Chroniques du Poney Express


Chapitre 13

BEAVERTOWN

FEVRIER 1861

Le vent du nord soufflait depuis plusieurs jours, s’acharnant contre les baraques de bois dressées sur la prairie. La salle commune du relais résonnait des sifflements lugubres de la bise se déchirant sur ses angles et des craquements sinistres des vieilles planches. Mais le poêle de fonte répandait sa chaleur bienfaisante dans la pièce sans discontinuer, les braises rougeoyaient à travers la grille, projetant quelques ombres sur les murs dans la pénombre du jour finissant. Sur le fourneau, mijotait un ragoût dont seule Emma avait le secret. Une alléchante odeur de laurier et d’herbes sauvages s’échappait de la marmite de terre cuite et venait taquiner les ventres affamés. De temps à autre, elle se levait pour en remuer le contenu, puis revenait s’asseoir dans son vieux fauteuil. Lou venait d’allumer la lampe à huile pour éclairer sa partie de dames avec Ike. Chacun des cavaliers avait trouvé sa place dans la salle commune, accoudé sur la table, sur un bout de banc ou sur les châlits. Après avoir nourri les chevaux, Cody se laissa tomber sur sa couchette et entreprit de démonter son vieux fusil à poudre pour le graisser. Fanny vint s’asseoir à côté de Jimmy et ouvrit le livre d’Herman Melville là où ils en avaient arrêté la lecture deux jours plus tôt. La voix hésitante et saccadée du jeune homme s’éleva bientôt pour donner vie à la poursuite de Moby Dick. Il tournait tout juste la première page quand Teaspoon entra. Tous les regards se tournèrent vers le vieil homme qui profita de l’occasion.
"Fort Lead ? s’étonnèrent-ils, quand leur chef leur eut annoncé la destination de la prochaine course.
–C’est en plein Dakota. On ne monte jamais autant au nord, remarqua le Kid.
–En plus, il faudrait traverser tout le territoire Sioux, dit Cody.
–Allons, vous n’allez pas me dire que cette petite balade vous fait peur ! rétorqua le vieux cow-boy avec un sourire moqueur. Jimmy et Fanny, vous partez demain à l’aube."
La jeune fille sursauta. Elle était rentrée de Laramie à peine deux heures plus tôt et commençait à en avoir assez des courses spéciales. Elle les aurait bien volontiers troquées contre la routine des relais habituels. Pourquoi fallait-il que ça tombe sur elle ?
"Parce que je trouve que depuis ton retour, tu as tendance à te relâcher. Une petite course par ci par là... Qu’est donc devenu ton esprit d’aventure ?
–Il a peut-être besoin de repos, marmonna-t-elle.
–De toute façon, je ne pouvais pas laisser Jimmy partir tout seul."
La jeune fille grogna une remarque désobligeante que, fort heureusement, personne ne saisit, hormis Hickok assis à ses côtés. Pourtant, un sourire amusé se dessina sur les lèvres du cavalier. Malgré le temps froid et venteux, lui ne pouvait qu’apprécier le petit cadeau qu’involontairement Teaspoon venait de lui faire : une semaine loin du relais… seul avec elle.

