Les lois de la nature


Ce jour là, Cody était de corvée de bois et s’acharnait sur une bûche qui faisait de la résistance. Il faisait encore chaud pour la saison, mais cela n’augurait pourtant rien de bon. Il était rare, à cette période de l’année, que le temps soit si clément et que les premières gelées ne soient pas encore apparues. Le bruit de la hache résonnait dans l’air tranquille de cet après-midi d’automne, et tout en essuyant du revers de la main une traînée de sueur sur son front, Cody pensait en lui-même qu’il aurait volontiers préféré accompagner Rachel en ville, histoire de voir si Tompkins n’avait pas reçu quelques nouveaux exemplaires du Log Cabin Library. La dernière page du dernier volume qu’il avait pu se procurer faisait la publicité du récit à venir sur les exploits de Jack « Hawk » Craddleton, un célèbre chasseur de primes dont les aventures extraordinaires le faisaient frissonner. Il aurait donné n’importe quoi pour rencontrer un homme d’une telle classe et d’une telle intégrité, fait plutôt rare dans la caste des chasseurs de primes. A l’inverse de ses congénères, il était toujours vêtu avec goût, ne supportant pas la moindre poussière sur son superbe costume de velours noir, coiffé et rasé de frais, le sourire étincelant, et pourtant le courage et la volonté inébranlables et la main sûre bien que ne sortant son arme qu’en extrême recours. L’un de ces hommes dont vous savez au regard dont il vous transperce, que s’il dégaine vous êtes perdu. Et pour couronner le tout, sa prestance, son charisme et sa voix chaude faisaient chavirer tous les cœurs féminins à des lieues à la ronde.
Une main posée sur ses reins endoloris, le jeune homme se redressa en grimaçant, posa le fer de la hache sur le billot et s’appuya sur le manche. Il regarda le tas d’un air découragé. On ne peut pas dire qu’il avait beaucoup grossi depuis qu’il s’était mis à l’ouvrage. Tant d’efforts pour si peu de bois ? Rachel n’apprécierait sans doute pas beaucoup, et une fois encore, il allait probablement se faire narguer sur son aptitude à la paresse.

En relevant la tête, Cody aperçut soudain Kid qui, appuyé contre le mur de la grange, à l’écart des autres, semblait ruminer de sombres pensées. Il avait sa tête des mauvais jours, le front plissé, le regard rétréci, les lèvres pincées, les traits figés en une mine boudeuse, comme à chaque fois que quelque chose le contrariait. Cody était prêt à parier à dix contre un qu’il venait de se disputer avec Lou. Classique. Et nul doute que, comme d’habitude, il avait besoin d’un exutoire à sa mauvaise humeur. Toute cette colère contenue, ce n’était pas particulièrement bon pour lui. Cody esquissa un petit sourire futé. Finalement, il tenait peut-être la solution qui allait contenter tout le monde. Retrouvant rapidement son air nonchalant, il croisa les mains sur le manche de la hache et se redressa complètement.
– Hé Kid ! héla-t-il. Ca va ?
Surpris dans ses réflexions, le jeune homme leva la tête et découvrit l’apprenti bûcheron qui lui fit un petit salut de la main accompagné d’un sourire encourageant. Comme il ne répondait pas, Cody revint à la charge.
– T’as l’air bizarre. Qu’est-ce qui se passe ?
– Laisse tomber, Cody, répondit Kid d’un ton rogue.
Compte-tenu de l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, il n’avait guère envie de discuter, et encore moins avec Cody qui allait une fois encore tourner ses problèmes à la dérision.
Mais le jeune homme ne l’entendait pas de cette oreille. Attrapant la hache près du fer, il se dirigea vers Kid qui fit mine de s’en aller.
– Hé ! Je m’inquiète, c’est tout, dit-il en le rattrapant. Pourquoi tu le prends comme ça ?
– Parce que tu ne m’as pas vraiment habitué à te soucier des problèmes des autres.
– Tu sais, c’est pas que je m’en soucie pas… Seulement, je me dis que parfois, dédramatiser, ça aide à surmonter. Et ça, c’est une rôle qui me va pas mal.
Kid dévisagea son ami, ébranlé par son discours. Il est vrai qu’il n’avait jamais considéré les choses de ce point de vue, mais à bien y réfléchir, Cody savait en effet très bien ramener les choses à leur véritable importance. Souvent, on se faisait une montagne d’une chose qui n’en valait pas la peine. Après un instant de silence, Cody jugea que Kid était à point :
– C’est Lou, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un ton compatissant, pendant que Kid opinait du chef. Tu t’inquiètes encore pour elle ?
– Non, c’est pas ça. J’ai fini par me faire une raison. Je sais très bien qu’elle se débrouille. Seulement, parfois, j’aimerais qu’elle soit un peu plus…
– Fille ?
– Oui, c’est tout à fait ça ! s’exclama Kid, stupéfait que le jeune homme ait si vite saisi le fond de sa pensée. Tu vois, dès que je veux lui donner une marque d’affection, elle me repousse et m’envoie promener comme si j’avais le choléra. On dirait que ça la gène. C’est pas vraiment comme ça que j’imaginais une relation amoureuse.
– Peut-être que c’est juste de la timidité, qu’elle ne sait pas comment exprimer ses sentiments. Alors elle préfère s’en défendre. C’est un réflexe de protection plutôt classique.
– Tu crois que c’est moi qui lui en demande trop ? Oui, peut-être que je ne sais pas m’y prendre. Qu’est-ce que tu ferais, toi, à ma place ?
– Le problème Kid, c’est que je suis pas à ta place. C’est toi qui a ces sentiments, et c’est toi seul qui peut trouver la solution. Tu sais quoi ? Je crois que tu as besoin de te vider la tête pour y réfléchir plus efficacement. Et tu sais, pour ça, je connais rien de mieux que l’exercice…
Kid regarda Cody, légèrement méfiant, puis la hache qu’il tenait encore à la main. Quelque chose lui disait que Cody cherchait à le posséder comme il l’avait déjà fait. Il poussa un soupir de résignation :
– Je savais bien que c’était pas pour mes beaux yeux, que tu t’intéressais à mes problèmes.
– J’espère que tu ne te faisais pas d’illusions, se défendit Cody d’un ton théâtral. Tu sais bien qu’entre Hickok et moi, c’est très fort et que je ne peux pas lui faire une telle infidélité !
– Ouais, c’est ça, répondit Kid d’un air entendu. Il t’en faut combien, du bois ?
– Ben, la moitié du tas, tu penses que ça ira ?
Kid s’empara la hache en secouant la tête et se dirigea vers le billot. Après tout, il avait réellement besoin de ne plus penser à rien. Et cela ne lui avait-il pas déjà été salutaire la première fois ?

