Chroniques du Poney Express


Chapitre 1

LES CAVALIERS

FEVRIER 1860

Le soleil réchauffait la plaine enneigée du Kansas de ses premiers rayons quand Madeleine entra dans la pièce sombre. Elle ôta son manteau et ses gants, remit une bûche sur le feu mourant et écarta silencieusement la tenture qui isolait le lit du reste de la pièce. Assise dans le vieux rocking-chair, Carol MacLand contemplait la femme encore jeune couchée devant elle, les yeux clos et les cheveux collés par la sueur. Toute la nuit, elle l’avait veillée, remplaçant les compresses et la faisant boire, entretenant l’espoir. Mais deux heures avant l’aube, la grippe avait emporté Adélaïde Campbell, comme elle en avait emporté tant d’autres de la région depuis le début de ce terrible hiver.
Madeleine refoula les larmes qui lui montaient aux yeux. Il n’était plus temps de pleurer. Elle versa du café tiède dans une tasse en émail et le porta à sa mère, puis elle se recueillit un instant sur la dépouille de son amie, songeant aux mois difficiles que venait de vivre Adélaïde, à la façon dont elle avait lutté pour maintenir le ranch à flots après la mort accidentelle de son mari et le départ de son fils. Carol se leva et sortit dans le froid. Combien en avait-elle vu mourir depuis le début de l'épidémie! Susan Myers et son bébé, Norman Cavendish, Paula Hill l’institutrice, Jenny, la jeune épouse du caporal Dix, le Révérend Price, les trois enfants de la famille Aitken, le vieil Adam Rossovich qui avait fait le tour du monde. Combien d’autres en avait-elle soignés! A commencer par les siens, Madeleine et John. Et l’hiver n’était pas fini. Elle priait le ciel pour que la douloureuse épreuve lui soit épargnée. Elle était si fatiguée de lutter. Elle n’avait même plus la force de pleurer.
Heureusement ses autres filles étaient à l’abri loin d’ici, à Saint-Louis. Seule Fanny l’inquiétait, et elle s’étonnait encore que sa benjamine soit passée au travers de la maladie. Elle était partie pour plusieurs jours, et il ne se passait pas une minute sans que les pensées de Carol se tournent vers elle. Elle aurait tant voulu que tout soit différent, qu’elle soit sa petite fille, qu’elle puisse encore la protéger. Mais ce qu’elle vivait, c’est aussi ce qui l’avait rendue si forte et résistante. Carol soupira, espérant qu’en rentrant au fort, elle trouverait sa fille sagement installée dans son fauteuil préféré. Elle savait pourtant qu’elle se faisait des illusions. D’ailleurs, elle n’avait même pas questionné Maddy à ce sujet. Elle connaissait trop bien la réponse.

Tandis que Madeleine repartait prévenir le docteur McLinder et les femmes du fort, elle mit de l’eau à chauffer pour la toilette de la défunte, puis elle monta à l’étage chercher une robe dont elle la revêtirait. Quand elle quitta la pièce où s’était installée Adélaïde au début de l’hiver, elle fut saisie par le froid de la maison endormie, bien plus mordant que celui qui régnait à l’extérieur. Le givre avait recouvert l’escalier et les meubles et donnait à la maison vide un aspect irréel et fantomatique. Carol contempla avec tristesse les jolies pièces qu’Adélaïde avait mis tant d’amour à décorer lorsque son mari et elle s’étaient installés dans la grande maison, huit ans plus tôt. Elle se demanda ce que cette maison allait devenir, à présent qu’il n’y avait plus personne pour en prendre soin, qui l’achèterait, qui viendrait y vivre et effacerait le souvenir d’Adélaïde.

