Drôle d'endroit pour une rencontre


Lou arrêta Éclair et se grandit sur sa selle pour observer les alentours. La neige qui tombait depuis deux jours avait complètement transformé le paysage et elle avait du mal à retrouver ses repères habituels. Il ne lui semblait pourtant pas avoir quitté la piste. En équilibre sur ses étriers, elle se retourna encore une fois avant de se décider. Derrière elle, les traces de sabots se perdaient dans la blancheur de la plaine. C’était bien la piste de Fort Laramie, elle en était sûre. Alors pourquoi hésiter ? Elle leva des yeux inquiets vers le ciel. Le soleil se cachait à nouveau derrière d’épais nuages blancs tirant vers le gris. Si elle ne se dépêchait pas, elle n’arriverait jamais au relais avant qu’il se remette à neiger... si ça ne tournait pas au blizzard.
Soudain, Lou tendit l’oreille. Elle resta un instant à l’affût, puis finit par se persuader qu’il n’y avait rien. Elle allait remettre Eclair en avant quand elle l’entendit de nouveau, porté par le vent, cristallin, léger... c’était bien un tintement de clochette. La jeune fille balaya du regard la prairie et la lisière de la forêt, mais tout était désespérément désert autour d’elle. Elle était seule. Bien sûr ! Qui d’autre se risquerait sur cette route isolée, loin de toute habitation, par un temps pareil, alors que le blizzard pouvait se lever d'un instant à l'autre ? Qui à part un cavalier du Poney Express, lié par un contrat et une devise : le courrier avant tout ? Il y avait vraiment des jours où elle haïssait ce travail...
Aiguillonnée par la vision de ses amis se prélassant autour d’un bon feu, elle talonna un peu trop rudement Eclair. Surpris, l’animal prit instantanément le galop. Pourtant, une centaine de mètres plus loin, elle tira violemment sur les rênes. L’antérieur droit du mustang dérapa, déséquilibrant la cavalière. Eclair se redressa maladroitement, mais Lou ne s’en aperçut même pas. Les yeux fixés droit devant elle, stupéfaite, elle essayait de donner un sens à la silhouette qui venait de se faufiler entre les arbres à cinquante mètres d’elle.

Elle parcourut le reste du trajet dans un état second, jetant sans cesse des regards autour d’elle, se retournant souvent, guettant le moindre son. Ce qui venait de se passer était tellement étrange qu’elle voulut se persuader avoir rêvé. Une minute plus tard, elle se répétait que les ombres et le vent lui avaient joué un tour. Et pourtant...
Elle arriva au relais avec plus d’une heure de retard. Il faisait nuit, maintenant. Aucun courrier ne partirait ce soir avec la tempête qui s’annonçait. Comme prévu, la cour était déserte. Rapidement, elle dessella et bouchonna Eclair, puis monta les trois marches du dortoir. La cheminée fumait, les deux fenêtres sans rideaux projetaient une lumière orangée dansante sur le bois humide de la terrasse où se formait un tapis de givre. Il devait faire agréablement bon, à l’intérieur. A cet instant précis, c’était pourtant le cadet de ses soucis. Quand elle poussa la porte, les regards des cavaliers assis autour de la table se tournèrent immédiatement vers elle. Elle resta un instant sur le pas de la porte, indécise, son visage reflétant la plus profonde perplexité.
–Qu’est-ce qui s’est passé, Lou ? On commençait à être inquiets, dit Kid, rompant le silence, visiblement soulagé.
–Tu t’es perdue ? demanda Teaspoon. Je savais bien que je n’aurais dû faire partir personne aujourd’hui.
–Hé, reste pas sur le pas de la porte, intervint Cody. Ca refroidit la pièce.
Teaspoon l’interrompit, surpris par le silence et l’immobilité de la jeune fille.
–Lou ? Quelque chose ne va pas ?
Elle leva les yeux vers lui et déclara d’un ton où perçait sa propre incrédulité :
–Je crois que je viens de croiser le Père Noël.

Il y eut un instant de flottement dans la pièce. Une mouche décolla du cadre de la fenêtre et vint virevolter autour de la lampe à huile sans que personne songeât à la chasser. Elle décrivit un huit parfait, tenta de se poser sur le verre de la lampe, re-décolla aussitôt et choisit finalement la manche de Cody. Celui-ci baissa les yeux et la chassa d’un geste.
Rachel, qui avait tout jusque là d’une statue de pierre, s’avança d’un pas rapide vers la jeune fille, posa une main sur son épaule et l’autre sur son front, puis d’un geste prévenant, la fit asseoir sur le banc et remplit une grande assiette de soupe fumante.
