Chroniques du Poney Express


Chapitre 11

NOEL A SAINT-LOUIS

DECEMBRE 1860

"Hé ! Venez voir !"
Ca, c’était la voix de Lou qui venait de les tirer de l’état de demi-sommeil dans lequel certains se complaisaient encore. Son intonation légèrement marquée de surprise et d’émerveillement leur mit la puce à l’oreille. Les garçons se redressèrent sur leurs châlits et découvrirent la jeune fille debout devant la fenêtre, en longjohns, sa vieille couverture autour des épaules, contemplant la cour du relais dans la lumière blafarde du petit matin.
"Qu’est-ce qu’il y a Lou ? demanda Kid, d’une voix embrumée de sommeil.
–Il a neigé pendant la nuit. Regardez : c’est magnifique !"
Les cavaliers se levèrent précipitamment et la rejoignirent, tout excités.
"Kid, ferme la bouche, lança Hickok moqueur. On dirait que t’as jamais vu la neige.
-Et alors ? Ca te dérange ? rétorqua l’intéressé, vexé.
–T’as vraiment jamais vu ça ? s’étonna Lou.
–Chez nous, c’était tellement exceptionnel que j’ai dû oublier.
–Voilà qui est intéressant", murmura Cody en échangeant un regard connivent avec Jimmy.
Le silence retomba dans la pièce. Immobiles, les jeunes gens considéraient avec des yeux d’enfants le manteau blanc et cotonneux qui recouvrait le relais et en atténuait les formes et les bruits.
"Qui se dévoue pour aller casser la glace du bac ? demanda Fanny avec un petit sourire qui ne laissait aucun doute sur le type de réponse qu’elle attendait.
–Je propose qu’on boycotte la toilette, répondit Cody.
–Je sais pas si Emma va apprécier, dit Buck d’un air entendu.
–Vous êtes vraiment des mauviettes", conclut Fanny, voyant que les garçons réprimaient des frissons à la seule idée de tremper les mains dans le seau.
–Ah ouais ? C’est ce qu’on va voir !" s’exclama Cody, piqué au vif. S’il y avait bien une chose dont il avait horreur, c’était de passer pour une petite nature. Les autres soupirèrent. Une fois de plus, Cody était tombé dans le panneau. D’un air décidé, il rejeta sa couverture sur sa couchette, enfila ses bottes et s’élança dehors. Derrière la fenêtre, ses amis le regardèrent avancer, droit comme un i, apparemment insensible au froid, et eurent bien du mal à retenir leurs rires.
"Oh oh ! Voilà Teaspoon", annonça soudain Lou.
Emmitouflé dans sa grosse veste à col de fourrure, le vieil homme traversait la cour à grands pas. Il s’arrêta en découvrant le tableau insolite qu’offrait Cody en bottes et sous-vêtements, penché au dessus du bac de la pompe, en train de tâter du bout des doigts la température de l’eau sous la couche de glace avec une grimace.
"On peut savoir ce que tu fais ? demanda-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.
–Ma toilette, répondit fièrement le jeune homme avant de pousser un cri sous la morsure de l’eau. Bonjour Teaspoon.
–Plonge-toi entièrement dedans. Ca ira plus vite.
–J’suis quand même pas idiot à ce point, Teaspoon, protesta Cody.
–Heureux de l’entendre. Un moment, j’ai eu des doutes. Tu vas me faire le plaisir de rentrer avant d’attraper une pneumonie, stupide animal ! Non mais, qu’est-ce que t’espères ? Echapper aux corvées, peut-être ?" Cody réalisa soudain qu’on s’était bien moqué de lui. Derrière la fenêtre, à l’abri dans le dortoir, ses amis se tenaient les côtes à n’en plus pouvoir. Le jeune homme haussa les épaules mais se jura intérieurement qu’il aurait sa revanche.

