se mit lentement en mouvement. Le cavalier et le vieil homme quittèrent le quai et retrouvèrent le reste de l’équipe qui attendait devant la gare. "Faites bon voyage", leur lança Kyle Hamilton en s’arrêtant devant le coche sombre qui l’avait amené.
Les cavaliers lui rendirent son salut et se mirent en route à leur tour. Lui, resta là quelques instants encore, insensible à la froide humidité qui s’emparait de lui. Il regarda sans la voir la rue par laquelle ils avaient disparu. Un long soupir mélancolique s’échappa de sa poitrine. Il secoua la tête, comme pour revenir à la réalité. Il se sentait bien seul, tout à coup.

De grands monticules de neiges encombraient les trottoirs autour des arbres nus. Le bord des pavés et les caniveaux étaient luisants de glace, mais le sable répandu sur la chaussée l’empêchait de glisser. Les voitures noires se croisaient dans un grand bruit légèrement assourdi par le manteau blanc qui habillait la ville tout entière. Les enfants, qui avaient engagé une guerre sans merci, criaient de joie en se poursuivant et en se bombardant de boules de neige. Il n’était pas rare qu’un passant soit la victime involontaire de tirs intempestifs, ce qui occasionnait généralement une retraite stratégique de la part des assaillants et de bruyantes protestations de celle de la victime. Fanny évita de justesse l’un de ces projectiles au coin d’une rue, mais n’en fit pas cas. Cody avait raison : ce n’était qu’un jeu. Elle était heureuse de voir les enfants si joyeux et insouciants. Finalement, tout ça lui avait manqué. Elle tourna un moment dans le quartier, et s’arrêta pour demander son chemin à un passant. Elle ne pouvait pas avoir de souvenirs de la maison de Grand-Père Teddy. Elle n’y était jamais venue. Elle ne connaissait que le numéro et la rue. L’homme qu’elle arrêta ne put que lui indiquer la direction à suivre, trois pâtés de maisons plus loin. Dans la rue, une femme lui montra la maison : un hôtel particulier entouré d’une jolie grille ouvragée. Une allée de dalles roses soigneusement dégagée partait du portail, faisait le tour d’un parterre enseveli sous la neige, s’arrêtait sous les colonnes du porche et revenait vers la rue. De chaque côté s’élevait un mur de neige d’où émergeaient quelques arbustes. Fanny s’arrêta près du pilier de l’entrée et contempla l’imposante maison. Elle poussa le portillon piéton, s’avança dans l’allée, puis grimpa les trois marches du perron. Là, elle tira sur la chaîne actionnant le carillon. Des pas raisonnèrent dans le corridor, la serrure cliqueta et la porte finit par s’ouvrir.
"Vous désirez ?
–Je suis bien chez Théodore MacLand ?
–Que lui voulez-vous ? demanda le domestique, ses traits anguleux se durcissant.
–Je suis Fanny MacLand. J’ai appris que mes parents étaient ici. Il faut que je les voie."

