Chroniques du Poney Express


Chapitre 12 (suite)

Emmitouflés dans leurs épais manteaux recouvrant deux à trois épaisseurs de vêtements, les quatre cavaliers avançaient péniblement les uns derrière les autres au milieu d’une vaste étendue blanche qui avait été, en des temps plus cléments, la prairie. Eux qui connaissaient par coeur le moindre détour des pistes de la région auraient été bien incapables aujourd’hui de certifier qu’ils étaient toujours sur le chemin praticable qui reliait St Jo à Sweetwater. Buck avait beau affirmer qu’ils étaient dans la bonne direction, Hickok et Sam ne pouvaient s’empêcher de lâcher de temps en temps un "tu es sûr que c’est par là ?" qui commençait à agacer le métis. Il faut dire qu’une heure auparavant, le cheval de Sam avait malencontreusement buté contre un tronc d’arbre enseveli dans la poudreuse, et que celui de Jimmy avait perdu l’équilibre dans un trou camouflé par l’uniformité du manteau blanc, faisant vider les étriers à son cavalier. Seul Kid restait imperturbable et semblait avoir une confiance aveugle en son ami. Au spectacle de Jimmy affalé par terre, la tête dans une congère, il avait juste commenté, avec un sourire amusé : "Alors Jimmy, on se lance dans le déchiffrage de pistes ?" Le cavalier lui avait lancé un regard noir en secouant son chapeau et après avoir vérifié la jambe du palomino, s’était remis en selle sans un mot.
En réalité, Kid n’en menait pas plus large que les autres. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de tempêtes qui transforment le paysage et vous égarent en un rien de temps. Il ne cessait de scruter le ciel, à la recherche d’éventuels signes annonciateurs de blizzard. Et quand il n’avait pas les yeux rivés au ciel, il examinait chaque centimètre carré de l’endroit où Katy devait poser ses sabots, dans la hantise de la voir elle-aussi se prendre le pied dans un des pièges de la route. Ce n’était pas tant l’idée de s’égarer qui l’inquiétait, que celle des dangers que pouvait courir sa jument. Pour la direction, même s’il était certain qu’ils avaient perdu la piste depuis longtemps, il faisait confiance à Buck.

