Chroniques du Poney Express


Chapitre 14

DERNIERE VALSE

MARS 1861

Le bal du printemps était probablement l’événement le plus important à Sweetwater avec la Fête Nationale. Depuis le début du mois, toutes les maisons de la ville abritant une jeune fille étaient en effervescence. Chacune choisissait puis confectionnait avec soin sa tenue, espérant surpasser toutes les autres, rêvant secrètement que tous n’auraient d’yeux que pour elle, et que peut-être enfin, celui qui faisait battre son cœur la remarquerait. Ces préparatifs donnaient lieu, dans la boutique de Tompkins comme dans les foyers, aux conversations les plus animées. Les jeunes demoiselles ne cessaient de se complimenter sur le choix d’un tissu, d’un ruban, d’une dentelle, cachant avec habileté leur satisfaction ou le brin de jalousie qui les animait.
Comme à son habitude, Fanny semblait se désintéresser de l’événement. Depuis leur retour de Beavertown, elle semblait préoccupée. Elle tournait comme un lion en cage, observant les mouvements de troupes toujours plus nombreux autour de la ville. Il n’était plus rare de voir des compagnies de soldats emprunter la piste. Certaines faisaient halte quelques jours avant de reprendre la route vers Washington. Mais l’une d’elles semblait installée à demeure. Un campement s’était dressé à la sortie de la ville et l’armée avait implanté un bureau de recrutement. Même à Sweetwater, si loin sur la Frontière, on ne pouvait plus ignorer cette guerre qui se préparait fébrilement. Les journaux qui arrivaient régulièrement de l’Est le disaient : ce n’était plus qu’une question de semaines. La sécession rassemblait plus de partisans que jamais dans le Sud. Les états ayant déjà sauté le pas avaient commencé à constituer de véritables armées, à l’image de celle de Caroline du Sud qui assiégeait la garnison de Fort Sumter depuis Noël. Le gouvernement fédéral se préparait lui-aussi, rassemblant ses troupes et appelant les patriotes à s’engager. Et les recruteurs ne se gênaient pas pour faire du racolage dans les rues de la ville. Pour les habitants cette présence inhabituelle était une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes… Excepté pour les commerçants et le saloon qui se réjouissaient de l’aubaine. Fanny évitait les soldats autant que possible, mais elle savait que l’heure des choix approchait. Et elle était plus que jamais indécise. Suivre son cœur ou son devoir. Voilà le dilemme qui la rongeait. Et elle savait que ce qu’elle s’apprêtait à faire, ce pourquoi elle s’était préparée en secret risquait de faire irrémédiablement pencher la balance vers l’un des deux côtés. Lou l’avait poussée dans cette voie, mais même à la veille de l’événement, elle n’était pas sûre d’agir au mieux.

Comme tout le monde, s’efforçant d’ignorer les nuages noirs s’accumulant au-dessus de leur avenir, les pensionnaires du relais s’apprêtaient. Quoiqu’il arrive, ce bal aurait lieu. Après avoir revêtu sa plus belle veste à franges ornée de perles indiennes et s’être contemplé une bonne heure dans la petite glace du dortoir, Cody s’était aspergé d’eau de Cologne, ce qui avait immédiatement provoqué les moqueries de ses camarades. Pourtant, eux même n’avaient pas lésiné, sortant leur plus beau costume, s’évertuant à nouer leur cravate et astiquant avec soin bottes et chapeau. Lou rayonnait, dans sa jolie robe couleur myosotis. Ses cheveux encore courts étaient retenus par un ruban et elle avait enfin l’air de ce qu’elle était vraiment, pour son plus grand plaisir… et celui de Kid. Tous semblaient donc fins prêts, sauf... Une fois n’est pas coutume, ils attendaient Fanny qui avait disparu depuis plus d’une heure. Lou se proposa d’aller la chercher et, rassemblant ses jupons, courut vers la maison d’Emma. Quelques instants plus tard, elle appelait les garçons depuis le pas de la porte. Intrigués, ils se précipitèrent à leur tour. Ce n’est qu’en pénétrant dans le salon qu’ils comprirent enfin. Fanny se tenait debout au milieu de la pièce, Emma à ses côtés, arborant un sourire malicieux. La jeune fille portait une jolie robe de popeline vert émeraude, ajustée sur un corset qui affinait sa taille. La dentelle de son jupon couleur ivoire dépassait légèrement au bas de la robe, reposant sur de gracieuses bottines noires. La même dentelle dissimulait légèrement son décolleté carré et ses avant-bras. Un ruban de satin vert retenait ses cheveux en un chignon dont s’échappaient quelques boucles qui tombaient sur son épaule.
