Chroniques du Poney Express


Chapitre 1 (suite)

Les brindilles se mirent soudain à crépiter, puis une flamme apparut et s’intensifia. Finalement, elle se propagea aux branches plus épaisses et monta vers le ciel où commençaient à poindre les étoiles. Fanny alimenta son feu et tendit les mains vers sa chaleur bienfaisante. Puis, elle déballa les quelques vivres qu’elle avait emportés et les mit à réchauffer. Un coyote hurla et une chouette s’envola dans un bruissement d’ailes. Mais elle n’avait pas peur. Elle savait que tant que le feu resterait allumé, elle n’aurait rien à craindre des animaux de la prairie. Elle savait aussi ne dormir que d’un oeil, d’une oreille. Nul doute qu’elle aurait besoin de tout son savoir maintenant plus que jamais, car elle était désormais seule. Mais elle l’avait voulu.

Lorsqu’elle avait annoncé à ses parents son intention de partir à l’aventure pour découvrir d’autres gens et d’autres lieux, ils s’y étaient bien entendu opposés, arguant qu’elle était trop jeune pour affronter les réalités des vastes étendues sauvages. Mais elle savait qu’elle n’avait d’autre choix. Elle avait donc, une fois de plus, bravé l’autorité paternelle et, malgré l’inquiétude et la peine qu’elle leur causait, profité de la nuit pour se glisser hors du poste et rejoindre son vieil ami Matt Grindle qui l’attendait près de la rivière avec un cheval et des provisions. Elle avait ensuite pris la route du nord au galop afin de mettre le plus de distance possible entre elle et d’éventuels poursuivants.
Elle doutait que le petit mot qu’elle avait laissé sur la table de la cuisine dans lequel elle expliquait son geste, suffît à dissuader son père d’envoyer quelqu’un à sa recherche. Aussi, mit-elle à profit toute sa science du camouflage, défiant le plus doué des pisteurs du fort de retrouver sa trace. Depuis trois jours, elle chevauchait à un rythme effréné et avait déjà dépassé Emporia où elle avait pu se ravitailler en vivres et en munitions. Elle espérait avoir découragé ses poursuivants et s’était enfin permis une halte plus longue. Il était à présent nécessaire de laisser souffler son cheval, car la route à parcourir était encore longue.

Depuis qu’ils avaient quitté Fort Laramie pour le Nouveau Mexique en 1854, elle ne rêvait que d’une chose: revoir les montagnes de son enfance où il lui semblait qu’elle avait découvert la vraie vie, retrouver les grands arbres et les cascades des monts Laramie, les rivières sinueuses où elle se baignait, les forêts enneigées où elle avait appris à observer la nature, tous ces merveilleux endroits qui, chaque jour, fleurissaient ses souvenirs d’enfant. Voilà qu’elle en avait enfin l’occasion. Et même si la saison ne se prêtait guère aux voyages, elle avait bien l’intention d’aller jusqu’au bout de son entreprise. Elle n’était plus qu’à une demi-journée de cheval de Salina. Ensuite, elle reprendrait la direction du nord vers la frontière du Nebraska. De là, toujours coupant vers le nord, elle comptait traverser la Platte et rejoindre la vieille piste de l’Oregon à hauteur de Fort Kearney et, qui sait, peut-être pousser jusqu’à Fort Laramie. L’endroit devait avoir considérablement changé depuis ses années d’enfance et la chose n’était certainement pas prudente, mais bah! Elle aviserait en temps voulu. Elle termina rapidement son maigre repas, remit du bois dans le feu, ramena sur elle son manteau et sa couverture de laine et s’endormit, une main posée sur sa carabine.

