Chroniques du Poney Express


Chapitre 10

LES FOUDRES DU CIEL

NOVEMBRE 1860

Un éclair déchira l’obscurité, illuminant les bâtiments. Le vent soufflait en bourrasques. L’air était chargé d’électricité. Les chevaux renâclaient bruyamment dans l’enclos attenant à l’écurie, de plus en plus nerveux. Les deux mains sur la barrière, Buck les suivait des yeux, inquiet lui aussi. Kid s’approcha et l’interpella en élevant la voix pour couvrir le bruit du vent : "Ca y est. Les poulains sont à l’intérieur et les volets sont bloqués. Et ici ?
-On vient de vérifier la barrière avec Ike. Ca devrait tenir. Mais je préfèrerais que les bêtes se calment. Dans la panique, elles sont capables de tout défoncer.
-C’est un sacré orage qui se prépare", répondit Kid en levant les yeux vers le ciel que déchiraient de nouvelles zébrures étincelantes. Un grondement sourd et continu sembla lui répondre. Cody et Jimmy apparurent à l’angle de la sellerie. Au passage, ils contrôlèrent une nouvelle fois la porte de l’enclos. Ils avaient fait deux fois le tour de la maison d’Emma pour vérifier toutes les fenêtres. Lou et Fanny venaient de faire de même avec le dortoir et jetaient à présent elles aussi des regards anxieux vers l’horizon illuminé par intermittence. La nuit était tombée d’un seul coup, comme si la main d’un géant avait soudain mouché une chandelle. Le vent s’intensifiait chaque minute davantage et gémissait en se déchirant à l’angle des bâtiments. Après avoir barricadé la sellerie, Teaspoon apparut à son tour, les longs pans de son cache-poussière battant ses mollets. "Très bien les enfants. Si tout est en ordre, restons pas là", leur lança-t-il depuis le milieu de la cour balayée par le vent. Les garçons ne se firent pas prier, d’autant plus que quelques gouttes de la taille de petits pois commençaient à s’écraser dans le sable autour d’eux. Cinq minutes plus tard, ils étaient tous attablés autour du plat odorant qu’Emma venait de déposer entre les assiettes, à l’abri de la douce chaleur de la salle commune. La pluie commençait à tambouriner avec violence sur le toit et les carreaux. Kid laissa retomber le rideau de la fenêtre d’où il observait la cour et vint d’asseoir à côté de Cody qui tendait déjà avidement son assiette vers le plat.

"Et bien, déclara Kid d’un air serein en dépliant sa serviette, on est mieux ici que dehors.
-Oui. J’aimerais pas être en course par un temps pareil", renchérit Cody en ramenant vers lui son assiette fumante sur laquelle il jetait un regard avide.
Buck observa les gestes de Ike et sourit d’un air entendu : "En tout cas, ça ne t’a pas coupé l’appétit." Cody se tenait à demi courbé au-dessus de son assiette, la fourchette à la main, et humait le délicieux fumet en fermant les yeux.
"S’il y avait un tremblement de terre, Cody n’hésiterait pas une seconde entre sauver son cheval et sauver son déjeuner", plaisanta Lou. Le jeune homme ouvrit les yeux et lui jeta un regard en biais, vexé, tandis que toute la tablée éclatait de rire. Mais ces rires s’étouffèrent dans leur gorge quand la porte s’ouvrit brusquement dans un grand fracas et qu’une bourrasque s’engouffra dans la pièce, faisant vaciller les flammes des deux lampes à huile. Tous les regards se braquèrent instantanément vers la porte et les visages se figèrent de stupeur. La flamme de la lampe tremblota de nouveau, s’affaiblit puis finit par s’éteindre, laissant une partie de la pièce dans l’obscurité. Une immense silhouette noire et informe surmontée d’un chapeau à larges bords se découpait dans l’encadrement de la porte. Les éclairs incessants l’illuminant à contre jour rendaient l’apparition encore plus sinistre qu’elle n’était déjà. Si la tempête n’avait pas autant hurlé au dehors, on aurait pu croire que le temps s’était arrêté. Les larges pans de son manteau volaient autour de l’inconnu, mais lui demeurait immobile sur le pas de la porte, indifférent aux éléments qui se déchaînaient autour de lui.

