Chroniques du Poney Express


Chapitre 13 (suite)

Plus on montait vers le nord, plus le froid devenait pénétrant. Il était accompagné d’une humidité persistante qui s’insinuait dans les plis de leurs vêtements et les frigorifiait. On trouvait encore des traces de neige là où s’étaient formées des congères, mais depuis quelques jours, la neige avait fait place à la pluie. Dans certains passages, les chevaux glissaient sur le sol boueux et il fallait toute la dextérité et l’expérience des cavaliers pour éviter les accidents. Il leur fallut souvent ralentir l’allure et même mettre pied à terre pour ne pas prendre le risque de perdre une monture. Hommes et bêtes se retrouvèrent vite couverts de boue des pieds à la tête. Cody ne cessait de se plaindre, parce que c’était là son habitude. Fanny ruminait en silence sur la folie de cette mission. Jimmy tentait pour une fois de faire bonne figure. S’il n’était pas sûr de pouvoir recouvrer un jour l’estime de Teaspoon, il espérait au moins atténuer sa rancœur. Hunter, lui, commençait à se dire que ce genre d’exercice n’était plus de son âge. Ses rhumatismes réveillés par l’humidité le faisaient souffrir et il avait hâte d’arriver.

Le petit groupe entra dans Beavertown sous une pluie battante. Malgré tout, la rue principale était très animée. Les gens utilisaient les trottoirs couverts et surélevés qui prolongeaient les maisons. Au bas de chaque escalier, on avait disposé des planches afin de pouvoir traverser la rue en évitant les flaques et la boue. Beavertown donnait l’impression d’une petite ville bien tranquille où très peu d’habitants portaient l’arme à la ceinture. Tous les passants se retournaient sur eux et les observaient avec une curiosité qui leur donna la sensation d’être des attractions de foire. Teaspoon et Cutter s’arrêtèrent devant un bâtiment portant l’inscription « Marshal Office », sur lequel flottait le drapeau américain. Les cavaliers mirent pied à terre et vinrent s’abriter sous le porche, alors que les badauds s’attroupaient autour d’eux, étonnés de voir de si jeunes garçons porter l’insigne de la loi. Quand Hunter poussa la porte, la foule fit un mouvement pour voir ce qui se passait à l’intérieur, mais Cody et Hickok s’interposèrent.
"Nick ! Où te caches-tu, vieille fripouille ?" s’écria le vieil homme d’un air jovial.
De derrière un amas de paperasses et d’objets divers encombrant une table poisseuse, jaillit une exclamation de surprise : "Teaspoon ! Vieux bandit ! Qu’est-ce que tu fais là ?"
Un homme d’environ quarante ans, aux yeux bleu-nuit et aux cheveux bruns, vint à sa rencontre, montrant une rangée de dents magnifiquement blanches à travers sa barbe de trois jours. Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se gratifièrent de rudes bourrades amicales en faisant éclater leurs rires si différents.
"Nick Stoneway ! T’as pas changé, dit Teaspoon. Peut-être un peu plus de poil au menton.
–Et toi, t’as pris du ventre. Qu’est-ce qui t’amène à Beavertown ?
–On vient te soulager de ton prisonnier, répondit Hunter en montrant son étoile.
–Je savais bien que tu finirais marshal fédéral !... Si t’arrivais à rester en vie assez longtemps.
–Tout ça c’est très émouvant, mais nous, on aimerait bien aller se changer", intervint Fanny d’un ton brusque. Tout à ses retrouvailles, Hunter les avait oubliés.
"J’ai de la boue dans les oreilles et de l’eau dans les bottes... Et j’ai horreur de ça", reprit la jeune fille avec une mauvaise humeur évidente.