A mesure qu’elle montait vers le nord, le froid se faisait plus rude, la neige plus profonde. Les blizzards de l’hiver avaient formé d’immenses congères par endroits et mis la terre à nu en d’autres. Fanny semblait enfin réaliser la folie de son aventure et la légèreté avec laquelle elle s’y était lancée. Au moment du départ, elle était pourtant certaine d’avoir songé au moindre détail. Finalement, il lui restait beaucoup à apprendre. Son voyage lui semblait insensé, maintenant, et plus d’une fois elle en vint à douter d’arriver vivante au bout. Pourtant, il n’y eut pas un moment de faiblesse où sa nature ne reprit vite le dessus. Elle en venait alors à considérer chacune de ses épreuves comme un défi et elle se persuadait qu’elle en ressortirait plus forte et prête à tout affronter.
Le plus grand obstacle qu’elle eut à surmonter fut certainement la traversée de la Platte, à une journée de Fort Kearney. Elle comptait passer une étendue de glace, sans d’autre problème que de garder son équilibre. Mais, le spectacle qu’elle découvrit soudain, du haut de la colline, la paralysa un instant. La Platte s’étendait au milieu de la prairie déserte sur une largeur impressionnante. Elle se séparait en de multiples petits bras qui se rejoignaient, se divisaient à nouveau, formant des îles marécageuses au milieu de la rivière. Le long ruban argenté aux contours imprécis, avait quitté son lit et submergeait les berges sablonneuses qui descendaient vers lui en pente douce. La rivière ne semblait pas profonde, mais un fort courant charriait des branches qui rendaient dangereuse toute traversée. Fanny décida donc de remonter le cours d’eau vers l’amont dans l’espoir de trouver un gué et perdit deux jours dans les congères et les broussailles pour dénicher finalement un passage à peu près praticable, plus étroit, où affleuraient des rochers. Elle engagea prudemment son cheval sur le sol meuble, puis dans l’eau boueuse qui charriait des petits blocs de glace. Il lui fallut pourtant mettre pied à terre quand celui-ci refusa de faire un pas de plus. Elle se retrouva alors au milieu de la rivière, de l’eau jusqu’à la taille tenant fermement les rênes et s’obligeant coûte que coûte à aller de l’avant en traînant derrière elle l’animal terrifié. Quand, après plusieurs longues minutes d’effort et de supplice, elle atteignit enfin la rive. Elle s’affala dans la neige, épuisée, songeant aux pontonniers de Napoléon qui, dans les mêmes conditions, avaient permis à l’armée en déroute de passer la Bérézina. Non, à la réflexion, sa situation n’avait rien de comparable à l’enfer qu’avaient vécu ces hommes. La plupart d’entre eux n’avaient pas survécu à l’épreuve. Elle, elle vivrait. Rassemblant ses dernières forces, grelottant de tous ses membres, elle se remit debout et, fébrilement, détacha ses sacoches pour prendre de quoi se changer. Après s’être débarrassée de ses habits raidis par le gel, elle se frictionna vigoureusement avec une poignée de neige et enfila à la hâte des vêtements secs. Sa peau brûlait, mais cette sensation était sans doute plus agréable que les morsures de l’eau glacée. Puis elle frictionna de la même façon l’animal dans les poils duquel s’étaient formés des cristaux de glace. Elle prit les rênes dans une main, son fusil dans l’autre et reprit sa route à pieds pour ne pas laisser le froid la gagner.

Elle arriva à Fort Kearney le lendemain et, tremblante de fièvre, s’installa dans une chambre miteuse. Elle revint à la vie après trois jours passés à délirer et à suer de fièvre. Elle était pâle, affaiblie, mais de nouveau capable de se tenir sur ses jambes et de réfléchir. Elle fit alors le point sur sa situation et ses finances. Le contretemps de la Platte lui avait fait perdre cinq jours et une partie de son argent. La route était encore longue jusqu’à Fort Laramie et en grande partie déserte. Elle pouvait économiser sur ses repas en chassant, mais il lui faudrait certainement trouver du travail une fois là-bas, si elle voulait s’en sortir. Une fois encore elle s’interrogea sur l’opportunité de sa destination et une fois de plus elle remit à plus tard la réponse. Elle reprit donc la piste sous un ciel plus clément en ce premier jour de mars. Peu après la ville de North Platte, elle aborda les premières montagnes et les bois de résineux où elle savait débusquer le rare gibier hivernal. Elle retrouvait les gestes appris des années plus tôt, pendant les patrouilles avec le sergent Kirby... Ou peut-être dans une autre vie. Ces bois lui semblaient tellement familiers qu’elle avait l’impression d’y avoir vécu durant des millénaires. Elle en connaissait tous les recoins, tous les bruits, tous les habitants. Elle se sentait enfin chez elle. C’est donc avec regret qu’elle descendit dans la vallée pour se ravitailler en sel, café et munitions. Le lendemain, elle reprenait déjà la route de Fort Laramie.
Le fort n’était plus seul. A ses pieds s’étendait une petite ville qui semblait vouloir repousser la forêt jusqu’aux frontières du territoire. Des gens s’étaient installés là, dont elle ne connaissait pas les visages, dont elle n’avait aucun souvenir. Pour ces gens qui avaient volé sa montagne, c’était elle l’étrangère, désormais. Elle ne voulut pas monter jusqu’au fort, de peur de perdre définitivement ses souvenirs. Elle repartit avant la nuit sur l’ancienne piste de l’Oregon qui remontait encore vers le nord. Elle hésita un moment et faillit la quitter pour prendre le chemin des montagnes et rejoindre le village de son ami Petit-Lynx. Elle ne l’avait pas vu depuis plus de six ans. Il était maintenant chaman, ne s’appelait plus Petit-Lynx mais Lune-Rouge, et avait probablement oublié qu’elle existait. Songeuse, elle caressa machinalement la cicatrice de la paume de sa main. Oui, il l’avait probablement oubliée. Elle remit son cheval au galop sur la piste.
A Sweetwater, elle prit une chambre dans l’unique hôtel, recompta les quelques sous qu’il lui restait et s’offrit un repas à table pour fêter ses seize années d’existence. En regagnant sa chambre, elle s’attarda quelques instants dans la rue pour contempler le ciel étoilé. La nuit était limpide, comme dans sa mémoire. Le froid de l’hiver avivait le scintillement des étoiles qui dansaient au son cristallin de la bise. Elle chercha les quelques constellations qu’elle connaissait puis se disposa à rentrer, quand une affiche placardée sur un mur attira son attention :