–Je le savais, qu’à courir les routes par des temps pareils, vous finiriez par attraper la mort, murmura-t-elle de sa voix douce et compatissante en déposant l’assiette devant Lou stupéfaite. Je vais te préparer un bon grog, et puis tu iras te coucher. Tu en as bien besoin.
–Mais je vais bien, Rachel ! s’exclama la jeune fille.
Elle réalisa alors que, toujours immobiles, ses camarades la dévisageaient curieusement.
–Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’énerva-t-elle. Me dites pas qu’il m’est poussé une verrue sur le nez pendant le voyage !
–Euh... Lou, se hasarda Jimmy. Je crois qu’on a pas dû bien comprendre ce que tu as dit.
Lou se sentit fulminer. Ils se fichaient d’elle, c’était certain.
–J’ai croisé le Père Noël ! hurla-t-elle soudain et se levant à demi de son banc. C’est bon ? Tu as entendu, cette fois ?
Jimmy recula vivement en plissant les yeux. Les autres échangèrent un regard et, ne pouvant finalement plus se retenir, pouffèrent de rire.
Furieuse, la jeune fille arracha sa serviette de son col et fit mine de se lever, mais la main de Rachel se posa sur son épaule, l’obligeant à se rasseoir, tandis que de l’autre main, elle désignait l’assiette fumante.
Jusque là, Teaspoon s’était contenté d’observer, cherchant sans doute un sens à la déclaration de la jeune cavalière. Ne trouvant pas d’explication rationnelle à part une fièvre délirante, il se rapprocha de la table sur laquelle il posa son coude et se pencha vers Lou qui préférait regarder son assiette plutôt que d’affronter les mines hilares de ses collègues. Le vieil homme ferma un oeil et prit sa voix la plus courtoise pour demander :
–Dis-moi, Lou. Il ressemblait à quoi, ton... Père Noël ?
–Je sais très bien que vous ne me croyez pas plus que les autres, Teaspoon. Alors restons-en là.
–Je cherche juste à comprendre ce qui a pu te faire croire que... tu l’avais... rencontré.
La jeune fille soupira. Quand Teaspoon amorçait sa ligne, ce n’était pas pour remettre sa prise à l’eau. Il faudrait de toute façon en passer par son bon vouloir.
–Ca s’est passé à environ deux heures d’ici, à la lisière de la forêt. Je me suis arrêtée pour vérifier ma route et au moment de repartir, j’ai entendu un tintement saccadé de clochettes. J’ai cherché, mais il n’y avait rien autour de moi. Alors je me suis remise en route. C’est là que je l’ai vu.
–Le... Père Noël ?
–Je vous en prie, Teaspoon. C’est déjà assez difficile d’affronter les grimaces de mes crétins de collègues sans que vous preniez cet air condescendant quand vous prononcez ce mot ! répondit-elle en appuyant ses paroles d’un regard noir en direction des garçons.
–Dis donc Lou, y’avait des lutins avec lui ? ricana Jimmy.
–Avec des pompons à leur bonnet ? demanda Ike en deux signes.
–Et le premier renne, continua Cody. Tu as vu si son nez rouge s’allumait ?
La tasse en fer émaillé vola à travers la table, frôlant l’oreille de Cody qui se baissa pour l’éviter. Elle rebondit sur le mur et roula à terre avec fracas.
–Ah non ! s’exclama Rachel en se levant. Si vous voulez vous battre, c’est dehors et sans la vaisselle.
–Cody...
Ce fut le seul rappel à l’ordre de Teaspon qui invita Lou à continuer.
–C’était un traîneau plutôt grand, sans capote, tiré par trois CHEVAUX ! Ca te va, Cody ?
–C’est juste un détail technique, répondit l’intéressé en haussant les épaules.
–Les chevaux étaient gris, avec un harnais rouge, et la sellette était surmontée d’un arceau garni de clochettes. Ils étaient attelés tous les trois de front. J’avais jamais vu faire comme ça avant.
–C’est vrai que c’est assez ressemblant, dit Noah d’un ton si sérieux qu’il fit éclater de rire la tablée.
–Et le conducteur ? demanda Teaspoon, se retenant à grand-peine de les imiter.
–Ca avait l’air d’être un homme assez grand, très costaud, raconta la jeune fille d’un air mal disposé. Il portait une barbe blanche, une sorte de toque rouge et un manteau assorti bordé de fourrure. Maintenant que vous avez bien rigolé, je peux aller faire un tour ?
–Allez, le prends pas comme ça, intervint Kid qui se sentait un peu coupable d’avoir tant ri. C’est pas tous les jours qu’on rencontre le Père Noël. Je compte plus le nombre de fois où je l’ai guetté quand j’étais gosse. Et moi, j’ai jamais réussi à l’apercevoir.
–Ouais, je me souviens avoir fait ça aussi, enchaîna Cody. Une année j’avais même versé un saut d’eau sur le feu de la cheminée au cas où. Le temps que mon père s’en aperçoive, on a tous failli mourir de froid.