La nuit tombait rapidement et Sam profita de la présence d’un épais bosquet pour dresser le bivouac. Buck et Kid allèrent couper quelques branches pour les isoler du sol et construire un abri de fortune qui leur permettrait de garder le feu allumé si le temps venait à se gâter. Après avoir fait réchauffer les provisions d’Emma, ils établirent les tours de veille et tous s’enroulèrent dans leurs couvertures, Sam restant éveillé devant le feu, son fusil sur les genoux.
Vers deux heures du matin, Kid souleva le chapeau de Jimmy, ne découvrant que le sommet de son crâne émergeant de la couverture, et le secoua doucement. Le cavalier marmonna quelque chose puis ouvrit difficilement les yeux. Il fut surpris par la clarté de la nuit. La lune s’était levée et inondait de lumière la grande étendue neigeuse qui scintillait sous ses rayons. Le froid était mordant. Le jeune homme réajusta l’écharpe autour de ses oreilles et s’assit en ramenant ses colts sur ses genoux. Tandis qu’il frottait l’une contre l’autre ses mains gantées, il se demandait comment il pourrait bien tirer en cas de danger. Il sentait que ses doigts gourds ne seraient pas aussi habiles et efficaces que d’habitude. D’un autre côté, qui pourrait bien venir les déranger par une nuit aussi froide ? La plupart des gens étaient calfeutrés dans des endroits plus ou moins douillets, à l’abri d’une nouvelle tempête. Restaient les loups et les coyotes… L’attention de Hickok fut soudain attirée par un mouvement de Kid, tout près de lui. Il était persuadé que son ami, sitôt couché, s’était rendormi. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise en l’entendant tout à coup murmurer son nom.
"Tu devrais dormir, répondit Hickok.
–J’y arrive pas. Il y a un peu trop de choses qui tournent dans ma tête.
–Je te l’ai déjà dit Kid : tu penses trop.
–Peut-être...", répondit le jeune homme songeur. Puis il se hissa sur un coude et regarda le veilleur. "Mais toi, si tu étais à ma place, qu’est-ce que tu ferais ?"
Jimmy le dévisagea avec toute la surprise dont il était capable à une heure aussi avancée de la nuit, frigorifié, en train de monter la garde devant un feu.
"De quoi tu parles ? finit-il par demander.
–Ben... tu sais bien... répondit Kid, embarrassé.
–Non, justement. Tu sais, là tout de suite, je suis pas trop en état de réfléchir.
–Ben, à propos de Lou.
–Allons bon, soupira Hickok comme pour lui-même. Il y avait longtemps.
–Parce que tu vois, continua Kid sans relever la remarque, je sais plus ce que je dois faire. J’arrive pas vraiment à comprendre ce qu’elle veut.
–Ca me paraît pourtant clair, intervint Jimmy avec un sourire en coin.
–Enfin si, rougit Kid. Mais je trouve que ça va un peu vite.
–Alors ralentis.
–Le problème, c’est que Lou a pas l’air d’avoir envie de ralentir.
–Kid, est-ce que tu sais ce que toi tu veux, au moins ?"
Le jeune homme le dévisagea un instant. Visiblement, il n’y avait jamais réfléchi.
"J’ai envie d’être avec elle, mais de la façon dont tournent les choses, je crois qu’on devrait se marier.
–C’est ce que tu penses que tu dois faire ? Ou ce que tu as envie de faire ?
–Je sais pas. C’est tellement nouveau. Je suis pas sûr... Enfin, je suis sûr que je l’aime, mais...
–Mais tu n’es pas sûr d’être prêt à te marier."
Kid approuva en silence. "D’un autre côté, reprit-il, si c’est ce qu’elle attend de moi, je risque de la décevoir, non ? Elle va peut-être m’en vouloir... J’ai essayé d’en parler avec Teaspoon, mais il est parfois un peu dur à suivre.
–Pour un spécialiste en la matière, je suis bien d’accord, plaisanta Hickok.
–Mais toi, tu comprends mieux ce que je veux dire, non ? T’es un peu dans la même situation avec Fanny...
–J’ai pas envie d’en parler", le coupa sèchement Jimmy en rentrant la tête dans les épaules et en resserrant sa couverture.
La brutalité de sa réaction surprit le virginien. Comme tout le monde, il avait constaté que les choses s’étaient bien arrangées entre les deux jeunes gens, qu’ils semblaient plutôt heureux. Il avait mis la morosité de Hickok ces derniers jours sur le compte de l’absence temporaire de la jeune fille. Il n’aurait pas cru que le sujet reste aussi sensible. Mais Jimmy ne parvenait pas à s’ôter de l’esprit l’idée qu’elle ne reviendrait peut-être pas, ou que si elle revenait, elle aurait tiré un trait sur leur histoire. Voilà trois semaines qu’elle était partie pour Pittsburg. Il n’avait eu aucune nouvelle depuis. Il pouvait se passer tant de choses en trois semaines...
Kid jugea préférable de ne pas insister. Il se recoucha et rabattit son chapeau sur son visage. Même si la conversation avait été moins fructueuse qu’il ne l’avait espéré, il en avait tout de même tiré un conseil important : définir ce que lui attendait de sa relation avec Lou.

Tout ce blanc... ça commençait vraiment à devenir lassant. Du blanc à gauche, du blanc à droite. Et encore du blanc devant, aussi loin que pouvait porter son regard. Mais où était donc passée la prairie ? Et les rivières ? Même les arbres avaient disparu sous le manteau uniforme et monotone. Et dire que pour certains, cette neige était magique... Kid poussa un soupir en réajustant son col. Il y avait vraiment des jours où les bois et le soleil de Virginie lui manquaient. Et pourtant, la vie dont il rêvait, il l’avait trouvée ici, à l’ouest du Mississippi, avec le Poney Express. Il y avait trouvé une famille, des frères, et peut-être même sa future femme. Alors où était le problème ?
Sa future femme. Voilà le problème. Perdu dans ses pensées, il ne vit pas Buck arrêter sa monture. Katy stoppa brusquement pour l’éviter, surprenant le cavalier et le déséquilibrant.
"Pourquoi on s’arrête ? demanda-t-il après avoir dégagé sa bouche de son écharpe.
–Pour satisfaire un besoin pressant, répondit Jimmy d’un sourire entendu en descendant de cheval.
–Le froid, ça pardonne pas", plaisanta Sam, en mettant lui même pied à terre.
Sa vessie le rappelant soudain à l’ordre, Kid prit conscience que pour lui aussi, l’arrêt était le bienvenu. Il attacha Katy à un épais buisson et s’éloigna à son tour.