Dans le calme de cet après-midi ensoleillé, le craquement des fibres du bois résonnait à nouveau en écho au son mat et régulier de la hache sur le billot. Pas peu fier de son petit tour de passe-passe, Cody avait rejoint la terrasse de la salle commune où assis contre un pilier, il relisait pour la énième fois le récit de l’attaque de la diligence d’El Paso par les commancheros.
Rentrant d’une course en ville, Buck pénétra au petit trot dans la cour, arrêta son cheval et sauta à terre. Soucieux du bien-être de l’animal, il le dessella aussitôt, le bouchonna et le remit dans le corral où le mustang trouva immédiatement l’abreuvoir. Puis il saisit sa selle par le pommeau, jeta le tapis indien sur son épaule et se dirigea vers la sellerie. En ressortant, il s’arrêta l’espace de quelques secondes pour regarder Kid absorbé par sa tâche. Il y mettait plus d’ardeur et de hargne que d’habitude et cela le surprit un peu. Mais, peu désireux d’interrompre tant de zèle, il continua son chemin. Il gravit d’un bond les marches de la terrasse et entra dans la pièce où Lou, Noah et Teaspoon tentaient d’attraper la dinde de Thanksgiving achetée quelques heures plus tôt à un fermier des environs, et qui prenait un malin plaisir à leur échapper pour se réfugier dans un coin opposé de la pièce dès que l’un d’eux faisait mine de s’approcher.
– L’hiver va être rude, annonça le jeune indien avec un sourire en coin.
A vrai dire, Teaspoon avait bien d’autres chats à fouetter… ou d’autres dindes à plumer. Ce qui valut à Buck un grognon "Tu ferais mieux de nous aider, toi, au lieu de jouer les sorciers !" Refreinant avec peine son envie de rire, Buck posa ses sacoches sur sa paillasse et se jeta lui aussi dans la bataille.