–Pourquoi ça ne surprend pas ? se moqua Buck.
Le jeune métis reporta son attention sur Ike :
–Non, pour moi, il n’y avait pas de Père Noël. C’est une histoire de blancs. D’ailleurs, Noël est une fête chrétienne. Dans la tribu, c’était un jour comme les autres.
–Moi non plus, j’ai jamais vu de Père Noël noir, renchérit Noah. Mais j’avoue que j’aime bien cette idée.
–Moi en tout cas, j’aimerais bien qu’il m’apporte la dernière carabine Sharp, laissa échapper Cody, rêveur.
Les autres se tournèrent vers lui, surpris.
–Me dis pas que tu crois encore au Père Noël ! le railla Jimmy.
Cody lui jeta un regard mauvais sans répondre et se renfrogna en marmonnant. Encore une fois, il avait parlé trop vite et sans réfléchir.
–De toute façon, ce n’est pas le genre de chose à demander, dit Rachel. Il y a tant d’autres choses que nous devrions souhaiter pour nous et ceux que nous aimons.
–Oui, on sait, Rachel répondit Jimmy, un rien désabusé. Plus de guerres, plus d’esclavage, plus de pauvreté. Amour, Paix et Fraternité pour tous les hommes de la Terre. Mais franchement, même avec la meilleure volonté du monde, c’est pas pour demain.
–James Hickok, tu es un abominable pessimiste, répondit la jeune femme en soupirant.
Sur ce, elle se leva et commença à débarrasser. Lou profita de la diversion pour s’éclipser vers l’écurie où Eclair attendait sa ration. Mieux valait passer quelques temps avec son cheval plutôt que de prendre le risque qu’ils se souviennent d’elle trop rapidement. Elle avait assez donné pour la soirée. Pourtant, quand elle se coucha ce soir-là et que la lampe fut soufflée, elle mit un moment avant de s’endormir. Les yeux grand ouverts dans l’obscurité, elle fit remonter de sa mémoire l’image du traîneau, essayant de capter le moindre détail de cette furtive apparition. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se défaire de l’idée, aussi absurde fut-elle, qu’elle avait croisé le Père Noël ? Et puis, avait-elle vraiment vu cet équipage ou l’avait-elle rêvé ?

Il y eut d’abord un tintement cristallin, comme la première fois. Lou leva la tête du seau qui se remplissait par saccades, les sens en alerte. Kid arrêta de pomper et la regarda, étonné. Il écouta un bref instant quand elle lui fit signe de faire silence, mais il ne perçut rien. Il en était à se demander si elle n’avait pas réellement un problème, quand le bruit se reproduisit. Lou se redressa complètement et se tourna vers la piste de Fort Laramie. Cette fois, Kid avait entendu aussi. Ce n’était pas une clochette, mais plusieurs qui tintaient, rythmées par l'allure cadencée de chevaux... Et ça se rapprochait. Alertés par la musique de plus en plus nette, les garçons étaient sortis à leur tour et attendaient, fébriles.
–Finalement, faut croire qu’on a été plus sages que vous ne le disiez, Teaspoon, plaisanta Cody, si Monsieur le Père Noël nous fait l’honneur d'une petite visite.
La remarque lui valut un nouveau rappel à l’ordre. Debout sous le auvent du dortoir, engoncé dans son épaisse veste à col de fourrure, le nez au vent, Teaspoon attendait de connaître le fin mot de l’histoire. Rachel se tenait à ses côtés, serrée dans son grand châle de laine. Tout le monde retenait son souffle.
Et puis il apparut au milieu de la piste, émergeant d’une brume cotonneuse, comme venu de nulle part. Ils virent d’abord les trois chevaux avançant sur une seule ligne, majestueux dans leur robe gris pâle sur laquelle ressortait un harnais de cuir rouge vif. Leurs longues crinières flottaient derrière eux, emportées par leur course vive. Un arceau de clochettes entourait leurs encolures fièrement dressées. Celui du milieu trottait allègrement, réglant l'allure, tandis que ces deux compagnons l’accompagnaient au petit galop, la tête légèrement inclinée vers l’extérieur. Ils étaient plus grands que les chevaux des plaines du Poney Express, mais en aucun cas on n’aurait pu les confondre avec des rennes. Un point pour Lou. Bientôt apparut derrière eux le traîneau d’un rouge éclatant. La caisse était à ciel ouvert, longue et basse sur ses patins. Le pare-bottes s’enroulait vers l’extérieur, lui donnant l’allure d’un bateau, alors que l’arrière était légèrement bombé. Sur le banc avant, un homme de forte carrure enveloppé dans un grand manteau rouge tenait les guides de ses mains gantées de fourrure. Il portait une superbe toque de fourrure posée légèrement de guingois sur ses cheveux blancs. Deux pommettes roses émergeaient de sa barbe blanche et soignée.