Tandis qu’il remettait précipitamment ses gants, il aperçut Hickok qui scrutait l’horizon avec une légère anxiété.
"Tu espères voir le convoi ? plaisanta-t-il en arrivant à sa hauteur.
–Tu crois vraiment qu’on va le trouver, toi ? demanda Jimmy, sceptique.
–J’en sais rien. Pour moi, tout se ressemble, ici. Je sais pas comment fait Buck pour se repérer.
–Moi, je pense qu’on perd notre temps, déclara Hickok en reprenant la direction des chevaux.
–Faut qu’on le retrouve Jimmy. Les gens à Sweetwater comptent sur nous. Ce chargement est important pour la ville.
–Ah ouais ? Et si on se perd nous aussi, on aura l’air malins. Et eux ne seront pas plus avancés.
–Tu devrais faire un peu plus confiance à Buck, tu crois pas ?"
Kid se retourna brusquement en entendant le cri et se jeta à terre pour tenter de rattraper Jimmy, sans succès. Le sol venait de se dérober sous les pas du cavalier, l’entraînant au fond d’une large fosse qui devait bien faire plus de deux mètres de profondeur. A plat-ventre, une main dans le vide, Kid contempla, stupéfait, le trou béant où son ami se dégageait avec peine d’un amas de branches et de neige.
"Jimmy ! appela-t-il, inquiet. Ca va ? Rien de cassé ?
–Je crois pas", grimaça Hickok en se remettant prudemment sur ses pieds. Il leva les yeux vers l’ouverture pour évaluer la hauteur et jura. "Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’exclama-t-il, agacé.
–On dirait un piège. Probablement pour un gros animal, répondit Kid avec un sourire en coin.
–Ouais ben aide-moi plutôt à sortir de là."
Kid se pencha dans le trou et tendit le bras, mais il parvint à peine à toucher la main de son ami. Des mottes de terre se détachèrent du bord et dégringolèrent sur Hickok. Ils se rendirent vite compte qu’ils n’arriveraient à rien de cette façon. Pendant que le prisonnier pestait, Kid se releva et courut chercher une corde. Il revint à peine quelques minutes plus tard accompagné de Sam et Buck.
"Je connaissais pas cette façon de chasser le Wild Bill, le railla Sam.
–Et vous trouvez ça drôle ? grogna Jimmy.
–Tu sais que tu as eu de la chance, répondit Buck avec un sourire goguenard. D’habitude, le fond des pièges à grizzly est garni de pieux.
–Merci pour la précision Buck. Puisque je ne suis pas mort, je m’endormirai moins idiot ce soir, répondit Hickok d’une voix glaciale. Bon, ça vous ferait rien de me sortir de là avant que je gèle sur pied ?"
Buck émit un petit rire et déroula la corde. Agenouillé au bord du trou, Kid fit passer un des bouts à Hickok. Pendant que ses trois amis pesaient de tout leur poids sur l’autre extrémité, Jimmy se hissa péniblement le long de la paroi de terre, se cramponnant de toute ses forces au filin de chanvre. L’épaisseur des vêtements limitait ses mouvements et son agilité, ce qui rendait l’ascension plus difficile et lui demandait des efforts supplémentaires. Il crut plusieurs fois qu’il allait lâcher prise, mais sa main gantée apparut finalement au bord du trou. Kid se précipita pour attraper son bras, puis l’aida à se hisser sur le bord en l’agrippant par la ceinture. Les deux garçons roulèrent dans la neige, épuisés. Hickok avait du mal à reprendre sa respiration. Ses mains lui faisaient mal quand il tentait de plier les doigts. Mais il était sorti sain et sauf de cette sinistre fosse. Kid lui donna une tape amicale sur l’épaule, satisfait lui-aussi de l’heureuse issue de cette mésaventure. Il se releva et lui tendit la main pour l’aider à se lever.
"Bon, et si on allait chercher ces chariots, maintenant ?", dit-il avec un sourire, comme Hickok le remerciait d’un signe de tête.