La porte claqua bruyamment. Un bruit de bottes résonna dans l’appentis, accompagné d’un sifflement joyeux. Carol poussa un soupir de soulagement. Elle lâcha le revers de son tablier et disparut dans la cuisine. Quelques instants plus tard, après avoir secoué la neige de ses semelles et de son manteau, Fanny entra dans la pièce, les joues et le bout du nez rougis par le froid. Elle ôta son manteau bleu et se précipita vers le poêle d’un air ravi pour réchauffer ses doigts engourdis. Carol versa la soupe fumante dans les assiettes. Tout en frottant ses mains l’une contre l’autre, Fanny allait prendre place autour de la table où l’attendaient Madeleine et ses parents, mais le colonel la devança.
"Tu as quatre heures de retard, dit-il simplement. J’attendais ton rapport pour deux heures.
-John, crois-tu que ce soit vraiment le moment et l’endroit? fit remarquer Carol. Je vous connais, tous les deux. Vous allez finir par manger froid.
-Juste une petite explication, répondit le soldat en toisant sa fille dont le sourire s’effaça.
-Si je te dis qu’on a fait une bataille de boules de neige, tu vas pas aimer, tenta-t-elle.
-Je t’en prie. Nous nous sommes fait assez de soucis pour que tu aies la décence de prendre la chose au sérieux.
-D’accord, soupira-t-elle. Tout va bien, rien à signaler. La bande de voleurs de chevaux n’est plus dans les parages, Myers m’a encore fait une scène à propos de notre "passivité" vis à vis de sa "cause", le campement des mineurs vivote en attendant le printemps et les Osages sont calfeutrés dans leur village. Ah si, ils ont deux malades. C’est peut-être la grippe.
-J’enverrai McLinder au village demain. Et Nyles?"
Fanny sourit devant le ton innocent de son père. Elle savait qu’il lui avait imposé ce jeune sous-lieutenant, tout frais diplômé de West Point pour la cadrer et l’empêcher d’entraîner la patrouille hors mission. Pas de chance, c’est lui qui s’était plié aux nouvelles règles.
"Randolph Nyles, répéta-t-elle d’un air songeur, le sourire en coin. Pas trop mauvais cavalier. Il fera un bon élément s’il arrive à se débarrasser du manche de pelle qu’il a avalé... Tu ne pensais tout de même pas que j’allais me laisser manipuler par un manuel militaire ambulant!"
Le colonel sentit soudain le découragement l’envahir. Sa dernière tentative pour la faire rentrer dans le rang ayant échoué, il ne pouvait plus rien pour sauver la situation.
"Fanny, commença-t-il d’une voix qui lui fit dresser l’oreille. J’ai une chose importante à te dire et j’aimerais que tu m’écoutes sans m’interrompre... Si c’est dans tes capacités. -Maintenant? C’est vraiment nécessaire? demanda la jeune fille, sachant que ce ton n’annonçait rien de bon. -Maintenant. Demain vont arriver deux délégués du ministère de la guerre.
-Et tu veux que je me tienne tranquille. Ne t’en fais pas, je me ferai toute petite. Je peux même partir en patrouille, si tu veux.
-Fanny... commença le colonel en fronçant les sourcils.
-D’accord, je me tais.
-Tu as intérêt à être là, parce que ces messieurs viennent me parler de toi. Et puisque tu t’obstines à jouer les francs-tireurs, j’ai bien peur que ce soit la fin de ta brillante carrière."
Fanny regarda son père, stupéfaite. Elle n’eut pas un mot. Elle avait toujours vécu ainsi, avec l’idée qu’elle était un soldat, qu’elle avait été élevée pour faire ce métier. Il ne lui était jamais venu à l’idée qu’il puisse en être autrement. Son estomac se noua. Elle n’avait plus faim. Elle avait besoin d’air. Carol la regarda remettre son manteau et sortir. Elle aurait voulu la retenir, lui dire que tout allait rentrer dans l’ordre, mais elle savait que la vie de sa fille ne serait jamais comme les autres.

