Chroniques du Poney Express


Chapitre 12

BLIZZARD

JANVIER 1861

Sa silhouette se détachait à peine dans la pénombre de cette fin de journée. L’obscurité était tombée plus tôt que d’habitude. Pourtant, ignorant le froid vif de cette journée d’hiver, il restait là, assis sur les marches devant la salle commune, les coudes sur les genoux, à tailler machinalement un morceau de bois dont il ne resterait bientôt plus rien à part les copeaux s’amoncelant entre ses bottes.
Lou sortit de la salle commune, étonnée de le trouver encore là. "Jimmy ? Qu’est-ce que tu fais dehors ? Tu n’as pas froid ?"
N’obtenant pas de réponse, la jeune fille s’avança et s’assit à ses côtés. Silencieuse, elle contempla un instant la terne lumière rouge du soleil s’éteignant derrière l’horizon. La nuit prenait lentement possession de la prairie. Le regard de Lou se perdait au loin sur la plaine, comme ses pensées, tandis que le couteau de Jimmy continuait à rogner méthodiquement le morceau de bois.
"Elle te manque, n’est-ce pas ?"
Les paupières de Jimmy se plissèrent insensiblement tandis que son regard se brouillait en repensant au quai de la gare de St Louis où il lui avait dit au-revoir. Lou ne s’aperçut pas de son trouble, mais son silence suffisait. Elle savait qu’elle avait visé juste.
"A moi aussi elle me manque, tu sais, reprit-elle d’un ton bienveillant. Je sais bien que ce n’est pas pareil, mais...
–Et si elle ne revenait pas ?" l’interrompit soudain le jeune homme, les yeux fixés sur son bout de bois. Cette fois, Lou se tourna vers lui, surprise par l’intonation de sa voix. Il y perçait une inquiétude réelle. Ce n’était pas seulement l’absence qu’il redoutait.
"Pourquoi dis-tu ça ? s’exclama-t-elle. Pourquoi elle ne reviendrait pas ?
–Parce qu’elle n’a pas besoin de nous, Lou. Elle n’a besoin de personne... Et je crois que c’est ça qui me fait peur...
–Et alors ? s’emporta la jeune fille, indignée par son pessimisme. Tu crois vraiment que c’est une raison ? Tu sais très bien qu’elle ne serait pas partie sans nous le dire... surtout toi..."
Hickok soupira. Il souhaitait sincèrement qu’elle ait raison, mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Il ne pouvait se sortir de l’esprit qu’un jour elle partirait, quoiqu’il arrive. Et que ce jour-là, il la perdrait. Il secoua la tête comme pour en chasser ces sombres méditations. Il ne fallait plus y penser, sinon une fois de plus il serait incapable de trouver le sommeil.
"Et toi ? demanda-t-il soudain, d’une voix qui avait retrouvé son énergie habituelle. Comment ça se passe avec Kid ?
–Tu sais comment il est, trouva la force de répondre Lou, malgré l’émotion provoquée par la soudaineté de l’assaut. Un jour il serait prêt à m’épouser sur le champ et le lendemain, il n’ose même plus me regarder de peur de rougir."
La justesse avec laquelle elle avait résumé sa relation avec Kid fit sourire Jimmy et lui rappela ses propres hésitations.
"Tu sais ce qui est drôle ? dit-il. Quand il s’agit de lui donner un conseil vis à vis de toi, tout paraît facile, évident. Et quand il me faudrait l’appliquer, je me trouve aussi stupide que lui."
Lou éclata de rire. Elle posa une main sur son épaule, peut-être pour le rassurer et lui faire comprendre qu’elle était là en cas de besoin. Puis elle y prit appui pour se mettre debout.
"Alors vous n’avez pas fini de nous amuser, conclut-elle en riant. Allez viens. Emma va nous attendre pour le souper."