" PONEY EXPRESS
pour rallier Saint-Joseph, Missouri, à la Californie
en 10 jours ou moins

RECHERCHE

garçons jeunes et légers, dix-huit ans maximum
cavaliers expérimentés, prêts à risquer la mort quotidiennement
orphelins de préférence
salaire de 25 $ par semaine "

Un travail bien payé, certainement plein de piquant, dans la région : tout ce qu’il lui fallait. Elle décida donc d’interroger son hôtelier sur la compagnie dès le lendemain.
L’idée venait de trois hommes : un marchand du Missouri, et les propriétaires de la compagnie qui ravitaillait l’armée et les mineurs par chariots, le long de la piste de l’Oregon. MM. Russell, Majors et Waddell tentaient de monter un réseau de messagerie ralliant SaintJoseph, Missouri à Sacramento, Californie en un temps record. Ils recrutaient donc des cavaliers n’ayant pas froid aux yeux, qu’ils formaient, en attendant le premier départ prévu pour le 3 avril. Le Poney Express avait installé un de ses relais non loin de Sweetwater.
Décidément, l’idée de devenir facteur lui plaisait. Il ne lui restait qu’un problème à résoudre : être engagée ; ce qui n’était pas évident pour une fille, même si elle s’appelait Petit-Renard. Il lui fallait donc se montrer plus maline que ses futurs employeurs. Elle ne tenait pas à revivre la scène du colonel Clapton! Une fois dans sa chambre, elle s’installa devant un miroir et dénoua ses cheveux. Elle contempla un instant son reflet, songeant à sa mère. Avec un petit pincement au coeur, elle saisit son couteau Bowie et trancha net sa longue chevelure châtain aux reflets dorés. Depuis la glace, un jeune garçon la regardait d’un air impassible. Celui-là, on ne pourrait pas ne pas l’engager. Il était sa chance. Elle enveloppa les belles mèches dans du papier et les jeta dans la corbeille. Elle s’occupa ensuite du reste de son apparence, de sa démarche, de sa voix. Lestransformations qu’elle avait à faire n’étaient pas très spectaculaires. Elle n’avait qu’à fignoler ce qu’elle avait déjà acquis en vivant au milieu des soldats. Quand elle se sentit enfin prête, elle sella Niño et prit le chemin du relais, une petite ferme située à environ trois miles au nord-ouest, sur la piste.