Dehors, Cody avait dressé l’oreille. Non pas à cause du remue-ménage dans la pièce où se mêlaient les glougloutements affolés de l’animal, les ordres et contre-ordres de ses poursuivants et les jurons étouffés lorsque l’un d’eux ratait son coup ou rencontrait un peu trop durement un bout de banc ou un coin de table. Mais le pronostic de Buck n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Après avoir hésité quelques minutes, le temps de réfléchir, ou d’écouter sa conscience, il ferma son livre et se dirigea d’un pas soucieux vers l’arrière de la grange où la chemise de Kid présentait maintenant de larges auréoles sous les bras et quelques traces d’humidité dans le dos.
– Hé Kid ! Ca va ? demanda Cody.
– Ouais, ça va, répondit le jeune homme, une pointe d’agacement dans la voix. Qu’est-ce que tu veux ?
– Ben… je me demandais si t’étais pas trop fatigué…
– Pourquoi ? Tu veux me remplacer ? Rassure-toi, quand je te vois, j’ai encore des envies de meurtre qui me font penser que j’ai encore besoin de couper du bois.
– Ben ça tombe bien, répondit Cody, gêné, en se grattant la nuque. Parce que justement, Buck a l’air de penser qu’on va avoir un gros hiver.
– Donc, faut que j’en coupe plus ?
– Ben je me disais que…
– Ouais ouais, c’est bon, l’interrompit Kid en soupirant assez explicitement pour faire comprendre à son ami qu’il valait mieux ne pas s’éterniser dans les parages.
Cody voulut rajouter quelque chose, mais la hache retombant violemment sur la bûche en faisant voler quelques éclats de bois dans toutes les directions l’en dissuada. Après tout, si Kid n’avait pas envie de parler, autant ne pas le contrarier.

Dans la salle commune, le combat touchait à sa fin. A plat ventre entre la table et les couchettes, Buck avait réussi à saisir l’une des pattes de la dinde qui se débattait à grands coups de bec et d’ailes en poussant des hurlements de plus en plus aigus. Autour de lui, Lou Noah et Teaspoon essayaient eux-aussi de contourner les défenses de l’adversaire pour la maîtriser avant qu’elle n’échappe au courageux chasseur. Quelques minutes plus tard, ils avaient enfin réussi à l’immobiliser, et tandis que Noah lui liait les pattes, ils n’osaient se regarder de peur d’avoir à faire face trop vite à la réalité qui se profilait à l’horizon.
– Bon, c’est pas tout ça, dit finalement Noah en se relevant. Mais qui va la tuer, maintenant ?
Aussitôt, tous les yeux se détournèrent. Lou toussa pour s’éclaircir la gorge et prétexta un besoin pressant pour s’éclipser sans demander son reste.
– Hé ! Me regardez pas comme ça ! s’exclama Noah. Moi, je suis non violent.
– Ah oui ? Et depuis quand ? s’étonna Hunter en fermant un œil.
– A mon avis Teaspoon, vous êtes le plus indiqué, avança Buck. Avec votre expérience…
– Je vois, conclut le marshal. Encore une fois, c’est moi qui vais devoir suppléer à vos petites défaillances. Buck, Noah, quand ce sera fait, vous la plumerez. Et que ce soit fait avec soin. Si je vois ne serait-ce que les restes d’un duvet, je vous colle de corvée de fumier pour le restant de vos jours.
Saisissant le volatile terrorisé à bras le corps, il l’emmena à l’extérieur pour, après une brève action de grâces, mettre dignement fin à sa trop courte existence. Quelques minutes plus tard, il fourrait le grand corps inerte dans les bras de ses employés en leur lançant d’un air satisfait :
– Au boulot maintenant !
Conscients qu’ils ne pourraient pas échapper au châtiment, les deux jeunes gens échangèrent un regard résigné et s’assirent sur le bord de la terrasse en coinçant la dinde entre eux.
– Quand même, remarqua Noah, je trouve que Teaspoon profite de la situation. C’était son idée, après tout.
– D’acheter une dinde vivante pour Thanksgiving ?
– Ouais… Mais toi… Me dis pas que ça aurait été si difficile que ça de la tuer ? Tu l’as vraiment jamais fait ?
– Si, mais pas comme ça. Je pense que je m’en serais mieux sorti de loin avec un fusil, plaisanta Buck.
Puis il se leva et regarda autour de lui en essuyant ses mains sur son pantalon.
– Quoi ? demanda Noah.
– Il faudrait un sac de jute pour mettre les plumes. Ca peut toujours servir.
– Y’en a dans la grange, intervint alors une voix tout près d’eux. Les deux amis se retournèrent et découvrirent Cody, appuyé contre son pilier, qui avait à peine levé les yeux de son livre.
– Ca te dérange pas de nous voir travailler ? hasarda Noah.
– Désolé, j’ai déjà fait ma part, répondit nonchalamment le jeune homme en tournant sa page.
Buck fit signe à Noah qu’il ne servait à rien de discuter. Cody était dans un de ses jours où il ne faisait pas bon lui demander le moindre service. Il sauta en bas de la terrasse et se dirigea vers la grange. Il ne mit pas longtemps à trouver ce qu’il cherchait dans la grande caisse où Rachel entassait tous les sacs à provisions vides "au cas où". Alors qu’il refermait la porte, son attention fut attirée par le bruit du fer de hache s’abattant avec force sur le billot. Il contourna la grange et découvrit un Kid ruisselant de sueur, en pleine action. Surpris, il jeta un œil au tas de bois qui avait fortement grossi depuis la dernière fois qu’il l’avait vu.
– Ca va, Kid ? demanda-t-il, légèrement inquiet.
– Oui, ça va ! grommela entre ses dents le bûcheron. Tu as d’autres questions ?
Devant si peu de dispositions pour la conversation, Buck préféra battre en retraite. Il était évident qu’il s’était passé quelque chose qui contrariait Kid, et le jeune indien n’avait pas trop de mal à deviner quoi. Il haussa les épaules et, son sac à la main, retourna auprès de sa dinde qui l’attendait sagement. Debout devant l’escalier de la terrasse, il trouva Teaspoon qui, à présent remis du traumatisme engendré par l’assassinat de la dinde, était venu superviser les opérations de préparation. Tandis que Noah disposait le sac, il s’assit en concluant d’un ton légèrement ironique :
– Oui, décidément, je pense que l’hiver sera particulièrement froid, cette année.
– Tu crois vraiment ? demanda le chef de relais, dubitatif, en observant un bref instant le ciel bleu parsemé de petites boules cotonneuses.
Buck se contenta d’acquiescer avec cet air grave dont il avait le secret, puis il se remit à l’ouvrage. Teaspoon regarda un moment ses employés s’affairer, quand son attention fut bientôt attirée par un petit rire. Il découvrit alors Cody, qui, toujours plongé dans sa lecture, semblait beaucoup s’amuser. Le vieil homme fronça le sourcil, ferma à demi son œil droit et l’air de rien, jugea que le moment était venu de le bousculer un peu.
– Cody !
– Mmmm ?
– Dis donc, si t’as rien à faire, je pense que Buck et Noah ne seraient pas contre un petit peu d’aide.
Cody faillit tomber à la renverse de surprise et se rattrapa de justesse. Fermant son livre, il rajusta son chapeau sur sa tête et, se levant, montra d’un geste fébrile la grange…
– Justement ! Maintenant que vous en parlez ! Je crois que j’ai un truc à dire à Kid. J’avais complètement oublié ! Mais où avais-je la tête ?
– Ca, on se demande, remarqua Teaspoon en le voyant prendre ses jambes à son cou, manquant au passage de trébucher sur un caillou.
– En tout cas, déclara Noah, s’il fallait mériter sa part pour avoir le plaisir de goûter de cet animal, j’en connais un certain nombre qui mourraient de faim le soir de Thanksgiving.