Comme ils allaient entrer, ils entendirent la porte de la grange se refermer. Buck remettait la barre sur ses crochets pour bloquer le battant. Il se retourna et observa l’horizon où apparaissait encore un mince filet de lumière grise. Un voile terne atténuait les reflets habituels du crépuscule. Pas une étoile ne brillait dans le ciel et la lune était noyée dans un halo blafard. Le jeune métis semblait inquiet. Chez lui, ce sentiment ne se traduisait pas par les expressions de son visage. Nul sourcil froncé, nulle lèvre pincée. Il se tenait simplement là, immobile devant la grange, les yeux rivés au ciel pour en déchiffrer les signes. Mais la tension qui émanait de sa personne était palpable. Avec le temps, à force de vivre à ses côtés, ils avaient fini par apprendre à interpréter ses silences. Et même si Buck restait bien souvent un mystère, ils savaient au moins deviner quand quelque chose le préoccupait.
"Qu’est-ce qu’il y a ?" demanda Lou en fronçant les sourcils.
La voix sembla le sortir de sa méditation. Le jeune homme passa le lasso qu’il avait à la main sur son épaule et, tout en les rejoignant, répondit d’un ton qu’il voulait détaché :
"Je pense qu’il va neiger.
–On est en hiver, fit remarquer Hickok. Ca n’a rien d’extraordinaire.
–Pourtant, ça a l’air de t’inquiéter, avança Lou qui, plus intuitive que son ami, avait deviné le malaise du jeune métis.
–Si tu veux mon avis, il y a un blizzard qui se prépare, finit par répondre Buck en jetant un dernier regard en direction du ciel.
–On n’est pas un peu trop au sud pour ça ? s’étonna Lou.
–Ca ne veut rien dire. Et puis nous ne sommes pas si loin des montagnes.
–Ca a au moins un bon côté, sourit Jimmy. Teaspoon ne nous enverra pas en course si le blizzard se lève.
–Parfois, je me demande si Cody ne déteint pas trop sur toi », le taquina Lou en lui assénant une claque amicale sur l’épaule.

Le vent se leva aux alentours de minuit. Alors qu’il s’acharnait contre les planches du baraquement, ceux qu’il avait réveillés se pelotonnaient sous leurs couvertures tout en tentant de l’ignorer. Une heure plus tard, une brusque chute de la température de la pièce tira Kid d’un sommeil agité peuplé d’indiens et de voleurs de chevaux, dont le chef, un Tompkins vêtu d’un manteau de bison et d’une coiffe de plumes d’aigle, tentait de lui faire avouer que Lou était une fille. Kid ouvrit les yeux avec soulagement, jusqu’à ce qu’il prenne conscience du froid glacial qui régnait autour de lui. Il expira et contempla, fasciné, son souffle se condenser au contact de l’air. Du bout d’un doigt, il constata qu’une légère pellicule de givre s’était formée sur sa couverture. Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, il fit un tour d’horizon de la pièce. Rien ne bougeait. Cody marmonnait dans son sommeil, Hickok ronflait, Buck était aussi inerte qu’en son dernier sommeil. Ike et Lou se retournaient avec une régularité d’horloger sous leurs couvertures. Kid sortit un bras. Il faisait vraiment très froid. Le poêle avait dû s’éteindre. Il songea qu’il ferait mieux de le rallumer s’ils ne voulaient pas tous mourir de froid avant le matin, mais le courage lui manqua. Dehors, le vent se déchaînait. Il s’étira vers la fenêtre et souleva le léger rideau de coton dont les carreaux rouges fanés avaient dû connaître de nombreux étés. Un courant d’air glacial filtrant à travers le cadre de la fenêtre le surprit… Pourtant pas autant que le spectacle qui l’attendait à l’extérieur une fois qu’il eu gratté le givre de la vitre. L’horizon était bouché par des tourbillons de neige. Il n’arrivait même pas à voir le bout de la terrasse. Malgré le auvent, la neige commençait à s’accumuler sur les montants de la fenêtre.
"Réveillez-vous ! cria-t-il soudain en repoussant vivement sa couverture. Debout, vite !
–Qu’est-ce qui te prend, Kid ? grommela Cody en ramenant son oreiller de plumes sur sa tête.
–Lève-toi ! ordonna son ami qui, tout en enfilant son pantalon, trouva le moyen de lui arracher des mains l’objet du délit.
–Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lou.
–Le blizzard, répondit Buck, déjà planté devant la fenêtre. Il faut rallumer le poêle tout de suite.
–Il faut aller chercher Teaspoon, dit Kid en tirant sur ses bottes. La sellerie n’est pas assez isolée pour qu’il y supporte une telle tempête.
–Je viens avec toi", proposa immédiatement Hickok.