"Jimmy, tu vas finir par te décrocher la mâchoire", le railla Lou.
Les autres n’en revenaient pas plus que le pauvre Hickok. En la voyant ainsi apprêtée, ils s’étaient arrêtés nets et ouvraient de grands yeux ébahis. "J’en crois pas mes yeux, souffla Kid. Tu es...
–Magnifique", compléta Buck.
Et dire qu’elle avait juré devant eux qu’on ne lui ferait jamais porter une robe !
Cody s’avançait déjà un sourire charmeur aux lèvres. Mais, reprenant immédiatement ses esprits, Jimmy lui barra le passage.
"Permettez. Je l’ai vue le premier." Il écarta ses camarades d’un geste et lui tendit la main en la dévorant des yeux. Fanny lui rendit son sourire et passa la main sous son bras.
Quand le petit groupe entra dans la salle de bal, tous les regards convergèrent vers eux. Bien sûr, on connaissait les cavaliers du Poney Express. La question était de savoir qui étaient les deux charmantes jeunes filles qui les accompagnaient. Jimmy, fier comme un paon, invita sa cavalière à danser. Fanny hésita un instant, mais un sourire encourageant de Lou la décida, et les deux jeunes gens se mirent à valser maladroitement au rythme du violon. Lou et Emma avaient passé toute la semaine à lui apprendre à danser. Il lui avait fallu faire remonter à la surface les souvenirs des leçons du collège, réapprendre les gestes, les pas, la souplesse... Et le résultat n’était pas trop mauvais, malgré la raideur dont elle ne s’était pas encore défaite.

Noyé au milieu d’uniformes bleus, un regard s’était posé sur elle. Surpris tout d’abord, puis admiratif et même insistant. Il ne connaissait pas l’homme à qui elle souriait ainsi, les yeux brillants. Mais elle, elle était telle qu’il l’avait toujours imaginée. Le soldat porta le verre de whisky à ses lèvres et le vida d’un trait avant de se resservir. La musique s’arrêta. Pourtant le jeune couple semblait ne pas vouloir se séparer. Ils se regardaient toujours en souriant béatement… Ce que ce type pouvait avoir un sourire niais ! Quand l’orchestre attaqua une polka, il les vit se diriger vers le buffet. Son cavalier s’éloigna sur un signe du marshal pour rejoindre un autre groupe. C’était le moment ou jamais… "Mademoiselle MacLand ?"
Fanny sursauta en entendant cette voix familière, tout près de son oreille, et se retourna comme une toupie : "Jim Coleman ? Que fais-tu là ?
–C’est à toi qu’il faudrait poser la question... Je croyais que tu avais juré ne plus jamais porter de robe après Boston", dit-il en riant.
Fanny grimaça en recevant en pleine face son haleine chargée d’alcool. "Si quelqu’un m’avait dit il y a trois mois que j’en porterais une aujourd’hui, je l’aurais probablement descendu.
–Les temps changent, soupira le soldat. Il y a même des gars qui se risquent à te faire la cour." La jeune fille suivit des yeux la direction indiquée par son ami et aperçut Jimmy, en grande discussion avec Teaspoon et Sam Cain. "Faut rien exagérer, dit-elle d’un air qu’elle espérait parfaitement serein et dégagé. C’est un ami." Puis, elle leva les yeux vers Coleman qui la regardait bizarrement. Elle sut qu’il n’était pas dupe. Gênée, elle voulut détourner la conversation.
"Alors, que fais-tu si loin de Fort Monroe ?
–Ecoute, la coupa le soldat. Le fort, c’est de l’histoire ancienne… Et je suis pas là pour danser ou te mettre dans l’embarras.
–Ah oui ? Pourtant c’est très bien imité", répondit-elle en riant.