Teaspoon allait lui répondre quand une voix domina le tumulte qui régnait dehors, invitant les curieux agglutinés autour de la porte à dégager le passage. Cody et Hickok entrèrent, suivis d’un jeune homme en costume noir et chapeau melon. Le nouveau venu observa un instant les visiteurs puis, avec ce ton affecté propre aux anglais, se renseigna auprès du marshal. Plutôt que de répondre, celui-ci esquissa un sourire ironique et le présenta à ses visiteurs comme : "Clayton Wheb, journaliste et sujet de sa majesté la reine Victoria en mal d’aventures, ayant élu domicile à Beavertown depuis cinq ans."
Le contraste entre les deux hommes était saisissant. Wheb était un peu plus petit que le marshal et probablement plus jeune. Sa tenue impeccable, son visage soigneusement rasé, sa moustache taillée et ses cheveux coupés très courts juraient à côté de la tenue négligée et de l’allure bourrue de Stoneway. Il semblait d’ailleurs le considérer de très haut, peut-être à cause de l’éducation qu’il avait reçue et dont l’américain semblait totalement dépourvu. Son nœud de cravate et son gilet gris où pendait la chaîne d’une montre en or ne s’accordaient guère au pays, et sa présence même avait quelque chose d’incongru, dans cet endroit retiré du monde.
"Je déteste ce pays, grommela Cody en tendant ses doigts gourds au-dessus du poêle. Il pleut, il fait froid, et les gens vous regardent comme si vous débarquiez de la lune.
–Toi qui adores qu’on te remarque, tu devrais être content, rétorqua Fanny.
–Dites donc, où vous vous croyez tous les deux ! s’exclama Teaspoon. On vous a jamais appris la politesse ?
–Quand je suis trempée, ça me met de mauvaise humeur. Et quand je suis de mauvaise humeur, j’oublie tout savoir-vivre.
–D’où tu sors ce numéro ? demanda Stoneway, amusé.
–Tu sais que tu la connais ? C’est la fille adoptive du commandant MacLand."
Stoneway regarda son ami, médusé : "Quoi ? La gosse qu’il a ramenée de Mexico ?
–Pas la peine d’en dire plus, dit Fanny avec aigreur. Je parie que vous avez fait la campagne du Mexique chez les volontaires du Texas.
–Je t’ai même fait sauter sur mes genoux", répondit le marshal en riant.
La jeune fille leva les yeux au ciel d’un air navré. Préférant couper court à un éventuel enchérissement, Hunter aborda sans plus tarder le sujet qui les avait amenés à Beavertown et présenta Cutter qui demanda immédiatement à voir le prisonnier. Ils apprirent ainsi qu’il avait été blessé au cours d’une tentative d’évasion et qu’il lui était impossible d’entreprendre le voyage dans son état. Un sourire éclaira le visage des jeunes cavaliers.
" Bien. Je crois qu’un peu de repos ne nous fera pas de mal. Qu’en pensez-vous, les enfants ? proposa Teaspoon, résigné.
–Je vote pour", répondit joyeusement Cody, aussitôt approuvé par les deux autres.

A force de frotter pour enlever la boue, Fanny avait la peau à vif. Mais quel délice que ce bain brûlant après ce voyage sous la pluie ! Convaincue qu’elle finirait par s’endormir si elle ne bougeait pas, elle s’arracha à la douce torpeur qui l’envahissait et s’enveloppa dans un grand linge blanc. Elle se frictionna vigoureusement et s’habilla. Comme elle brossait ses cheveux encore humides, on frappa à la porte. Cody et Jimmy, tout vêtus de propre venaient la chercher.
Assis à une table du saloon, Cutter, Stoneway et Hunter discutaient joyeusement de leurs années au Texas. Mais le marshal s’interrompit en voyant entrer les trois jeunes gens.
"Vous comptez ramener Smith avec cette escorte ? lâcha Stoneway, dubitatif, en désignant du menton les cavaliers qui s’avançaient vers eux. Ce ne sont que des gosses...