Outre une jolie maison blanche entourée d’un jardinet, le relais se composait d’une petite cabane attenante à une grange qui devait servir d’écurie, d’une baraque plus ou moins branlante, d’une éolienne et d’un corral à l’intérieur duquel un homme d’une cinquantaine d’années martyrisait un jeune garçon en l’obligeant à changer de monture le plus rapidement possible. Le spectacle la fit sourire et lui rappela le temps où elle-même souffrait sous les vociférations de son vieux sergent de mentor. Mais, averti par les autres garçons postés autour du corral de l’intrusion, l’homme venait déjà à sa rencontre en l’examinant d’un oeil soupçonneux. Quand il arriva à sa hauteur, elle put constater qu’il n’avait rien à voir avec l’idée qu’elle se faisait d’un chef de relais. Elle l’avait imaginé petit, avec des lorgnons et une montre à gousset pendue au revers d’un veston d’uniforme triste, comme les chefs de gare. Au lieu de cela, elle vit un homme un peu bedonnant et plutôt négligé. Malgré le froid, il ne portait qu’une chemise de flanelle usée et rapiécée qui, dans le temps, avait dû être rouge et un pantalon noir poussiéreux maintenu par de larges bretelles roses. Ses bottes étaient râpées, mais son ceinturon à boucle de cuivre supportait un revolver rutilant. Un vieux galurin noir couvert de poussière, cerclé d’un ruban bleu délavé couronnait des tempes grisonnantes et un visage aux joues couvertes d’une barbe de trois jours. Les cinq jeunes gens à la mine peu engageante qui s’appuyaient tout à l’heure à la barrière du corral le suivaient à distance en la détaillant avec attention, pendant que le sixième les observait avec méfiance du haut de son petit cheval des plaines. L’homme se campa sur ses jambes, ce qui fit ressortir son léger embonpoint, et planta ses pouces dans son ceinturon. La tête légèrement inclinée sur le côté, il fixa sur elle un regard gris pétillant et ferma l’oeil droit: "On peut faire quelque chose pour vous? demanda-t-il d’une voix rauque mais néanmoins engageante.
-Paraît que vous avez besoin de cavaliers.
-Tu cherches du travail?
-Vous engagez?
-Ça dépend. Faut un peu d’expérience pour ce genre de travail. T’as quel âge?
-Seize ans. Et j’arrive du Kansas à cheval... Seul. Ça vous suffit comme expérience?"
L’homme ouvrit son deuxième oeil de surprise. "Hum... Tu m’as l’air bon cavalier.
-Je me débrouille", dit-elle en jetant un regard moqueur vers le corral.
Et, joignant le geste à la parole, Fanny talonna son cheval qui sauta la barrière de l’enclos. Après un demi-arrêt et un virage quasiment sur la hanche, elle fit un tour de piste au galop et saisit au passage les rênes du cayuse pie pour le mettre à son allure. Après deux tours pour adapter sa vitesse, elle arriva au niveau de l’animal, attrapa le pommeau de la selle vide, rebondit sur le sol et se hissa sur le cayuse, sous les yeux stupéfaits du chef de relais. Puis, tranquillement, elle arrêta le cheval devant les spectateurs, pendant que Niño la rejoignait et stoppait à ses côtés. Elle mit pied à terre et s’avança vers le vieil homme.
"C’est un bon petit cheval, dit-elle en désignant le cheval d’exercice. Souple, nerveux, le pied sûr... Certainement endurant et rapide.
-Tu sais manier le revolver?
-Je m’en sors. Mais je préfère un bon fusil, répondit-elle en désignant l’arme rangée dans un étui accroché à la selle.
Un des jeunes cavaliers s’avança, ébahi, vers le cheval.
-Une Sharp à chargement par la culasse! s’exclama-t-il. Comment t’as pu t’en procurer une? Il n’y a que l’armée qui en ait."
Fanny ignora sa question et se tourna vers le chef de relais :
"Alors ?
-Les autres sont à l’entraînement depuis plus d’un mois. Tu te sens capable de suivre?
-On se croirait à l’école, ironisa Fanny.
-C’est quelque chose de sérieux. J’ai besoin d’une équipe prête à faire face à tous les dangers. C’est loin d’être un jeu. Si tu as peur, si tu ne te plies pas aux règles, si tu joues les francs-tireurs, tu ne feras pas long feu avec nous... Comment tu t’appelles?"
Prise de cours face à un problème auquel elle n’avait pas encore songé, Fanny bafouilla: "Mac. On m’appelle Mac.
-Mac, répéta l’homme d’un air dubitatif. C’est le diminutif de McBain? De McCall?
-Vous perdez votre temps, répondit la jeune fille, pressée d’en finir.
-T’es orphelin?
-Depuis l’âge de trois ans.
-Alors, bienvenue au Poney Express, Mac. Je suis Teaspoon Hunter, le chef du relais et votre instructeur. Voici le reste de l’équipe. Je vous laisse faire connaissance. Ils vont te montrer où mettre tes affaires."