En arrivant dans la cour, l’homme adressa à son équipage un "Holà" sonore tout en ramenant les guides vers lui. Les chevaux ralentirent puis s’arrêtèrent rapidement, immobilisant le traîneau. De la fumée s’échappait de leur naseaux au rythme de leur respiration rapide. Des nuages de vapeur montaient de leurs flancs, leur donnant l’allure d’animaux irréels.
L’homme posa le fouet dans son logement et les guides sur la barre métallique joliment forgée du pare-bottes, et se tourna vers Teaspoon à qui il adressa un retentissant "bonjour" dont les "R" roulèrent sous sa langue. Le chef de relais vit deux petits yeux d’un bleu cristallin briller à travers les paupières plissées de l’étranger, ce qui sembla le sortir de son hébétude.
–Bonjour Monsieur. Qu’est-ce qui vous amène par chez nous ?
–Je pense je me perdre, répondit l’homme dans un anglais plutôt mauvais, aggravé d’un fort accent. Vous me dire où être Willow Spring ?
–Ah en effet, vous n’êtes pas sur la bonne route, répondit Teaspoon. Je peux vous montrer sur la carte. Mais le jour est déjà bien avancé et la route encore longue. En plus vos bêtes ont l’air d’avoir besoin de souffler.
–Ah, être bons chevaux, répondit l’homme avec un élan de tendresse en contemplant les trois magnifiques hongres pommelés qui n’avaient pas bougé d’un pouce.
Il les désigna rapidement à Ike qui était déjà à leur tête et les caressait.
–Eux être Baïkal, Aral et Tourgaï. Moi, Nicolaï Karmikalov. Vous raison. Nous voyager longtemps.
–Je suis Teaspoon Hunter, le chef du relais. Venez donc vous réchauffer un peu. Les garçons vont s’occuper de vos bêtes.
–Monsieur Hunter, être très amabilité de vous accueillir moi dans votre isba, répondit le visiteur en repoussant l’épaisse fourrure qui recouvrait ses jambes.
–Dites-moi, monsieur Karmil...
–Karmikalov.
–Monsieur Karmikalov. Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
–Vous très observeur, monsieur Hunter, répondit l’homme avec un sourire malicieux. Je venir Grande Russie. Très long voyage pour visiter frère de Willow Spring.
–Ainsi, vous êtes russe, dit Teaspoon en adressant un petit sourire en coin à ses employés. C’est curieux, mais un instant j’ai cru que vous pouviez venir d’Alaska.
–Alaska ? Mais pourquoi Alaska ? s’étonna Nicolaï, comme Teaspoon le faisait entrer dans le dortoir.
–Allez donc savoir...

–On dirait que le voilà ton Père Noël, fit remarquer Noah en regardant les deux hommes disparaître dans le bâtiment. C’est certainement lui, que tu as croisé.
–Je comprends que tu t’y sois trompée, dit Kid. Il fait plutôt bien illusion.
–Merci de me rassurer, les garçons, répondit Lou d’un ton abrupt. J’ai failli croire que j’étais cinglée.

Ike avait commencé à dételer ses nouveaux amis tout en leur distribuant d’amicales caresses, à défaut de paroles réconfortantes. Et apparemment, les chevaux appréciaient ces attentions, puisqu’ils venaient volontiers incliner la tête vers sa main câline. Buck et Noah examinaient le traîneau : le bois en était magnifiquement ouvragé. L’intérieur du pare-bottes était sculpté d’entrelacs. La caisse qui leur avait parue uniformément rouge de loin était en fait parcourue de filets dorés rehaussés par un laquage minutieux. L’artisan qui avait construit ce traîneau avait dû y passer des heures et des heures. Cody avait déjà repéré les fourrures posées sur le banc du meneur et les examinait en connaisseur.
–Quel animal peut-être assez grand pour fournir une telle fourrure ? s’étonna Jimmy devant une superbe peau blanche à longs poils.
–Un ours, répondit Cody.
–T’as déjà vu un grizzly de cette couleur ? ricana Jimmy.
–C’est pas un grizzly, mais un ours polaire, espèce d’ignare. Il paraît qu’on en trouve dans le Nord du Canada. J’en ai déjà vu un dans un livre, mais j’aurais jamais cru pouvoir toucher un jour sa fourrure.
Buck aussi appréciait le travail de préparation, aussi précis et soigné que celui des indiens. Pour lui, c’était sans nul doute un tanneur exceptionnel qui avait préparé ces peaux. D’autres fourrures qui recouvraient la partie arrière de la caisse attirèrent l’attention de Cody. Il fit courir sa main sur le rebord du traîneau et souleva légèrement la peau. Le geste n’échappa pas à Noah qui, d’un raclement de gorge, lui fit comprendre qu’il ne s’était pas montré assez discret. Alerté lui aussi, Kid leva les yeux du décor du traîneau et dévisagea Cody.