–Attention, Nick. Tu risques de les vexer... Crois-moi, je ne suis pas complètement idiot. Je les ai formés pour le Poney Express. Je leur ai appris tout ce que je sais et ce sont de bons élèves, expliqua Teaspoon.
–Je sais que t’es le meilleur professeur qu’on puisse avoir, mais quand même...
–Ils en ont vu de pires et ils s’en sont toujours sortis avec les honneurs.
–Pour l’instant, ce qui nous inquiète, c’est surtout Smith, intervint Cutter. Je ne voudrais pas qu’il nous fausse compagnie.
–Vu son état, je ne pense pas qu’il y ait le moindre risque, répondit Stoneway. Mais, c’est vrai qu’il y a un peu d’agitation en ville, depuis quelques jours. Il serait peut-être préférable que deux hommes le gardent en permanence."

Cutter et Hickok vinrent relever Wheb et Cody le lendemain à l’aube. Cody s’était fait un plaisir de partager ce tour de garde avec l’anglais, écrivain à ses heures qui se portait toujours volontaire quand le marshal demandait de l’aide, afin d’alimenter ses récits en anecdotes vécues. "Ce gars-là, c’est de l’encre qu’il a dans les veines !" disait le marshal Stoneway avec dédain. Mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier son coup de fusil et parfois même sa compagnie, quand il ne partait pas dans ses délires d’intellectuel. Pour William Cody, lui-même rarement en panne d’imagination, cette garde était une délectation. Enfin quelqu’un qui voyait plus loin que son cheval, sa selle et son revolver. Ils avaient discuté des heures - Brighton Smith avait d’ailleurs trouvé cela fort assommant -. Wheb ne cessait de l’interroger sur la vie d’un courrier des plaines, sur les dangers qu’ils affrontaient quotidiennement, sur tout ce qui ferait plus tard la légende du Poney Express. Il en ferait un livre, Cody n’en doutait pas une seconde. Et bientôt, l’Amérique, l’Angleterre, l’Europe, le monde entier connaîtrait les aventures des cavaliers du Poney Express... A la réflexion, "Les aventures de Billy Cody et ses amis", ça sonnait mieux. "Les aventures de William F. Cody". Il avait fini par s’endormir sur ce joli rêve.

Stoneway n’était pas tranquille. Comme il l’avait fait remarquer, une nervosité inhabituelle semblait flotter sur la ville, comme un feu couvant sous la paille. Ce matin là, quelques hommes s’étaient attroupés devant le bureau de police, que le marshal dispersa aussitôt. Il était évident que la présence du malfaiteur les dérangeait. Plusieurs rumeurs couraient en ville : on avait aperçu à quelques lieues un groupe de cavaliers qui s’apprêtait à attaquer la prison pour le délivrer. D’autres prétendaient qu’ils venaient pour le lyncher et venger ses victimes. Mais la rumeur la plus folle, c’est Teaspoon Hunter qui l’avait amenée avec lui. Ou plutôt, Jimmy. Depuis qu’on connaissait son nom, la question qui courait sur toutes les lèvres était de savoir ce qui avait conduit le célèbre tueur à gages dans cette petite ville tranquille.

Après le changement de quart, vers onze heures, Fanny entra dans le bureau, un plateau dans les bras, et déposa leur repas devant Hunter et Stoneway. Comme elle s’attardait, Teaspoon sentit venir la grande discussion.
"Je peux vous parler franchement ? demanda-t-elle avec sérieux.
–D’habitude, tu te passes de ma permission.
–Je ne voudrais pas que vous le preniez mal..."
Teaspoon dressa l’oreille. Son langage surveillé, sa politesse soudaine et son petit air grave avaient de quoi le mettre en alerte. Il était rare qu’elle s’embarrasse d’autant de précautions. La chose devait donc lui tenir à cœur. Peut-être avait-il mal jugé l’affaire. "C’est à propos de Jimmy ? finit-il par demander.