Jim Coleman parut déstabilisé par sa réaction. Il sembla chercher ses mots l’espace d’un instant et finit par déclarer d’un ton abrupt :
"Je dois de te mettre au courant.
–Au courant de quoi ?" demanda-t-elle, soudain redevenue sérieuse. Pour toute réponse, le soldat jeta un oeil méfiant autour de lui et lui fit signe de le suivre dehors. Son comportement avait piqué sa curiosité, et avant qu’elle s’en soit rendue compte, ils étaient dans l’écurie de louage et il refermait la porte sur eux.
"Qu’est-ce que tu fais ? demanda Coleman en la voyant fouiller les étagères.
–Je cherche une lampe. Je sais pas si tu as remarqué, mais il fait plutôt sombre.
–Ca sera pas nécessaire, dit-il d’un ton brusque… Si tu savais depuis combien de temps…
–Depuis combien de temps quoi ?" demanda-t-elle, méfiante, en se retournant, la lampe à la main. La flamme grandissant derrière le verre bombé jeta sa lumière orangée sur les ballots de paille entassés contre le mur et éclaira le visage curieusement contracté du soldat.
"La première fois que je t’ai vue, tu avais quatorze ans.
–C’est pour me dire ça que tu m’as amenée ici ?" s’exclama-t-elle, stupéfaite. Elle fit un pas vers la porte, mais le soldat s’interposa vivement. Son sourire n’était pas de bon augure. Fanny s’arrêta à distance respectable.
"Tu avais quatorze ans et je te désirais déjà", lâcha-t-il en la regardant dans les yeux. La jeune fille se figea sur place, horrifiée. La lampe tremblait au bout de son bras. Elle réprima un frisson. Elle devait se sortir de ce mauvais pas au plus vite. Elle refit une tentative vers la porte, mais brusquement, Coleman dégaina son revolver et le pointa sur elle. Le visage de Fanny se durcit, comme si tout sentiment, toute émotion l’avaient brusquement désertée. Il se rapprocha lentement. Impassible, elle baissa les yeux vers le colt qui les séparait.
"Qu’est-ce qui te prend, Jim ? Baisse cette arme, lui intima-t-elle d’une voix calme et posée.
–Et aujourd’hui, tu es là, à ma portée, continua-t-il, lui prenant brusquement la lampe des mains pour la poser sur le sol. Vêtue comme une jolie poupée… Tu sais que tu es jolie, n’est-ce pas, Fanny ?" Il leva son arme et effleura sa joue avec le canon. Immobile, la jeune fille le fixait de son regard glacial.
"Oui, tu le sais, continua Coleman sans s’en préoccuper. Et tu en profites. Comme tout à l’heure avec ce gars. Finalement, t’es pas différente des autres. Tu aimes nous faire envie. Tu aimes te faire désirer.
–Tu es ivre !", lâcha-t-elle, dégoûtée, en suivant l’arme du coin de l’oeil. Tu ne sais pas ce que tu dis.
–Oui, je suis saoul ! Mais je vais enfin te posséder", répliqua-t-il en caressant sa gorge de la main. Il posa le canon de l’arme à la place de son pouce et se pencha vers elle pour s’enivrer de son parfum. Fanny ferma les yeux de dégoût. Son haleine chargée d’alcool l’enveloppait, lui donnant la nausée. Elle ne pouvait même pas le repousser. Le doigt crispé sur la gâchette ne lui laisserait pas une chance. Mieux valait tenter de le raisonner pour gagner du temps.
"Laisse-moi, Jim. Ne fais pas quelque chose que tu regretteras dès que tu auras dessaoulé.
–La ferme !" hurla-t-il soudain en la giflant.