–Qu’est-ce que tu faisais ?
–Moi ? Mais rien du tout ! se défaussa Cody. Qu’est-ce que vous allez encore imaginer ?
–Je crois que Cody veut vérifier le contenu de la hotte de notre visiteur, plaisanta Hickok. Après tout, on ne sait jamais.
–Tu perds ton temps, Cody, dit Buck en le dépassant avec un sourire en coin. Ce n’est pas lui. Il n’a même pas fait "Ho ! Ho ! Ho !".
–Ouais. On ferait mieux de rentrer. Je suis sûr que monsieur Karmikalov a des choses passionnantes à raconter, conclut Noah.
Buck et lui saisirent leur ami chacun par un bras et l’entraînèrent vers le dortoir. Ike, Kid et Jimmy conduisirent les chevaux dans l'écurie. Après les avoir vigoureusement bouchonnés avec de la paille, ils déposèrent une couverture sur leur dos et remplirent les râteliers de foin. Les bêtes ne se firent pas prier, et bientôt, l'écurie fut emplie du bruit des mâchoires en action et de soupirs d'aise. En sortant, ils posèrent les harnais dans la troïka et étendirent une bâche dessus afin de la protéger de la neige puis rejoignirent leurs amis.

Nicolaï parlait de sa Russie avec un enthousiasme débordant. Sa bonhomie et son éloquence, quoique gênée par son manque de connaissance de la langue, suffisaient à mettre ses mots en images. Il n’était besoin que d’écouter sa voix chaude et son accent chantant pour imaginer sans peine les grandes étendues neigeuses qui n’avaient rien à envier à leur prairie, les gigantesques forêts de cèdres et d’épicéas qui abritaient nombre de bêtes fantastiques dont le seul nom suffisait à faire tenir tranquille les petits enfants, les champs, les vignes, les montagnes, les lacs, les mers, la toundra désertique où soufflait le vent glacé descendu tout droit de la Sibérie. Il leur parlait des villes aux mille églises, avec leurs coupoles d’or brillant au soleil, des trésors qu’abritaient les palais, du Tsar. Les cavaliers sursautèrent quand, au nom de son souverain, Nicolaï se leva brusquement, se raidit en claquant ses talons et inclina la tête profondément sur sa poitrine. Après quelques secondes, il la releva d’un mouvement brusque et tonna : "Longue vie à Alexandre II, Tsar de toutes les Russies !". Puis il se rassit comme si de rien n’était.
Vu d’ici, ce pays semblait vraiment merveilleux. Si ce n’est qu’il jouissait, d’après leur invité, d’un climat particulièrement rude, ce qui n’était pas du tout du goût de Noah. Cody quant à lui, était déjà parti. A plat ventre sur sa couchette, ses yeux brillants fixés sur le russe, il voyageait déjà à travers ce nouveau pays. Ce soir, il était courrier du Tsar, chevauchant sur de phénoménales distances pour le service de son empereur. Un jour, il n’aurait plus besoin de rêver. Un jour, il en était sûr, il irait. Il verrait tout cela de ses propres yeux.

La nuit était tombée sans qu’ils s’en aperçoivent. Ils réalisèrent soudain qu’on était le soir de Noël. Rachel avait préparé une dinde farcie qu’elle déposa sur la table, aiguisant l’appétit des jeunes gens. Chacun prit place autour du plat, Teaspoon à un bout, face à Nicolaï, Rachel à ses côtés. La jeune femme n’avait pas ménagé sa peine pour que ce repas sorte un peu de l’ordinaire. Les pommes de terre nouvelles et les champignons qu’elle avait fait sécher à l’automne rehaussaient le plat. Elle avait même réussi à y ajouter quelques légumes verts arrachés de force à Tompkins. Des crêpes chaudes fumaient dans une assiette, à côté d’un pot de sirop d’érable et de confitures qu’elle avait préparées quelques mois plus tôt, et les marrons grillaient lentement sur une grille posée sur le poêle.