A la fin du deuxième jour d’une progression toujours plus laborieuse, Buck aperçut quelque chose loin sur leur droite : une tâche sombre se détachait sur le manteau neigeux, qui à première vue ressemblait fort à des chariots. Après s’être rapidement consultés, ils décidèrent de quitter leur semblant de piste et piquèrent tout droit sur la silhouette. Buck descendit de cheval et ouvrit prudemment la marche, tâtant le terrain avant de permettre aux chevaux de s’y aventurer. Plus ils avançaient, plus la tâche grossissant confirmait leurs hypothèses. Deux chariots se dressaient sur la prairie nue, de la neige jusqu’au bas de la caisse. Les bêtes de trait restaient toutefois invisibles, et ce n’était pas bon signe. Ils approchèrent prudemment, et comme rien ne bougeait, ils appelèrent. Personne ne répondit.
"Je déteste les chariots abandonnés", marmonna Kid en réprimant un frisson. Il ne pouvait en effet s’empêcher de trouver à la scène une effrayante ressemblance avec le jour où ils avaient découvert le chariot attaqué des parents d’Ellie. Hickok se contenta d’approuver de la tête, aussi peu pressé que lui d’en savoir plus. Sam mit pied à terre, dégaina son revolver et s’avança lentement, aux aguets. Lorsqu’il eut atteint le premier chariot, il tira péniblement sur la bâche gelée, faisant tomber la glace par fines plaques, pour regarder à l’intérieur. Le chariot était vide de toute présence humaine, mais rempli de caisses de provisions.
"C’est bien ce qu’on cherchait, conclut Sam en rengainant, tandis que Buck lui annonçait qu’il n’y avait pas trace de vie non plus dans l’autre chariot.
–Où sont les conducteurs ? demanda Hickok.
–Ils ont dû prendre les mules et filer quand la tempête s’est levée, répondit Buck qui venait de déneiger les traits vides.
–Soit ils ont réussi à atteindre une ville, soit ils sont quelque part là-dessous, renchérit Sam en désignant l’immense plaine d’un geste circulaire.
–On essaie de les retrouver ? demanda Hickok.
–Ce serait du temps perdu, répondit Buck. S’ils sont là-dessous, c’est de toute façon qu’ils sont morts. On les retrouvera au dégel.
–Tu le trouves pas un peu cynique ? s’étonna Jimmy en se tournant vers Kid.
–Il a pas tort. Y’a pas grand chose à faire pour eux. Le mieux qu’on puisse faire maintenant, c’est ramener les provisions à Sweetwater sans perdre de temps.
–Et vous n’en avez pas assez, tous les deux, d’être toujours si … raisonnables ?
–Qu’est-ce qui va pas, Jimmy ? s'irrita soudain Kid. On dirait que dès que quelqu’un réfléchit dans cette équipe, ça t’énerve.
–Tu insinues quoi ? Que je suis pas capable de réfléchir ? rétorqua Hickok d’un air mauvais.
–Y’a des fois, je me demande, grommela Kid en descendant de cheval.
–Hé ho ! Ca va, tout les deux, tenta Sam.
–Attendez Sam, vous permettez ? répondit Jimmy, mettant à son tour pied à terre. On est en train d’avoir une explication franche et mesurée, avec Kid. Tu crois que je suis pas aussi capable que toi de prendre les bonnes décisions quand elles s’imposent ?
–Je crois surtout que tu devrais te servir plus souvent de ta tête que de tes colts. Et aussi que tu ne supportes pas d’être relégué à la deuxième place.
–Ouais ! Ce qui me dérange surtout, c’est que tu joues les chefs alors que t’es même pas capable de résoudre seul tes problèmes avec ta petite amie !"
Le poing de Kid vola à travers l’air glacé et s’abattit sur la joue de Hickok sans crier gare. Sam et Buck se précipitèrent pour les séparer avant que Hickok ne réalise ce qui venait de se passer et ne riposte.
"Depuis quand Kid a une petite amie ? demanda Sam en riant à Buck, tandis qu’ils redoublaient d’efforts pour les tenir éloignés l’un de l’autre.
–C’est une très longue histoire, soupira Buck. Mais moi, ce qui m’étonne encore plus, c’est leur capacité à en venir si facilement aux mains pour des bêtises."