Elle chancela sous la violence du coup. Un filet de sang chaud coulait de sa narine sur ses lèvres. Bien décidée à ne pas se laisser faire, elle le frappa à son tour et profita de sa surprise pour s’emparer d’un bout de planche et lui faire lâcher son arme d’un coup sur le poignet. Furieux, Coleman la saisit par le bras et la gifla une nouvelle fois. Peu habituée aux talons de ses bottines, elle se tordit la cheville en reculant et faillit perdre l’équilibre, mais le soldat la soutint et lui asséna un nouveau coup qui fit éclater sa lèvre. Impuissante, Fanny se sentit tomber à la renverse. Excédé par sa tentative de rébellion, excité par l’alcool, il déchira son corsage d’un geste coléreux, encaissant sans mot dire les coups de poings, de griffes et de dents de sa victime. Mais elle avait beau se démener, le corset et les jupons entravaient ses mouvements. L’écrasant de tout son poids, il glissa une main sous ses jupes, un sourire obscène aux lèvres. Ce geste décupla la fureur de la jeune fille. De sa main libre, elle s’empara de la tignasse hirsute du cavalier et tira de toutes ses forces pour éloigner d’elle la bouche immonde qui explorait son corsage. Coleman serra les dents pour ne pas hurler et se redressa. L’emprisonnant entre ses genoux, il la frappa de toutes ses forces. Sa pommette déjà bleuie éclata. « Je vais t’apprendre à te soumettre ! grogna-t-il, furieux. Quand j’en aurai fini avec toi, même ta mère te reconnaîtra pas, petite putain ! » La lumière tremblotante faiblissait. La lampe était en train de s’éteindre. Dans quelques instants, il serait trop tard. Elle le savait. Dans un regain d’énergie, elle réussit à lui casser le nez d’un coup de tête. Le soldat la lâcha sous l’effet de la douleur. Rassemblant ses forces, elle réussit à le repousser et le renversa sur le côté. Elle l’entendit seulement basculer dans le noir.

Jimmy commençait à s’inquiéter sérieusement. Voilà plus d’une heure que Fanny avait disparu. Il ne l’avait pas revue depuis qu’elle avait discuté avec ce soldat, aux attitudes un peu trop familières, d’ailleurs. Maintenant, il ne pouvait s’empêcher de penser à elle, seule avec ce type. Pourquoi n’avait-elle pas encore reparu ? Non, décidément, ce n’était pas normal. Après tout le mal qu’elle s’était donné pour cette soirée, il était étonnant qu’elle n’en profitât pas plus. De plus en plus inquiet, Hickok alla se confier à Teaspoon. Le vieil homme avait vu Fanny sortir avec le soldat. Son absence l’intriguait aussi et à vrai dire, il commençait à partager les craintes du jeune cavalier. Il ne lui fallut pas longtemps pour lancer la petite équipe à sa recherche. La ville semblait calme, tous les habitants s’amusant dans la salle de bal. Ils croisaient de temps à autre un couple, ou un attardé, mais personne qui ressemblât de près ou de loin à Fanny. Une demi-heure plus tard, ils n’avaient toujours aucune nouvelle. En désespoir de cause, ils décidèrent de fouiller les bâtiments publics. Quand Hickok poussa la porte de l’écurie de louage, il lui sembla deviner une forme allongée sur le sol, dans la mince raie de lumière. Appelé en renfort, Teaspoon vint l’éclairer. Les deux hommes pénétrèrent dans l’écurie. Comme Hickok se penchait sur le corps inerte vêtu de l’uniforme bleu de la cavalerie, une voix sans timbre le fit sursauter : "Il est mort."
Teaspoon éleva sa lanterne. Recroquevillée dans un coin, les bras serrés autour de son corsage déchiré, les cheveux défaits et le visage en sang, Fanny fixait d’un air hagard le cadavre du cavalier Coleman empalé sur une fourche. Hickok se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Elle posa la tête sur son épaule et pleura en silence.

Une lumière grise filtrant à travers les carreaux sales éclairait maintenant la pièce. Fanny resserra la couverture râpée autour de ses épaules et ramena ses genoux contre elle. La tête appuyée négligemment contre le mur, elle semblait ne plus penser à rien. Hickok la regardait, elle le savait. Depuis la veille, il ne l’avait pas quittée. Calé dans un vieux fauteuil de saloon, de l’autre côté des barreaux, il veillait sur elle, se demandant probablement ce à quoi elle pouvait bien penser, ou si elle arriverait jamais à oublier ce qui venait de se passer. Le marshal Cain dormait sur la paillasse de la cellule voisine, tandis que Barnett montait la garde, un fusil sur ses genoux.