A la fin du repas, Nicolaï revêtit son grand manteau fourré et sortit. Quand il revint quelques minutes plus tard, il portait une étrange guitare dont la caisse de résonance, en fait de beaux arrondis, avait été réduite à une forme triangulaire. Le russe se rassit, posa l’instrument sur son genou et prit quelques minutes pour l’accorder. Le premier son qui en sortit surprit l’assistance. Il était plutôt aigu, aigrelet, sans profondeur. Ne leur laissant pas le temps de poser de question, Nicolaï enchaîna un nouvel accord, puis un autre. Bientôt, une mélodie vibrante s’éleva dans la pièce. Les doigts agiles du musicien couraient sur les cordes de la balalaïka avec une rapidité et une précision déconcertantes, égrenant les notes qui donnaient naissance aux airs typiques de son pays. Les cavaliers se laissèrent envoûter par cette mélodie étrange aux accents tantôt gais, tantôt mélancoliques. La voix chaude de Nicolaï se mêla à la musique. Il entonna alors un cantique. Les jeunes gens se regardèrent, déconcertés. Les paroles leur étaient totalement inconnues, mais l’air, ils le connaissaient : c’était un cantique de Noël. Alors, d’un même élan, ils joignirent leurs voix à la sienne pour l’accompagner dans leur langue. Ensemble, par delà les frontières, la barrière des langues et celle des religions, ils rendirent grâce pour l’enfant à naître.
Nicolaï changea ensuite de registre. C’était un jour de fête. Il amorça une gigue et les invita à danser de sa voix puissante. Se levant, il leur montra quelques pas tout en continuant à jouer. Les jeunes gens se prirent au jeu, les garçons rivalisant même pour savoir qui réussirait le premier ce pas accroupi qui les envoyait tous au tapis à la moindre tentative. Leurs rires résonnèrent jusque tard dans la nuit. Puis le silence retomba sur le modeste baraquement, et les paupières alourdies de fatigue se fermèrent doucement sur les images de ce chaleureux Noël.

Lou entrouvrit péniblement les yeux. Quelque chose l’avait réveillée. Un son. Les clochettes. Sa vision s’éclaircit. Elle écouta attentivement, mais tout était silencieux. D’ailleurs, il faisait encore nuit noire. Elle avait sans doute rêvé, ce qui n’avait rien d’étonnant, vu que toute la nuit, elle avait continué à danser au son de la balalaïka. Elle décida qu’il était préférable de se rendormir et de profiter encore un peu de la chaleur de sa couverture.
Ce fut la voix de Buck qui la tira définitivement du sommeil. Cette fois, la lumière grise du petit matin entrait par les carreaux poussiéreux. Elle fit un effort et s’assit sur sa couchette en se grattant la tête. Ce fut alors qu’elle découvrit ce qui avait provoqué la réaction bruyante de Buck : sur la grande table, trônait un amoncellement de paquets enveloppés de papiers multicolores. Elle ramena la couverture sur ses épaules et se laissa glisser lentement à terre. Petit à petit, les autres émergeaient et s’approchaient jusqu’à former un demi-cercle autour de la table. Incrédules, ils contemplaient l’étrange tas de leurs yeux embrumés de sommeil, sans oser faire le moindre mouvement.
La porte du dortoir s’ouvrit, laissant entrer un courant d’air glacial. Les cavaliers se tournèrent vers Teaspoon qui se frottait les mains en grelottant. Il avait l’air des plus joyeux et leur adressa un jovial "Bonjour les enfants ! Belle matinée." qui ne réussit pourtant pas à les égayer. Comme le silence semblait vouloir persister, Kid se lança et posa la question qui leur brûlait les lèvres :
–Où est Nicolaï ?
–Il est parti très tôt ce matin, répondit Teaspoon en ouvrant le poêle pour ranimer les braises. Il voulait atteindre Willow Spring avant la nuit. Ah oui, il vous a aussi laissé quelques petites choses pour vous remercier de vous être si bien occupés de Aral, Barkal et Tourmachin.
–Baïkal et Tourgaï, le reprit Cody dont le regard, comme tous les autres, se tourna à nouveau vers la table.
Les cavaliers restèrent encore un bon moment immobiles et silencieux, perplexes, ne sachant quelle conduite adopter. Finalement, Lou tendit la main vers les paquets en déclarant d’un ton blasé :
–De toute façon, ça va pas nous mordre... Vous avez vu ? il y a nos noms dessus. Celui-là est pour toi, Ike.
Le jeune homme hésita avant de prendre l’objet que lui tendait Lou, et d’un signe demanda ce que c’était.
–T’as qu’à l’ouvrir. Tu verras bien, répondit Cody.
Ike saisit le paquet avec précaution. Il était rectangulaire, parfaitement régulier, et assez lourd. En le retournant, il constata que quelque chose faisait du bruit à l’intérieur. Ceci piqua sa curiosité. Il déchira rapidement le papier et découvrit une boîte de bois vernis dont le dessus et le dessous représentaient un damier blanc et noir en marqueterie. Un petit crochet métallique la fermait sur le côté. Ike l’ouvrit et découvrit un ensemble de rondelles de bois blanches et noires. Le bois en était parfaitement poli et verni. Pas un seul pion ne se distinguait des autres. En les observant de plus près, il constata que les couleurs n’étaient pas le résultat de peinture, mais que les deux séries de pions avaient été taillées dans des bois différents. Ike déplia complètement la boîte qui formait ainsi le plateau de jeu. Un large sourire éclaira son visage. Ce jeu était vraiment magnifique, et maintenant, il pourrait l’emporter où il voudrait.