Le colonel s’avança au-devant des visiteurs et, après un échange de saluts, les conduisit vers son bureau. Il régnait une étrange atmosphère de gêne entre les trois hommes, dont MacLand ne parvenait pas à saisir la raison. Le colonel Francis Clapton, un camarade de promotion à WestPoint, et le capitaine Keaton, diplômé de la classe 57, lui faisaient face, mais Clapton semblait éviter le regard de son ami. Finalement, MacLand se cala dans son fauteuil et provoqua la discussion : "Franck, si tu as quelque chose à me dire, fais-le. Je suis prêt à tout entendre.
-Il s’agit de ta fille.
-Ça, je m’en doutais déjà.
-L’Etat-Major ne peut plus tolérer cette situation. Passe encore qu’elle revête notre uniforme, mais pas qu’elle entraîne dans ses escapades des hommes dont on a le plus grand besoin en ce moment. Il est temps que ce petit jeu cesse.
-Vous avez tort. Fanny fait du très bon travail. Les hommes qui sont sous ses ordres valent à mon avis aussi bien qu’une division... et c’est mon meilleur éclaireur.
-Soyons réalistes, John. Une gamine de quinze ans ne peut commander des hommes mûrs. Tu sais qu’elle fait rire tout le ministère... Et toi aussi.
-Ce n’est pas la première fois. Mais encore une fois, vous avez tort. Elle aime ce qu’elle fait et je suis sûr qu’elle peut être un excellent officier. Donne-lui au moins une chance de montrer ce dont elle est capable.
-Ça m’ennuie d’avoir à te dire ces choses-là. Je sais que tu tenais à ce rêve. Mais tu as eu tort en l’élevant comme tu l’as fait. A présent, il faut que tu mettes un terme à cette comédie. Elle n’est et ne sera jamais rien pour l’armée.
-Je te laisse le soin de le lui dire toi-même", répondit le colonel en envoyant chercher sa fille.

Quelques instants plus tard, Fanny se présentait au bureau. Elle salua les délégués du ministère avec une raideur inhabituelle. Clapton la détailla du regard, surpris par son assurance. Il eut du mal à retrouver en elle l’enfant de Max Barthelemy, la fillette orpheline qu’il avait vue à Mexico, et il ne put s’empêcher de voir en elle un soldat, tant elle en avait l’apparence et la détermination. Pourtant, il se reprit et c’est à un civil qu’il voulut s’adresser : "Mademoiselle MacLand, je serai bref. L’Etat-Major m’a délégué ici pour faire en sorte que vous abandonniez les fonctions que vous occupez dans ce poste. Ces fonctions ne peuvent être assurées que par des militaires et non par des civils.
-Puis-je vous rappeler que je suis un soldat, mon colonel, répondit la jeune fille sans tiquer.
-Alors, considérez-vous comme démobilisée... De toute façon, cette situation est ridicule. Une femme ne peut être un soldat.
-Sauf votre respect, mon colonel, c’est pourtant ce que je suis depuis neuf ans.
-Ce que vous croyiez être, rectifia Clapton. Mais pour le ministère, vous n’avez jamais fait partie de notre armée. D’ailleurs, ce n’est pas la place d’une femme ; que dis-je, une femme? Une enfant.
-Je suis autant capable qu’un autre, se défendit la jeune fille. J’ai eu l’occasion de le prouver plus d’une fois. Mettez-moi donc à l’épreuve, si vous voulez vous en convaincre... Mais vous avez peut-être peur de me voir à l’oeuvre.
-Je vous en prie, répondit le colonel, choqué. Vous oubliez à qui vous parlez.
-Pas du tout. Et vous n’avez pas à me faire ce genre de remarque, puisque je ne suis pas un soldat, Monsieur!
-Je ne vous permets pas ce genre d’insolence! s’emporta Clapton.
Pour toute réponse, Fanny, d’un sourire frondeur lui adressa un salut désinvolte et tourna les talons.
-Qui vous a autorisée à sortir? Je n’en ai pas fini avec vous, s’exclama l’officier.
-Mais moi, j’en ai fini de vous entendre.
-Lieutenant, revenez, c’est un ordre!" aboya Clapton, ulcéré par l’attitude de la jeune fille.
Fanny se retourna, et le regarda d’un air trop grave pour ses quinze printemps. "Vous voyez, c’est pas si difficile que ça de me traiter en soldat."
Voyant son ami sur le point d’exploser, MacLand crut bon d’intervenir pour calmer le jeu. Il devinait la manoeuvre de Fanny qui cherchait à se faire reconnaître. Il savait aussi que Clapton, de par ses ordres et son opinion personnelle, ne céderait pas. Il aurait pu éviter l’affrontement en exécutant lui-même l’ordre, mais il voulait que les deux envoyés fassent connaissance avec elle, qu’ils comprennent qu’elle prenait la chose très au sérieux et qu’elle était loin d’être la petite fille qu’ils imaginaient.
"Je sais que cette décision te déçoit. Mais le colonel ne fait qu’exécuter les ordres.
-J’en ai rien à faire des ordres, répondit la jeune fille dans un élan de révolte.
-Obéir est pourtant la première qualité d’un soldat, rétorqua MacLand d’un ton sévère. Et cette qualité, tu es loin de l’avoir acquise.
-C’est un ordre injuste! Ils ne m’ont même pas laissé une chance de montrer ce dont je suis capable. Ils ont décidé avant même de savoir. J’ai tellement travaillé pour ça. Je ne rendrai pas les armes aussi facilement.
-Je sais ce que tu as donné pour arriver à un tel résultat. Je suis autant peiné que toi de ce qui se passe. Mais ce n’est pas de notre ressort.
-Papa tu me laisses tomber? demanda la jeune fille, incrédule.
-Je ne te laisse pas tomber, je voudrais seulement que tu comprennes qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut, dans la vie.
-Allons, vous avez encore tellement de choses à apprendre, intervint Clapton, qui s’était radouci. L’armée n’est pas tout. Il vous faut juste trouver votre voie."
Fanny se redressa, visiblement troublée par ces dernières paroles.