Et c’était un temps propice pour les revanches et les bonnes blagues. Le premier sur la liste de ses victimes était forcément Kid : il n’avait jamais vu la neige. Cody allait se charger de lui en faire découvrir les plaisirs. Peu après le petit déjeuner, Jimmy et lui se mirent en embuscade derrière le tas de bois près de la grange. Quand Kid sortit de la salle commune pour aller s’occuper de Katy, il fut surpris par un feu nourri de boules de neige qui le fit reculer, les bras protégeant son visage.
"Hey ! Qu’est-ce que...? S’écria-t-il, avant de reconnaître le rire de Cody. Ah ! Tu veux jouer à ça ? Attend un peu !"
Souple comme un chat, il se baissa et ramassa une poignée de neige qu’il façonna rapidement entre ses gants de peau et la jeta vers le coupable avec une impeccable précision. Puis il plongea derrière l’abreuvoir pour se protéger de la riposte. La boule s’écrasa sur le chapeau de Cody qui se retrancha derrière son tas de bois. Jimmy évita de justesse un deuxième projectile. Bientôt, la cour devint dangereuse à traverser. Pris par le jeu, les trois cavaliers étaient sortis de leurs cachettes, ne cherchant même plus à se protéger des assauts de l’ennemi.

Depuis la grange, Fanny entendait leurs rires joyeux. De vrais enfants... Heureusement. Ils vivaient tant de moments difficiles qu’on ne pouvait pas leur reprocher ces moments d’insouciance. Elle prit une dernière fourche de paille dans la brouette et termina de la disposer dans la stalle propre. Soudain, une violente douleur lui traversa le crâne depuis la nuque jusqu’à la tempe. Le jeune fille eut juste le temps de prendre appui sur la fourche, tandis que son autre main se crispait sur son crâne et qu’elle étouffait un juron. Percevant son malaise, Black se rapprocha de sa maîtresse et la poussa légèrement du chanfrein. Fanny lâcha la fourche et passa une main dans sa crinière en murmurant des paroles rassurantes. Elle savait que la douleur disparaîtrait aussi brusquement qu’elle était apparue. Le docteur l’avait prévenue que le coup qu’elle avait reçu pouvait provoquer ce genre de crises mais que cela irait en diminuant avec le temps. Comme elle avait hâte que le temps passe, dans ces moments-là ! La jeune fille se massa la tempe. La langue de feu qui lui avait traversé le crâne quelques instants plus tôt s’estompait. Elle rouvrit les yeux et respira profondément. Il ne subsistait plus rien de la crise. Elle rangea la fourche et la brouette, et alla chercher la bride qu’elle devait réparer.

Au sommet du tas de cavaliers, couvert de neige, Cody releva la tête en entendant jouer le loquet de la porte de la grange et fit signe à ses deux amis de faire silence. Jimmy et Kid s’immobilisèrent puis se dégagèrent. D’un commun accord, les trois cavaliers firent prudemment retraite derrière le tas de bois, avec un sourire qui n’augurait rien de bon. Fanny sortit de la grange, la bride à la main, et referma la porte derrière elle. Au même instant, une boule de neige la frappa en plein visage. Le temps qu’elle dégage ses yeux en pestant, deux autres suivirent. La jeune fille se protégea la tête, mais avant qu’elle ait pu dire un mot, les trois cavaliers bondirent sur elle avec des hurlements d’indiens, de la neige plein les mains. Emportée par leur élan, elle s’écroula en criant dans la congère qui s’était formée contre le mur. Aveuglée par la neige qu’elle sentait s’insinuer entre ses vêtements, Fanny lança un coup de poing rageur qui rencontra la pommette de Jimmy.
"Hé ! S’écria-t-il. Ca va pas non ? T’as pas besoin de frapper comme ça !
–Lâchez-moi !" hurla-t-elle en se débattant, au comble de la fureur.
Comprenant que quelque chose n’allait pas, Cody et Kid cessèrent aussitôt et la regardèrent. "Faut pas le prendre comme ça, Fanny. C’était pour s’amuser, voulut justifier Kid. Ils m’ont fait le même coup, tu sais...
–Ca t’amuse peut-être, mais moi, pas ! rétorqua-t-elle, les joues écarlates.
–Allons Fanny, tu sais bien qu’on n’aurait pas... tenta Cody.
–Oh toi, n’en rajoute pas ! le coupa-t-elle violemment. Il n’y en a décidément pas un pour rattraper l’autre !
–Ca valait bien ta petite blague de ce matin, non ?" répliqua Cody vertement.
La jeune fille le fusilla du regard. Elle ramassa la bride à moitié enfouie dans la neige, leur tourna le dos et s’éloigna en s’époussetant rageusement.
"Qu’est-ce qui lui prend ? demanda Kid.
­Laisse tomber, grogna Jimmy en se frottant la joue. C’est son mauvais caractère qui se rappelle à notre bon souvenir."