La porte s’ouvrit aussitôt toute grande. Le vieil homme recula d’un pas pour mieux voir la jeune fille. Il l’observa ainsi une bonne minute avant de la faire entrer. Aussitôt, il prit son manteau et son chapeau, et se confondit en excuses : "Je suis navré, Mademoiselle. Je ne m’attendais pas à vous voir ici... Vous avez l’air d’avoir fait un long voyage. Vous devez être épuisée... Je m’appelle Henry. Suivez-moi, ils sont tous au salon."
Henry partit précipitamment, et la jeune fille lui emboîta le pas. Quand il entra dans le salon, une odeur de pipe envahit le couloir. Du tabac de Virginie, de celui que le colonel gardait précieusement dans un coffret de bois et qu’il ne fumait que dans les grandes occasions, tant il avait de mal à s’en procurer. Henry, très excité, annonça une visite, puis s’effaça devant la jeune fille. Fanny fit un pas. Elle sentit tous les regards se poser sur elle. Grand-Père Teddy était assis face à un autre homme, à peu près du même âge. Entre eux, un échiquier. Le colonel, debout près de la cheminée, sa pipe à la main, conversait avec un jeune cadet portant l’uniforme de West Point, tandis que sa mère assise dans un petit fauteuil près de sa belle-mère, tenait dans ses mains crispées le mouchoir qu’elle brodait. Fanny se tenait immobile sur le pas de la porte. Elle s’imagina, telle qu’ils pouvaient la voir, avec ses traits tirés, sa veste élimée, son revolver à la ceinture, son chapeau et ses bottes sales s’égouttant sur le parquet ciré. Une exclamation joyeuse déchira le silence et, délaissant son livre d’images sur le tapis, telle une tornade, Ellie s’élança dans ses bras en riant, manquant de la faire tomber à la renverse. Après un instant, Carol MacLand se leva précipitamment et accourut au devant de sa fille en souriant de bonheur. Quand elle la serra dans ses bras, Fanny la sentit trembler et redouta l’instant où elle devrait lui annoncer la triste nouvelle. Carol se dégagea et la jeune fille vit son père et ses grand-parents venir à sa rencontre. "Tu en as eu assez de jouer au facteur ? demanda le colonel en rallumant sa pipe.
–John ! Tu pourrais te montrer plus accueillant pour ta fille, s’indigna Carol.
–Je veux juste savoir à quoi m’en tenir, Chérie.
–Tu as raison, Papa. Je ne fais que passer."
John haussa les épaules comme pour dire à sa femme : Tu vois bien, tu te fais des idées.
"Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de ta visite, cette fois ? Ce n’est tout de même pas Hunter qui t’a dit où nous étions."
Fanny jeta à son père un regard insistant qui lui fit comprendre que le moment n’était pas encore venu. "Elle nous racontera tout cela pendant le repas, intervint Mary MacLand d’un ton ferme. Ma pauvre enfant, tu es trempée. Viens te changer. Après un bon bain, tu seras plus en mesure d’affronter ton père.
–Mère ! A vous entendre, on dirait que je martyrise ma fille.
–Et qu’es-tu en train de faire ?"
Vexé, John lui tourna le dos, tandis que Carol étouffait un petit rire et que l’oeil de la jeune fille étincelait d’amusement.

Fanny, Ellie et Carol les rejoignirent au salon une heure plus tard. Elle s’était peignée, avait passé des vêtements de rechange, ciré ses bottes et laissé son arme au vestiaire. Quand elle passa la porte, le jeune inconnu en uniforme lui prit la main et s’inclina profondément dessus. "Ma cousine, c’est une joie de vous rencontrer et de vous accueillir dans cette maison... Vous êtes charmante."
Sur ces agréables paroles, il se releva et lui décocha un sourire enjôleur. Mais à sa grande surprise, Fanny lui retira brusquement sa main et le foudroya du regard. "Fanny, je te présente Julian, le petit-fils de mon frère Howard, dit Ted MacLand en désignant le vieil homme qui lui ressemblait si bien, lequel inclina la tête. Vous êtes en effet cousins.
–Ravie de l’apprendre", dit-elle avec un sourire agacé.
Puis, se tournant immédiatement vers le colonel : "Papa, Maman, puis-je vous parler en privé ? C’est important."

"Je savais bien que tu n’étais pas venue faire une simple visite de politesse, dit John MacLand, une fois seuls dans la bibliothèque. Que se passe-t-il ?
–J’arrive de Saint-Louis."
Le soldat interpréta parfaitement le silence pesant qui suivit ces paroles. Ils s’étaient toujours compris sans se parler. Il regarda sa femme qui s’agrippa au dossier du fauteuil. "Comment va Grand-Mère Sarah ?" demanda-t-elle d’une petite voix hésitante, bien que connaissant déjà la réponse.
Fanny regarda son père qui s’enfonça dans un fauteuil. Il savait que Carol n’y croirait pas tant qu’elle n’aurait pas entendu les mots fatidiques de vive voix. Le menton dans la main, il avait détourné la tête. Fanny crut apercevoir une larme pointer au coin de son oeil, mais elle se persuada vite s’être trompée. Son regard revint vers sa mère qui la pressait en silence de mettre fin à son attente. Elle respira un grand coup et la fixa. "Je suis désolée, Maman. J’aurais tant voulu... Elle est morte dans son sommeil. Elle n’a pas souffert."
Deux larmes coulèrent sur les joues de la colonelle, jusqu’à ses lèvres qui souriaient tristement. Elle enlaça tendrement sa fille et murmura : "Il ne faut pas pleurer, Fanny. C’est notre lot à tous. Nous savions que cela arriverait un jour. Je suis heureuse qu’elle s’en soit allée paisiblement... Je suis heureuse que tu aies été auprès d’elle. Avec toi, c’est un peu de moi qui étais là-bas. J’ai un peu l’impression de l’avoir accompagnée."
Fanny regarda sa mère et admira le courage de cette femme qui savait toujours trouver quelque chose de bon dans l’adversité. Elle enviait sa force et sa foi, sans se rendre compte que chaque jour passé à ses côtés, elle lui en avait fait cadeau.