–Je crois... que vous avez été injuste avec lui, dit la jeune fille, soulagée de n’avoir pas à aborder elle-même le sujet. Il ne méritait pas que vous le traitiez de la sorte. Il n’a rien fait de mal... Et je suis autant responsable que lui.
–Je sais que j’ai réagi un peu... brusquement. Mais mets-toi à ma place... J’ai l’impression que je ne vous ai pas vus grandir. Pour moi, vous êtes toujours les gosses que j’ai formés. Je ne veux pas que vous souffriez.
–C’est pourtant le cas. Je souffre de voir les amis que vous étiez se déchirer. Teaspoon, vous représentez beaucoup pour lui. Il vous considère comme son père. Ne lui retirez pas votre confiance. Ne le repoussez pas. Il en est très malheureux." Le vieil homme la dévisagea un instant, surpris de sentir tant de peine dans son regard et dans sa voix. Elle semblait tout à coup si fragile, qu’il en fut troublé.
"Tu l’aimes donc tant ?" demanda-t-il avec un sourire indulgent.
Elle ne répondit pas, mais baissa les yeux en rougissant, comme honteuse d’avoir, une fois dans sa vie, laissé parler son coeur.
"Tu as gagné. J’irai lui faire mes excuses... T’inquiète pas ma belle, continua-t-il, en l’embrassant sur le front. Je les lui dois vraiment, ces excuses."

Le soir venu, les trois jeunes gens se retrouvèrent au saloon pour dîner tandis que Cutter et Wheb rejoignaient les gardes au bureau. Stoneway trichait honteusement au poker quand la porte s’ouvrit devant un garçon d’environ dix-sept ans. Celui-ci jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce, sans doute étonné d’y voir tant de monde. A la question du marshal, il répondit évasivement qu’il était de passage et cherchait un endroit où passer la nuit. Puis, il ressortit précipitamment, laissant la porte claquer derrière lui. Intrigué, Stoneway se leva et le vit traverser la rue en direction du saloon.
Une agréable animation régnait dans la grande salle où se retrouvaient tous les soirs de nombreux habitants de Beavertown. Les rires et les chansons n’avaient rien à voir avec ceux des habituels ivrognes hantant les saloons. Les soirées finissaient rarement en bagarre et l’ambiance restait toujours bon enfant. Les cinq voyageurs entrèrent, couverts de boue et de poussière. A première vue, ils ne semblaient pas tellement plus vieux que les cavaliers de la Poney. Le premier portait un grand chapeau de feutre gris orné d’une plume d’aigle, ce qui fit dire à Hickok, avec un sourire goguenard en direction de Cody : "Ca, c’est une plume d’aigle !". Sa tenue se complétait d’un pardessus râpé et d’une paire d’éperons de bonne taille. Il portait son arme dans un bel étui de cuir, glissé dans sa ceinture, bien visible de tous. Les quatre autres, âgés d’au plus vingt ans, n’étaient guère reluisants dans leurs vêtements usés et crottés. Ils portaient tous une ou deux armes, sur le côté le long de la cuisse, sur un baudrier en travers de la poitrine ou simplement passée dans la ceinture du pantalon. Un sixième, celui-là même qui avait intrigué le marshal quelques minutes plus tôt, fit alors son apparition à la porte du saloon et vint les rejoindre après un instant d’hésitation. Son regard de petit animal blessé contrastait étrangement avec la décontraction qu’affichait celui qui semblait être le chef de la bande. Les nouveau-venus s’assirent à une table et commandèrent deux bouteilles de whisky. Le verre de lait de Cody les amusa beaucoup et le cavalier à la plume d’aigle ne manqua pas de le lui faire remarquer. Il s’approcha de la table et se pencha vers lui, un sourire moqueur aux lèvres : "Ta maman t’a laissé sortir seul ? J’espère qu’elle a pas oublié de te mettre ta couche... Oh ! Mais je vois qu’on donne dans le jardin d’enfants, ajouta-t-il en avisant le visage fin et imberbe de Fanny. Hé morveux ! On se découvre devant ses aînés !" D’un geste vif, il chassa le chapeau de la tête de la jeune fille, laissant s’en échapper ses cheveux mi-longs nattés. Le type en resta stupéfait, mais se reprit vite et esquissa un sourire intéressé en lui saisissant le menton : "Joli minois, finalement. Pourquoi tu traînes avec ces blanc-becs ? Viens, ma jolie, que je te montre comment boit un homme.