Le soleil ne pointait pas encore à l’horizon, que les deux cavaliers étaient déjà en selle. Le ciel commençait à s’éclaircir vers l’Est et annonçait une belle et froide journée. Le vent, après avoir balayé des nuages chargés de neige, était tombé dans la nuit. Teaspoon confia le message à Jimmy qui l’enfouit dans la poche intérieure de son épais manteau et remit précipitamment ses gants. Les jeunes gens talonnèrent leurs chevaux et disparurent bientôt sur la piste de Laramie. Ils avaient décidé de longer la North Platte jusqu’à la ville, puis de remonter vers le Nord afin d’éviter les Black Hills, les montagnes sacrées des Sioux. Aucun relais n’existant sur leur route, il leur faudrait ralentir leur allure pour ménager leurs montures. Néanmoins, le palomino et le mustang étaient deux bêtes exceptionnelles qui pourraient soutenir un rythme difficile. Fanny soupçonnait d’ailleurs Teaspoon de les avoir choisis en partie pour ça.
Ils arrivèrent à Three Forks dans l’après-midi du troisième jour, fourbus et couverts de poussière. Ils traversèrent la petite ville et prirent la piste conduisant à Fort Lead, au pied des collines. Comme à chaque fois qu’elle pénétrait dans un poste militaire, Fanny ressentit un pincement au coeur. Son ancienne vie lui collait décidément encore beaucoup aux bottes. Peut-être trop. Pourtant, elle n’en laissa rien paraître devant son ami. Les cavaliers mirent pied à terre et saluèrent le commandant venu à leur rencontre. Le soldat leur présenta un visage tendu. Il s’inquiéta de la façon dont s’était déroulé le voyage et de leurs éventuelles rencontres. Mais comme Hickok le rassurait sur ce point et lui présentait le pli, il poussa un soupir de soulagement : "Je vois que votre réputation n’est pas usurpée, dit-il en décachetant l’enveloppe. On peut compter sur le Poney Express.
–Le courrier avant tout, répondit machinalement Jimmy. C’est la devise de la compagnie.
–Ouais... C’est quand même beaucoup d’efforts pour une guerre qui n’apportera rien de bien", grommela Fanny.
Les deux hommes la dévisagèrent avec surprise. Le commandant, à cause de ce qu’il venait de lire sur le papier à en-tête officielle du ministère de la guerre. Jimmy, parce que ses paroles sonnaient étrangement à ses oreilles. C’était la première fois qu’il entendait annoncer la guerre comme une certitude et il s’étonnait que cela vienne d’elle qui paraissait toujours si détachée de tout. Pourtant, elle ne semblait pas autrement préoccupée et s’était déjà remise en selle. Elle adressa un salut militaire désinvolte à l’officier et ils quittèrent le fort.

Ils eurent la chance d’obtenir la dernière chambre de l’unique hôtel de Three Forks. En entrant, la vue du mobilier accentua la gêne que Jimmy avait ressentie quand l’hôtelier lui avait tendu la clé. Il grimaça et songea qu’il aurait à passer une bien mauvaise nuit, plié en deux dans le fauteuil inconfortable. Il se demanda même s’il ne ferait pas mieux d’aller dormir dans un coin de l’écurie. Il jeta un regard discret à sa camarade qui semblait bien loin de ses préoccupations. Etait-ce parce qu’elle n’aurait jamais eu le genre de pensées qui venait de lui traverser l’esprit, ou parce qu’elle dissimulait si bien ses sentiments ? Imperturbable, elle posa son paquetage sur le lit et en sortit une tenue propre. Au bout d’un moment, Jimmy s’aperçut pourtant que quelque chose dans son attitude trahissait un léger trouble : ils étaient bien là depuis dix minutes et elle ne l’avait pas regardé une seule fois. Il était certain qu’elle évitait son regard. Bizarrement, cette constatation rassura le jeune homme. Elle prouvait au moins qu’il n’était pas le seul à trouver la situation embarrassante. Remettant son chapeau, il décida qu’il était temps de se conduire en gentleman : "Je vais faire un tour en ville, si tu as besoin d’être seule pour... enfin... tu vois ce que je veux dire."
Fanny s’arrêta net de fouiller dans ses affaires et leva enfin les yeux vers lui. Son visage s’éclaira d’un sourire et elle répondit d’un ton espiègle : "Je vois très bien... Merci Jimmy." Elle regarda la porte se refermer et se laissa tomber sur le lit avec un soupir de soulagement. Durant ce mois passé loin du relais, elle avait beaucoup réfléchi à tout ça : ses sentiments, la situation,... lui. Son absence lui avait fait prendre conscience du besoin qu’elle avait de lui. Au début elle s’était dit qu’il lui manquait simplement. Puis elle avait compris : c’était un morceau d’elle-même qui lui manquait quand il n’était pas là. Elle avait l’impression qu’il la complétait, qu’il faisait partie d’elle. Elle avait donc pris une grande décision pour son retour au relais : arrêter de se voiler la face et de faire semblant d’ignorer ce qui se passait autour d’elle. Il était temps de réagir en adulte. Et pourtant, après trois semaines elle en était toujours au même point. La belle et grande conversation qu’elle avait mille fois répétée dans sa tête restait emprisonnée au fond de sa gorge, incapable de sortir. Pourquoi était-il si difficile de lui parler ? Pourquoi se laissait-elle submerger par cette douleur à l’estomac à chaque fois qu’une occasion se présentait ? Ses yeux grand ouverts fixaient le plafond sans le voir. Au bout d’un moment, elle serra les dents et tapa du poing sur le matelas pour les en détacher. D’un bond elle se redressa et franchit en deux pas l’espace qui la séparait de la cuvette pour faire un peu de toilette. Quand Jimmy revint, elle avait passé une chemise et un gilet propres et noué à son cou le foulard vert qu’il lui avait offert. Il l’observa un instant, impassible. Comme elle s’apprêtait à nouer ses cheveux, il s’approcha et lui prit la lanière de cuir des mains. D’un geste délicat, il éparpilla les mèches aux reflets soyeux sur ses épaules et contempla leur double reflet dans la glace. Fanny sourit à leur image. Le jeune homme se pencha vers son oreille : "Je t’aime."
Fanny se retourna. L’entendre le dire la surprenait à chaque fois comme si c’était la première. Devançant sa remarque, Jimmy posa un doigt sur ses lèvres roses et l’embrassa tendrement.