Teaspoon fut le premier à reprendre ses esprits. Il se leva lentement, ce qui sembla redonner vie aux jeunes gens qui retenaient leur respiration. Emma gratta une allumette et ralluma la lampe. La lumière éclaira l’homme de face, mais les jeunes cavaliers notèrent aussitôt qu’il n’en était pas moins effrayant pour autant. L’homme était de haute taille, mais son large manteau noir le dissimulait presque entièrement. Seule une main blanche et décharnée en émergeait, tenant une double sacoche de selle. Son visage était encore caché par le chapeau, mais ils devinèrent tout de même l’extrémité d’une petite barbe noire. Ses vêtements ruisselaient, formant une flaque d’eau autour de ses pieds chaussés de brodequins usés.
"Entrez, dit Teaspoon en s’avançant à la rencontre de l’étranger. C’est pas un temps pour rester dehors. Kid, ferme-moi cette porte." Tout en jetant un regard circonspect à ses camarades silencieux, le jeune homme se leva lentement et alla bloquer le battant.
"Merci à vous, Frère, dit alors une voix caverneuse qui semblait contenir sa puissance. J’espérais arriver au village avant l’orage, mais celui-ci fut plus rapide que moi." L’homme ôta son chapeau, révélant un visage émacié et ridé à l’expression sévère, au fond duquel brillaient deux petits yeux bruns aiguisés sous des sourcils broussailleux. Lou réprima un frisson, tandis que les autres dévisageaient l’homme en silence. On aurait pu entendre une mouche voler, chose qui n’était jamais arrivée autour de cette table. Emma s’empara du chapeau trempé et aida le visiteur à se défaire de son manteau, révélant ainsi un sévère costume noir. Les lèvres de la jeune femme s’arrondirent en un "oh" de surprise, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Teaspoon ferma un oeil et détailla l’homme de la tête aux pieds. Celui-ci s’en aperçut et les coins de sa bouche s’étirèrent en une sorte de grimace qui ressemblait vaguement à un sourire. "Pardonnez mon intrusion, mais j’ai cru que je m’étais perdu dans la tempête. Alors, quand j’ai vu votre lumière...
-Soyez le bienvenu parmi nous, Révérend, déclara Emma de son sourire le plus accueillant. Vous semblez avoir fait une longue route. Voulez-vous partager notre repas ?
-Ce serait avec joie, Soeur, répondit l’homme. Mais j’ai déjà pris la liberté de mettre mon cheval à l’abri dans votre grange et je ne voudrais pas m’imposer davantage.
-Allons, allons, répondit Teaspoon en lui présentant sa chaise. On n’avait pas encore commencé. Je suis Teaspoon Hunter, le régisseur du relais. Et voici Madame Emma Shannon.
-Puisse le seigneur vous prendre en sa sainte garde pour votre hospitalité, répondit l’étranger en acceptant la place de Teaspoon. Je suis le Révérend Patrick Flanagan."

Il s’assit, et tandis qu’Emma déposait devant lui un couvert, son regard aigu se posa sur les jeunes gens qui ne l’avaient pas quitté des yeux. Aussitôt, tous les regards plongèrent vers les assiettes. Mais le visage du pasteur demeura de marbre. Leur réaction n’échappa pas à Teaspoon qui soupira, conscient de l’atmosphère de gêne qui régnait depuis l’entrée de leur hôte. Indifférente à l’étrange attitude de ses protégés, Emma remplit l’assiette du pasteur. Celui-ci joignit les mains, inclina la tête et ferma les yeux. Les jeunes gens échangèrent des regards interrogateurs, un rien insistants. Teaspoon toussa plusieurs fois dans le creux de sa main pour les rappeler à l’ordre. Les murmures se turent aussitôt et les mains se joignirent au-dessus des assiettes, mais les esprits n’étaient pas vraiment au recueillement, à en juger par les regards qu’ils continuaient d’échanger.
Lentement, le Révérend se redressa et ouvrit les yeux. Ses longues mains osseuses se dénouèrent et saisirent ses couverts. Aussitôt, Cody s’empara des siens en lâchant un "C’est pas trop tôt" à peine audible et, penché au-dessus de son assiette, s’appliqua à la vider de son contenu. Tous les regards se tournèrent instantanément vers lui, certains réprobateurs, d’autres amusés. Mais Cody ne s’inquiéta pas du silence de mort qui s’était installé, ni de toute cette attention portée sur lui. Teaspoon se rejeta en arrière en bombant le torse, les deux mains posées à plat sur la table, de chaque côté de son assiette.
"Cody", l’interpella-t-il calmement, l’oeil droit à demi fermé. Le jeune homme s’interrompit et leva les yeux vers lui, le visage toujours au-dessus de son assiette, sa fourchette en suspend. "On doit certainement t’entendre mastiquer jusqu’à Saint-Jo", déclara Teaspoon d’un ton posé, qui se serait voulu réprobateur s’il avait pu. Les cavaliers se retinrent à grand-peine d’éclater de rire, certains plongeant le nez dans leur assiette pour plus de sûreté.
-Ben quoi, j’ai bien le droit de manger, non ? rétorqua le jeune homme, agacé.
-Ouaip, mais t’es pas obligé de t’empiffrer.
-C’est bien la première fois que ça vous dérange, lâcha Cody, vexé.
-Disons que nous, on finit par avoir l’habitude", répondit Hickok en lui décochant un coup de pied dans le tibia.
Il fallut bien ça, les grimaces et les signes de tête en direction du pasteur qu’il lui faisait pour lui faire comprendre. Aussitôt, Cody se redressa et s’essuya la bouche du bout de sa serviette d’un air gêné. Le pasteur le regardait d’un air apparemment impassible, mais qui faisait froid dans le dos.
"Avez-vous prévu de rester quelques temps à Sweetwater ?" demanda soudain Emma de son plus avenant sourire. Elle espérait, en détournant la conversation, briser l’atmosphère pesante qui était en train de s’installer. Le pasteur délaissa Cody et lui adressa une ébauche de sourire qu’il voulait sans doute bienveillant : "Quelques temps en effet, chère Soeur, répondit-il en adoucissant sa voix. Je viens prendre en main la sauvegarde des âmes de cette ville. Et j’espère avoir la joie de vous voir dimanche prochain à l’église.
-Ce sera une joie pour nous aussi", répondit Emma avec un enthousiasme non dissimulé. Elle fit mine de ne pas entendre les murmures des cavaliers qui recommençaient à échanger des regards inquiets. Cet homme ne leur disait décidément rien de bon.