Le courrier était arrivé avec deux heures de retard, mais au moins, il était passé. Ce qui laissait supposer que les routes étaient encore praticables malgré la tempête de neige qui s’était abattue pendant la nuit sur la région. Quand les cavaliers entrèrent pour le déjeuner, Teaspoon faisait le tri. En s’asseyant, Jimmy jeta un regard discret à Fanny qui avait pris place sur le banc d’en face et poussa un soupir. Il n’aurait pas cru qu’elle lui en voudrait encore pour la blague du matin. Ils n’avaient pourtant pas pensé à mal. Mais à voir sa mine renfrognée, il avait l’impression d’être revenu quelques mois en arrière, quand ils se faisaient la guerre. Comme si tout ce qui s’était passé depuis avait été balayé par une stupide boule de neige.
"Tu vas faire la tête encore longtemps ?" demanda-t-il soudain, pendant que le plat passait de main en main, faisant ainsi lever les yeux de toute la tablée.
Elle le dévisagea à son tour d’un air glacial, mais ses lèvres demeurèrent scellées.
"Fanny, c’était juste une blague. On voulait s’amuser.
–C’était une blague de mauvais goût, répondit-elle en se servant.
–C’est peut-être bien toi qui n’as aucun humour, rétorqua Hickok, faisant son possible pour se contenir. Et puis, une bataille de boules de neige, ça n’a jamais tué personne.
–Arrête Hickok. J’ai aucune envie de discuter de ça avec toi.
–Oh bien sûr ! Désolé, j’avais oublié. C’est vrai que c’est plus facile de se défiler.
–Pardon ?
–Parfaitement ! Tu refuses de reconnaître que t’as réagi un peu fort. Alors tu préfères éviter la discussion et nous donner tous les torts. C’est plus facile comme ça.
–Hé ! Tu serais pas en train de me traiter de lâche, quand même ? s’écria la jeune fille en se levant brusquement.
–Je dis seulement qu’un peu d’humilité et d’honnêteté de temps en temps, ça te ferait pas de mal", rétorqua Jimmy en soutenant son regard.
Les deux jeunes gens se jaugèrent. La tension entre eux était palpable. Les poings de la jeune fille se crispèrent, son front rosit, ses yeux se plissèrent imperceptiblement. Un instant, ils crurent qu’elle allait le gifler.
"Fanny, tu as une lettre."
Surprise, la jeune fille tourna la tête vers Teaspoon qui brandissait une enveloppe devant lui en lui jetant un regard sévère. Le ton de sa voix signifiait que l’incident était clos. Elle lui arracha presque l’enveloppe des mains et se rassit, contemplant l’écriture d’un air dubitatif. Le cachet indiquait qu’elle avait été postée à Saint-Louis. Après un instant d’hésitation, elle décacheta l’enveloppe. Bientôt, ses traits se détendirent, un léger sourire se dessina même sur ses lèvres.