Emma entra et déposa sur le bureau un panier de provisions que l’adjoint s’empressa de déballer. Sam Cain émergea de son profond sommeil en s’étirant bruyamment, avant de plonger les mains dans l’eau glacée du seau pour s’asperger le visage. Emma baissa les yeux vers un paquet enveloppé dans un grand linge qu’elle avait posé à côté du panier. "Je lui ai porté des vêtements de rechange", dit-elle avec un soupir réprimé. Puis elle reporta son attention sur le marshal qui s’était contenté de hocher la tête. Soudain, elle n’y tint plus :
"Quand vas-tu la libérer ?
–Où est Teaspoon ?
–Je t’ai posé une question, Sam", répliqua Emma, exaspérée par l’attitude nonchalante de l’homme de loi.
Le marshal passa un linge usé sur son visage puis alla se servir une tasse de café. Emma allait revenir à la charge, mais il la devança. "Je dois d’abord découvrir ce qui s’est exactement passé.
–Ce qui s’est passé ? s’indigna la jeune femme. Ça semble pourtant clair ! Dis-le lui, Fanny. Dis-lui que tu n’as fait que te défendre !"
Mais la jeune fille détourna la tête. Elle se sentait tellement fatiguée. Les événements de la nuit s’embrouillaient. Elle n’était même plus sûre de ce qu’elle avait fait ou pas fait. "Emma, je te prierais de ne pas te mêler de cette histoire. Je dois l’interroger, et tant que je ne serai pas sûr de sa culpabilité ou de son innocence, elle restera dans cette cellule."
Emma lui décocha un regard noir de reproches. Elle bouillonnait. Jimmy jeta un coup d’œil à Fanny qui n’avait toujours pas bougé, puis entraîna Emma dehors. La jeune femme était au supplice. En touchant à ses « enfants », c’était elle qu’on atteignait. Elle les aimait comme ses propres enfants. Elle était responsable d’eux. Elle devait veiller sur eux. Et le fait que ce soit Sam Cain qui s’en prenne ainsi à l’un des siens n’arrangeait rien. Jimmy aurait voulu la rassurer, lui dire que tout allait rentrer dans l’ordre, mais le mutisme de Fanny le désolait. Il ne comprenait pas pourquoi elle refusait de parler, ni pourquoi cette mort la désorientait tant. Elle resterait décidément toujours une énigme pour lui.
La position du marshal n’était guère plaisante. D’abord, il venait de découvrir que le cavalier qu’il appelait Mac depuis un an était en fait une jeune fille, ce qui était déjà un choc en soi. Et cette jeune fille venait certainement de vivre la nuit la plus longue de son existence et en restait passablement choquée. Pourtant, il lui reconnaissait assez de sang froid pour tuer un homme. Enfin, il y avait l’armée qui le pressait de trouver un coupable à l’agression dont elle venait de faire l’objet. Et par ces temps troublés, l’armée pesait lourd dans la balance. Il ne savait plus que faire.

Vers le milieu de la journée, la prisonnière reçut une visite inattendue. Le sous-officier parlementa un moment avec le marshal qui l’autorisa finalement à lui parler.
"Salut."
La tête de la jeune fille roula contre le mur et elle dévisagea le sergent Szalinski avec indifférence. Le soldat fit un effort pour cacher sa surprise et sa gêne et se jura de garder son calme quoiqu’il arrive. "Le commandant m’a autorisé à venir te voir. Je voulais voir comment tu allais.
–Arrête, Joe. Tu voulais juste savoir pourquoi je ne me défendais pas. Pas autre chose.
–Justement. Pourquoi tu t’obstines à te taire ? Ça ne te ressemble pas de te résigner."
Ignorant sa question, Fanny se remit à fixer la fenêtre. Szalinski lâcha un juron.
"Contrairement à ce que tu penses peut-être, je ne suis pas ton ennemi, Fanny. Je suis là pour t’aider. Tu risques gros. Tu le sais, n’est-ce pas ? … Bon Dieu, Je te reconnais plus, Fan ! Où elle est, la gamine qui m’a donné ma première vraie leçon de courage ?
–Je l’ai tué, Joe."
Les trois hommes demeurèrent bouche bée. "Je l’ai tué, et je ne sais même plus si c’est un accident, reprit-elle avec une innocence désarmante. J’avais confiance en lui.
–Qu’est-ce qui s’est passé ?" demanda Szalinski.