–Je t’ai rien demandé, répliqua la jeune fille d’un ton sec en écartant fermement la main importune. Et puis ta mère t’a jamais appris les bonnes manières ? Quand on est aussi sale et repoussant, on ne se permet pas de toucher du plus petit doigt une jeune fille."
Le cavalier lui serra violemment le bras, son sourire se transformant en un rictus menaçant : "Te fais pas prier. Je suis sûr que tu demandes que ça.
–Mademoiselle t’a demandé de t’occuper de tes affaires, intervint Hickok, l’air mauvais, sa main gantée se refermant comme un étau sur son poignet pour l’obliger à lâcher Fanny.
–De quoi tu te mêles ? s’énerva le cow-boy en serrant les dents pour ne pas céder à la douleur.
–Tu cesses d’ennuyer notre amie et tu vas t’asseoir gentiment avec tes copains avant qu’on s’énerve."
L’intrus le fusilla du regard et se dégagea lentement de la poigne de fer qui l’immobilisait.
"On m’a jamais parlé comme ça. J’te jure que tu vas le payer !"
Au même instant, alertés par un des clients, Stoneway et Teaspoon entrèrent pour calmer la querelle. Leur arrivée brisa net l’élan des comparses qui venaient de se lever pour prêter main forte à leur chef. Après un coup d’œil au marshal, ils préférèrent jouer profil bas et se rassirent. Voyant l’attitude de ses employés, Hunter prit lui aussi le parti d’attendre. Ne venait-il pas justement de dire à Jimmy qu’il lui gardait toute sa confiance ? Le provocateur porta la main à son arme, défiant Jimmy. Les spectateurs reculèrent brusquement et le nom de Hickok se mit à circuler dans la salle. L’homme à la plume d’aigle regarda autour de lui, étonné, quand le calme de son adversaire lui fit réaliser ce qui se passait. "T’es Wild Bill Hickok ?" demanda-t-il, avec un sourire frondeur. Jimmy ignora la question et se rassit.
"Tu vas pas te défiler comme ça ! lança le jeune homme. Ça fait longtemps que j’ai envie de t’affronter. Je crois pas que t’es aussi rapide qu’on le dit. Je suis sûr que je peux te battre... Allons, Hickok. je mets en doute ta réputation et tu bouges pas ?
–Je ne veux pas me battre avec toi.
–Tu vas venir te battre ! cria le jeune homme en balayant l’assiette fumante de Jimmy de la table. T’as peur de m’affronter ? T’es un lâche ? Viens prendre ta dernière leçon !"
Mais Hickok ne broncha pas. Après un instant de silence qui décontenança le provocateur, Cody se pencha vers Fanny : "Qu’est-ce que tu en penses ?
–Voyons : trouble de l’ordre public, incitation à la violence,... Bon candidat.
–Comment tu t’appelles ? demanda alors Cody, tout en cherchant quelque chose dans sa poche.
–Corley. Jake "Tough one" Corley. Retiens bien ce nom, minable. C’est le nom de celui qui aura abattu Wild Bill Hickok en combat singulier.
–Tout un programme, soupira Fanny en épinglant l’étoile argentée au revers de son gilet. Hé, La Terreur, on t’a jamais dit qu’insulter un représentant de l’ordre, ça n’apportait que des ennuis ?
–Au nom de la loi, je t’arrête, ajouta Cody avec un sourire ravi. On l’enferme, marshal adjoint Hickok ?