"Content que ce soient de bonnes nouvelles, dit Teaspoon, l’air de rien. J’aurais pas aimé avoir à t’attacher."
Fanny baissa les yeux de confusion, mais elle ne put empêcher un nouveau sourire d’éclairer son visage. Puis elle regarda Teaspoon, se demandant comment elle allait présenter sa requête.
"Et bien qu’est-ce que t’attends ? demanda le vieil homme. Dis-moi ce que tu as à dire.
–Voilà, je... J’aimerais prendre quelques jours pour aller à Saint-Louis." Hunter ouvrit un oeil pour marquer une surprise qui n’était qu’à moitié feinte.
"Saint-Louis ?
–Ma grand-mère m’invite à passer Noël avec elle. Ca fait très longtemps que je ne l’ai pas vue et elle est très insistante dans sa lettre.
–Alors ça, c’est une coïncidence ! s’exclama le vieil homme, retrouvant soudain son air jovial. Il se trouve que... Bon, je voulais attendre un peu pour vous dire ça, mais après tout...
–Qu’y a-t-il, Teaspoon ? demanda Lou, traduisant ainsi, la légère inquiétude de tous les cavaliers.
–Bah... Vous savez déjà que Emma et Sam vont passer les fêtes de Noël à Saint-Jo. Et comme je ne me voyais pas déguster un dîner de réveillon... préparé par Hickok... Je me suis dis qu’une petite semaine de congés nous ferait du bien à tous.
–Mais... Et les courses ? demanda Kid, tout aussi surpris que les autres, malgré son sourire lors de l’allusion à la cuisine de Jimmy.
–J’ai demandé à la Compagnie de nous envoyer une équipe pour assurer le service en notre absence. Après tout, vous les méritez, ces vacances. Donc... Que diriez-vous d’aller passer Noël à Saint-Louis ?"
La proposition fut accueillie comme il s’y attendait : par une explosion de joie et des applaudissements. Seule Fanny restait silencieuse, les yeux baissés sur sa lettre.
"On dirait que Fanny apprécie moins que nous cette perspective, fit remarquer Hickok, encore sous le coup de leur affrontement. Si notre présence te gêne..."
Il s’interrompit en voyant son regard troublé croiser le sien. Mais elle se détourna aussitôt, reprenant le dessus sur ses sentiments.
"De toute façon, vous ne m’auriez jamais laissée partir seule, n’est-ce pas ?
–En effet, répondit Teaspoon, gêné. Je ne crois pas que tu sois encore assez solide, après ce qui s’est passé.
–Je vais bien, Teaspoon.
–Tu as encore ces migraines, n’est-ce pas ?"
Fanny baissa les yeux, comme un enfant pris la main dans la bonbonnière.
"Alors le sujet est clos. Là-bas, nous te laisserons tranquille autant que tu le voudras, mais en attendant, tu ne vas nulle part seule. Très bien, les enfants, nous partirons dans une semaine."