Les yeux de la jeune fille se remplirent soudain de colère. Elle se leva et agrippa les barreaux en hurlant : "Faut te faire un dessin ? Ce dégénéré a essayé de me violer !"
Le soldat serra les poings sous le coup de la colère. Elle vit un éclair de rage passer dans ses yeux d’un bleu métallique. Pourtant, il fit un effort pour se contrôler. Il recouvrit de ses larges mains celles de la jeune fille, mais celle-ci les retira vivement, comme si ce contact lui était devenu insupportable. Elle baissa les yeux. Reprenant son calme, le sergent continua de sa voix la plus posée : "Tu as voulu te défendre. C’est comme ça qu’il a été tué, n’est-ce pas ?
–Je sais plus... Tout ce dont je me rappelle, c’est qu’il puait l’alcool.
–Il t’a frappée ? demanda Teaspoon qui s’était approché.
–A votre avis, répondit-elle en montrant son visage tuméfié. Vous croyez que je me suis fait ça en jouant aux billes avec les gamins du coin ? ... Je crois qu’il savait pas très bien ce qu’il faisait. Il était complètement saoul.
–T’as pas à lui chercher d’excuses, Fan ! explosa Szalinski. Si tu l’avais pas tué, c’est moi qui l’aurait fait… Maintenant, essaie de te souvenir de ce qui s’est passé.
–Il s’est mis soudain à faire noir ; je... je crois que je l’ai poussé pour me dégager. Il est tombé sur le côté.
–Il aura suffit qu’il soit déséquilibré pour tomber sur la fourche", dit Teaspoon.
Le sergent approuva de la tête.
"C’est sûr que c’est une version qui me plaît aussi, soupira Sam Cain en se grattant la tête, perplexe. Mais ce ne sont que des hypothèses, on ne peut être sûr de rien. Ce sera donc au juge d’en décider.
–Voyons, Sam. Tu ne vas pas faire ça ! Le juge ne sera pas ici avant des semaines, peut-être des mois ! s’insurgea Teaspoon. Tu ne peux pas la laisser dans cette situation aussi longtemps !
–Le juge Newton est à Laramie. Je lui ai envoyé un message. J’espère qu’il pourra être là dans deux jours. Crois-moi, Teaspoon, je suis autant désolé que toi de ce qui se passe. Mais je ne peux rien faire d’autre."
Le sergent n’avait pas bronché. Il regardait toujours la jeune fille qui s’était rassise, les yeux dans le vague.

Quand la porte de la salle commune s’ouvrit, tous les regards convergèrent vers elle, avides de nouvelles. Hickok parut surpris de les trouver tous là, assis sagement autour de la table, silencieux et graves. Il resta un moment sur le pas de la porte, tandis qu’Emma, le visage fermé, se débarrassait de son manteau et nouait un tablier autour de sa taille. La jeune femme traversa la pièce sans un mot et s’arrêta devant le vieux meuble de cuisine sur lequel elle posa une quantité impressionnante de pommes de terre. Les jeunes gens regardèrent un moment ses doigts agiles manier nerveusement le couteau et les épluchures tomber en fines lamelles sur l’établi. Un léger tressaillement agitait de temps en temps ses épaules. Seul le couteau heurtant le plan de travail rompait par intermittence le silence pesant. Soudain, les doigts d’Emma se crispèrent sur le rebord du meuble. Les cavaliers hésitèrent, puis Lou se leva et posa une main bienveillante sur son épaule.
"Ca va, Emma ?" demanda-t-elle inquiète. La jeune femme fit signe que oui de la tête, tout en essuyant une larme du revers de la main.
"Ce sont les oignons, murmura-t-elle, se reprenant rapidement.
–Et bien moi, je resterai pas ici à éplucher des patates pendant que Fanny est enfermée pour un crime qu’elle n’a certainement pas commis ! s’exclama soudain Cody en se levant.
–Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Buck, sur ses gardes.
–Que c’est pas en restant les bras croisés qu’on l’aidera, répondit le jeune homme avec véhémence. A nous tous, on peut la sortir de là. On l’a déjà fait, non ?
–William Cody ! s’exclama Emma avec colère. Tu ne comptes tout de même pas attaquer la prison ?" Les mains sur les hanches, la jeune femme l’écrasait maintenant d’un regard lourd de reproches. Cody se sentit soudain tout petit, mais tenta pourtant de se justifier.