Les cavaliers s’habillèrent en hâte. Pendant que Ike mettait du petit bois sur les braises à peine chaudes, les garçons établissaient un plan de bataille.
"Buck et Cody, vous devriez aller voir chez Emma si tout va bien, dit Kid.
–Le mieux serait qu’on se retranche tous ici, suggéra Buck. Le cellier est plein et on a rentré du bois avant-hier.
–D’accord, approuva Kid. Lou et Ike, entretenez le feu et colmatez autant que vous le pourrez toutes les ouvertures pour empêcher le froid d’entrer. On va essayer de faire vite."
Les quatre garçons boutonnèrent leur veste, remontèrent leur col et nouèrent une écharpe par dessus leur chapeau pour éviter qu’il ne s’envole. Ils se préparaient à sortir quand Lou les retint. Elle tendit à chaque équipe une longue corde enroulée en leur recommandant de les attacher autour d’un des piliers de la terrasse et de ne surtout jamais la lâcher. Kid la remercia d’un sourire qu’il voulait réconfortant. Mais les yeux de Lou reflétaient une telle inquiétude qu’il savait que rien ne pourrait la rassurer, sinon leur retour sains et saufs. Jimmy s’empara de la lampe-tempête que Ike venait d’allumer et lui fit signe qu’il était prêt. Quand il ouvrit la porte, une rafale de neige envahit la pièce, les clouant sur place. Courbés en avant, luttant contre le vent violent, les deux jeunes gens sortirent affronter la tempête, pendant que Buck et Ike refermaient la porte à grand-peine.
Par la fenêtre, Lou suivait des yeux la faible lueur de la lampe qui oscillait dans le vent. Ils mirent un moment avant de réussir à attacher solidement la corde, gênés par la neige qui leur brûlait les yeux et leurs gros gants de peau qu’ils ne pouvaient enlever sous peine de voir leurs doigts geler sur place. La corde fixée, ils s’y agrippèrent de leur mieux. Jimmy en tête, la lanterne à hauteur du visage, ils descendirent avec mille précautions les marches déjà profondément enfouies sous la neige poudreuse et prirent à l’aveuglette la direction de la sellerie. En quelques instants, ils avaient disparu du regard de Lou.
Buck et Cody se préparèrent à leur tour, s’emmitouflant du mieux qu’ils purent, et vérifiant la lanterne et la corde. Quand ils furent dehors Lou et Ike entreprirent de rassembler peaux et couvertures pour colmater les fenêtres. Ils ramenèrent du bois de l’appentis et chargèrent le feu. Au bout de quelques minutes, la température de la pièce commença à remonter. Ike mit du café à chauffer sur le poêle et vint s’asseoir à côté de son amie. Commença alors une angoissante attente.