Ils atteignirent le Mississippi par un après-midi glacial mais ensoleillé, et longèrent le fleuve jusqu’à la ville. Après avoir traversé les faubourgs où s’entassaient les familles pauvres d’immigrants, d’ouvriers et de dockers, ils s’engagèrent dans les grandes rues du centre, bordées d’immeubles de briques alternant avec de magnifiques hôtels particuliers. Malgré le froid et la nuit tombante, les rues étaient animées. Des fiacres descendaient les avenues pavées au petit trot, des passants s’attardaient dans quelque conversation, des ouvriers allaient et venaient, poussant devant eux des chariots de bois ou de charbon. Un jeune garçon vantait la Une de l’édition du soir de son journal, tandis qu’un colporteur tentait d’écouler la panoplie d’objets plus ou moins utiles qui décoraient sa voiture à bras. Ils se séparèrent là, Fanny promettant de les rejoindre le lendemain au petit hôtel du centre-ville où ils comptaient loger. La jeune fille continua vers le quartier résidentiel, longeant de magnifiques maisons blanches aux allées pavées et aux jardins dont même l’hiver ne parvenait pas à altérer la beauté. Elle s’arrêta bientôt devant une maison de pierre aux larges fenêtres cachées derrière les arbres nus d’un petit jardin. Un valet sanglé dans un habit noir venait de sortir sous le porche pour allumer la lampe à huile. La jeune fille leva les yeux vers une fenêtre illuminée du premier étage dont on tirait les rideaux richement brodés. Ses souvenirs d’enfant affluèrent. Elle esquissa un sourire. L’homme l’avait aperçue et observait avec méfiance ce cavalier couvert de poussière qui s’attardait dans la rue sombre.
Fanny descendit de cheval et poussa le portillon. Aussitôt, le valet décrocha la lampe et vint à sa rencontre. "Passez votre chemin! lâcha-t-il, sur la défensive. Nous ne donnons pas asile aux vagabonds. Allez plutôt voir à l’hospice de Carnaby Street.
–Je désire voir madame Hamilton, répondit Fanny, ignorant cet accueil peu chaleureux.
–Madame ne reçoit pas à cette heure, dit l’homme en se détournant. Revenez demain."
Fanny se précipita derrière lui et le saisit par la manche de sa redingote. L’homme se retourna avec un air pincé. "Hé ! Partez pas comme ça. J’ai fait une longue route et madame Hamilton m’attend. Dites-lui seulement que Fanny est là."
Le domestique la dévisagea avec curiosité, comme si ce nom venait d’évoquer un vague souvenir. Après un instant d’hésitation, il disparut dans la maison.