Et si c’était une solution: partir, faire autre chose pour leur prouver ce qu’elle valait, s’affirmer, acquérir l’expérience nécessaire. Elle ne pouvait revenir que plus forte. Qu’ils croient donc qu’elle resterait là à regarder tous les jours ce qu’elle avait été et qu’elle n’était plus, si ça les arrangeait. Elle, elle n’avait pas l’intention de s’en tenir à cette misère de vie qu’on voulait lui imposer. Elle allait les prendre au pied de la lettre.
Une étincelle s’alluma dans ses yeux assombris. Elle était soudain redevenue très calme, sereine. Elle serait la plus forte. A présent qu’elle avait pris sa décision, elle devait aller jusqu’au bout. Son père, le fort, ils n’avaient plus rien à lui apporter. Il lui fallait chercher ses alliés ailleurs. Son premier allié, ce serait elle-même. Partir, c’était le seul moyen de reconquérir un jour sa place. Pourtant, cela n’effaçait pas l’humiliation de cet instant. Elle n’eut même pas un regard pour son père, quand elle sortit en claquant la porte.

Mike Davis s’arrêta sur le pas de la porte. Il devinait plus qu’il ne voyait la forme sombre recroquevillée sur son lit dans la pénombre. Il s’approcha et vint s’asseoir à ses côtés. Inutile de poser la moindre question. Comme tous les hommes du fort, il savait parfaitement ce qui s’était passé quelques heures auparavant dans le bureau du colonel. C’est drôle comme cette scène lui en rappelait une autre, vécue quelques années plus tôt, dans le même décor d’un autre fort. Comme cette fois-là, c’est vers lui qu’elle s’était tournée, et comme cette fois-là, il était incapable de l’aider autrement qu’en essayant de la faire sourire:
"Alors, le croquemitaine te renvoie à Boston pour parfaire ton éducation ?
-Tu n’es pas drôle.
-Toi non plus. Et l’idée de te voir faire la tête à longueur de journée me déprime déjà... Qu’est-ce que tu comptes faire?
-Avoue que tu es content d’être débarrassé de moi.
-Ce n’est pas le mot que j’emploierais. Tu sais très bien que tous les gars vont te regretter... Même si tu es une sacrée tête de cochon.
-Merci, Mike. Là, tu me remontes drôlement le moral!"
Le sergent Davis soupira. Il passa son bras autour de ses épaules et l’attira contre lui. Et pour une fois, Fanny se laissa aller et calla sa tête contre son épaule. Elle fut secouée d’un tremblement nerveux, mais il savait qu’elle ne pleurerait pas.
"Tu sais, on en a parlé, avec Jo, et on est d’accord sur un point. On sait que ton heure viendra. Il te faut seulement être patiente.
-Ouais", répondit Fanny, visiblement peu convaincue. Elle se dégagea de son étreinte et se leva.
"Mike, je voulais juste te dire que tout ce temps qu’on a passé côte à côte, ce sont les meilleurs moments de mon existence. T’avoir comme ami, comme frère, c’est peut-être ce qui m’est arrivé de mieux.
-Hé! On est toujours amis. Ca va pas s’arrêter là.
-Non, bien sûr. Fais attention à toi. Je ne serai plus là pour te tirer d’affaire."
Elle déposa un rapide baiser sur sa joue et le laissa seul dans la pénombre, perplexe devant la scène qui venait de se jouer.

Suite

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