Après d’épuisants efforts et une lutte de tous les instants, Jimmy butta contre un obstacle. Il lâcha un juron qui se perdit dans le vent et se baissa pour tâter l’objet. C’était le billot qui servait à la coupe du bois. Il tendit le bras sur sa gauche et rencontra le mur de la sellerie. Un frisson lui parcourut l’échine, qui ne devait rien au froid polaire : deux pas plus à droite et ils auraient manqué la sellerie. A tâtons, ils remontèrent vers la porte et tambourinèrent dessus en appelant. L’absence de réponse leur laissait présager le pire. Kid actionna le loquet, mais malgré son acharnement, la porte restait obstinément close. Hickok se proposait de l’enfoncer, quand celle-ci s’entrebâilla soudain. Les deux garçons s’engouffrèrent dans la pièce et s’adossèrent contre la porte pour la maintenir fermée. Devant eux se tenait Teaspoon, enroulé dans son grand manteau en laine bison, une écharpe sur les oreilles, et malgré cela, les lèvres bleues de froid et tremblant de tous ses membres.
"Qu’est-ce que vous fichez ici ? s’écria-t-il d’un ton abrupt.
–On est venus vous chercher, répondit Jimmy en sautillant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer.
–On vous ramène à la salle commune, enchaîna le Kid, coupant court aux reproches du vieil homme. Là-bas, il y a des couvertures, du feu et de quoi manger.
–Vous êtes fous. Vous auriez pu vous perdre cent fois entre le dortoir et ici, dit Teaspoon d’un air sombre.
–On n’allait quand même pas vous laisser mourir de froid tout seul ici ! s’emporta Jimmy.
–Et puis ne vous inquiétez pas. On a pris toutes les précautions qu’on pouvait. On n’a plus qu’à se cramponner à la corde pour retrouver le chemin."
Hunter s’inclina. Il savait que c’était sa seule chance de survivre à ce blizzard qui pouvait durer plusieurs jours. Et puisqu’ils avaient fait le chemin jusqu’à lui, il devait tenter sa chance avec eux. Le vieil homme enfila de gros gants de peau par-dessus ses mitaines, ajusta son écharpe et se prépara à affronter à son tour les éléments déchaînés.

"Voilà la barrière ! cria Buck à Cody sans arriver à couvrir les hurlements du vent.
–Y’a pas de lumière dans la maison, remarqua son ami.
–On est encore trop loin pour les voir. Viens !"
Les doigts crispés sur la corde, la lanterne dans l’autre main, Buck suivit lentement les piquets de la barrière du jardinet jusqu’à trouver le portillon. Il obliqua à droite et se dirigea au jugé vers la maison. Il savait de toute façon que même s’il déviait de son chemin, il serait arrêté à un moment ou à un autre par la clôture du jardin. Mais c’est contre la terrasse qu’il se heurta. Il ne restait qu’à trouver de quel côté était l’escalier. Il tenta sa chance par la gauche, longeant la terrasse à petits pas. Sa main rencontra bientôt un angle. Ils étaient arrivés à l’extrémité de la maison. Buck repartit dans l’autre sens, tandis que Cody pestait contre la neige qui lui fouettait le visage. Puis il butta enfin contre les marches. En levant la lanterne, il distingua la porte contre laquelle s’accumulaient déjà trente centimètres de neige. Cody fixa la corde au pilier de la rambarde et les deux garçons pénétrèrent dans la maison. Il y régnait un silence quasi surnaturel, après les hurlements assourdissants de l’extérieur. C’en était presque angoissant. Pas un bruit, pas un mouvement, pas une lumière. Du givre et de la neige sur le parquet et les fenêtres. Ici aussi, leur souffle se condensait en passant leurs lèvres.
"Emma ! appela Cody, inquiet.
–Ici", répondit la voix énergique de la jeune femme atténuée par les murs et les portes fermées.
Buck et Cody se précipitèrent vers le salon. Une raie de lumière apparut sous la porte quand elle ôta les couvertures qui la calfeutraient. Un instant plus tard, la porte s’ouvrait. Emma étaient habillée et coiffée. Elle s’était enveloppée dans un grand châle. La pièce baignait dans une température acceptable. Un grand feu brûlait dans la cheminée devant laquelle elle avait approché son fauteuil où reposait une grande couverture de laine.
"Je suis contente de vous voir, dit-elle avec un sourire accueillant. Je me suis calfeutrée ici parce que c’est la pièce la plus isolée, mais je ne sais pas si je tiendrai longtemps. Il n’y aura bientôt plus de bois.
–Justement, dit Cody. On va vous ramener au dortoir. Là-bas, il y a tout ce qu’il faut.
–Très bien. Allez voir dans les étages pour prendre d’autres couvertures pendant que je rassemble quelques affaires et que je me prépare."
Un quart d’heure plus tard, Cody détachait la corde. La neige s’était accumulée autour d’eux et arrivait à hauteur de la terrasse. Ils descendirent les marches en tâtonnant et se retrouvèrent bientôt avec de la neige à mi-cuisses. Buck ouvrait la marche, la lanterne à la main. Cody marchait derrière Emma pour l’aider du mieux qu’il pouvait dans sa difficile progression. Fouettés par le vent, trébuchant sans cesse mais gagnant toujours sur la corde, ils avançaient tant bien que mal, réconfortés par la résistance de cette bouée de secours entre leurs mains, au bout de laquelle se trouvait un havre rassurant.