Hickok n’en pouvait plus. Les entendre se disputer lui était insupportable. Leur présence lui était insupportable. Il tourna les talons, claqua brutalement la porte derrière lui et dévala l’escalier. Le choc eut pour effet d’interrompre Cody qui se retourna, stupéfait : "Qu’est-ce qui lui prend ?
–T’as vraiment aucun tact", le fustigea Kid en se levant. Inquiet, il emboîta les pas de son ami et le rattrapa dans la grange. Il rassemblait ses affaires pour seller son cheval. Kid le regarda faire, l’épaule appuyée contre une poutre. Il prit le temps de réfléchir. Il lui fallait trouver la meilleure façon de le retenir. Puis il se décida :
"Tu nous quittes ?"
Comme Jimmy, vérifiant sa sangle, faisait mine de l’ignorer, il continua.
"Tu crois vraiment que c’est en t’enfuyant que tu vas l’aider ?
–Je ne m’enfuis pas, répondit sèchement Hickok.
–Non ? Pourquoi tu selles ton cheval, alors ?
–Je vois pas en quoi ça te regarde.
–Ecoute Jimmy, je commence à te connaître. A chaque fois que quelque chose te blesse profondément, tu disparais. Seulement cette fois, il n’y a pas que toi en jeu.
–J’ai pas besoin d’une leçon de morale, Kid.
–Tu sais, on est tous effondrés de ce qui s’est passé. Et c’est maintenant qu’on a besoin les uns des autres. On doit être forts parce que Fanny va avoir besoin de notre soutien. Et du tien plus que de tout autre.
–Comment je pourrais la soutenir alors que je n’ai même pas été capable de la défendre cette nuit là ?
–C’est à toi que tu en veux ? … ou à elle ?
–Pourquoi je lui en voudrais ? s’étonna Hickok en le regardant pour la première fois.
–Et bien … Quand Lou m’a avoué ce qui lui était arrivé, je lui en ai voulu. Je me disais que c’était peut-être sa faute. Que ça n’avait pu se passer que parce qu’elle l’avait provoqué. J’ai mis du temps à l’accepter… Alors peut-être que tu ressens la même chose mais que tu refuses de l’admettre."
Kid regarda son ami. Visiblement, il l’avait ébranlé. Pensif, Jimmy délaissa son harnachement. Après un long silence, il se tourna vers lui, la mine sombre.
"C’est vrai que j’y ai pensé, finit-il par avouer d’une voix enrouée. Mais je n’arrivais décidément pas à l’imaginer dans ce rôle. Ca ne lui ressemble pas… Non, tu vois, j’ai plutôt tendance à me dire que c’est ma faute.
–Ta faute ?
–Si je n’avais pas été là, s’il ne s’était pas passé tant de choses entre nous, elle n’aurait jamais mis cette robe. Elle ne serait pas venue danser. Je l’ai mise dans une position de faiblesse et j’ai été incapable de la secourir quand elle en avait besoin.
–Allons, Jimmy, c’est idiot. Tu ne pouvais pas prévoir.
–Et lui… rien qu’à l’idée qu’il ait pu poser ses mains sur elle, qu’il ait pu seulement la regarder… Tu sais ce qui est le plus difficile ? hurla soudain Jimmy, hors de lui. C’est que je ne peux même pas tuer ce salaud parce qu’il est déjà mort ! Je n’ai même pas cette satisfaction !"
Le poing du jeune homme s’écrasa contre la poutre, propageant l’onde de choc le long de son bras. Il ne ressentit même pas la douleur. Kid vit son corps se relâcher insensiblement, sa tête basculer en avant jusqu’à ce que son front rencontre la poutre. Ses deux mains s’agrippèrent au montant de bois comme à une bouée. Un sanglot le secoua. Forçant ses défenses, Kid l’attrapa par les épaules pour l’en détacher. Il savait que Jimmy ne voudrait pas que qui que ce soit le voit dans cet état. Pourtant, il avait besoin de réconfort. Côte à côte, ils se laissèrent glisser au sol, le dos contre la poutre et parlèrent longtemps, comme ils n’avaient jamais parlé.

Suite

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