Les cinq cavaliers l’encerclaient, les mains à la ceinture. C’était très désagréable, cette façon qu’ils avaient de l’examiner de pied en cap, en silence, leurs visages juvéniles trop sévères pour leur âge, réticents. Elle se demanda s’ils cherchaient à la tester, si c’était à elle de faire le premier pas, de s’imposer. Une hostilité sourde la séparait d’eux, mais devait-elle passer outre ou attendre qu’eux fassent tomber le mur qu’ils avaient érigé devant elle? Un garçon d’une vingtaine d’années brisa soudain le silence pesant. Les larges bords de son chapeau noir laissaient voir son rictus peu engageant et son oeil agressif.
"Ne crois pas que ton numéro nous ait impressionnés, dit-il. T’es nouveau ici ; t’as pas ton mot à dire sur quoi que ce soit. C’est clair?
-Charmant accueil, murmura la jeune fille en haussant le sourcil... Je voudrais juste savoir où mettre mes affaires.
-Pourquoi pas avec les chevaux ?" rétorqua le cavalier en riant.
Fanny lui décocha un regard assassin. Elle se planta devant lui et le regarda dans les yeux: "Ecoute, j’ai pas vocation de souffre-douleur et j’ai pas l’habitude de me laisser marcher sur les pieds. Alors si tu me cherches, attends-toi à me trouver. C’est clair ?"
Le jeune homme, rouge de colère, leva le poing. Une main le retint, et le métis s’avança. "Arrête, Hickok. Il fait partie de l’équipe, maintenant. Tu sais que Teaspoon ne veut pas qu’on se batte.
-Ça ne m’empêchera pas de lui régler son compte s’il se prend trop au sérieux", répliqua le garçon en dégageant brutalement son bras.
Fanny haussa les épaules. S’il voulait se battre, elle l’attendait de pied ferme. Lou McCloud, le plus petit des cavaliers, lui jeta un regard furtif, comme il l’avait fait depuis sa monture, et baissa rapidement le nez. Puis, il l’entraîna vers la baraque branlante qu’ils avaient baptisée "dortoir". Il semblait ne jamais regarder les gens que par-dessus ses petites lunettes en fer, comme s’il voulait se dérober à leurs regards. Ilétait plus chétif que les autres et ne paraissait pas les dix-huit ans qu’il prétendait avoir. Ilparlait peu, et quand on l’interrogeait, répondait par des phrases brèves et peu encourageantes.

Des six cavaliers du Poney Express, c’était visiblement James Hickok le plus indépendant. Le plus teigneux, aussi. Il ne manquait jamais une occasion de se battre et attendait visiblement avec impatience le moment où il pourrait remettre les choses à leur place en donnant une leçon au nouveau qui avait osé le défier. On ne savait pas grand-chose de lui, mais on avait vite compris qu’il préférait les poings ou le revolver à de trop longues et ennuyeuses explications. La compagnie avait imposé des règles très strictes que Hunter se chargeait de faire respecter, sur ce genre de pratiques, mais Hickok ne semblait pas encore disposé à les observer. Celui qui avait arrêté la bagarre, c’était Buck Cross, un métis de père blanc et de mère kiowa ; un as du couteau, art qu’il avait appris des guerriers de sa tribu. Par ses origines indiennes, il avait aussi acquis la science du camouflage et du déchiffrage des pistes. Il savait tout de la nature. On le prétendait même un peu guérisseur. Il était indissociable de Ike McSwain. Celui-ci surprenait au premier abord par sa mine renfrognée et son crâne aussi lisse qu’une boule de billard. Ike était muet, ce qui l’avait longtemps maintenu hors du monde, jusqu’à sa rencontre avec Buck. Le métis lui avait appris à s’exprimer par les signes indiens, auxquels il rajoutait ses propres expressions. Ses mimiques faisaient d’ailleurs beaucoup rire William Cody. Ce petit fanfaron de seize ans tout habillé de peau de daim et de franges savait toujours tout mieux que les autres et racontait volontiers des histoires rocambolesques en prenant grand soin de se donner le beau rôle. Joueur dans la vie comme sur un tapis vert, il cultivait ce vice comme un art, avec une certaine délectation, aidé en cela par un don appréciable pour la comédie. Il fallait tout de même reconnaître qu’il savait manier son vieux fusil à poudre comme personne. Le sixième cavalier, c’était le Kid, un garçon de dix-neuf ans qui tenait de sa Virginie natale un naturel plus doux et réfléchi que les autres. On devinait dans ses yeux bleus et son sourire chaleureux un peu du soleil du Sud. On sentait en lui la solidité et la confiance, même s’il était parfois un peu trop susceptible. Il semblait s’être imposé comme le penseur de la bande, et avait parfois tendance à prendre des allures de chef, ce qui n’était pas du goût de tout le monde et provoquait souvent de jolies altercations avec Hickok. Mais ce genre de différends n’allait heureusement jamais bien loin.

Allongée sur sa paillasse, au-dessus de celle de Cody, Fanny écouta un instant les respirations tranquilles de ses nouveaux compagnons endormis. Elle venait de toucher le port. Elle savait que c’était la fin de son voyage. Elle entendit Hickok se retourner sous ses couvertures, sur le chalis en face du sien. Inquiète, elle tendit l’oreille, guettant un autre mouvement, mais tout était calme. "Pourvu que ce ne soit pas la fin tout court", pensa-t-elle un instant.
Puis, elle décida qu’il n’était pas temps d’y songer encore. Elle aviserait le moment venu.

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