"On est vraiment obligés de venir ? grommela Cody pour la énième fois, en essayant désespérément de nouer son noeud de cravate.
-Tu sais Cody, répondit Teaspoon de son habituel ton paternaliste, je crois qu’un peu de spiritualité de temps en temps ne peut pas vous faire de mal. L’homme a aussi besoin de ces moments privilégiés de communion avec Dieu. Réfléchir sur le sens de la vie, sur notre rôle parmi les hommes, sur la mission qu’Il nous confie, les obstacles qu’Il met sur notre route pour nous faire grandir et avancer vers Sa lumière.
-En ce qui concerne Cody, Il a intérêt à sacrément multiplier les obstacles s’Il veut en faire quelque chose, ricana Jimmy.
-Tout ça, Teaspoon, c’est des mots, rétorqua l’intéressé en jetant un regard de travers à son ami. Surtout si j’en crois le petit sermon que vous a fait Emma tout à l’heure.
-Oui, vous n’aviez pas l’air particulièrement motivé non plus", renchérit Kid avec un sourire malicieux. Teaspoon lui lança un regard de biais, et bomba légèrement le torse en se raclant la gorge pour masquer son embarras. "Ouais ben... Vous feriez mieux de vous dépêcher un peu. On va finir par être en retard", conclut-il en sortant.

Ils étaient encore à bonne distance de la ville quand ils entendirent le tintement de la cloche qui appelait les fidèles. Il régnait en ville une animation toute particulière. Tous les habitants avaient revêtu leurs habits de fête et se dirigeaient vers l’extrémité de la grand-rue en discutant joyeusement. L’arrivée d’un pasteur était un événement de conséquence pour la petite ville qui n’avait jamais eu que quelques diacres de passage. C’était comme s’il amenait avec lui toute la civilisation pour faire enfin de Sweetwater une ville à part entière.
Teaspoon arrêta le chariot devant le bureau du marshal tandis que les cavaliers venaient mettre leurs chevaux à l’attache à côté de lui. Appuyé contre le pilier, un cure-dent au coin des lèvres, Sam Cain regardait avec circonspection le flot des fidèles s’avançant vers l’église. Lui ne s’était guère mis en frais et arborait à sa façon désinvolte sa tenue de tous les jours, des bottes poussiéreuses au chapeau légèrement défraîchi par le soleil et les intempéries.
"Alors Sam, tu ne viens pas ? demanda Hunter, déjà convaincu de la réponse.
-Non merci, Teaspoon.
-Et bien Teaspoon, où est votre couplet sur la communion avec Dieu et Sa mission ? lança Cody avec un sourire en coin.
-Ca ne te ferait pourtant pas de mal, mécréant, intervint Emma d’un air sévère en faisant taire les cavaliers d’un geste.
-Tu sais Emma, Dieu et moi, on est un peu collègues. Alors on n’a pas besoin d’un pasteur pour se comprendre." La jeune femme lui jeta un regard réprobateur et entraîna l’équipe dans son sillage sans un mot. L’attitude de Sam la décevait, bien qu’elle ne se soit jamais fait d’illusions. Sam Cain était de ces hommes qui à force de se battre, n’ont plus foi qu’en eux. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était que ses idées ne contaminent pas ses "enfants". Elle savait qu’ils portaient au marshal une grande admiration, au point de se ranger derrière n’importe laquelle de ses idées, fusse-t-elle la plus dangereuse pour eux. Et ces jeunes gens avaient tout le temps d’apprendre à douter.