Courbés en deux, luttant contre les bourrasques dont l’ardeur ne faiblissait pas, Teaspoon et ses deux cavaliers s’agrippaient eux aussi de toutes leurs forces à ce fil ténu qui représentait leur survie. Faire un pas était devenu une véritable épreuve de force. Leurs pieds s’enfonçaient profondément dans la couche poudreuse qui se tassait et se durcissait sous l’effet conjugué du vent et de la température qui continuait à chuter. Tenant la lanterne devant lui, Hickok ne disposait que d’une main pour se guider. Ses deux compagnons le talonnaient de très près pour lui porter secours en cas de besoin, mais cela ne l’empêcha pas de trébucher soudain et de perdre l’équilibre au milieu de la couche blanche. Il s’était cogné le tibia contre un objet aux angles aiguisés qu’il fut bien incapable d’identifier. D’ailleurs, il aurait été incapable de reconnaître quoi que ce soit autour de lui, à commencer par l’endroit où ils se trouvaient. Teaspoon l’attrapa sous le bras et le tira pour le relever, l’empêchant de frotter sa jambe endolorie.
"Faut pas s’arrêter", l’encouragea le vieil homme. Hickok reprit sa marche. Alors qu’il n’y croyait plus, une ombre surgit devant lui. La corde remontait. A nouveau il buta et sa main en avant rencontra l’escalier. Ils avaient réussi. Kid enroula la corde en lasso et l’attacha au pilier au cas où elle devrait resservir, pendant que Jimmy poussait Teaspoon à l’intérieur.
Lou et Ike se précipitèrent pour les aider à se débarrasser de leurs affaires.
"Et Emma ? demanda Jimmy après un bref coup d’œil sur la pièce.
–Pas encore revenus", répondit Lou. La brièveté de sa phrase et son regard ne laissèrent aucun doute à Jimmy sur l’inquiétude qui la rongeait. Pourtant, un sourire éclaira son visage quand elle vit la porte s’ouvrir. Elle abandonna aussitôt Jimmy et se précipita sur Kid qui claquait des dents à s’en décrocher la mâchoire.
"Et bien, on dirait que certains ont droit à un traitement de faveur", commenta Hickok avec un petit sourire, en la voyant ôter les gants du cavalier et frictionner ses mains avec attention. Kid se contenta de sourire en se laissant faire, tandis que Lou baissait les yeux et que ses joues se teintaient légèrement de rose.

Quelques instants plus tard, des coups résonnaient sur la porte. Teaspoon et Ike firent entrer les nouveaux arrivant et refermèrent la porte avec difficulté. Buck et Cody se déchargèrent, soulagés, de leur fardeau de couvertures et lainages. Maintenant, la tempête pouvait souffler. Ils étaient tous là, sains et saufs. Elle ne leur faisait plus peur.