–C’est vraiment un bel objet, fit remarquer Rachel qui venait d’entrer et, les voyant massés autour de Ike, s’était approchée.
–Il a dû coûter cher, répondit Ike en caressant le dessus du plateau. J’en ai jamais vu de si bien fait.
–OK. Voyons voir ma surprise, maintenant, dit Cody. Lou, tu as trouvé mon paquet ?
–Attends un peu, s’interposa Kid. Et ta galanterie légendaire ? Il doit bien y en avoir un pour Rachel.
–Le voilà, répondit Lou en tendant à la jeune femme un paquet enveloppé de papier de soie.
–Pour moi ? Mais...
Aussi amusée que les jeunes gens, Rachel défit son cadeau en réprimant un gloussement. Elle demeura bouche bée devant l’objet qui émergea soudain de l’emballage : c’était un ravissant manchon en fourrure de lapin gris clair, aussi douce que de la soie.
–Oh là ! s’exclama Lou que la vue des deux premiers présents avait complètement réveillée. Celui-là est plus gros. C’est pour toi, Jimmy.
–Hé ! Et moi ? s’exclama Cody.
–Un peu de patience, rétorqua Lou d’un ton badin. Moi je trouve que plus on attend, plus c’est amusant.
Dans la boîte en carton que Jimmy venait d’ouvrir, il y avait une belle paire de bottes en cuir souple. De vraies bottes de cavalier d'un noir brillant. Il ne lui manquerait plus que l'uniforme pour avoir l'air d'un hussard.
–Et en plus, juste à ma taille ! s’exclama-t-il en riant. Bon, donne son cadeau à Cody, sinon il va nous faire une crise cardiaque.
Lou fouilla dans les paquets et découvrit enfin celui qui portait le nom de l’impatient. Il était plus petit que celui de Ike mais assez lourd. Contrairement à ce que sa réaction première aurait pu laisser prévoir, Cody ne se jeta pas dessus. Quand il l’eut entre les mains, il le soupesa, l’examina, et prit un malin plaisir à se faire désirer. Il voulait d’abord deviner ce que pouvait bien renfermer le paquet mystérieux.
–Je parie que c’est un livre, dit finalement Noah.
–Décidément, tu as l’art et la manière pour me gâcher mon plaisir, soupira Cody.
Il s’attaqua à l’emballage. Noah avait vu juste. Pourtant, jamais Cody n’aurait espéré avoir un jour entre les mains un livre comme celui-là. C’était un très bel ouvrage à couverture rigide en cuir gravé et doré à la feuille d’or. Sur la tranche, dans un cartouche en relief, on pouvait lire le titre le nom de l’auteur.
–"Alexandre Pouchkine – La dame de pique – Boris Godounov", murmura Cody en passant religieusement sa main sur les lettres dorées.
Il ouvrit le livre et tomba sur une superbe illustration à l’encre de couleur représentant un officier russe devant un palais aux dômes d’or, comme les avait si bien décrits Nicolaï. Lou se dit qu’il valait mieux ne plus se préoccuper de Cody déjà en route sur les chemins de son imagination. Elle prit un nouveau paquet et le tendit à Buck en lui souhaitant un Joyeux Noël enjoué, sachant que c’était sans doute la première fois qu’il vivait Noël de cette façon. Le jeune métis se sentait un peu gêné d’accepter le présent, mais Teaspoon l’encouragea d’une tape amicale et Ike et le pressa d’un signe. Sous le papier rouge, il découvrit un poignard doté d’une large lame en forme d’ogive avec un manche en ivoire qui avait la largeur de la lame à ses deux extrémités et se resserrait en son milieu pour permettre de l’avoir bien en main. Chaque extrémité était traversée d’un rivet en argent. Après l’avoir admiré, Buck glissa la lame dans le fourreau en bois qui la protégeait.
–Il est tellement beau que je vais avoir peur de m’en servir, dit Buck en riant. Mais son oeil brillant montrait combien ce choix l’avait touché.
–Vous croyez que c’est un poignard russe ? demanda Jimmy à Teaspoon.
–Peux pas dire. J’en avais jamais vu de comme ça avant. Probablement.
–Allez, à toi Noah, enchaîna Lou qui, pour l’occasion s’était transformée en petit lutin.
Le jeune homme prit le paquet sur la table et sans plus de façon déchira le papier.
–Ca c’est sûr, c’est pas un fouet de chez nous, déclara Kid en contemplant l’objet.