L’homme revint bientôt, portant un chandelier. Il la toisa avec une désapprobation non dissimulée, puis déclara que Madame la priait de monter. Dans le hall, un domestique bâti comme une armoire les attendait, sans doute alerté de cette visite importune par son collègue. Ainsi escortée, Fanny gravit le grand escalier à la suite de son guide. Celui-ci posa son chandelier sur une petite table du couloir et frappa à la porte voisine. Il annonça la visiteuse d’un ton neutre, puis s’effaça pour lui laisser le passage. Une dame âgée, vêtue d’une robe noire sobre mais élégante, se leva pour l’accueillir. Derrière elle, accoudé au manteau de la cheminée, se tenait un homme aux moustaches et aux favoris argentés, sensiblement du même âge qu’elle, et qui arborait un petit sourire derrière son énorme cigare. Fanny ôta son chapeau et essuya du revers de la manche la poussière de son visage. La maîtresse de maison vint à sa rencontre en lui ouvrant ses bras. Un sourire accueillant éclaira son visage sévère sous le bandeau de ses cheveux gris et elle serra la jeune fille contre elle avec chaleur. "Fanny, chère enfant. Comme je suis heureuse que tu aies pu venir.
–C’est que votre lettre ne me laissait guère le choix, Grand-Mère, répondit la jeune fille en riant. Quoi qu’il en soit, je suis ravie que vous l’ayez envoyée.
–Et moi qu’elle t’ait trouvée. J’espérais tant ta présence. Elle égayera un peu ces fêtes de Noël. N’est-ce pas, Kyle?"
Le vieux monsieur acquiesça d’un air jovial, puis vint à son tour embrasser la nouvelle venue. "Oncle Kyle! Décidément, vous ne changez guère, dit Fanny.
–Veux-tu dire que j’ai toujours eu l’air aussi vieux ?
–Allons allons, Kyle. Fanny n'est pas venue du fin fond du Nebraska uniquement pour nous entendre nous lamenter sur le temps qui passe ! sourit Sarah Hamilton.
–Justement Grand-Mère, je serais curieuse de savoir comment vous m’avez trouvée, dit Fanny en s’asseyant du bout des fesses sur un fauteuil de velours.
–Tes parents se sont arrêtés ici il y a quinze jours, avant de prendre le train pour Pittsburgh.
–Pittsburgh ? Que diable sont-ils allé faire là-bas ?
–Les parents de la petite Ellie étaient originaires d’un village des alentours. Et c’était une merveilleuse occasion pour ton père de revoir tes grand-parents.
–Ellie était avec eux ?" s’inquiéta soudain la jeune fille. Elle savait que s’ils avaient pris la peine d’emmener la fillette dans un si long voyage, c’est qu’il était question de son avenir. Fanny sentit soudain un poids oppresser sa poitrine. Serait-il possible qu’à peine trouvée, sa nouvelle petite soeur lui soit enlevée ? Elle aurait peut-être dû rester à Fort Monroe pour s’occuper d’Ellie, finalement, au lieu de ne penser qu’à elle. Sarah recouvrit la main de sa petite-fille de sa main chaude et rassurante : "La grand-mère d’Ellie est très âgée et c’est la seule famille qu’il lui reste. Elle a demandé à la voir une dernière fois avant qu’ils ne l’adoptent.
–Alors ils vont l’adopter ? soupira Fanny.
–La grand-mère était même heureuse qu’elle ait trouvé une nouvelle famille qui l’aime. Elle disait dans sa lettre qu’elle n’aurait jamais eu la force de l’élever. J’ai beaucoup discuté avec Ellie. C’est elle surtout, qui m’a parlé de toi et de tes amis. Elle était intarissable sur eux.
–Je regrette que nous nous soyons manqués. Elle aurait été si heureuse de les revoir."
Sarah dévisagea la jeune fille, intriguée. Fanny réalisa soudain qu’elle avait vendu la mèche. Si elle avait espéré des vacances tranquilles, elle pouvait faire une croix dessus.
"Ils sont aussi à Saint-Louis, Grand-Mère, finit-elle par avouer. Il était prévu que nous venions y passer les fêtes.
–Excellente nouvelle ! s’exclama la vieille dame en se redressant et en lui donnant une tape sur le genou. Demain matin, nous irons leur rendre une petite visite. Je tiens à remercier les sauveteurs de ma petite Ellie !" Fanny sut qu’elle ne pouvait que s’incliner.