"Faudrait quand même pas que ça dure trop longtemps", murmura Teaspoon pour lui-même. Une tasse de café à la main, il se tenait debout devant la fenêtre calfeutrée et écoutait le vent s’acharner contre le baraquement. De temps en temps, une planche du toit battait bruyamment, sous l’effort constant des rafales qui tentaient de l’arracher.
"Ben quoi ? On est bien ici, dit Cody tout en distribuant une nouvelle donne.
–Peut-être, mais faudra bien sortir à un moment ou à un autre pour s’occuper des bêtes, répondit le vieil homme.
–D’accord, le perdant de cette partie est de corvée, déclara Cody avec un petit sourire.
–Tu peux préparer ton manteau, intervint Jimmy en rangeant ses cartes.
–Ouais c’est ça, fais-moi croire que tu as du jeu, répondit son ami, moqueur. A toi d’ouvrir la mise, Ike.
–Vous croyez que ça peut durer combien de temps ? demanda Lou, qui, tout en réchauffant ses mains autour de sa tasse de café, observait le jeu de Kid par dessus son épaule.
–Sais pas. Une fois, j’ai vu un blizzard paralyser la région pendant une semaine.
–Là, vous nous faites marcher, Teaspoon, s’étonna Kid. Une semaine sans discontinuer, c’est pas possible.
–C’est comme j’te l’dis, Kid. Oh bien sûr, il y a eu quelques accalmies, mais elles ne t’auraient jamais laissé le temps d’aller jusqu’en ville. Tu sais, y’a rien de plus terrible que le blizzard. Il te tombe dessus comme un aigle en train de chasser. Il te désoriente complètement et te condamne à mourir gelé si t’as pas eu la chance de tomber sur un abri. Puis tout d’un coup, il se calme. Là, tu crois que c’est fini, mais faut pas t’y fier. J’ai vu des blizzards reprendre de plus belle après deux heures de grand soleil.
–Vous croyez qu’on aura assez de bois ? demanda Ike.
–Si Cody a bien coupé tout ce qu’on lui a demandé avant-hier, ça devrait suffire, répondit Teaspoon.
–En tout cas, j’espère que tout va bien en ville."
Les jeunes gens regardèrent Emma. Assise dans un fauteuil, elle tenait sur ses genoux un ouvrage de dentelle auquel elle ajoutait quelques points de temps en temps, quand son regard n’était pas tourné vers la fenêtre calfeutrée et ses pensées vers Sam Cain.

Les cavaliers lui avaient organisé un petit coin à elle dans le dortoir en tendant une couverture autour d’une paillasse, ce qui lui permettait de s’isoler. Cette promiscuité n’était facile pour personne, mais tous savaient que leur survie en dépendait. La salle commune était sans doute moins bien isolée que la maison d’Emma, mais ici ils avaient tout à portée de main : le bois et la nourriture, bien que celle stockée dans le cellier mérite une attention particulière avant de pouvoir espérer être consommée. La plupart des vivres étaient aussi durs et froids que de la glace quand ils les ramenaient à l’intérieur.

Le jour n’amena aucun changement : l’obscurité de la nuit avait laissé la place à une lumière grise qui ne suffisait pas à dissiper la pénombre de leur refuge. Une lampe restait donc allumée tout le jour à l’intérieur malgré la dépense d’huile que cela représentait. Après cette première nuit qui les avait tous tenus éveillés, la petite communauté s’était organisée en tours de garde autour du poêle. Pour eux, il n’y avait plus de jour ou de nuit. Chacun dormait quand il le pouvait, en fonction de ses tours de veille. Il fallut beaucoup d’efforts à Emma pour les réveiller quand elle jugea qu’il devait être midi. Le repas était prêt et emplissait la pièce d’un délicieux fumet qui aurait donné faim à un ascète. Avant de passer à table, comme il semblait que le vent faiblissait légèrement, Teaspoon leur demanda d’aller vérifier que les chevaux allaient bien. Buck, Kid et Ike se proposèrent. Après avoir réfléchi un instant, le vieil homme repoussa la proposition du jeune muet. Il savait que si les garçons étaient séparés, Ike serait incapable d’appeler. Au delà de la fenêtre, l’horizon blanc était toujours limité aux tourbillons de neige. La grange restait invisible à leurs yeux. La corde leur serait à nouveau d’un grand secours. Il leur fallut un petit moment pour la dérouler : soumise aux vents et au froid, elle était aussi raide qu’une barre de métal. Comme la veille, ils mirent du temps à atteindre leur but, mais quand ils pénétrèrent enfin à l’intérieur de la grange, ils constatèrent que la chaleur des animaux avait suffi à maintenir la température de l’atmosphère. Les deux garçons firent rapidement le tour des stalles, vérifièrent l’état des chevaux, remplirent auges et abreuvoirs, enfouirent le tonneau d’eau sous la paille et repartirent vers le ragoût odorant qui leur tendait les bras.