Un silence impressionnant gagna les rangs quand le pasteur s’avança dans l’allée et passa derrière le pupitre sur lequel reposait un imposant exemplaire de la bible. Après la lecture de l’évangile, il jeta un regard circulaire sur son auditoire, s’arrêtant de temps en temps sur l’un ou l’autre qui se surprenait alors à baisser les yeux, incapable de soutenir ce regard inquisiteur. Puis, dans un silence parfait, sa voix grave raisonna, vibrante comme le bourdon d’une cathédrale.
"Frères et Soeurs ! C’est une immense joie pour moi et pour notre Seigneur de vous voir si nombreux réunis aujourd’hui dans cette église... Cette église que VOUS avez désertée si longtemps. Cette église que VOUS avez pourtant bâtie de vos mains, le coeur empli d’amour pour notre Seigneur, l’âme débordante de prières, humbles et désintéressés. C’est pour Lui que vous avez fait saigner vos mains sur la hache, la scie, le marteau. Vous vouliez pour Lui la plus accueillante des maisons... Alors, que s’est-il passé ? Pourquoi vous être détournés de Lui ? Pourquoi avoir déserté Sa maison ? Et L’avoir banni de vos coeurs ? Aviez-vous peur de Lui ? De Son regard sur vos vies ? De Son jugement ?"
Le Révérend marqua une pause pour juger de l’effet de ses paroles sur son auditoire. En effet, les habitants le dévisageaient, stupéfaits, n’osant émettre le moindre son, esquisser le moindre geste. L’homme en noir les écrasait de toute sa présence, de son regard de glace, de son visage figé. Soudain, sa puissante voix explosa, faisant sursauter la moitié de l’auditoire :
"Vous aviez raison ! s’exclama-t-il. Raison de Le craindre ! Raison de craindre Sa colère et Sa puissance. Souvenez-vous de Jéricho ! Souvenez-vous de Sodome et Gomorrhe anéanties par Sa seule volonté ! Anéanties parce qu’elles L’avaient défié, parce qu’elles L’avaient renié ! Est-ce là l’avenir que vous réservez à votre ville ? Vous l’avez bâtie de vos mains, mais aujourd’hui, le Seigneur peut la reprendre. Il suffira d’un signe, un matin, et vous redeviendrez poussière. Et il ne restera rien de vous ni de cette ville. Ne vous détournez pas du Seigneur. Il est encore temps pour vous de Le rejoindre dans Sa sainte gloire. Temps de vous incliner devant Lui et de Lui demander pardon pour vos péchés." Le pasteur s’interrompit une seconde fois. La stupeur avait fait place à une émotion palpable parmi l’assemblée. Tandis que certains restaient dubitatifs, une partie des habitants commençait à hocher la tête en signe d’approbation, acquiesçant aux dernières paroles qui les rassuraient après une si dure condamnation.
"Allons mes enfants, reprit le Révérend Flanagan, adoucissant maintenant sa voix. Tout n’est pas encore perdu. Le Seigneur attend votre repentance. Il saura accueillir auprès de Lui les égarés. Il attend le retour de Ses enfants. Mais il vous faut maintenant rejeter le mal de toutes vos forces. Dites non au péché, à la violence, au vice et à la luxure... Votre salut et le salut de votre ville sont à ce prix. La route sera longue et difficile pour ramener Son troupeau en Sa maison. Mais ensemble, nous réussirons. Maintenant, Frères et Soeurs, prions ensemble. Repentons-nous."