Il était composé d’un manche en ivoire avec plaques d’argent d’environ quarante centimètres, et d’une lanière de cuir tressé de même longueur. Noah saisit le fouet, le soupesa pour en éprouver l’équilibre et en tira un claquement sec. Nul doute qu’avec son agilité habituelle, il ne tarderait pas à s’en servir comme un vrai postier russe. Quand Nicolaï avait décrit les malles poste de son pays, il avait parlé de ce fouet qui était un élément indispensable pour diriger les équipages. Noah n’en avait pas retenu le nom, mais son évocation avait éveillé son attention, et il s’était dit alors qu’il se serait volontiers essayé à cette discipline.
–Il reste Kid et Teaspoon, continua Lou en tendant au jeune homme son paquet.
–Et toi ?
–Moi ? c’est pour la fin, rétorqua Lou avec un petit sourire. Je te l’ai dit : je préfère pouvoir me poser plein de questions avant de l’ouvrir.
–Il est tout petit, fit remarquer Ike.
–Justement : c’est encore plus amusant. Allez Kid ! Montre-nous ce qu’il y a là-dedans !
Justement, Kid sortait d’un morceau de tissu une bride en cuir rouge en tout point semblable à celle des chevaux de Nicolaï, avec une muserolle croisée sur le chanfrein. Les montants de bride finement ouvragés laissaient voir une frise sculptée dans le cuir. Deux plaques d’argent faisaient la jonction entre le frontal et la têtière.
–Un peu plus, tu avais aussi droit aux clochettes, plaisanta Noah.
–Dommage, ajouta Jimmy. On n’aurait plus eu besoin de te guetter. Il aurait suffit d’attendre les clochettes.
–Katy va vraiment être superbe avec ça, dit Kid, sans leur prêter la moindre attention, tant il était occupé à tourner la bride dans tous les sens pour en comprendre tous les détails.
Ce spectacle lassa Cody à qui il n’avait pas échappé que Teaspoon s’était fait tout petit jusqu’ici. Devant son insistance, le vieil homme ouvrit le paquet marqué à son nom. Il demeura muet de stupéfaction en découvrant une toque de fourrure rousse aussi belle et chaude que le manchon de Rachel.
–On dirait du renard, s’étonna Lou.
–C’en est, répondit Buck dont l’oeil expert avait immédiatement identifié la fourrure, très peu utilisée sur ce continent.
–Ben si vous mettez ça pour aller en ville, on va croire que vous avez trouvé un filon, déclara Kid.
–Ouais. Avec l’étoile de marshal, ça risque de faire mauvais genre, renchérit Jimmy.
Teaspoon ôta son vieux chapeau délavé, saisit la toque entre deux doigts de chaque main et la posa délicatement sur ses respectables cheveux gris avec son air des grands jours. Après réflexion, il l’inclina légèrement sur le côté comme le faisait Nicolaï et bomba le torse.
–Silence, paysans ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’avoir de l’allure et de la prestance.
–Avec ça Teaspon, elles seront toutes folles de vous, dit Cody.
–Déjà que la veuve Cracker avait des vues sur vous, ajouta Noah en pouffant. Sûr qu’elle vous demande en mariage dans la semaine.
La remarque suffit à ramener le vieil homme sur terre. Il ôta rapidement la toque et la posa sur la table en se raclant la gorge. Une exclamation de surprise les interrompit soudain. Tous se tournèrent vivement vers Lou. Elle avait profité de l’attention braquée sur Teaspoon pour examiner son paquet de plus près. Il contenait une petite boîte laquée ornée d’un joli motif russe. Alors que Lou pensait en avoir fait le tour, elle avait soulevé le couvercle. Le vrai cadeau était là : une broche d’argent au centre de laquelle était sertie une perle d’ambre orangé dont les deux éclats jouaient avec la lumière chaque fois quelle tournait la broche entre ses mains.
–Voilà qui sera du plus bel effet sur ta robe pour le prochain bal, dit Rachel avec un sourire. Garde précieusement ce bijou, Lou. C’est le genre de chose qui se transmet ensuite de mère en fille.
La jeune fille rougit à l’évocation de ses futurs enfants. Mais ses yeux ne pouvaient quitter l’éclat de cette pierre peu commune.
–C’est quand même étrange, finit-elle par dire. C’est comme si Nicolaï avait pu deviner en une soirée ce qui allait nous faire le plus plaisir. Tous ces cadeaux sont si bien choisis... Même les bottes de Jimmy sont à sa taille.
Les cavaliers se regardèrent, perplexes. La remarque de Lou était des plus sensée. Pourtant, il devait bien y avoir une explication. Cody sourit :
–Finalement, peut-être bien qu’il est russe, le Père Noël.

Retour à la page des fan fictions

Retour à la page d'accueil