"Alors, ma chère cousine, il paraît que vous êtes facteur, dit Julian d’un air amusé.
–Tout le monde ne peut pas faire West Point.
–On dirait un reproche.
–Nullement, mon cher Julian, répondit la jeune fille avec un sourire mielleux qui ne trompa personne. Mais dites-moi ; le jour où la guerre éclatera, vous battrez-vous pour l’armée qui vous forme ou déserterez-vous pour rejoindre le Sud ?
–Fanny ! la rappela à l’ordre la voix froide du colonel.
–Quoi ? N’ai-je pas raison ?
–Ta fille a décidément la langue bien pendue, John, intervint Howard en mâchonnant son cigare d’un air réprobateur.
–Pourquoi ? Parce que j’ose dire ce que beaucoup se refusent à admettre ?
–Elle a raison, Grand-Père. Tout le monde sait que la guerre finira par éclater. La Caroline du Sud est prête à faire sécession, et vous savez que d’autres états la suivront, dont la Géorgie. Vous-même en êtes partisan.
–Ce ne serait que justice, tu le sais, Julian.
–De vous séparer de l’Union ? Es-tu fou ? intervint Théodore.
–Au diable votre Union ! Nous ne voulons pas être dirigés par un libérateur de nègres !
–Mais à part ça, nous sommes incapables de nous suffire à nous-mêmes, dit Julian. Nous avons besoin du Nord.
–Tu me surprends, Julian. Tous ces Yankees de West Point ont une bien mauvaise influence sur toi. Oserais-tu te battre contre ta patrie ?"
Le jeune homme regarda, gêné, John et Théodore. Ce qu’il allait dire serait de la trahison à leurs yeux. "Tu sais très bien que non, Grand-Père. Je suis géorgien. Mais ce que j’ai appris à West Point m’a ouvert les yeux. La guerre, aujourd’hui, n’a rien à voir avec celle que tu as menée contre les Creeks. Les moyens ont évolué. Le temps de la guerre de gentlemen est révolu, et le Sud n’en a pas conscience.
–Julian a raison, Oncle Howard. Nous n’avons aucune idée de ce qui nous attend. Oh, je sais ce qui se dit dans le Sud. La guerre ne durera pas plus de six mois. On raconte la même chose chez nous. Mais crois-moi, si nous nous engageons dans un tel conflit, nous en avons pour plusieurs années.
–Essaies-tu de m’intimider, John ?
–Bien sûr que non. Je comprends ce que tu peux ressentir.
–Et bien moi, je ne comprends pas. Nous sommes américains avant d’être géorgiens ou louisianais ou pennsylvaniens. Et je ne comprends pas que des américains puissent se battre entre eux, frère contre frère. Regardez-nous. Vous rendez-vous compte que nous serons ennemis ? Nous, les membres d’une même famille.
–Tais-toi donc, petite sotte.
–Pourquoi devrais-je me taire ? Parce que vous refusez de voir la réalité en face ?
–Calmez-vous, Fanny, intervint Julian en lui prenant la main. Grand-Père est un farouche défenseur de la sécession. Rien de ce que vous pourrez dire ne le fera changer d’avis. D’ailleurs, pourquoi vous préoccuper de politique ? Ce n’est pas votre rôle.
–C’est bien mal la connaître, dit Ted en riant, pendant que John regardait ailleurs... Mais dis-moi, Julian. Tu comptes vraiment te battre pour le Sud ?
–S’il y a la guerre, Oui. Tout ce que j’espère, c’est avoir le temps de finir l’Académie.
–Et vous vous battrez contre vos anciens condisciples ? Contre votre meilleur ami, peut-être.
–Tout ce qui m’importe, c’est que je ne risque pas de vous retrouver en face de moi, répondit-il en accompagnant son sourire charmeur d’un clin d’oeil.
–Si j’étais vous, je ne parierais pas là-dessus", murmura Fanny entre ses dents en lui retirant une fois de plus sa main.

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