Le moins qu’on puisse dire est que ce sermon n’avait laissé personne indifférent. Alors qu’à la sortie de l’office, quelques femmes attendaient avec impatience le pasteur pour le saluer avec déférence et le féliciter, les jeunes cavaliers regardaient autour d’eux, sans oser échanger un mot. Les paroles du pasteur les avaient ébranlés, mais sans doute pas dans le sens que celui-ci aurait souhaité. A vrai dire, cela ne faisait que confirmer leur première impression. Ce fut Cody qui, rompant le premier le silence, exprima leur pensée commune dans un soupir : "Je sens qu’on va pas rigoler tous les jours". Emma ne répondit rien. Elle semblait préoccupée. Elle échangea rapidement quelques mots avec certaines de ses amies, puis monta dans le chariot dont Teaspoon prit les rênes.

Lorsque, quelques jours plus tard, Kid, Lou, Cody et Ike se présentèrent chez Tompkins pour le ravitaillement, ils trouvèrent celui-ci en grande discussion avec un groupe de femmes toutes vêtues de sombre. L’échange semblait un peu trop vif et le commerçant trop rouge pour une simple négociation. Les exigences d’une cliente difficile ne l’auraient jamais mis dans un tel état. Ils ne l’avaient encore jamais vu s’énerver contre de simples clients... mis à part eux, mais ça c’était une autre histoire. Ce bon vieux Tompkins était bien trop ménager de ses affaires pour ça. Madame Halloran, la vieille veuve qui semblait mener le groupe, tendit vers Tompkins un doigt menaçant, puis lui tourna dédaigneusement le dos avec un dernier avertissement et sortit du magasin, entraînant derrière elle ses acolytes. "C’est ça, fichez le camp, espèces de vieilles pies ! cria Tompkins furieux. Et ne vous avisez pas de remettre les pieds chez moi !
-Qu’est-ce qui se passe, Tompkins ? demanda Kid, en regardant s’éloigner les femmes qui venaient de le croiser sans daigner poser un regard sur lui.
-Ces grenouilles de bénitier menacent de me faire fermer si je continue à présenter les catalogues de mode féminine, pesta le vieil homme en claquant la porte derrière elles.
-Où sont les journaux ?" demanda Cody, surpris, en revenant vers eux. Il n’avait guère prêté attention à l’altercation et s’était immédiatement dirigé vers le rayon du Log Cabin Library. Mais les étagères étaient vides.
"Une concession que j’ai faite, soupira Tompkins, à présent plus calme, mais qui semblait soudain bien las. Il paraît que c’est l’incarnation du mal : violence, orgueil, culte du héros, apologie des vices de l’Homme.
-Vous plaisantez ? s’exclama Cody, incrédule.
-Hélas non. Avant-hier c’était le Log Cabin, hier les parfums, les eaux de toilette et les fards, aujourd’hui mes plus beaux catalogues de mode et de tissus. Ces vieilles corneilles finiront par me faire mettre la clé sous la porte !"
Les cavaliers n’auraient su quoi répondre. Ils ne pouvaient hélas pas faire grand-chose pour Tompkins. Ils espéraient seulement que la folie qui semblait s’emparer de leur ville ne serait qu’un feu de paille.
"Tout ça ne me dit rien qui vaille, dit Kid, une fois qu’ils eurent terminé de charger le chariot. Je n’aime pas l’ambiance qui règne en ville.
-Interdire le Log Cabin ! s’indigna Cody.
-S’il n’y avait que ça, le coupa Lou. Mais ça m’étonnerait qu’elles s’en tiennent à réduire les rayons du magasin de Tompkins.
-Voyons Lou, que veux-tu qu’elles fassent de plus ? Elles ne vont quand même pas révolutionner toute la ville, la raisonna Cody.
-N’empêche que je serais curieuse de voir comment Teaspoon va réagir quand on va lui raconter. Il n’a rien dit après le sermon, mais j’ai l’impression que ça ne lui a pas particulièrement plu.
-Quel rapport ? s’étonna Ike.
-A mon avis, un immense, répondit Lou en fronçant les sourcils. On devrait peut-être aller voir Sam pour savoir ce qu’il en pense."