Tandis que Kid et Sam déchargeaient les marchandises, Buck et Jimmy commencèrent à démonter l’une des caisses de chariot. Tels quels, ils ne risquaient pas de déplacer quoi que ce soit. Avec une telle épaisseur de neige, faire rouler un chariot relevait de l’impossible. Kid proposa de les transformer en traîneaux. Malheureusement, l’absence des bêtes de traits et le poids des chariots rendaient l’entreprise hasardeuse. D’autant que rien ne leur permettait de fabriquer de bons patins qui n’accrocheraient pas au premier obstacle. Buck proposa donc la méthode indienne : construire des travois auxquels ils attelleraient leur propres chevaux tout en continuant de les monter. Pour cela, il fallait récupérer le bois des chariots et alléger au maximum les marchandises. Ils démontèrent donc les planches et les arceaux de bouleau, récupérèrent tous les cuirs qu’ils purent trouver et commencèrent l’assemblage. Deux perches reliées ensemble à leur extrémité par une large sangle de cuir récupérée sur les traits formaient le bât et l’armature du traîneau. Tout le long des montants, ils attachèrent quelques planches transversalement, à intervalles plus ou moins réguliers de façon à former une sorte d’échelle. Puis ils recouvrirent ce squelette d’un grand morceau de bâche. Une fois l’assemblage vérifié, ils le soulevèrent à deux et posèrent la sangle du bât sur le dos d’un cheval, les deux barres longitudinales pendant de chaque côté de la selle. Ils fixèrent ensuite le tout avec les sangles de cuir récupérées sur les restes de harnais. Il ne restait plus qu’à charger le travois avec les marchandises sorties de leurs caisses, recouvrir le chargement avec les pans de bâche et l’arrimer avec leurs cordes. Même avec cet ingénieux système, il leur était impossible de tout prendre et les lourds tonneaux de mélasse durent rester avec les carcasses des chariots. Une fois qu’ils eurent casé le maximum de marchandises, Buck fit faire quelques pas à sa monture en la tenant par la bride. L’animal peina à mettre en branle son précieux fardeau, mais le traîneau de fortune finit par bouger, traçant deux sillons profonds dans la neige. Kid regarda Katy et l’encouragea de la voix. La brave jument qui, méfiante, leur avait donné un peu de mal au moment du chargement, s’arc-bouta en trébuchant et finit par faire quelques pas.
Les cavaliers marchèrent un moment à côté de leur montures pour leur laisser le temps de s’habituer à cette nouvelle charge, puis ils se remirent en selle. Une heure plus tard, le petit convoi avait retrouvé ses traces et s’acheminait lentement vers Sweetwater.

"Je suis désolé, Jimmy."
Le cavalier tourna la tête, étonné, vers son coéquipier qui venait de remonter à sa hauteur. "De quoi ?
–J’aurais pas dû te frapper."
Hickok porta machinalement la main à sa pommette qui avait viré au violet.
"Tu vois, Kid, c’est ça qui m’énerve, chez toi, répondit-il gravement, tout en gardant le regard fixé devant lui.
–T’es vraiment pas possible ! s’exclama Kid, s’efforçant de garder son calme.
–Je veux dire : c’était plutôt à moi de m’excuser pour ce que je t’ai dit, et encore une fois, c’est toi qui prends les devants.
–Et ça, ça t’énerve ?
–T’es trop parfait pour moi."
Les deux jeunes gens se regardèrent de biais et esquissèrent un sourire.
"Je te rassure Jimmy, tu n’en souffriras pas trop : je n’ai aucune intention de t’épouser.
–Encore heureux. Mais... Je regrette ce que je t’ai dit.
–Faut pas. Après tout, tu as sans doute raison.
–Et voilà ! lâcha Jimmy. Tu recommences ! Je te fais des excuses, et toi tu te débrouilles pour les rendre inutiles."
Kid poussa un soupir résigné. Il valait mieux changer de sujet dès maintenant, sinon ils recommenceraient à se battre sous peu.
–Au fait, j’ai réfléchi à ce que tu as dit... à propos de Lou.
–Et ?
–Ben, je crois que c’est trop tôt pour qu’on se marie. Je pense qu’on a encore beaucoup de choses à découvrir l’un sur l’autre avant. Je vais laisser venir les choses comme elles se présentent. On verra bien.
–Sage décision.
–Et puis, plus j’y réfléchis… Je suis pas sûr que Lou ait vraiment envie de changer de vie pour l’instant… Elles sont bizarres quand même.
–Qui ça ?
–Les filles. Que ce soit Lou ou Fanny, on dirait que cette situation leur plaît, que ça les amuse. Je me demande vraiment pourquoi elles font ça.
–Si seulement je le savais, murmura Hickok.
–Et le pire, c’est que quand elles sont toutes les deux, elles se comportent vraiment comme des filles, à se raconter des trucs, à rigoler. Je me demande si elles se racontent tout...
–Tout quoi ? s’inquiéta Jimmy.
–Ben tu sais, ce qui peut se passer quand on est ensemble, par exemple... Elle t’en a jamais parlé ? demanda Kid, soudain inquiet lui aussi.
–Qui ?
–Mais Fanny, bien sûr ! Enfin Jimmy, suis un peu !
–Ok, je vais te rassurer : Fanny, elle en a rien à faire des affaires des autres. Elle est pas du genre à colporter les ragots. J’ai déjà bien assez de mal à en savoir plus sur sa propre vie privée. Alors celle des autres...
–Mouais... Apparemment, c’est pas encore trop ça, vous deux.
–Tu sais quoi ? Ca, c’est comme les ragots dont on parlait : ça ne te regarde pas."