Le lendemain du départ des courriers, un homme se présenta au relais de Sweetwater et demanda Teaspoon Hunter. Les deux hommes s’entretinrent un long moment en privé et finalement, Hunter demanda à Cody de seller deux chevaux et de préparer des provisions pour une semaine. Connaissant son chef, le jeune homme obéit sans discuter. Une heure plus tard, les trois hommes faisaient route vers Three Forks.

Fanny et Jimmy se retrouvèrent dans la salle à manger de l’hôtel dont la riche décoration contrastait étrangement avec la rue boueuse et les façades grises. On avait allumé le grand lustre de verre du plafond et une petite bougie ornait chaque table, faisant danser sa flamme légère derrière le globe de couleur. Il y avait bien longtemps qu’aucun d’eux n’avait pris le temps pour un tel repas. Pour Fanny, le premier et le dernier repas qu’elle s’était offert dans un vrai restaurant remontait à presque un an, alors qu’elle s’apprêtait à entrer au Poney Express. Ses journées et ses finances ne lui avaient pas laissé le loisir de renouveler l’expérience depuis. Enfin, elle allait avoir ce plaisir. Combien se sentit-elle frustrée quand Jimmy, sans même l’avoir consultée, régla la note sans lui donner la moindre explication. D’ailleurs, ce n’était pas la première bizarrerie de la soirée. Déjà, dîner dans un tel endroit n’était pas dans ses habitudes et elle avait été étonnée qu’il lui propose le restaurant de l’hôtel plutôt que le saloon, ainsi qu’ils le faisaient toujours. Elle n’avait pas manqué de remarquer qu’il n’était pas dans son élément, remuant continuellement sur sa chaise, hésitant dans ses moindre gestes de peur de mal faire, mangeant du bout des lèvres, regardant sans cesse autour de lui. Pendant tout le repas, il avait évité son regard et elle avait fini par se demander s’il ne s’était pas attiré d’ennuis pendant son tour en ville, tant il semblait loin du Hickok heureux et serein de ces dernières semaines. Fanny s’aperçut avec confusion qu’elle commençait à le regarder différemment, à chercher des signes, des expressions, à guetter les sillons creusés par la fatigue, la lassitude ou l’inquiétude. Mais ce soir, il y avait quelque chose d’indéchiffrable sur son visage. A plusieurs reprises elle avait cherché à capter son attention. Il répondait alors par quelque banalité accompagnée d’un sourire maladroit destiné à la rassurer, mais dès qu’elle croisait son regard voilé, il détournait les yeux.
Jimmy avait lutté toute la soirée pour ne pas céder au désir qui le tenaillait de lui prendre la main, de la serrer contre son cœur, de caresser ses lèvres satinées, sa joue dorée. Quelle torture, quand elle le cherchait de ses yeux verts si purs, si profonds, tels deux lacs de montagne. Comme il aurait aimé s’y noyer, s’abandonner contre elle. Pourquoi fallait-il que tous ces gens soient là, autour d’eux, avec leurs gestes sans mesure et leurs conversations assourdissantes, leurs préjugés et leur morale ? Pourquoi fallait-il qu’elle lui soit si belle, si douce ? Et surtout qu’elle n’ait pas l’apparence de ce qu’elle était vraiment. Pourquoi ne pouvait-il lui prendre la main ou lui parler à l’oreille sans la trahir ?
Tandis qu’il récupérait sa monnaie, Fanny s’était calée dans sa chaise, le coude sur le dossier et le fixait d’un regard étrangement insistant, le visage parfaitement impassible. Et cela devenait insupportable. Finalement, elle se redressa.
"Allons prendre l’air. J’ai l’impression que tu en as besoin." Hickok ne répondit pas. Il se leva en silence, mais comme ils allaient sortir, il la retint d’un mot : "Ca ne changera rien.
–Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle inquiète. Tu as eu des ennuis, tout à l’heure ? Tu as l’intention de te battre, c’est ça ?
–Ca n’a rien à voir, répondit-il en baissant la tête. Je voulais seulement que ce soit une belle soirée pour toi et...
–Et ?
–Je ne sais décidément pas m’y prendre."
Fanny sourit en réalisant ce qui se passait. Hickok dans le rôle du galant, voilà qui n’était pas banal. Elle songea amusée qu’elle ne devait pas valoir beaucoup mieux dans celui de Dulcinée.
"D’accord, dit-elle doucement. On oublie la promenade. D’ailleurs il se fait tard."