–Il le mériterait. Qu’est-ce que vous en pensez, marshal adjoint MacLand ?
–Qu’il va falloir doubler la garde. Ça vous tente, marshal adjoint Cody ?
–Hé non ! J’étais déjà de garde la nuit dernière !
–T’as de la chance cette fois-ci, Corley. Mais refais-nous ton numéro et on t’enferme." La jeune brute leur jeta un regard chargé de haine, les avertissant qu’ils n’en avaient pas fini avec lui, et sortit, immédiatement imité par ses compagnons.

Quand Fanny arriva au bureau pour prendre son quart le matin suivant, elle découvrit un adolescent assis près du poêle, tremblant comme une feuille et sur le point de fondre en larmes. C’était le même qui accompagnait la bande de la veille. Assis contre son bureau, Stoneway se grattait le menton, absorbé par une profonde réflexion tandis que Wheb griffonnait quelques notes sur un petit carnet. Finalement, le marshal se leva et alla droit au râtelier où étaient alignés quatre fusils à double canon. Il ôta rapidement la chaîne, lança une arme à Fanny qui l’attrapa dans un réflexe, une autre à Cutter, et fit un pas dehors. Aussitôt, des coups de feu éclatèrent dans la rue. Le gardien de l’écurie se réfugia dans le bureau, poussant devant lui deux enfants.
"Je suis pas sûr que c’était une bonne idée, lui lança Stoneway en s’aplatissant derrière la porte tandis qu’une balle faisait voler en éclats le carreau et se fichait dans le mur à quelques centimètres de Fanny. Ils sont en train d’attaquer la prison !
–Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda le jeune fille en se faufilant jusqu’à la façade de la rue pour prendre position sous la fenêtre.
–Ces crétins s’imaginent sans doute qu’ils vont gagner leurs galons de terreurs respectées de l’Ouest en délivrant le détraqué qui est là derrière. "
Fanny jeta un œil à Smith qui dansait derrière ses barreaux avec un rictus halluciné, comme un fauve excité par l’odeur du sang. Elle revint vers la cellule et d’un coup de crosse sur les doigts, l’éloigna des barreaux et lui ordonna de se coucher à terre. Le sourire disparut et le meurtrier obéit en montrant les dents.
"Manquerait plus qu’il prenne une balle perdue, grommela-t-elle.
–Ca serait un moindre mal, répondit Stoneway en tirant deux coups de feu qui allèrent percer un baril de mélasse.
–On doit le ramener vivant, insista Cutter.
–Ah ouais ? Allez dire ça aux rigolos là-dehors ! Wheb, couvrez la porte de derrière, des fois qu’ils aient un brin de jugeote.
–Je vous trouve un peu sévère avec eux, Marshal, dit Fanny, avec un sourire moqueur.
–Toi, puisque tu vises juste, tais-toi et tire."

Les premiers coups de feu mirent Teaspoon, Hickok et Cody en alerte. Mais plutôt que de se précipiter au milieu de la rue au risque d’être pris entre deux feux, ils montèrent sur le toit du saloon pour observer la situation. Les gars de Corley avaient pris position dans des endroits stratégiques sur deux côtés de la prison et étaient parfaitement à couvert. On ne les devinait que par le bruit et l’origine des coups de feu. Avec leur faible angle de tir et leur exposition, les défenseurs ne pouvaient en atteindre aucun. C’était donc à eux de sortir leurs amis de là. Et pour cela, il fallait déloger les attaquants de leurs positions.
Cody montra du doigt l’un des assaillants qui quittait prudemment son abri et amorçait un retrait vers une ruelle. Sans doute voulait-il prendre le bureau à revers. Il épaula son vieux fusil, mais Teaspoon le retint. Un coup de feu risquait de révéler leur propre position alors qu’ils étaient idéalement placés pour communiquer avec la prison. Devinant la pensée de son patron, Jimmy redescendit pour aller couper la route à l’homme.