De son côté, Buck n’avait rien perdu du manège de Cody. Intrigué, il se leva et fit signe aux autres de le suivre. Ils tournaient tout juste au coin de la grange, quand le ton menaçant de la voix de Kid les surprit :
– Quoi ENCORE ?!
Debout à côté du billot, la hache à la main, les cheveux en bataille et le torse couvert de transpiration, Kid fusillait Cody du regard.
– Et dire que je pensais que ça te ferait du bien, soupira Cody sans se départir de son calme.
– Me dis pas qu’il faut encore en couper plus ?
Cody acquiesça d’un signe de tête et ajouta d’un ton moqueur :
– En plus, j’ai l’impression que tu en as encore besoin…
– Mouais… Ben t’as qu’à le faire toi-même ! Après tout, c’est à toi que Rachel a demandé de refaire sa provision de bois, non ?
– Hé ! C’est quand même pas ma faute si Buck prévoit un hiver rigoureux, grogna Cody. D’ailleurs t’as qu’à lui demander toi-même.
A ces mots, Kid avisa enfin Buck, Noah et Teaspoon, qui s’étaient approchés discrètement et regardaient la scène avec tout le sérieux du monde. Les trois spectateurs s’étaient pourtant bien gardés de se faire remarquer. Aussi, se défendirent-ils en reculant d’un pas quand les regards se tournèrent vers eux. Mais il n’était pas vraiment possible de se cacher.
– Vas-y, Buck, dis-lui, insista Cody.
– Quoi ? Que l’hiver sera particulièrement rigoureux cette année ? demanda Buck avec un sourire en coin.
– D’ailleurs, comment tu sais ça, toi ? demanda Noah, toujours étonné par les aptitudes de Buck à comprendre la nature.
– Il a dû voir ça dans le ciel, ou dans un nuage, ou peut-être que c’est les ours qui hibernent plus tôt… Qu’est-ce que j’en sais, moi ? grommela Cody.
– Moi, d’habitude, je sens ça à mes rhumatismes, continua Teaspoon.
– Alors ?
Buck les regarda l’un après l’autre, peinant à garder son sérieux. Après un instant de silence, il leva la main d’un geste plein d’emphase et déclara d’une voix sentencieuse en hochant gravement la tête :
– Quand Kid couper beaucoup bois, hiver très très froid…

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