Le garçon de l’hôtel venait juste d’allumer le feu, mais déjà sa douce chaleur se répandait dans la chambre. Fanny jeta son chapeau dans un coin et s’approcha de la cheminée. Hickok contempla un instant son profil délicat se dessinant en ombre chinoise sur la lueur des flammes. Il avait redouté ce moment et le choix qu’il aurait à faire alors : prendre congé tout de suite ou rester là avec elle, sans savoir où cela allait le mener. En fin de compte, le cadeau de Teaspoon était un peu empoisonné. Mais l’envie de la prendre dans ses bras fut la plus forte.
Quand il lui prit la main, elle se sentit soudain minuscule. Son cœur battait la chamade et résonnait dans sa tête. Ses joues s’enflammèrent et ses yeux se mirent à briller. Le jeune homme l’enlaça pour l’embrasser longuement et elle se laissa aller contre lui. Il la tenait si serrée qu’elle entendait battre leurs deux cœurs, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Elle ferma les yeux et se laissa fondre sous ses baisers. Elle sentait ses mains la caresser délicieusement, jouer dans ses cheveux, effleurer sa nuque, ses épaules, parcourir son dos avec une douceur enivrante. Elle aurait voulu que cet instant ne finît jamais. Puis brusquement, Jimmy s’écarta et la dévisagea, le regard brillant.
Fanny baissa les yeux en rougissant. Il n’était pas si facile de dire ce qu’elle voulait lui dire. Elle s’était jurée de le faire. Et maintenant... Comme à chaque fois, sa gorge se nouait et les mots y restaient bloqués. Elle se dégagea et se tourna vers le feu qui dansait dans l’âtre. "Jimmy, dit-elle, un peu gênée. Tu te souviens de la nuit de l’orage ?"
Le jeune homme se détourna, un voile de tristesse passa sur ses yeux sombres. Mais comme il faisait mine de prendre son manteau, elle le retint. Elle chercha son regard qui se dérobait sans cesse et l’obligea à lui faire face. "J’ai eu peur, cette nuit-là. Maintenant, je voudrais que tu m’apprennes."
Jimmy ne crut tout d’abord pas ce qu’il venait d’entendre. Il la sonda un instant, pour être certain d’avoir bien compris ce qu’elle désirait. Ce n’était pas le moment de commettre l’irréparable. Mais elle était décidée. Elle était calme et tout à fait lucide ; elle attendait simplement sa réponse. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui si fort qu’il faillit l’en étouffer. Une véritable tempête de sentiments se déchaînait en lui, qu’il eut toutes les peines du monde à apaiser. Quand il rouvrit les yeux, elle était pourtant toujours là. Il ne l’avait pas rêvée. Il saisit son visage entre ses deux mains chaudes et en grava chaque détail dans sa mémoire. Il l’avait attendue si longtemps... Fanny se retourna vers le foyer pour lui cacher le feu de ses joues. Sa silhouette fine se détachait sur la lumière orangée et ce jeu d’ombres et de lumière la rendait encore plus désirable. Il s’approcha, écarta lentement ses cheveux et posa ses lèvres sur sa nuque brûlante. Ses mains enserrèrent sa taille et remontèrent le long de sa chemise dont il dégrafa un à un les petits boutons de corne. Sa bouche s’égara sur la peau rose de son épaule. Il la sentit se détendre sous cet afflux de tendresse, se laisser aller contre lui. Petit à petit, il fit tomber ses vêtements. Elle frissonnait malgré sa peau brûlante. Il releva la tête et lui prit tendrement les mains quelle serrait autour de sa taille comme une dernière défense, mêlant leurs doigts. "Je te promets que tout se passera bien. Tu n’as rien à craindre."
Il l’attira contre lui et la berça un instant. Il déposa un baiser sur sa tempe, puis sa joue, son oreille, la naissance de son cou. Finalement, il lui fit face pour pouvoir goûter à nouveau ses lèvres salées.