Ils aperçurent enfin les premières maisons de Sweetwater après trois jours d’une marche harassante. Ils étaient épuisés et frigorifiés bien que la température ait commencé à remonter et que la couche de neige s’amenuise. Leurs chevaux eux-même peinaient à garder leur équilibre tant l’effort avait dû être intense et soutenu.
Au premier cri des guetteurs que le village avait installés, les gens sortirent de leurs maisons pour courir vers eux. L’expédition fut rapidement rejointe par les enfants d’abord, emmitouflés dans plusieurs épaisseurs de laine et de fourrure, puis par les hommes. Les habitants s’étaient rassemblés au milieu de la rue principale pour les accueillir et des cris de joie et des applaudissements fusaient de la foule. Leurs amis étaient là aussi, au grand complet, et participaient à la liesse générale. Kid remarqua que c’était bien la première fois qu’ils étaient accueillis ainsi, en héros, eux qui d’habitude étaient plutôt considérés comme les moutons noirs de la communauté. Même Buck était fêté, et les hommes lui donnaient d’amicales tapes sur la jambe, comme s’ils avaient oublié l’espace d’un moment qu’il était indien. Les quatre cavaliers se laissèrent glisser à terre et furent aussitôt entourés et amenés vers le saloon où on les fit asseoir près d’un poêle avant de leur mettre dans les mains des tasses de café brûlant. En se retournant, inquiet d’être séparé de Katy, Kid avait aperçu Lou qui entraînait la jument vers l’écurie de louage, suivie de Cody et Ike, après avoir décroché les travois. Il savait que Katy était en de bonnes mains. Il aurait pourtant aimé voir Lou plus longtemps, l’avoir à ses côtés, tout comme lorsqu’elle avait réchauffé ses mains gelées dans les siennes. Lorsqu’il avait croisé son regard au milieu de la foule, il y avait deviné l’angoisse de ces journées d’attente et son soulagement. Un discret sourire l’avait salué, puis elle avait rapidement détourné les yeux. Il savait que c’était par peur de se trahir qu’elle avait effectué ce repli stratégique vers la jument. Il se dit qu’ils auraient tout le temps de savourer leurs retrouvailles une fois au relais. La scène n’avait pas échappée à Jimmy qui esquissa un sourire de satisfaction. Il y avait quelque chose de fort entre ces deux-là. Si seulement tout pouvait être aussi simple avec Fanny…

Teaspoon entra dans la salle commune, l’air guilleret, une enveloppe à la main. Il revenait à peine de la ville où il avait aidé Tompkins à faire son inventaire, l’assurant que dès que les pistes seraient de nouveau praticables, ils iraient chercher les marchandises restées sur place. Il regarda d’un air paternel les garçons enroulés dans leurs couvertures, les pieds plongés dans des cuvettes d’eau brûlante, soumis aux bons soins de Lou et Emma. Il avaient fait du bon travail et il était fier d’eux, même s’il lui restait quelques doutes sur les véritables causes de la jolie couleur violette de la pommette de Hickok. Leur histoire de branche basse, ça ne tenait pas vraiment la route, compte-tenu des circonstances. Mais les garçons n’avaient pas l’air de s’en soucier. Ils semblaient tout à fait pareils à eux-mêmes.
"Y’a quoi dans cette lettre ? finit par demander Cody, toujours impatient.
–Elle était dans la sacoche de courrier du vieux Barber. Me demandez pas pourquoi elle est passé par là plutôt que par le Poney Express. Toujours est-il...
–Quoi ? demanda Ike.
–Toujours est-il... qu’elle vient de Pittsburg", déclara Teaspoon, tout à fait satisfait de son effet.
Les garçons relevèrent la tête, surpris. Lou décocha un coup de coude et un sourire à Jimmy dont le visage reflétait pourtant une certaine anxiété.
"Fanny dit qu’elle devrait être ici à la fin du mois... Et que vous lui manquez."
Laissant ses amis donner libre cours à leur joie, Hickok se contenta de baisser les yeux en souriant. Son cœur venait de se remettre à battre.

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