Comme à son habitude, le marshal était assis dans son grand fauteuil de bois basculé en arrière, les deux pieds sur le bureau, et nettoyait son revolver. Pourtant, il y avait quelque chose de bizarre dans son attitude. Ils ne réalisèrent ce que c’était que lorsque, les entendant entrer, le marshal se tourna vers eux : à la place de son habituelle tenue de travail, chemise aux manches retroussées, gilet de peau lissé par le temps et pantalon délavé, le marshal portait un costume noir étriqué un peu élimé aux coudes, par dessus une chemise blanche et une cravate. Il était rasé de près et ses cheveux étaient peignés et graissés impeccablement sous son chapeau épousseté. L’étoile astiquée récemment brillait au revers de sa veste de velours.
"Et bien ! s’exclama Cody en riant. C’est Emma qui va être ravie. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?" Un regard un peu insistant lui fit comprendre que ça n’avait rien de drôle.
"J’ai eu une petite visite de la Ligue des Croisées de Dieu, rétorqua le marshal, visiblement de mauvaise humeur.
-De la quoi ?
-Halloran et ses mégères. Les ouailles de notre bon Révérend Flanagan. J’ai eu droit à deux heures de sermon sur le fait que la négligence de ma tenue reflétait celle de mon âme et de mon travail. Elles ont tant fait que j’ai dû céder pour m’en débarrasser.
-Je croyais que vous étiez en assez bons termes avec Dieu pour qu’il vous évite ça", rappela Cody. Mais la plaisanterie n’amusa pas le marshal. Les cavaliers eux-mêmes retrouvèrent tout leur sérieux quand il leur annonça que non contentes de régenter sa garde-robe, elles avaient l’intention de faire interdire les armes en ville.
"Ca ne serait pas un mal, avança Kid. Et ça vous épargnerait pas mal de travail.
-Sauf que ce genre d’interdiction n’arrêtera jamais des types comme Jack Calder. Et je vois pas comment un marshal désarmé pourrait les empêcher de piller la ville.
-Comment ça ? Vous aussi ? s’étonna Lou.
-Elles sont venues me réclamer les clés de mon armurerie en déclarant que cette interdiction ne souffrirait aucune dérogation... Mais pour les avoir, il faudra qu’elles soient plus convaincantes, grimaça Cain.
-C’est quand même incroyable que personne ne réagisse ! s’emporta Cody qui bouillonnait déjà depuis un bon moment. Elles ne sont que six. Qu’est-ce qu’on attend pour les renvoyer derrière leurs fourneaux ?" Cette fumeuse intervention lui attira un regard chargé de reproches de Lou. Pourtant, elle devait bien admettre que si on laissait faire ces nouvelles croisées, on courait à la catastrophe. Les cavaliers prirent congé de Sam et regagnèrent le relais. Il devenait urgent de mettre Teaspoon au courant.

Une fois que toute l’équipe fut rassemblée autour de la table dans la salle commune, Lou se chargea de raconter les derniers événements. Hunter écouta son récit avec attention, bien qu’aucun son ne sortît de sa bouche. Pourtant, un pli soucieux barrait son front. Emma, quant à elle, semblait en proie à un terrible dilemme. Elle était partagée entre la crainte que trop de zèle nuise à la ville et les bienfaits que représentait pour la communauté l’arrivée d’un homme d’église.. Elle regrettait amèrement que ses concitoyens soient incapables de discernement et se laissent aussi facilement emporter par le fanatisme. Sweetwater n’avait jamais été une ville à problèmes. Les maux dont avait parlé le Révérend avaient toujours su être évités, ici. Alors pourquoi tant d’intolérance et d’exaltation ?
"Alors Teaspoon, qu’est-ce que vous en pensez ? finit par demander Kid, devant le silence embarrassé du vieil homme.
-J’en pense... j’en pense que nos amis de Sweetwater n’ont pas toujours été bien courageux, qu’ils se sont trompés parfois, mais qu’ils n’ont pas un mauvais fond. Et j’aimerais croire que c’est ce qui les empêchera de commettre quelque chose d’irréparable... Mais j’en suis pas certain.
-Et pour le pasteur ? demanda Jimmy.
-Le pasteur ? s’étonna Hunter. Là, j’avoue que c’est un peu compliqué. Qu’est-ce qu’on peut lui reprocher, après tout ? D’avoir eu des paroles un peu dures ? D’avoir cherché à nous inspirer la crainte de Dieu pour nous faire rentrer dans le droit chemin ? Il n’est pas responsable de la façon dont les gens peuvent interpréter ses paroles.
-Excusez-moi, intervint Fanny, mais il ne s’agit pas d’interprétation. Son sermon était assez explicite : "Dites non au péché, à la violence, au vice et à la luxure". C’est exactement ce que ces croisées sont en train de mettre en pratique, et sans discernement.
-Je sais, soupira Teaspoon. Mais ça ne fait qu’une semaine qu’il est là. Tout ce qu’on peut faire pour le moment, c’est attendre de voir comment les choses vont évoluer."

Suite

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