Vers le milieu de la nuit, Fanny fut réveillée par un mouvement de son compagnon. D’un geste, il lui imposa l’immobilité et se saisit de son arme. L’oreille aux aguets, elle reposa la tête sur son épaule, faisant mine de dormir. D’un bras, Jimmy la tenait serrée contre lui. De l’autre, il pointait son revolver en direction de la porte derrière laquelle il venait d’entendre des pas précipités. Deux coups brefs retentirent, puis la porte s’ouvrit à la volée : "Jimmy, debout !"
–Teaspoon ?" s’exclama Hickok en relevant son arme dans un réflexe, alors que Fanny enfouissait son visage au creux de son épaule avec un soupir désespéré.
Hunter se tenait sur le pas de la porte et contemplait, médusé, le spectacle qu’offraient à sa vue les deux jeunes gens enlacés. Un petit rire difficilement réprimé rompit soudain le silence embarrassé qui s’était installé. Laissant Fanny étouffer son fou rire dans l’oreiller, Hickok rangea son arme, remonta instinctivement le drap sur elle et alluma la lampe.
"Que faites-vous là ? demanda-t-il au vieux cow-boy sans arriver à masquer sa gêne.
–Je suis venu vous chercher, répondit celui-ci d’un ton rude bien inhabituel. Habillez?vous, je vous attends dans le couloir."
Puis, il tourna les talons. Hickok contempla la porte un instant puis se tourna vers la jeune fille. Pendant toute la scène, celle-ci n’avait pu, ni l’un ni l’autre, les regarder une seule fois. Peut-être par pudeur. A présent, elle tentait de calmer le fou rire qui l’avait subitement prise, la sauvant ainsi d’une pénible explication.
"Comment peux-tu rire dans un moment pareil ? demanda-t-il, déconcerté.
–Je suis désolée, répondit la jeune fille en se redressant. C’est nerveux..." Elle posa le menton sur l’épaule de son compagnon tout en regardant la porte qui venait de se refermer si brusquement.
"J’ai l’impression qu’il n’a pas aimé la surprise.
–Il ne s’attendait certainement pas à ça."

Hunter les attendait, adossé au mur, près de la porte. Fanny sortit en baissant les yeux, son chapeau masquant sa figure. Elle passa devant lui sans un mot. Elle n’osa pas croiser son regard, de peur d’y voir peine et désaveu. Quand Hickok parut, le vieil homme l’arrêta d’un geste. "Fanny, va rejoindre Cody dans le hall. Jimmy et moi on a quelque chose à régler."
Faisant fi des bonnes manières, il entraîna son élève dans la chambre et ne le lâcha qu’après avoir fermé la porte. Les deux hommes se faisaient face ; le regard de l’aîné fusillait le plus jeune : "J’attends tes explications, lança Teaspoon Hunter avec autorité.
–A quel sujet ?
–Tu le sais très bien, Hickok. Qu’est-ce que ça veut dire ?
–Ça ne vous concerne pas.
–Tu crois ça ? Tu crois que c’est ça, le comportement exemplaire que la compagnie attend de ses employés ? Et si ça n’avait pas été moi qui était entré, hein ? Tu as songé à sa réputation ? En plus tu... tu profites lâchement de son innocence ! Tu devrais avoir honte de ce que tu as fait !
–Vous vous trompez, Teaspoon. Je n’ai rien fait contre sa volonté. Je n’aurais jamais pu. Ce qui s’est passé, elle le désirait autant que moi.
–Comment aurait-elle pu ? Allons, Jimmy. C’est encore une enfant.
–Une enfant ? C’est une femme, Teaspoon ! C’est la femme que j’aime. Mais vous, vous la traitez tous comme si elle était encore une gamine. Ouvrez donc les yeux !
–En tout cas, je t’avertis, Hickok, gronda Hunter en l’attrapant par le revers de son manteau. Ne t’amuse pas avec elle, parce que je ne te le pardonnerai jamais !"