A l’intérieur, Stoneway venait d’être touché au bras. Le feu nourri venant de la rue obligeait les assiégés à se terrer et les empêchait de riposter avec précision. Dans un coin, le garçon d’écurie et l’ancien complice tentaient de protéger de leur mieux les deux enfants. Smith se mit soudain à hurler des insanités et des encouragement aux attaquants. Agacée, Fanny lui écrasa la crosse de son fusil sur le nez. Le hors-la-loi s’effondra en gémissant, en recouvrant de ses mains son visage ensanglanté. "J’ai dit silence !" gronda-t-elle.
C’est en revenant vers la fenêtre qu’elle aperçut Cody, qui du haut du toit faisait des signes. Elle reconnut immédiatement le langage de Ike. Pour la deuxième fois, ces signes allaient sans doute leur sauver la vie. Tandis que Cutter et Stoneway arrosaient la rue d’un feu roulant, elle prit le temps d’observer un peu mieux le champ de bataille, et grâce aux indications de son ami, elle finit par repérer sa première cible. Elle visa soigneusement et en deux coups, réussit à décrocher l’enseigne du barbier qui s’écrasa sur le trottoir dans un grand fracas. L’homme qui se dissimulait derrière des caisses sursauta et se retourna en se redressant légèrement. Cela suffit à Jimmy pour l’abattre. Profitant de la diversion, un deuxième voulut changer de position. Mais Teaspoon l’attendait et l’étendit raide mort. Pour celui dans la grange, ce serait plus difficile. A plat ventre sur le balcon où il s’était déplacé Cody se cala, calcula et ajusta patiemment sa visée. Son tir décrocha la lampe suspendue qui s’écrasa au pied du poteau de bois, la mèche allumée enflammant le liquide qui s’en échappait. Pourtant, l’homme continuait à tirer. Tout comme Corley qu’ils n’avaient pas encore réussi à parfaitement localiser. Les flammes gagnèrent rapidement le grenier à foin. Les coups de feu cessèrent soudain. Teaspoon et Cody contournèrent la grange et tombèrent nez à nez avec un gars qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Il les mit en joue, mais Hunter fut le plus rapide. Le genou du jeune homme céda. Il lâcha son arme et agrippa sa jambe en gémissant.
La fusillade s’était tue. Pourtant, il restait encore Corley "La Terreur". Désireux d’en finir, Hickok écarta les pans de sa veste, dégageant ses deux holsters, et s’avança au milieu de la rue.
"Bon Dieu ! Qu’est-ce qui lui prend ? s’exclama Stoneway. Il en a assez de la vie ou quoi ?
–C’est plus fort que lui, il faut qu’il joue les héros, soupira Fanny, résignée, tout en gardant son fusil braqué vers la position du dernier coup de feu.
–Hé ! Corley ! Appela Hickok. Tu voulais m’affronter, et bien le moment est arrivé. Je t’attends. On va voir si tu fais honneur à ton nom."
Mais comme il s’en doutait, personne ne bougea. Il aurait pu parier que sans le soutien de ses complices, le fanfaron n’aurait jamais le cran de l’affronter en combat singulier. Jimmy continua à avancer au milieu de la rue principale boueuse. Sur les trottoirs surélevés, de chaque côté, Cody et Teaspoon progressaient en même temps que lui, sur le qui vive. Soudain, un cheval surgit de l’écurie de louage juste sous le nez de Cody, manquant de peu de le piétiner. Courbé sur son encolure, le chef déchu l’éperonnait violemment. Bondissant hors du bureau, Fanny épaula, tira et le manqua. Un deuxième tir l’atteignit à l’épaule. Le cavalier bascula et roula dans la boue, tandis que le cheval continuait encore sur quelques foulées puis s’arrêtait. Hickok remit tranquillement son arme dans son étui. Il se retourna et regarda Fanny. « T’en fais pas, je suis sûr que la prochaine fois tu l’auras, finit-il par dire avec un sourire moqueur en lui tapotant l’épaule. C’est juste une question d’entraînement. » Le jeune fille resta muette devant l’arrogance de cette insinuation et l’envie la prit brusquement de lui écraser sa crosse sur le crâne. Après tout, ça elle savait parfaitement s’en servir. Hickok lui tourna le dos sans cérémonie et s’éloigna en sifflotant, avant de se retourner pour lui glisser un clin d’œil complice qui apaisa instantanément ses humeurs belliqueuses.