Trois jours passèrent sans que rien ne laisse présager la fin de la tempête. Puis tout d’un coup, le vent se tût. Après trois jours d’acharnement et de mugissements incessants, le silence envahit l’espace. Un silence oppressant, irréel. Ils ne crurent d’abord pas à ce qu’ils entendaient – ou n’entendaient pas. Ils se regardèrent les uns les autres, en quête d’un geste ou d’un signe rassurant. Eux même n’osaient pas briser ce silence parfait de peur d’entendre à nouveau le vent se déchaîner autour d’eux. Au bout d’un moment, Teaspoon reposa son jeu de cartes et souleva la couverture qui obstruait la fenêtre. Un rayon de soleil pénétra dans la pièce et inonda le plancher en faisant danser des particules de poussière. Tout le monde se leva d’un bond et le rejoignit en se bousculant. La pureté et l’éclat de la neige provoquèrent quelques plissements de paupières. Après ces longues journées dans une demi pénombre, leurs yeux n’étaient plus habitués à tant de lumière. A travers le carreau où se formait continuellement une nouvelle auréole de buée, ils découvrirent un ciel d’un bleu limpide. Le manteau neigeux recouvrait la terrasse, la mettant au même niveau que le reste de la cour. Tout était d’un blanc uniforme. Seules quelques tâches brunes apparaissaient ici et là, révélant l’existence d’une barre d’attache ou de l’abreuvoir. La porte de la grange était obstruée par un mètre de neige, tout comme la sellerie. D’ici on ne voyait pas la maison d’Emma, mais la barrière avait probablement disparu sous l’amas de poudreuse.
Kid et Cody s’affairaient déjà sur la porte pour en dégager les couvertures et les planches qui la bloquaient. Quand ils ouvrirent, ils furent saisis à la fois par le froid et la vision qui s’offrait à eux. L’air glacé qui leur envahit soudain les poumons les figea sur place comme s’ils avaient gelé dans leur poitrine. Ils se mirent à tousser bruyamment et il leur fallut quelques instants avant de parvenir à retrouver une respiration normale. Devant eux se dressait une barrière de cinquante centimètres de neige qui obstruait le passage. Cody donna un coup de pied dedans sans arriver à la faire bouger. A force de se tasser contre la porte, la neige s’était à moitié transformée en glace.
"Et bien, on va s’amuser pour dégager la grange, constata Kid.
–Attention, c’est bas de plafond", avertit Cody en escaladant la congère et en prenant pied sur la plate-forme durcie. Prudemment, il avança jusqu’au bord du toit. Là, il hésita un instant, sachant que si la couche était moins dure, il tomberait de haut. Se tenant au poteau, il posa un pied à l’extérieur puis transféra son poids dessus. La couche céda un peu sous son poids, et il se retrouva bientôt enfoncé jusqu’au genou. Mais cela ne l’arrêta pas.
"Cody ! Si tu réussis à aller jusqu’à la sellerie, il y a des raquettes à l’intérieur, cria Teaspoon.
–Et vous pouviez pas les prendre avec vous ?" pesta le jeune homme en extirpant avec difficulté sa jambe gauche du trou où elle s’était logée pour en creuser un autre quelques centimètres plus loin.
Un quart d’heure plus tard, Cody avait localisé la pompe et l’abreuvoir où l’eau n’était qu’un énorme et inattaquable bloc de glace, le billot d’où dépassait le manche de la hache et les différentes barres d’attache. Et il se disait que finalement, le boulot d’éclaireur n’était pas pour lui déplaire.
Teaspoon craignant un retour du mauvais temps, ils mirent à profit le soleil radieux pour reconstituer la réserve de bois, changer les litières des chevaux et permettre aux animaux de se dégourdir les jambes. Après quoi, ils conclurent par une bataille de boules de neige suivie de café brûlant accompagné de galettes de maïs. Après tout, eux aussi avaient besoin de se défouler. C’était déjà un miracle qu’après trois jours et trois nuits enfermés à huit dans aussi peu d’espace, ils n’en soient pas venus aux mains.