Les cavaliers s’étaient immédiatement remis en route, sans que leur chef leur ait donné la moindre explication. Ils chevauchèrent toute la nuit et à l’aube, Cody osa troubler le silence pesant pour demander une halte. Ils s’arrêtèrent à peine le temps de laisser les chevaux souffler. Le vieil homme ne les autorisa même pas à allumer un feu, tant il semblait pressé de reprendre la route. Un quart d’heure plus tard, ils étaient de nouveau en selle, pour le plus grand malheur de Cody qui, lui, n’avait pas eu droit à une nuit complète au chaud depuis son départ. Toujours silencieux, la mine sombre, Hunter chevauchait aux côtés de sa jeune employée. Pour oublier le malaise qui la tenaillait, elle avait entrepris d’étudier l’homme mystérieux qui trottait à sa droite. Il devait avoir dans les trente ans, quoiqu’une moustache fournie et des favoris vieillissaient son visage et lui donnaient une expression sévère. Il était entièrement vêtu de noir. Son nœud de cravate et le tissu de ses vêtements témoignaient d’un profond souci d’élégance, même dans des conditions telles que celles de leur voyage. Pourtant, il n’avait rien d’un bourgeois de la ville et elle sut immédiatement qu’il pouvait être un adversaire redoutable.
Cody et Hickok les suivaient à quelques mètres, le premier perplexe, le second ruminant sa rancœur. Quand le terrain les obligea à ralentir l’allure, Cody questionna son ami sur les raisons d’une telle tension. Mais celui-ci se contenta de réponses évasives. C’est alors que, n’y tenant plus, Fanny arrêta Black. Surpris, Teaspoon se retourna. Comme il lui intimait l’ordre de le rejoindre, elle se rebiffa : "Pas question que je fasse un pas de plus à côté de vous, dit-elle. Depuis que nous sommes partis, j’ai l’impression de voyager avec le grand inquisiteur. Vous êtes aussi avenant qu’un vampire un soir de pleine lune.
–J’ai pas le temps d’écouter tes sornettes. Avance !
–Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas dit : un, où nous allons et qui est le corbeau qui nous sert d’escorte ; deux, ce que je vous ai fait pour que vous ne m’adressiez plus la parole.
–Tu te crois vraiment en position de m’imposer des conditions ?" s’exclama Hunter.
Avec des gestes posés, Fanny fit faire demi-tour à Black. Voyant qu’elle était tout à fait décidée à rebrousser chemin, le vieil homme finit par céder.
"C’est pas après toi que j’en ai, dit-il, jetant un regard chargé de reproches à Hickok qui était sur le point d’amorcer un demi tour pour accompagner la jeune fille.
–Je me trompe, ou vous n’avez pas été très sages, tous les deux ? glissa Cody à son ami avec un sourire entendu.
–La ferme, Cody, fut la seule réponse de Jimmy.
–Je comprends que vous ayez été surpris, disait Fanny. Mais ça ne vous regarde pas. C’est ma vie et je la mènerai comme je l’entends. Il vaudrait mieux que vous l’acceptiez dès maintenant. Vous ne pourrez pas être toujours derrière nous pour nous dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Alors pourquoi réagir ainsi ?
–Je crois que nous avons tous besoin de nous reposer", se contenta de répondre le chef de relais avec lassitude, après un temps de silence.