Stoneway referma la porte de la deuxième cellule sur les deux hors-la-loi encore vivants. Le regard mauvais que ceux-ci lancèrent à leur ancien complice ne lui échappa pas.
"C’est pas la peine de jouer les méchants, mes agneaux, parce que vous n’êtes pas près de sortir de là," lança le marshal en tournant la clé dans la serrure. Puis il se tourna vers Brighton Smith qui s’était rapproché des nouveaux venus et le pria "très poliment" de s’éloigner des barreaux. Le meurtrier découvrit ses dents gâtées dans un sourire dément et retourna se coucher. Stoneway attrapa alors le jeune garçon par le bras et l’entraîna près du bureau.
"Comment tu t’appelles ? demanda le marshal, d’un ton abrupt.
–Lonny Fuller, Marshal, bredouilla le garçon.
–Ca fait longtemps que tu traînes avec eux ?
–Six mois, répondit Lonny en baissant le yeux.
–Vous avez dû en faire, des mauvais coups, en six mois." Le jeune garçon n’osa pas regarder le marshal en face, ce qui en soi était déjà un aveu.
"Allons, laisse ce gosse tranquille, Nick, intervint Teaspoon. Après tout, il est venu te prévenir.
–S’il l’avait fait hier soir, on aurait évité une fusillade.
–Mais il l’a fait. Et il s’est mis ses copains à dos. Je donne pas cher de sa peau quand ils sortiront. Alors je crois qu’il mérite une chance, non ?
–Qu’est-ce que t’as derrière la tête ?
–Tu vois mes petits, quand je les ai pris en main, ils ne valaient guère mieux que cette soi-disant Terreur. Mais tu peux voir aujourd’hui les progrès qu’ils ont faits. Laisse-moi emmener le petit. Je le formerai pour la compagnie. Ca vaut quand même mieux que de se balancer au bout d’une corde, non ?"
Stoneway étudia un instant le visage du vieil homme qui avait été son maître. S’il avait réussi à faire de lui un homme au service de la loi, alors il saurait sûrement faire de Lonny un garçon bien. Il se tourna vers le jeune homme qui avait suivi la conversation avec intérêt. Il lui fit un signe de tête pour l’inviter à parler, mais celui-ci n’osa émettre le moindre son.
"Si ça te tente, je t’emmène, réaffirma Teaspoon. Mais va falloir retrouver ta langue, sinon tu ne tiendras pas longtemps face à Cody."
Lonny jeta un oeil vers le jeune cavalier qui levait les yeux au ciel, comme s’il venait d’entendre la plus grosse ânerie de sa vie. Sa réaction amusa le jeune garçon. Il se tourna vers Teaspoon, un sourire timide sur les lèvres, et lui tendit la main pour conclure leur accord.

Trois jours plus tard, Cutter, Hunter et ses cavaliers reprenaient la route de St-Jo. Brighton "Bloody" Smith, en partie remis de sa blessure, montait une mule. Tout autour de lui chevauchait l’escorte, fusil à la main, le couvant comme une poule ses poussins. Ils avaient juré qu’il arriverait vivant à son procès, il arriva vivant devant la corde qui se balançait déjà pour lui. En le voyant monter à l’échafaud, Lonny songea que décidément, il avait fait le bon choix.

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