Sur le coup de neuf heures, un fiacre s’arrêta devant un petit hôtel du centre-ville. Les passants s’arrêtèrent pour en regarder descendre une femme âgée dont la mise et la prestance détonnaient dans ce quartier populaire. Sarah prit appui sur sa canne, gravit les marches du porche et entra sans hésiter dans le bâtiment aux murs décrépis et fissurés. Elle se planta au milieu du hall et releva sa voilette noire pour mieux envisager le décor.
"Grand-Mère, je ne suis pas sûre que ce soit un endroit pour vous, murmura une nouvelle fois Fanny en faisant mine d’ignorer les regards curieux et insistants des clients.
–Allons Fanny, ne soit pas si... coincée, lâcha Sarah avec un sourire amusé. Tu sais, mon pauvre Vincent et moi n’étions guère plus présentables que tous ces gens, lorsque nous sommes arrivés dans cette ville. Je connais ce milieu.
–Ce n’est pas ce que je voulais dire, Grand-Mère, lui glissa Fanny à l’oreille. Ce n’est pas vous qui m’inquiétez, mais eux.
–Taratata ! claironna la vieille femme en tapant du bout de sa canne sur le parquet. Même à mon âge, je sais encore me défendre.
–Ca, je n’en doute absolument pas", soupira Fanny en lui emboîtant le pas vers la salle à manger. Elle avisa immédiatement la table à laquelle ses amis finissaient de déjeuner. Ike poussa son voisin du coude et désigna les deux visiteuses. Les regards étonnés des cavaliers convergèrent aussitôt vers elles tandis que Sarah Hamilton s’avançait d’un pas alerte vers la table. Teaspoon repoussa sa chaise et se leva lentement sans quitter la dame des yeux, comme s’il avait vu une apparition.
"Grand-Mère, je vous présente Teaspoon Hunter. C’est le chef du relais de Sweetwater. Teaspoon, voici Sarah Hamilton, ma grand-mère. Elle voulait vous rencontrer.
–Je suis ravie de faire votre connaissance, monsieur Hunter, déclara Sarah d’un ton enjoué. Je crois savoir que vous êtes un ancien camarade de combat de mon gendre.
–J’ai cet honneur, Madame, répondit Hunter en s’inclinant respectueusement sur la main finement gantée qu’elle lui tendait. Il se redressa et lui adressa son plus aimable sourire. Je suis moi-même très heureux de mettre enfin un visage sur une charmante écriture... et j’avoue que le visage vaut la plume.
–Voilà qui est joliment dit, monsieur Hunter, bien que j’aie passé l’âge de me laisser abuser par ce genre de compliment.
–Compliment pourtant amplement mérité, Madame.
–Présentez-moi donc vos protégés, monsieur Hunter, enchaîna Sarah en prenant la chaise que Teaspoon lui présentait. J’ai déjà beaucoup entendu parler d’eux et j’ai hâte de mettre moi aussi un visage sur leurs exploits." Comme Teaspoon s’exécutait avec un empressement qui surprit Fanny, Sarah ne manqua pas de remarquer certains petits détails qui lui donnèrent fort à penser. Son attention se porta un instant sur Jimmy Hickok dont elle venait de surprendre un regard sans équivoque en direction de Fanny. Pourtant, personne ne s’aperçut de l’intérêt que ce jeune cavalier venait d’éveiller en elle. Elle ramena presque aussitôt son attention sur Lou et surprit tout le monde en lui donnant du "Mademoiselle". Mais Sarah avait l’oeil exercé, sa petite-fille l’ayant habituée depuis longtemps à ce genre de travestissement.
"Monsieur Hunter, enchaîna-t-elle d’un air des plus aimable, j’espère que vous accepterez, vous et vos jeunes cavaliers, mon invitation à souper le soir de Noël.
–Ce sera un immense plaisir, Madame, répondit Teaspoon, s’inclinant de nouveau.
–En attendant, me permettrez-vous de vous emprunter ma petite-fille et mademoiselle McCloud ? J’aimerais qu’elles m’accompagnent et me conseillent pour les quelques emplettes que j’ai à faire aujourd’hui."
Une fois de plus, Lou ne put cacher sa surprise. Elle se tourna d’abord vers Fanny qui haussa les épaules avec un air d’impuissance, puis vers Teaspoon.
"Madame Hamilton, je considère qu’en dehors du travail, ces jeunes gens n’ont aucun besoin de ma permission... du moins tant qu’ils restent dans le droit chemin."
Ravie, Sarah se tourna vers Lou. La jeune fille fit un gros effort sur elle-même pour maîtriser l’enthousiasme de sa voix et accepta.