Quand Teaspoon se réveilla, il semblait de meilleure humeur. L’esprit reposé, il pouvait analyser la situation avec plus d’objectivité. Il observa longuement Fanny qui s’affairait près du feu. Elle semblait toujours la même, le geste vif et précis, pleine d’assurance, la parole mordante, parfois insolente. Quelque chose pourtant avait changé ; une chose qu’il remarquait pour la première fois. Sa démarche, son maintien avaient acquis cette touche de féminité qui lui faisait défaut jusqu’alors. Elle avait perdu ces allures enfantines qui lui avaient permis de se faire passer pour un garçon pendant si longtemps. Il se la rappela à son arrivée au relais. Son visage n’avait guère changé, pourtant. Il reflétait toujours ce caractère fort et indépendant qu’elle avait montré dès le départ et n’avait jamais démenti, malgré les moments de doute. Peut-être avait-elle raison. Elle était seul maître de sa vie et il s’était montré bien présomptueux de vouloir lui dicter sa conduite. Elle se tenait à présent devant lui et lui tendait une tasse de café avec un sourire avenant. Tout sentiment de honte ou de culpabilité avait disparu de son regard. Le vieil homme en fut troublé. Comme elle s’asseyait, les garçons remontèrent de la rivière avec les chevaux. Ce fut le moment que choisit l’inconnu qui les accompagnait pour prononcer ses premiers mots : "Il est temps de mettre vos troupes au courant, Hunter.
–Vous avez raison. Les enfants, je vous présente Randall Cutter. Nous nous sommes rencontrés pendant ma dernière année chez les Texas Rangers. Lui venait d’y entrer.
–On les connaît, vos relations de Ranger, maugréa Cody. Si ça doit finir comme la dernière fois, je rentre au relais tout de suite.
–T’emballe pas, Cody. Randall travaille pour le juge Newton qui a la responsabilité du territoire du Nebraska. Il m’a demandé de lui rendre un petit service et j’ai accepté.
–Et nous, qu'est-ce qu’on vient faire là-dedans ?
–Vous êtes là parce que vous êtes tous les trois d’excellents tireurs, déterminés, et que vous n’avez pas froid aux yeux.
–Au lieu de nous passer de la pommade, dites-nous ce qui nous attend", intervint Fanny de son ton acerbe retrouvé.
Ce fut Cutter qui prit la parole : "J’ai pour mission de ramener un criminel à Saint-Joseph pour y être jugé. Il est recherché dans plusieurs états et territoires pour meurtres et hold-ups. Je savais que je n’y arriverais pas seul. Alors, j’ai pensé à Teaspoon... C’est une de ses vieilles connaissances et il avait participé à sa première capture.
–Le prisonnier est un type particulièrement dangereux du nom de Brighton Smith...
–Bloody Smith ? le coupa Fanny. Celui de la tuerie d’Arthurius Falls ?
–Vous le connaissez ?
–Ce dingue sévissait déjà quand mon père a pris son poste à Fort Esperanza, au Nouveau Mexique. Je croyais qu’il avait été pendu à Abilene en 56.
–Il faut croire que non. Mais ce sera probablement le cas cette fois. Le marshal de Beavertown l’a capturé et doit nous le remettre.
–Et c’est encore loin, Beavertown ?
–C’est un petit village de bûcherons, à une journée d’ici. C’est presque le Canada.
–C’est pas quatre facteurs, qu’il vous faudrait pour le ramener, s’exclama Fanny. C’est un régiment de cavalerie. Ce type est complètement détraqué. On dit qu’un jour, il a essayé de se broyer tous les os de la main pour se libérer de ses chaînes.
–Où t’as entendu ça ? demanda Teaspoon, narquois.
–Mon père me racontait ses aventures le soir, pour m’endormir, répondit-elle, avec un sourire malicieux.
–Quand tu auras fini de raconter des sornettes... Tout ce qu’il faut que vous sachiez, c’est qu’il a plus d’un tour dans son sac et que vous devrez être constamment sur vos gardes.
–Le juge m’a donné carte blanche pour le ramener, ajouta Cutter. Pour nous faciliter la tâche, vous agirez tous en tant que marshals adjoints. Et il y aura une prime pour chacun de vous si nous le ramenons vivant à Saint-Joseph."

Suite

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