Contrairement aux craintes du chef de relais, le beau temps sembla vouloir se maintenir. Si la température tardait à remonter, le soleil lui était bien là.
En fin de matinée, ils virent une silhouette se détacher sur la blancheur immaculée en provenance de Sweetwater. Le cavalier mit plus de temps que de coutume à parvenir jusqu’à eux, mais Emma reconnut avec satisfaction Sam Cain dont le cheval avançait péniblement dans une couche de presque un mètre de neige. Le marshal parut soulagé de voir que tout le monde était en parfaite santé. Frigorifié, il accepta bien volontiers la tasse de café que lui proposait Emma et se réfugia près du poêle.
"Qu’est-ce qui t’amène par un temps pareil ? demanda Teaspoon.
–Je voulais m’assurer que tout allait bien, répondit-il en adressant un sourire discret à la jeune femme. On a tous été surpris par cette tempête. Alors le docteur et moi, on fait le tour des fermes isolées. Comme il n’y a pas une piste de praticable, évidemment, ça prend un peu de temps de venir jusqu’à vous.
–Et en ville ? demanda Emma. Comment ça se passe ?
–Le toit de l’écurie de louage s’est effondré sous le poids de la neige. Deux bêtes ont été tuées. Une partie de celui des Larken s’est envolé. Ce n’était que de la toile goudronnée. Ils seraient morts de froid si Tompkins ne m’avait pas prévenu. On les a installés au saloon avec les enfants en attendant... Mais il y a autre chose qui m’inquiète.
-Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cody, toujours à l’affût de la moindre révélation.
–Tompkins attendait un chargement en provenance de St Jo. Il contenait des provisions et des médicaments pour le docteur.
–Ils ont dû s’arrêter à Blue Creek pour attendre que ça passe, avança Hunter.
–Je crois pas, répondit Sam en secouant la tête. Le vieux Barber est trop radin pour payer l’hôtel. Il préfère bivouaquer, quel que soit le temps. Et ce qui est d’autant plus embêtant dans l’histoire, c’est que Tompkins commence à être à cours d’huile de lampe, de café, de farine et de sel. Sans parler des médicaments. Pour résumer, il faut absolument qu’on retrouve ces chariots... et pour ça, j’aurai besoin de tes gars.
–Sam, tu as dit toi-même que les pistes étaient impraticables, fit remarquer Emma, inquiète à l’idée de voir ses protégés s’aventurer sur les routes dans de telles conditions, avec la menace d’un nouveau blizzard planant au-dessus de leurs têtes.
–Je sais Emma, mais j’ai pas le choix. Beaucoup d’habitants de Sweetwater comptent sur ce chargement.
–Buck, t’en penses quoi, du temps ? demanda Hunter en se tournant vers le métis.
–Ca a l’air de vouloir rester stable. Je pense pas qu’on ait à redouter un autre blizzard avant quelques temps.
–De toute façon, si ça se remet à souffler, avec toute la neige qu’il y a, on pourra toujours construire un igloo, dit Cody en haussant les épaules.
–Un quoi ? demanda Hickok en le dévisageant avec ahurissement.
–Un igloo. C’est une sorte de cabane en neige.
–Hé ! Tu me feras pas entrer dans un trou de neige ! s’exclama son ami affolé.
–Tu en as déjà construit un ? demanda Ike en agitant vivement ses doigts.
–Non, mais j’ai déjà vu des images.
–Dites ce que vous voulez Teaspoon, mais je pars pas avec lui ! s’exclama Hickok.
–De toute façon, je vais avoir besoin de toi ici, Cody. Hickok, Buck et Kid, vous accompagnerez Sam.
–Et voilà comment on se prive de sa meilleure chance de survie », soupira Cody. Si vous mourez gelés, faudra pas venir vous plaindre.

Suite

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