Lou ne s’attendait certainement pas, quelques heures après son arrivée à Saint-Louis, à visiter les plus jolies boutiques de la ville. Elle s’extasiait devant chaque vitrine. Leurs décors seuls auraient suffit à l’émerveiller. La ville entière était parée de rouge et de vert et sentait bon l’épicéa et l’encens. Tout scintillait et brillait de mille feux. La jeune fille n’en finissait pas d’admirer les dernières créations des grands couturiers de Paris ou les petits objets totalement inutiles mais si joliment ciselés. Comme elle aurait aimé avoir une maison à elle avec une jolie commode pour y déposer la petite danseuse de cristal ou le pierrot de porcelaine... Sarah entra dans une boutique de confection et regarda quelques modèles aux couleurs chatoyantes, tout en appréciant le travail de finition. Fanny, qui n’avait pas desserré les dents depuis le début de leur promenade s’étonna d’abord que sa grand-mère s’éloigne du noir qu’elle lui avait vu porter de tout temps. Elle remarqua pourtant que Sarah jetait de temps en temps de petits coups d’oeil discrets à Lou et ne perdait pas une miette de ses réactions devant chaque modèle.
"Que pensez-vous de celle-ci, Louise ? dit enfin la vieille dame en désignant une robe taillée dans un tartan rouge à fines raies noires, avec un petit col de dentelle blanche légèrement échancré à la base du cou et orné d’une cravate de satin noir.
–Elle est magnifique, répondit la jeune fille en caressant respectueusement le chaud tissu.
–Pourquoi ne l’essayeriez-vous pas ? Quelque chose me dit qu’elle est faite pour vous.
–Moi ? Mais...
–Allons, allons, dit Sarah, coupant court à ses objections. Je suis impatiente de voir comment vous portez l’écossais." Lou chercha un soutien auprès de Fanny, mais celle-ci se contenta de sourire. Il ne servait à rien de discuter. Quelques minutes plus tard, la jeune fille réapparaissait, le visage rayonnant, soulevant d’une main la longue jupe légèrement bouffante. La vendeuse la fit tourner sur elle-même, vérifia les pinces de la taille, du corsage, la carrure des épaules, le froncé de la jupe et l’ajustement des larges poignets fermés par trois petits boutons de nacre. Puis elle recula d’un pas.
"Elle est parfaite, madame Hamilton. Il n’y a absolument rien à reprendre. Mademoiselle est un modèle rêvé pour une couturière.
–Comment vous sentez-vous, Louise ?
–Très bien, madame, murmura la jeune fille, à la fois intimidée et captivée par l’image que lui renvoyait le miroir.
–Peut-être préférez-vous celle en popeline bleue ?
–Oh non, madame, celle-ci est... comment dire...
–Bien ! Le fait que vous ne trouviez pas vos mots est bien assez explicite, s’amusa la vieille dame. Qu’en penses-tu Fanny ?
–Je n’ai absolument aucun goût en matière de mode, Grand-Mère. Vous devriez le savoir, répondit la jeune fille, négligemment adossée au comptoir.
–Pourtant je suis certaine que te voir pour une fois abandonner ton affreuse défroque ravirait certaines personnes." Fanny sentit le rouge lui monter aux joues et ne sut quoi répondre. Lou baissa la tête pour cacher son sourire amusé.
"Virginia, il nous faudrait aussi des bottines. Ensuite, nous nous occuperons de Fanny.
–Je refuse de porter une robe, s’exclama la jeune fille en se redressant aussi vivement que si un scorpion l’avait piquée.
–Ca je le sais, soupira Sarah. Mais tu ne vas tout de même pas assister à notre petite fête de demain dans cette tenue. Il doit bien y avoir ici de quoi contenter tout le monde.
–Grand-Mère, je ne suis pas venue pour que vous refassiez ma garde-robe.
–Fanny ?
–Oui ?
–Silence... Quand je voudrai ton avis, je te le dirai. En attendant, laisse-moi un peu m’amuser."
Il n’y avait plus rien à dire. Fanny venait de se faire moucher et elle savait que face à Sarah, il était bien inutile d’insister. Elle trouva parmi ce que lui présentait la vendeuse une jupe-culotte noire d’équitation, ornée de broderies sur les poches, et un chemisier blanc avec un petit jabot de dentelle. Voilà qui ferait plaisir à Sarah sans trop bousculer ses propres principes.

Lou était aux anges. Elle n’avait pas eu assez de mots pour remercier madame Hamilton, bien qu’elle ait toujours quelques scrupules à accepter son cadeau. Mais Sarah n’était pas du genre à négocier... Quoique... Ca valait bien quelques petits renseignements sur James Hickok et les liens qu’il y avait entre Fanny et lui. Lou hésita. Elle avait l’impression de trahir son amie et de se mêler de ce qui ne la regardait pas. Bah ! Après tout, elle s’en était bien déjà mêlée pour leur ouvrir les yeux, non ? Et puis, elle se rendit compte qu’elle ne faisait que confirmer ce que Sarah avait déjà deviné.

Suite

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